Intervention de Catherine Morin-Desailly

Commission des affaires européennes — Réunion du 14 juin 2022 à 16h50
Recherche et innovation — Programme d'action numérique de l'union européenne à l'horizon 2030 - proposition de résolution européenne et avis politique de mmes florence blatrix contat et catherine morin-desailly et

Photo de Catherine Morin-DesaillyCatherine Morin-Desailly, rapporteure :

Mener une telle politique industrielle suppose de prendre des mesures propices au développement. Plusieurs de nos interlocuteurs souhaiteraient que la commande publique favorise plus directement l'innovation et le passage à l'échelle d'acteurs européens pour faciliter la construction d'un écosystème numérique européen compétitif. Sans même parler de la Chine, c'est ce que font les Américains depuis toujours. L'administration Biden a même, tout récemment, décidé de durcir le Buy American Act. Face à ces pratiques, nous autres, Européens, continuons de faire preuve d'une naïveté assez coupable. Ne serait-il pas grand temps de débattre sérieusement d'une préférence européenne dans les marchés publics, au moins pour certains composants critiques et secteurs sensibles ? Ne serait-il pas temps, comme le font aussi les Américains, de soutenir plus fermement la croissance de nos PME, en mettant en place un Small Business Act européen ?

Pour justifier le recours quasi systématique aux entreprises américaines, on nous dit que les entreprises européennes ne seraient pas à la hauteur, qu'elles seraient incapables de répondre aux besoins de nos administrations. Mais ce sont les lobbyistes des Gafam - il faudra d'ailleurs se pencher un jour sur la question de la régulation du lobbying - qui ont construit, à coups de millions, ce mythe selon lequel les entreprises numériques européennes auraient dix ans de retard sur leurs concurrentes américaines. Je ne prétends pas que Google ou Microsoft n'offrent pas des produits et services de très haute qualité, mais les situations où elles ont une vraie valeur ajoutée concernent une minorité des cas d'usage ; pour tout le reste, nos entreprises ont des performances à faire valoir et il nous revient de les soutenir.

Ces politiques s'inscrivent dans le temps long. Or, 2030, c'est déjà demain. La transformation rapide des métiers du numérique impose de renforcer les formations scientifiques et techniques de manière générale, de même que l'apprentissage des mathématiques dans l'éducation primaire, sans se focaliser outre mesure sur les technologies clefs actuelles, qui seront peut-être dépassées demain.

Soutenir la filière des microprocesseurs n'est pas inutile, mais cela n'aura de pertinence, in fine, qu'en accompagnant tout l'écosystème attenant, notamment en matière de compétences et d'usage. En ce qui concerne la question des usages, il est crucial de concentrer les efforts de numérisation sur les secteurs clefs pour notre autonomie stratégique afin de maximiser les bienfaits de la numérisation - je pense notamment aux secteurs de la santé, de l'énergie ou des transports, où il est nécessaire de rééquilibrer les rapports de force avec les acteurs extra-européens.

De manière générale, les objectifs du programme d'action sont très peu prospectifs : aucune mention n'est faite de la 6G, par exemple, pourtant déjà en développement.

Plus fondamentalement, nous avons le sentiment que le programme d'action échoue à fixer un cap global pour la transformation numérique de l'Europe. On trouve certes des objectifs chiffrés concernant la transformation numérique des entreprises et celle des services publics, mais quelle réflexion d'ensemble sur la transformation des usages du numérique ou sur la valeur ajoutée du numérique pour l'économie, pour l'efficacité des services publics et pour l'amélioration du bien-être de nos concitoyens ? Aucune étude d'impact globale n'a été menée pour définir et fonder les objectifs posés par la proposition. Lors de nos travaux de 2015, nous avions déjà déploré qu'aucune étude n'ait été menée sur la transformation de l'emploi. En sept ans, nous n'avons donc absolument pas progressé !

Nous avons aussi noté la quasi-absence d'objectifs chiffrés concernant la transition verte - on nous dit que les noeuds de edge computing devront être climatiquement neutres, mais rien sur le reste. Cela est d'autant plus regrettable que la numérisation aura un rôle clef dans cette transition verte. Afficher des objectifs en matière de consommation énergétique des outils numériques, par exemple, serait utile pour lever certaines réticences à une numérisation globale de nos sociétés.

Il est indispensable que la Commission, qui entend réévaluer les objectifs chiffrés du programme au plus tard en 2026, consulte largement, notamment des universitaires et des chercheurs, pour se donner les moyens d'anticiper les évolutions technologiques et d'usage à venir et de positionner l'Europe en pionnière dans ces nouveaux champs, aussi bien à l'horizon 2030 que sur le temps long.

Le contenu de la déclaration des droits et principes numériques est très consensuel : il s'agit de respecter les droits fondamentaux de la Charte européenne des droits de l'Homme et de prévenir toute atteinte aux droits sociaux tels que définis dans le socle européen des droits sociaux. Son processus d'adoption, par consensus entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen, est d'ailleurs inspiré du processus d'adoption de ce dernier.

À l'origine, la Commission imaginait lui donner une valeur contraignante en y faisant référence dans le programme d'action, dont la mise en oeuvre par les États membres aurait aussi été évaluée à la lumière de la déclaration. Pour sa part, la Commission s'engageait à décliner les différents items de la déclaration dans toutes les actions et législations européennes dans le domaine numérique. Le Conseil a toutefois supprimé la référence à la déclaration dans le programme d'action, jugeant le contrôle d'objectifs qualitatifs trop aléatoire. Le texte se trouve ainsi réduit à une déclaration d'intention politique.

Il n'est toutefois pas dépourvu d'intérêt, concrétisant la conception européenne d'un numérique centré sur l'humain, qui pourra servir de référence pour des initiatives de la Commission dans des domaines comme le droit à la déconnexion. La déclaration se distingue notamment par une attention particulière portée à la protection des enfants, à laquelle nous sommes particulièrement attachées.

J'insiste par ailleurs sur le fait que l'affichage de ces valeurs n'est pas, comme on l'entend parfois, une manière détournée pour l'Union d'empêcher des acteurs économiques étrangers d'opérer sur son marché. La réalité de la pénétration des acteurs américains sur le marché européen nous démontre tous les jours le contraire. Cette ambition européenne de protéger les citoyens européens à travers des normes est tout à fait légitime ; elle fait partie intégrante de la notion de souveraineté numérique et nous devons en tirer toutes les conséquences dans nos relations avec nos partenaires extra-européens. Je pense notamment à la probable future décision d'adéquation concernant le transfert de données à caractère personnel vers les États-Unis.

Je vous rappelle l'invalidation du Privacy shield voilà un an et demi. Joe Biden a récemment estimé, lors d'un déplacement en Europe, qu'il était urgent de signer un nouvel accord concernant le transfert des données des Européens vers les États-Unis. Pourrions-nous toutefois accepter un accord qui ne permettrait pas de respecter le règlement général de protection des données (RGPD) ? C'est une vraie question. Cette réflexion sur la promotion active, voire offensive, de nos valeurs et de nos normes à l'international, en bilatéral ou dans les instances multilatérales, manque à mon sens cruellement si l'Union veut réellement se donner un horizon numérique.

Il est très important aussi que les pays européens parlent d'une seule voix et siègent dans les instances internationales pour pouvoir y promouvoir des normes et des standards conformes à leurs valeurs.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion