Intervention de Florence Blatrix Contat

Commission des affaires européennes — Réunion du 14 juin 2022 à 16h50
Recherche et innovation — Programme d'action numérique de l'union européenne à l'horizon 2030 - proposition de résolution européenne et avis politique de mmes florence blatrix contat et catherine morin-desailly et

Photo de Florence Blatrix ContatFlorence Blatrix Contat, rapporteure :

Dès le début de sa mandature, la Commission von der Leyen avait fait de la transition numérique l'une de ses priorités. Depuis, la pandémie de covid-19 a crûment confirmé l'importance des technologies numériques dans toute une série de domaines clefs, mais aussi mis en évidence nos dépendances excessives à l'égard de certains fournisseurs extra-européens de solutions et technologies numériques.

Prenant acte de ce nouveau contexte, la présidente von der Leyen a affirmé, dans son discours sur l'état de l'Union de septembre 2020, son ambition de « faire de la décennie qui s'ouvre la décennie numérique de l'Europe ». Les deux textes dont nous discutons aujourd'hui visent ainsi à structurer la transition numérique européenne pour les années et les décennies à venir.

Le programme d'action numérique européen à l'horizon 2030 entend principalement renforcer la souveraineté numérique de l'Union et sa résilience, augmenter l'intensité numérique des entreprises et des services publics pour en améliorer la compétitivité et l'efficacité et promouvoir un environnement numérique centré sur l'humain.

Il définit des objectifs numériques ambitieux pour l'Union européenne, à un horizon de dix ans, dans quatre domaines : compétences numériques ; infrastructures ; transformation numérique des entreprises ; transformation numérique des services publics. Ces objectifs seraient ensuite déclinés au sein de chaque État membre. Le programme met également en place des mécanismes de suivi des progrès au regard de ces objectifs, ainsi qu'un cadre visant à faciliter les projets numériques multi-pays.

Parallèlement, un projet de « Déclaration européenne sur les droits et principes numériques pour la décennie numérique » énonce les principes cardinaux que l'Union s'engage à promouvoir et à respecter dans tous les aspects de la transition numérique, notamment lors de la mise en oeuvre du programme d'action. Dans l'esprit de la Commission, cette déclaration des droits devait être pleinement intégrée au programme d'action, dont elle constituait en quelque sorte le volet « valeurs ».

Il faut tout d'abord saluer cette démarche, encourageante à double titre : d'une part, il s'agit de la première stratégie numérique globale qui s'écarte de la politique de « silo » ; d'autre part, on observe une inflexion par rapport à l'approche qui prévalait jusqu'ici : alors que la Commission Juncker était focalisée sur la construction d'un marché européen du numérique, la commission actuelle positionne l'Union comme un offreur de services et un acteur industriel. Ainsi, le programme prévoit que 20 % des microprocesseurs devront être produits en Europe d'ici à 2030. Dans cette perspective, la Commission a présenté récemment le fameux Chips Act.

Ce nouveau positionnement est indispensable pour atteindre l'objectif de souveraineté numérique figurant explicitement dans le règlement. Toutefois, la démarche se heurte à deux obstacles : la pertinence des objectifs retenus et les modalités de leur mise en oeuvre.

Si les objectifs sont ambitieux, ils semblent parfois manquer de réalisme. Déterminés à l'échelle de l'Union, ils ne tiennent compte ni des caractéristiques des États ni de leur situation initiale. Est-il réaliste de vouloir couvrir en 5G toutes les zones habitées, indépendamment des contraintes géographiques ? La manière dont les objectifs seront déclinés par pays mériterait, a minima, d'être clarifiée. La Commission, par exemple, vise 75 % d'entreprises utilisant le cloud d'ici à 2030. Comment le taux d'effort pourrait-il être le même pour les pays nordiques, qui se situent déjà au-dessus de 50 %, et pour les pays d'Europe de l'Est, qui plafonnent sous les 20 % ?

