J'ai pris mes fonctions de directeur général en septembre 2009, une semaine après la présentation du projet de loi de finances qui réformait la fiscalité locale. Mais j'avais aussi été, en 2004, rapporteur de la commission de réforme de la taxe professionnelle présidée par M. Olivier Fouquet, président de la section des finances au Conseil d'Etat. Et en 2006-2007, j'avais suivi la réforme dite « Copé » et notamment l'introduction du ticket modérateur.
La réforme actuelle qui instaure une nouvelle fiscalité économique a un caractère exceptionnel à plusieurs égards. Les attentes étaient très grandes, comme l'a souligné le ministre de l'industrie lors de son audition : la taxe professionnelle suscitait de nombreuses critiques. En premier lieu elle pesait sur la compétitivité de l'industrie française. L'industrie automobile chiffrait, par exemple, à 300 euros le coût de la taxe par véhicule produit. Les dirigeants publics ont relayé cette critique et ont engagé plusieurs réformes successives. La plus importante, en 1999, a conduit à la suppression de la part salaires, avec deux conséquences, rapidement apparues. D'abord, il a fallu procéder à une révision complète de l'assiette de la fiscalité locale car les impôts des entreprises ne reposaient plus que sur les équipements immobiliers et le foncier - la cotisation sur la valeur ajoutée (CVAE) a d'ailleurs réintroduit un facteur salaires par le biais de la valeur ajoutée. Ensuite, la réforme de 1999, du fait de son mode de compensation, a entraîné en réaction un débat sur l'autonomie financière des collectivités. Plus tard, le renforcement du mécanisme de plafonnement en fonction de la valeur ajoutée (PVA) et la création du ticket modérateur dans la réforme Copé ont donné lieu à des débats tendus et complexes, ici même au Sénat. Quoi qu'il en soit, la suppression de la taxe professionnelle et l'avènement de la contribution économique territoriale (CET) achèvent le cycle des réformes de la fiscalité locale ; et l'on en revient à une idée centrale du rapport Fouquet, avec une assiette correspondant à la valeur ajoutée.
La réforme est exceptionnelle aussi du point de vue des enjeux pour les collectivités territoriales. La taxe professionnelle et les dotations ont joué un rôle de « turbo compresseur » sur le développement de l'intercommunalité, depuis la loi Chevènement de 1999. Le ministère a donc été particulièrement attentif aux conditions de mise en oeuvre de la réforme à l'échelon communal et intercommunal, alors que la construction de l'intercommunalité doit s'achever avec la loi de décembre 2010.
Quatre reproches persistants étaient faits à la fiscalité directe locale : obsolescence des assiettes et des bases foncières ; opacité fiscale et besoin de clarification des liens entre l'Etat, premier contributeur de taxe professionnelle, et les collectivités territoriales ; quasi-absence de spécialisation de la fiscalité directe locale ; besoin de péréquation et d'une meilleure équité.
La réforme est d'une ampleur rare, puisqu'elle crée une nouvelle fiscalité économique locale - ce n'est pas tous les jours ! - et réorganise le panier de recettes des niveaux de collectivités, mais son caractère exceptionnel réside aussi dans les conditions d'élaboration et de discussion : chacune des deux assemblées a réécrit le texte qui lui était présenté, les nombreux et longs amendements de réécriture étaient l'objet de sous-amendements, les débats ont donc été complexes... et pas toujours empreints de sérénité. In fine, les apports du Parlement au texte initial se sont révélés essentiels, vitaux même.
Exceptionnelle aussi a été la mise en oeuvre dans les collectivités. La territorialisation et le dégrèvement barémique, qui est son pendant, constituent un dispositif de grande ampleur, issu des travaux du Parlement. La compensation relais et la garantie individuelle ont assuré une stabilité de ressources aux collectivités, au moment où celles-ci, comme les entreprises, étaient confrontées aux bouleversements d'une nouvelle répartition des recettes fiscales. Enfin, il y avait la péréquation horizontale qui est encore un chantier en cours.
Je ne veux pas nier les difficultés. La discussion parlementaire fut dense, voire tendue. Les conditions d'élaboration des budgets, comme le soulignait en aparté M. Dallier, y compris ceux de 2012, sont affectées par la transformation du paysage fiscal et intercommunal. Des scories se sont révélées progressivement ; je songe à la redescente de la part départementale de la taxe d'habitation, la discordance des abattements, que nous avons dû traiter fin 2010. Mme Lamure se souvient sans doute de la réunion tenue à Lyon avec les présidents des communautés de communes du Rhône. Le président Marini nous avait aussi alertés sur la forte charge fiscale qui résultait, pour les communes membres de syndicats à contributions fiscalisées, de la concentration des prélèvements sur la seule assiette foncière. Cependant, au regard de l'ampleur de la réforme, les correctifs ont été peu nombreux. Les difficultés d'application existent, nous les rencontrons chaque jour, mais la direction générale des finances publiques nous a apporté une aide précieuse - nous mesurons leurs efforts pour informer les collectivités et résoudre leurs problèmes. Ne confondons pas turbulences de transition et enjeux de fond !
Je voudrais, pour répondre au questionnaire que vous m'avez adressé, aborder quatre grandes questions. La territorialisation est-elle pertinente ? Quels sont les avantages et les risques de la nouvelle répartition de la fiscalité directe locale ? La péréquation va-t-elle dans la bonne direction ? Y a-t-il encore matière à réforme de la fiscalité directe locale ?
A la première question, je réponds : « Sans aucun doute » ! La territorialisation n'était pas l'option initiale du gouvernement mais compte tenu du rôle des communes et des intercommunalités dans la vie économique, dans les services aux entreprises et aux salariés - les habitants - il était finalement indispensable de réintroduire un lien entre la fiscalité et le niveau communal. Le Parlement a eu raison de tenir cette position.
Le lien défini dans la réforme est-il pertinent ? Une commune, une intercommunalité a-t-elle encore intérêt à attirer une activité économique, et laquelle ? Je n'ai pas la réponse complète à ce jour. Il est plus nécessaire encore d'attirer les entreprises lorsque l'on se situe dans un mécanisme territorialisé, c'est une évidence. Mais le critère de mesure retenu est-il le bon ? Avec les nouvelles recettes de remplacement de la taxe professionnelle, plus les ressources de fiscalité réelle sont importantes par rapport à celles issues du Fonds national de garantie individuelle des ressources (FNGIR), et plus le taux de retour est intéressant. On a alors plus intérêt à attirer des entreprises.
Cependant il s'agit là d'une analyse photographique, instantanée, et non cinématographique ou dynamique. La réforme, ne l'oublions pas, avait pour objet d'alléger la charge fiscale sur les industries. La part économique diminue dans le bloc fiscal au profit de la fiscalité des ménages : le taux de retour fiscal de l'activité économique, par conséquent, est moindre. L'enjeu se situe alors dans la pondération des critères de territorialisation - et notamment dans l'efficacité de la clé surfaces industrielles et effectifs. La clé a-t-elle bien eu les effets escomptés ? Je n'ai pas de réponse complète, ce sera l'un des sujets d'investigation de 2012.
La deuxième question est relative aux avantages et aux risques de la nouvelle répartition de la fiscalité directe locale. Le premier avantage est une spécialisation et notamment une concentration de la fiscalité des ménages dans le bloc communal. Mais encore faut-il que la feuille d'impôt soit plus claire, afin que les contribuables comprennent mieux les responsabilités des uns et des autres. La redescente de la part départementale de la taxe d'habitation, la première année, n'était pas retracée de façon très satisfaisante - c'est un euphémisme. Néanmoins, grâce à l'affectation au bloc communal de 26,5 % de la CVAE et de la totalité de la cotisation foncière des entreprises (CFE), on a maintenu le lien avec le territoire - c'est là aussi un apport du Parlement.
L'appréciation des risques est liée à celle que l'on fait du remplacement de la taxe professionnelle par un impôt à taux national unique - il y a là un sujet de débat en soi. La question peut du reste être posée de deux façons. Le Premier président de la Cour des comptes, M. Didier Migaud, lors de son allocution de rentrée il y a quelques jours, a souligné « le risque permanent d'un ajustement des recettes locales en fonction des dépenses ». Le taux national unique préserve les entreprises des modulations de taux. L'autre approche se concentre sur la pertinence ou non de la nouvelle répartition du pouvoir de taux entre les différents niveaux de collectivités. Le rapport Carrez-Thénault de 2010 sur la maîtrise des dépenses locales, qui doit être actualisé dans les prochaines semaines, donne le pourcentage des recettes modulables par niveau de collectivités. Il est aujourd'hui de 41 % pour le bloc communal, 16 % pour les départements et 14 % pour les régions : il y a donc bien une déformation de la répartition du pouvoir de taux au profit du bloc local. Est-ce pertinent ? Il y a débat. Je crois pour ma part qu'un certain nombre d'enjeux du développement local, transports, rénovation urbaine, traitement des déchets et des eaux, sont largement portés par les communes et les intercommunalités, ces dossiers expliquant pour une grande part le dynamisme des budgets communaux et intercommunaux. L'enjeu est donc bien la redescente d'une part importante de CVAE vers le bloc local.
