Intervention de André Reichardt

Commission des affaires européennes — Réunion du 14 juin 2022 à 16h50
Voisinage et élargissement — Bilan et perspectives du partenariat oriental : communication de mme gisèle jourda et m. andré reichardt

Photo de André ReichardtAndré Reichardt, rapporteur :

Il est vrai que le projet européen est porté par la Géorgie depuis la « Révolution des roses » de 2003. Il s'est accentué après la guerre d'août 2008, qui s'est soldée par un accord de cessez-le-feu conclu grâce à la médiation de la présidence française de l'Union européenne. La Russie a reconnu l'indépendance de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud, depuis lors forment « russifiées ». Dans le contexte de la guerre en Ukraine, la Géorgie fait preuve de ce fait d'une extrême prudence dans ses relations avec la Russie. Quelle que soit l'issue de la guerre, elle craint en effet que son territoire - en particulier celui des deux régions occupées par la Russie, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud - ne devienne une cible. Aussi a-t-elle choisi de ne pas prendre elle-même de sanctions contre la Russie, provoquant l'ire de Kiev et d'une partie de l'opposition géorgienne. Signalons tout de même que la Géorgie veille à l'application et au non-contournement des sanctions prises par l'Union européenne. À ce jour, elle n'a pas été prise en défaut à cet égard, quoi qu'en dise l'Ukraine.

La Géorgie a conclu un accord d'association, comportant un accord de libre-échange approfondi et complet, dès 2016. L'UE est son premier partenaire économique. Elle représentait environ 27 % de l'ensemble des échanges du pays en 2020. Elle fournit chaque année au pays un soutien financier et technique de plus de 100 millions d'euros, consacré au développement économique, à la bonne gouvernance, à la mobilité des personnes et à l'éducation. La Géorgie a bénéficié d'une aide de quelque 20 millions d'euros dans le cadre de la Facilité européenne pour la paix, l'UE lui fournissant des équipements de défense.

Malgré le retrait, l'été dernier, par le parti au pouvoir - le Rêve géorgien - d'un accord politique interne conclu au printemps sous l'égide de Charles Michel et le rejet, également l'an dernier, d'une tranche d'aide macro-financière de 75 millions d'euros, sans doute en raison de l'incapacité du pays à remplir le critère de conditionnalité, la Géorgie a déposé sa candidature en vue d'une adhésion à l'Union en même temps que la Moldavie, le 3 mars dernier, anticipant sans doute une démarche qu'elle comptait entreprendre ultérieurement. La société civile géorgienne s'est par ailleurs pleinement mobilisée pour accueillir de très nombreux réfugiés d'Ukraine.

Il reste toutefois à la Géorgie beaucoup à faire pour progresser sur la voie de l'État de droit et nul doute qu'un avis favorable de la Commission européenne à son adhésion serait assorti de nombreuses conditions. Quoi qu'il en soit, le partenariat oriental représente un facteur d'équilibre puissant pour ce pays voisin de l'Iran, proche de la Turquie, de l'Azerbaïdjan et de la Russie, qui se revendique de culture européenne même si, géographiquement, son appartenance à l'Europe peut être interrogée.

La Moldavie est un autre pays concerné de près par la guerre en Ukraine et préoccupé par ses relations avec la Russie. Elle a déposé sa demande d'adhésion en même temps que la Géorgie, le 3 mars dernier. Elle a remis ses réponses au premier questionnaire de la Commission le 22 avril et soumis la seconde partie de son questionnaire de candidature le 13 mai dernier.

L'Union européenne est le premier partenaire commercial, le premier investisseur étranger et le premier donateur d'aide pour la Moldavie. Dès le 1er septembre 2014, l'Union européenne et la Moldavie ont signé un accord d'association comprenant un programme de réformes important, ainsi que la mise en oeuvre d'une zone de libre-échange éliminant progressivement les droits de douane entre les deux parties. La libéralisation des visas de court séjour, permettant aux Moldaves de circuler librement dans l'espace Schengen pour une période de trois mois, est effective depuis avril 2014.

La présidente de la République de Moldavie, Mme Maia Sandu, a été reçue par le président du Sénat le 19 mai dernier, en présence du président de notre commission, Jean-François Rapin. La présidente Sandu a remis le pays sur la voie des réformes après les dérives oligarchiques de son prédécesseur et le vice-Premier ministre moldave et ministre des affaires étrangères et de l'intégration européenne, M. Nicu Popescu, a réitéré vendredi dernier, au Sénat, le très fort engagement du gouvernement et des institutions moldaves envers l'Union européenne.

Le pays a été bouleversé par la guerre en Ukraine, d'abord en raison d'un très fort afflux de réfugiés : plus de 400 000 réfugiés sont arrivés sur le territoire moldave, dont près de 90 000 y sont restés. La moitié des réfugiés sont des enfants, qui doivent être scolarisés. L'économie, qui commençait à peine à se redresser après la récession provoquée par la pandémie, a été très durement affectée par les conséquences de la guerre en Ukraine. Le gouverneur de la Banque centrale de Moldavie estime que le taux d'inflation a atteint 31 % au second trimestre de 2022. Ceux qui se plaignent, chez nous, d'une inflation à 8 % environ pourront y voir un lot de consolation ! La situation énergétique - les prix de l'énergie ont bondi de 400 % - reste très difficile. Le pays est très dépendant de la Russie, via la Transnistrie, majoritairement peuplée de russophones. L'accès aux engrais est difficile et le blocage du port d'Odessa a un impact majeur.

Outre la candidature à l'Union européenne, la principale préoccupation moldave tient actuellement aux risques de déstabilisation de la Transnistrie, où stationnent des forces russes. Rappelons que la Moldavie est attachée à son statut de neutralité, ce qui ne l'empêche pas de se préoccuper de sa défense : elle bénéficie notamment à ce titre d'une aide de la Facilité européenne pour la paix à hauteur de 40 millions d'euros.

Il est probable que le sort de la Moldavie soit lié, du point de vue de l'adhésion, à celui de l'Ukraine, dont elle est très proche. La Moldavie est aussi très proche, à tous points de vue, de la Roumanie. Quelle que soit la réponse de l'Union européenne à la candidature du pays, le partenariat oriental, dont ce n'était sans doute pas la vocation initiale, a grandement contribué à la perspective européenne de la Moldavie.

J'en viens enfin à l'Ukraine, dont le destin a basculé le 24 février dernier avec l'invasion russe. Dès le 28 février, ce pays déposait sa candidature pour intégrer l'Union européenne, ce qui représente un défi considérable. La décision relève d'abord des chefs d'État ou de gouvernement. Elle devrait faire l'objet de négociations lors du Conseil européen des 23 et 24 juin 2022 qui clôturera la Présidence française, après un avis de la Commission européenne qui pourrait être connu le 17 juin prochain.

L'article 49 du Traité sur l'Union européenne donne à tout État européen partageant les valeurs de l'Union la possibilité d'y adhérer. À cet égard, la demande de l'Ukraine est légitime. Ainsi que l'a déclaré le président Larcher en recevant le président de la Rada dans la salle des conférences du Sénat mardi dernier, il ne fait aucun doute que « l'Ukraine a écrit en lettres de sang plusieurs des conditions exigées pour obtenir le statut de candidat ».

Au travers de sa résistance à l'agression russe, le peuple ukrainien se bat en effet, avec courage et détermination, pour les valeurs communes et fondatrices de l'Union européenne et pour le projet européen dans son ensemble. Ces valeurs sont inscrites à l'article 2 du traité sur l'Union européenne : « L'Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d'égalité, de l'État de droit, ainsi que de respect des droits de l'Homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l'égalité entre les femmes et les hommes ».

Ce sont d'abord ces valeurs qui légitiment la candidature de l'Ukraine, qui serait néanmoins considérée différemment si elle n'avait déjà parcouru une partie du chemin vers l'Europe grâce au partenariat oriental. La procédure a été de facto accélérée par la Commission européenne, qui rendra son avis en un temps record. Mais trois conditions doivent encore être remplies pour permettre l'adhésion de l'Ukraine. Tout d'abord, une négociation devra construire l'unanimité des volontés des États au Conseil européen, où le moindre vote contraire pourrait bloquer la procédure. Ensuite, le Parlement européen devra procéder à un vote à la majorité de ses membres. Enfin, une ratification devra intervenir dans les 27 États membres, soit par les parlements nationaux, soit, dans les pays où la Constitution l'exige, par la voie du référendum.

Toutes ces étapes sont nécessaires pour reconnaître simplement la vocation de l'Ukraine à devenir officiellement candidate, voire lui octroyer directement le statut de pays candidat. Viendraient ensuite l'ouverture des négociations d'adhésion, elles-mêmes soumises à de nombreuses conditions, puis leur éventuelle clôture et, enfin, l'adhésion pleine et entière. Il s'agit donc d'un processus inévitablement long et complexe, la Turquie peut en témoigner...

Proportionnellement au PIB, l'Union européenne est, devant les États-Unis en proportion du PIB, le premier partenaire, investisseur et donateur d'aide pour l'Ukraine. Elle lui a fourni une aide considérable : aide d'urgence, aide humanitaire pour l'accueil, la gestion des flux, les soins et la santé apportée aux réfugiés et aux familles ukrainiennes - 700 millions d'euros -, mais aussi aide sécuritaire, dans le domaine des équipements, des matériels, des moyens de défense - 1,5 milliard d'euros -, assistance macro-financière, etc.

L'Union européenne fournit également à l'Ukraine une aide structurée dans la durée. Jusqu'au dépôt de la demande d'adhésion le 28 février dernier, l'accord d'association, entré en vigueur dès le 1er septembre 2017, était le principal moyen de rapprochement de l'Ukraine et de l'Union européenne dans le cadre du partenariat oriental. Ce dernier favorise l'approfondissement des liens politiques, le renforcement des liens économiques et le respect des valeurs communes. Autant d'objectifs rappelés, avant même le déclenchement de la guerre, lors du Sommet du partenariat oriental du 15 décembre dernier et qui restent d'actualité.

En conclusion, le partenariat oriental s'est adapté à l'évolution spectaculaire du contexte géopolitique. Conçu selon un schéma commun, il s'est progressivement différencié. Même si la réponse de l'Union européenne aux trois demandes de candidature qui lui ont été adressées sera suivie de négociations difficiles, nous pouvons faire l'hypothèse - et même souhaiter - qu'elle soit positive. Cela constituerait un geste politique très fort de l'Union envers l'Ukraine, qui se bat pour son intégrité, sa souveraineté, la démocratie et les droits de l'Homme, alors que la Russie a perpétré d'abominables crimes de guerre sur son territoire.

Nous avons constaté que le partenariat oriental a fonctionné - bien que cela ne fût pas souhaité au départ - à plusieurs vitesses. Trois niveaux ont pu, en effet, être discernés : celui de la Biélorussie, qui s'est elle-même mise en retrait, celui des pays du Caucase du Sud - Arménie et Azerbaïdjan - et enfin, celui des trois pays candidats à l'adhésion à l'Union. Cette différenciation a permis au partenariat oriental de s'adapter à la situation singulière des six pays concernés.

Nous pensons donc que le partenariat oriental doit perdurer, qu'il doit être maintenu en vie et qu'il n'est pas soluble dans l'élargissement de l'Union européenne. Sa dimension politique est évidente : il a permis d'arrimer le destin de ces pays à celui de l'Europe. Il ancre non seulement une aspiration, mais aussi un modèle de développement économique et social européen. Au-delà des aides d'urgence, il a permis des investissements considérables : au total, 17 milliards d'euros d'investissements publics et privés sont mobilisables pour les cinq pays qui en font désormais partie, dans le présent cadre financier pluriannuel d'ici à 2027. En outre, la Facilité européenne pour la paix a alloué quelque 2 milliards d'euros à la défense de l'Ukraine en 2022, 40 millions d'euros à la Moldavie et 20 millions d'euros à la Géorgie. Il s'agit d'un soutien déterminant.

Si elle est approuvée, la candidature de ces trois pays ouvre un très long processus d'acquisition de l'ensemble de la réglementation communautaire. Au-delà de cet aspect réglementaire, les progrès restant à accomplir dans ces pays sur le plan des valeurs, en matière d'État de droit ou de justice par exemple, sont néanmoins tels qu'un avis favorable de la Commission serait, à n'en pas douter, assorti d'un grand nombre de conditions.

Au terme de ce processus, l'accès aux fonds structurels et à l'ensemble des fonds européens devrait décupler les moyens mis à la disposition de ces pays par l'UE. Cela suppose un très long apprentissage, dans tous les domaines.

Pendant ce temps, qu'il serait périlleux d'évaluer à ce stade, l'adaptation de ces pays doit se poursuivre et le partenariat oriental en est l'un des instruments. Il devra être approfondi, élargi, complété, peut-être dans le cadre de la « communauté politique européenne » appelée de ses voeux par le président Macron à Strasbourg le 9 mai dernier et reprise par le président Charles Michel sous le vocable de « communauté géopolitique européenne ». Ce concept polysémique ne doit pas rester un mot : comme l'a déclaré le président de la Rada ici même, l'Europe sera jugée sur ses actes, non sur ses paroles.

Cette nouvelle « communauté » n'a pas, selon nous, vocation à se substituer au processus d'adhésion, mais au contraire à l'accompagner pendant la transition. Cette nouvelle communauté politique européenne ne devrait être rien d'autre pour nous qu'un partenariat oriental renouvelé, enrichi, complété par l'accès à certaines politiques ou dispositifs de l'UE, si les conditions sont remplies par les pays qui y sont associés. On pense en particulier aux enjeux énergétiques, si importants pour la souveraineté et la résilience de l'UE. Le partenariat oriental pourrait ouvrir la voie dans ce domaine, et nous souhaitons que l'accord avec l'Azerbaïdjan soit conclu. Les réseaux électriques de l'Ukraine et de la Moldavie ont déjà été synchronisés avec succès au réseau continental européen le 16 mars 2022.

D'autres dimensions de partenariat en matière de souveraineté et d'indépendance européennes pourraient aussi être proposées, en matière économique, numérique ou de médias par exemple, selon un échéancier précis, à négocier au niveau de l'Union européenne avec les pays concernés, dans le cadre d'un dialogue exigeant.

Il y a un formidable effort d'imagination, d'invention et de créativité à fournir pour répondre au défi historique auquel l'Europe est aujourd'hui confrontée. Elle peut en sortir plus forte, plus unie et plus indépendante dans ses relations avec son voisinage comme avec le reste du monde, face aux grandes puissances. Loin de disparaître avec la perspective de l'élargissement, le partenariat oriental renouvelé peut selon nous renaître, au service de cette ambition.

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