Intervention de Yves Bertoncini

Commission d'enquête Frontières européennes et avenir espace Schengen — Réunion du 3 janvier 2017 à 11:5
Audition de M. Yves Bertoncini directeur de l'institut jacques delors

Yves Bertoncini, directeur de l'Institut Jacques Delors :

Quand on est gardien de but et qu'on voit un ballon arriver, faut-il sortir de ses buts ou rester sur sa ligne ? J'ai toujours vu les gardiens sortir. Si on reste sur la ligne, sur la frontière, on n'arrête pas le but.

Votre commission d'enquête porte sur les frontières, mais aussi sur le contrôle des flux des personnes et des marchandises. C'est la question du contrôle qui est fondamentale pour les Européens et pour l'avenir de l'espace Schengen. Ce dernier ayant été confronté aux deux défis que sont les flux migratoires et le terrorisme, comment reprendre le contrôle ?

L'enjeu politique et intellectuel est de dissocier le contrôle et la frontière. Il faut agir à la source, et, en la matière, l'union fait la force. Le grand projet français de l'Europe puissance peut sauver l'Europe, et même Schengen. L'Europe puissance, c'est ce qui nous permet d'agir à la source, en Syrie et en Irak, à la fois sur la menace terroriste et sur une partie des flux migratoires. L'Europe puissance a fait ce qu'elle pouvait en Syrie. La France a essayé d'inciter d'autres pays européens et les Américains à frapper en 2013. Elle n'a pas été suivie, et la France seule ne le pouvait pas. Il faut que les Européens soient davantage capables d'agir à la source, y compris militairement, et qu'ils le fassent bien - de ce point de vue, je ne suis pas sûr que ce qui a été fait en Libye ait été totalement approprié, en tout cas dans la gestion des conséquences.

Au fond, c'est une crise de souveraineté à laquelle nous sommes confrontés. Sommes-nous capables d'agir à la source plutôt que de nous rabougrir sur nos frontières intérieures ? Non seulement cette deuxième hypothèse entraînerait des coûts, mais ses effets seraient moindres en termes de sécurité. Agir à la source, c'est aussi passer des accords avec les pays qui accueillent beaucoup de réfugiés comme le Liban, la Jordanie ou la Turquie. C'est une question de realpolitik. Les crises ont des coûts. Mieux vaut transférer de l'aide, de l'assistance financière et technique aux pays dont sont issus les demandeurs d'asile afin qu'ils y restent - ce qui, je le rappelle, est leur souhait. Les demandeurs d'asile, classiquement, fuient d'abord dans leur pays puis dans les pays frontaliers pour essayer de revenir chez eux par la suite. C'est une constante. Ils ne viennent pas d'un seul coup ailleurs, notamment en Europe. J'ajoute qu'ils ne sont pas venus massivement en France, même si Calais est un peu l'arbre qui cache la forêt. Ce que signifie Calais, c'est que la France est un pays de transit.

Concernant le terrorisme, agir à la source signifie aussi agir sur notre propre sol. Les trois terroristes du Bataclan étaient « bien de chez nous ». Deux étaient nés en banlieue parisienne, et le troisième à Strasbourg. Ils ont certes un peu voyagé puisqu'ils sont allés prendre de l'argent, des instructions à l'étranger, mais ils étaient de chez nous.

Monsieur Legendre, Amedy Coulibaly a été contrôlé dans le XVIIIe arrondissement de Paris quelques jours avant les attentats de Charlie Hebdo ; il allait bientôt exfiltrer sa compagne via l'Espagne. Cet homme né chez nous n'a pas été arrêté quand des policiers français l'ont contrôlé à Paris. Ils ne l'auraient pas plus arrêté à la frontière franco-espagnole puisque l'information dont ils disposaient n'était pas adéquate.

Le vrai sujet est donc l'information que partagent les polices du même pays et les polices européennes, le système d'information Schengen. Mais il y a une « barrière d'espèce », puisque nous nous espionnons les uns les autres. Nous en avons eu la confirmation régulièrement : le ministre des affaires étrangères français a été espionné par les Allemands, nous espionnons les Allemands, les Américains nous espionnent. En laissant ces derniers de côté, l'espionnage entre pays européens a des raisons industrielles et politiques. S'il y avait plus de groupes comme EADS - je crois que Jean-Dominique Giuliani en redira un mot car il a écrit sur ce sujet -, s'il y avait un peu plus de coopération industrielle, d'intérêts stratégiques européens, on s'espionnerait un peu moins les uns les autres et on s'échangerait un peu plus d'informations. Si l'on est dans un espace ouvert avec des esprits fermés, cela ne pourra que difficilement fonctionner en matière de partage de renseignements.

Concernant les flux migratoires, nous avons un problème de solidarité et de confiance. La solidarité vis-à-vis du Calaisis était nécessaire, et elle a été organisée au niveau national par une répartition des demandeurs d'asile. Quoi qu'il en soit, Calais restera un tunnel, un moyen d'accéder au Royaume-Uni, qui est attractif, et il sera sans doute nécessaire de revenir, une fois que les Britanniques auront quitté l'Union européenne, ou même avant, sur la façon dont les flux sont contrôlés. Il faut d'ailleurs rappeler que les Britanniques nous payent pour faire cela. Il faut aussi rappeler que les Britanniques, qui ne sont pas dans Schengen, coopérent étroitement en matière policière et judiciaire. L'auteur des attentats de Londres de 2005, qui avait réussi à fuir et à sortir du Royaume-Uni, avait ainsi été arrêté à Rome.

La situation en Turquie a été évoquée. D'après les autorités, le terroriste présumé de l'attentat d'Istanbul pourrait être arrivé par la frontière syro-turque. Il n'est donc pas facile d'arrêter les terroristes aux frontières, même quand des pays ne sont pas dans Schengen. Seule la coopération policière et judiciaire le permet.

Pour les migrants, agir à la source signifie, et cela a commencé, agir avec les pays d'origine de ces migrants en leur donnant un intérêt à ne pas les laisser partir ; cela signifie aussi agir avec les pays de transit. C'est évidemment difficile en Libye où il n'y a plus d'État, ou peut-être deux à la fois. C'est un défi de longue portée, au-delà des seules crises migratoires.

Permettez-moi de conclure sur une formule : quand on évoque les peurs comme cela a été fait, il faut se souvenir que la peur peut être aussi un moteur positif de l'histoire. Si nous avons lancé la construction européenne, c'est parce que nous avions peur. Nous avions peur de nous entre-tuer à nouveau, et nous avions peur de Joseph Staline. Il ne faut pas laisser les peurs aux extrémistes. Les peurs peuvent être utilisées de manière positive, parce que l'union fait la force.

Ce sont souvent les technostructures qui bloquent la coopération policière, judiciaire et du renseignement alors que les opinions publiques y sont plutôt favorables. Face à ces crises, quand on est confronté au choix du retour en arrière ou de nouvelles avancées, les attentes légitimes des opinions publiques peuvent nous aider à avancer non seulement pour Schengen, mais surtout pour les Européens, parce qu'il faut rappeler que Schengen est un outil à leur service.

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