On s'est focalisé sur le pouvoir de taux, mais les évolutions doivent être envisagées dans la durée. La CVAE reste, dans son principe, une fiscalité accrochée à la croissance économique et son produit est donc appelé à croître.
Troisième question, la péréquation. Ce chantier n'est pas achevé. La première tranche fonctionnelle, à l'initiative du Parlement, a consisté à créer une péréquation sur les droits de mutation à titre onéreux (DMTO). La deuxième a été engagée cet automne lors de la création du Fonds de péréquation des recettes intercommunales et communales (FPIC). A présent, pour préparer le projet de loi de finances pour 2013, nous devons avoir un débat sur le mécanisme de péréquation de la CVAE au niveau départemental et régional. La mesure de la richesse est-elle pertinente ? C'est une question qui est au coeur du débat sur la péréquation. M. Jarlier, et d'autres, se sont penchés sur la prise en compte des ressources tirées du FNGIR. Là encore, il faut distinguer entre photographie et cinématographie. Une collectivité qui reçoit beaucoup du FNGIR doit-elle être considérée comme perdante ? Pas en instantané. Celle qui appliquait des taux très importants aura le bénéfice d'une fiscalité sanctuarisée durablement. Elle dispose d'une ressource certes fossilisée, mais consistante. La collectivité qui a des taux bas se heurtera dans l'avenir à un plafond de verre qu'elle ne pourra pas franchir. C'est pourquoi, selon nous, le FNGIR doit être intégré tel quel dans le critère de mesure de la richesse.
Cela vaut en analyse photographique, mais en dynamique, les choses sont différentes. Vous m'avez interrogé sur la capacité du FPIC à corriger les inégalités liées à la nouvelle fiscalité des entreprises. Ce n'est pas à ce mécanisme mais au FNGIR qu'il revient d'assurer l'égalité des ressources avant et après réforme. Le dernier bulletin d'informations statistiques, en ligne depuis lundi dernier sur le site de la DGCL, retrace pour chaque niveau de collectivités le nombre de celles qui ont été prélevées et le nombre des bénéficiaires du FNGIR. Ces données confirment ce que nous savions depuis le rapport Fouquet : il y a un effet de concentration de la fiscalité, qui se lit dans les contributions au FNGIR. L'Ile-de-France alimente le fonds pour 670 millions d'euros ; toutes les autres régions sont bénéficiaires. Paris, les Hauts-de-Seine et marginalement La Réunion sont contributeurs, à hauteur de plus d'un milliard d'euros ; tous les autres départements sont bénéficiaires. La situation est beaucoup plus diverse parmi les communes, bien sûr.
On observe donc un déplacement de la matière fiscale, mais en entrée de réforme, ce n'est pas la péréquation qui corrige ce mouvement, c'est le mécanisme du FNGIR ! L'enjeu de la péréquation apparaîtra lors de la montée en puissance et le législateur a prévu heureusement d'accompagner la montée de la CVAE par celle de la péréquation. En effet, les écarts iront croissant entre les communes écrêtées au profit du FNGIR, pour lesquelles le dynamisme de la matière fiscale jouera sur une base élevée, et les autres : chaque année, la mesure de la richesse révélera ces écarts.
Pour l'application de la péréquation régionale et départementale sur la CVAE, je ne vous rappelle pas la position du gouvernement lors de la discussion de la loi de finances pour 2011... Le mécanisme actuel retient comme référence la croissance moyenne de la cotisation. Seraient mises à contribution les seules collectivités dont la CVAE augmentera plus que la moyenne. Mais pour éviter une perte d'efficacité péréquatrice, le mécanisme de péréquation doit être apprécié en flux ; il faudra comparer les recettes de 2011 et celles de 2012 pour établir la péréquation 2013. Nous connaîtrons les recettes de 2012 au cours du premier trimestre seulement, c'est donc à la fin du premier semestre, pas avant, que nous disposerons des données pour préparer le projet de loi de finances pour 2013.
Quatrième question : faut-il encore réformer la fiscalité directe locale ? Je connais les préventions et les attentes de M. Dallier et d'autres élus, s'agissant de la révision des valeurs locatives. Ce sera le prochain grand chantier. Une expérimentation a été lancée par le gouvernement, un rapport sera prochainement remis au Parlement, qui nous dira sans doute ce que nous savons depuis le début des années quatre-vingt dix : toute révision aboutit à des transferts entre contribuables. De même que nous accompagnons la présente réforme, il faudra donc prendre notre temps et lisser les effets de transfert inhérents à toute réforme fiscale.