En outre, le mécanisme de reporting et de suivi des progrès semble excessivement bureaucratique et risque d'engendrer des coûts administratifs importants : chaque État membre devrait élaborer une feuille de route numérique annuelle exposant sa contribution aux objectifs numériques de l'Union, assortie d'un calendrier de mise en oeuvre et d'un chiffrage des investissements nécessaires. Le suivi de ces feuilles de route nationales serait inclus dans le Semestre européen et la Commission serait habilitée à émettre des recommandations aux États membres. Dans sa proposition, la Commission évoquait même la possibilité de sanctions.

Les négociations au Conseil ont permis d'alléger le processus, la Commission ayant même précisé qu'aucune sanction financière ne pourrait être infligée aux États membres qui ne rempliraient pas leurs objectifs. Cependant, le Parlement européen pourrait conduire les co-législateurs à revenir sur ces allègements.

Un autre point d'achoppement important entre les États membres et la Commission concerne le financement du programme : la Commission estime que, en sus des fonds fournis par les différents programmes européens, y compris le plan de résilience, 120 milliards d'euros seront nécessaires pour atteindre les objectifs fixés par la proposition pour 2030. Elle a délibérément exclu la question du financement des discussions pour éviter qu'elle ne constitue un point de fixation. Mais, in fine, qui paiera ? Les Gafam - Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft -, comme on commence à l'entendre, ou - plus sûrement - les États ?

Sur le fond, il nous semble que les objectifs proposés se focalisent trop sur les questions d'infrastructures - 5G, semi-conducteurs, edge computing, cloud... -, au détriment de la maîtrise des technologies ou, par exemple, des algorithmes sensibles.

Maîtriser les infrastructures ne règle pas tout : si les entreprises françaises du cloud sont bien positionnées sur la partie Infrastructure as a Service (Iaas), elles affichent un retard important sur le volet logiciel et applications - Software as a Service (Saas) - par rapport à leurs concurrentes américaines. Or c'est de ce volet logiciel que ces dernières tirent l'essentiel de leur création de valeur et c'est bien grâce à lui qu'elles ont développé des offres intégrées leur permettant de « capturer » leurs utilisateurs avec des applications « clefs en main ».

De ce point de vue, les objectifs d'amélioration des compétences numériques des Européens sont particulièrement pertinents : la Commission envisage que 80 % des 16-74 ans possèdent, en 2030, les compétences numériques de base, contre 54 % aujourd'hui, et qu'il y ait en Europe au moins 20 millions de spécialistes des technologies de l'information et de la communication (TIC), à parité femmes-hommes. Nous en sommes aujourd'hui à seulement 8,4 millions, dont un sixième de femmes. Les professionnels du secteur estiment la pénurie de talents à 10 000 personnes par an en France, aussi bien pour les emplois supérieurs que pour les emplois intermédiaires. Pour atteindre ces objectifs, il faut accélérer fortement les rythmes de croissance.

L'Union agit : le plan européen d'action en matière d'éducation numérique de 2020 a établi pour la première fois un cadre européen global dans le domaine des compétences numériques, en redéployant des financements importants issus notamment du programme Europe numérique. Mais la compétence de l'Union en la matière n'est qu'une compétence d'appui : par exemple, la Commission ne peut créer, de son propre chef, un certificat de compétences numériques européen sur le modèle du certificat Pix français. La reconnaissance des compétences numériques entre les différents États membres n'est effective que pour certaines briques de formation universitaire, dans des domaines spécifiques tels que l'intelligence artificielle ou la cybersécurité. Or cette question des compétences est cruciale.

En outre, pour atteindre le double objectif de compétitivité et d'autonomie stratégique, il faut une stratégie globale cohérente qui joue sur tous les facteurs. L'amélioration des compétences doit donc s'accompagner d'un soutien affirmé à la recherche et à l'innovation et d'une véritable politique industrielle. Les efforts de l'Union dans ces domaines - qui sont réels - doivent être mis en synergie, dans une logique de clusters, alliant infrastructures de recherche et tissus industriels spécialisés.

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