Je m'efforcerai de parler comme si j'étais sous serment !
Le champ de votre questionnaire est très vaste. Puisque vous venez d'aborder la question des conséquences économiques du démantèlement des accords de Schengen, je n'y reviendrai pas ; je précise simplement que l'OCDE n'a pas procédé à des calculs particuliers sur ce point.
En revanche, je suis en mesure de vous donner un certain nombre d'éléments de cadrage concernant la crise migratoire et l'évolution des migrations internationales, d'une manière plus générale.
En 2015, selon les dernières statistiques disponibles pour l'ensemble des pays de l'OCDE, près de 4,8 millions de personnes se sont installées de manière permanente dans un pays de l'OCDE, ce qui représente une augmentation de 10 % par rapport à 2014. On revient ainsi au niveau observé avant la crise de 2007-2008, qui avait provoqué un recul des migrations internationales. Ce mouvement est imputable, pour près des deux tiers, à ce qui se passe en Europe, et notamment aux migrations intraeuropéennes.
Quand on observe l'Europe dans son ensemble, près d'un million de ressortissants de pays tiers sont venus s'y installer de manière permanente en 2015. On relève le même chiffre aux États-Unis. Un autre million de personnes se sont déplacées de manière permanente, c'est-à-dire pour plus d'un an, d'un pays européen à un autre au cours de l'année 2015. Au sens des migrations internationales, telles que l'OCDE les mesure, près de deux millions de personnes ont donc migré vers un pays de l'Union européenne en 2015.
Ces migrations permanentes vers l'OCDE sont donc le fait, pour un tiers, de l'application des règles de libre circulation - essentiellement des mouvements intraeuropéens, mais aussi quelques mouvements entre d'autres pays de l'OCDE qui ont créé une zone de libre circulation, comme l'Australie et la Nouvelle-Zélande. Un autre tiers de migrants se déplacent au titre du regroupement familial, ce chiffre excluant les familles accompagnant des travailleurs - il serait porté à 40 % si on les incluait. Enfin, en 2015, les travailleurs représentaient 15 % de ces migrations et les réfugiés - personnes se déplaçant pour des raisons humanitaires dans le langage de l'OCDE, cette définition étant un peu plus large - un peu moins de 10 %, ce chiffre étant amené à augmenter en 2016 et en 2017, au fur et à mesure du traitement des demandes d'asile.
Un fait marquant est à noter : la dynamique de l'immigration vers l'Allemagne. En 2014, avant la crise des réfugiés, l'Allemagne avait déjà accueilli 575 000 personnes. Sept ans auparavant, l'Allemagne et la France étaient à peu près au même niveau, la première accueillant 233 000 nouveaux arrivants, contre 206 000 pour la France. L'immigration vers l'Allemagne, hors réfugiés, a donc plus que doublé pendant cette période, alors qu'elle est passée de 206 000 à 260 000 pour la France.
Ce dernier chiffre diffère de celui du ministère de l'intérieur, qui ne compte que les premiers titres délivrés ; l'OCDE prend en compte l'ensemble des titres à vocation permanente et y ajoute les ressortissants européens installés depuis plus d'un an. Il se décompose comme suit : 88 000 ressortissants européens installés depuis plus d'un an, environ 100 000 personnes arrivant à titre familial - regroupement familial, mais aussi rapprochement de conjoints de Français -, le reste concernant des changements de statut qui ne sont pas identifiés dans les statistiques du ministère de l'intérieur - par exemple, des étudiants qui obtiennent un statut permanent. Selon nous, on compte donc 259 000 personnes ayant obtenu le droit de s'installer en 2014, même si certaines d'entre elles sont entrées en France auparavant.
La différence de dynamique entre l'Allemagne et la France est donc patente. Dans le cas de l'Allemagne, cette dynamique est très largement portée par l'augmentation des migrations intraeuropéennes, en provenance d'Europe centrale, foyer traditionnel d'immigration vers l'Allemagne, mais aussi, plus récemment, de Roumanie et de Bulgarie - 113 000 personnes en 2010 et 295 000 en 2015 - et d'Europe du Sud, qui contribue pour près de la moitié à cette augmentation.
Dans le même temps, on observe également une dynamique très forte au Royaume-Uni, en dépit des objectifs politiques affichés de réduction de l'immigration. Là aussi, on observe une forte augmentation du nombre de personnes originaires de Roumanie - elles sont passées de moins de 16 000 en 2012 à 170 000 en 2015, dépassant le niveau de l'immigration en provenance de Pologne (111 000) -, sans comparaison avec ce qu'a pu connaître la France. L'immigration en provenance d'Europe du Sud a aussi augmenté, mais dans des proportions moindres, puisqu'elle est passée de 50 000 en 2009/10 à plus de 150 000 en 2015. Je précise que les chiffres que je viens de citer concernant les migrations intraeuropéennes vers l'Allemagne et le Royaume-Uni peuvent inclure des migrants de court terme.
La dynamique de ces migrations intra-européennes est donc très forte. Ces mouvements sont liés à la crise économique en Italie, en Grèce et en Espagne, mais aussi à la dernière vague d'élargissement de l'Union européenne. Par ailleurs, les flux traditionnels persistent, notamment en provenance d'Europe centrale et orientale vers l'Allemagne.
Le panorama général est donc assez disparate, l'Allemagne jouant malgré tout un rôle moteur. Rapportés à la population de chaque pays, ces flux sont très variables : en moyenne, les nouveaux immigrants permanents, intra-européens et originaires de pays tiers, représentent 0,7 % de la population européenne ; pour l'Allemagne, le taux est exactement le même ; pour la France, il est de 0,4 %. Pour d'autres pays, comme le Luxembourg ou la Suisse, ce taux peut être largement supérieur - plus de 103 000 Européens sont venus s'installer de manière permanente en Suisse en 2014, contre environ 88 000 en France.
Il faut ajouter à ces chiffres ceux qui concernent les flux temporaires, que l'on mesure beaucoup moins bien - j'exclus les mouvements liés au tourisme et aux voyages d'agrément de très courte durée. En ce qui concerne les migrations temporaires de travail, on observe une augmentation au sein de l'OCDE dans toutes les catégories, de 2013 à 2014 : plus 25 % pour les saisonniers, plus 15 % pour les mobilités intra firme, plus 15 % pour les stagiaires et environ 10 % pour les travailleurs détachés.
Les dernières statistiques disponibles pour les travailleurs détachés, établies en fonction des certificats PDA1, remontent à l'année 2014 : elles font état de près de 2 millions de détachements concernant 1,15 million de personnes, une même personne pouvant faire l'objet de plusieurs détachements dans l'année. La France accueille près de 190 000 travailleurs détachés en 2014, mais elle envoie aussi environ 120 000 travailleurs détachés dans les pays voisins : le solde est donc de l'ordre de 70 000 détachements. Les détachements déclarés sont de 103 jours en moyenne en 2014 et ils représentent des pourcentages très variables de la force de travail des pays concernés : près de 10 % pour le Luxembourg, 3,6 % pour la Belgique, 2,5 % pour l'Autriche et encore moins pour la France. On observe également de très grandes disparités entre les pays européens concernant le détachement, qui fait partie intégrante des questions liées à la mobilité au sein de l'Union européenne.
Jusqu'à présent, je ne vous ai pas parlé de la crise des réfugiés, à l'origine d'une dynamique migratoire qui vient s'ajouter à celle que j'ai mentionnée précédemment. En 2015, on a enregistré l'arrivée d'un million de personnes sur les côtes de l'Union européenne ; la même année, on a enregistré 1,3 million de demandes d'asile dans l'Union européenne - 1,6 million de demandes dans l'ensemble des pays de l'OCDE -, soit le double de l'année précédente, qui correspondait au pic connu pendant la crise yougoslave.
Il faut manier avec précaution les statistiques relatives aux demandes d'asile, car elles ne prennent en compte que les demandes déposées en bonne et due forme, la procédure variant selon les pays. En Allemagne, elle comporte deux étapes, un préenregistrement et un enregistrement définitif ; en 2015, on avait compté plus d'un million de demandes préenregistrées, chiffre révisé à 900 000, mais les enregistrements définitifs s'élevaient à 450 000. Donc, 450 000 demandes n'ont pas fait l'objet d'un enregistrement définitif en 2015 et ce chiffre sera répercuté sur 2016.
En 2015, on a enregistré 1,3 million de demandes d'asile dans l'Union européenne ; ce chiffre sera légèrement supérieur en 2016. Cette augmentation ne reflète donc pas la persistance des flux - ils sont restés importants pendant le premier trimestre 2016, mais l'afflux de la Turquie vers la Grèce s'est tari, même s'il n'a pas complètement cessé, puisque l'on enregistre encore 3 000 arrivées par mois sur les côtes grecques. En 2016, le nombre des arrivées sur les côtes européennes s'est élevé à 360 000, trois fois moins qu'en 2015. Compte tenu des délais de traitement des demandes d'asile, leur nombre restera extrêmement élevé en 2016.
On observe une très grande disparité dans la situation des pays. En 2015, la Suède a accueilli l'équivalent de 1,6 % de sa population, la France 0,15 %, soit environ 80 000 demandes d'asile. En ce qui concerne la France, les chiffres de 2016 devraient s'établir autour de 90 000 demandes d'asile ; l'augmentation a été de 20 % en 2015, elle sera de 10 % ou de 15 % en 2016. Quoi qu'il en soit, elle reste beaucoup plus faible que dans d'autres pays, même si certains n'ont pas vu augmenter le nombre de leurs demandes d'asile.
On relève également une grande disparité des pays d'origine, qui évolue cependant en fonction des routes migratoires et des réseaux de passeurs. Une personne passant par la Turquie et la Grèce et remontant par l'Autriche et l'Allemagne a de fortes chances de s'arrêter dans ces deux derniers pays ; une personne arrivant de Libye en passant par l'Italie poursuivra sa route vers la France et vers d'autres pays.
Selon les données les plus récentes, on a enregistré 173 000 arrivées en Grèce en 2016 - soit six fois moins qu'en 2015 -, dont 47 % de Syriens, 24 % d'Afghans, 15 % d'Irakiens, le reste étant composé de Pakistanais et d'Iraniens. À titre de comparaison, les arrivées enregistrées en Italie se sont réparties comme suit : 21 % pour le Nigeria, 12 % pour l'Érythrée, 7 % pour la Guinée, 7 % pour la Côte d'Ivoire, 7 % pour la Gambie, le reste se répartissant entre le Sénégal, le Mali, le Soudan, le Bangladesh, la Somalie, quasiment pas de Syriens.
On observe donc deux dynamiques migratoires très différentes, qui ne relèvent pas des mêmes causes...