Intervention de François Bonnet

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 28 janvier 2022 à 10h35
Audition M. François Bonnet président du fonds pour une presse libre

François Bonnet, président du Fonds pour une presse libre :

Mesdames et messieurs les sénateurs, merci pour cette invitation. Merci d'accepter d'entendre le Fonds pour une presse libre, ses analyses et ses propositions. Ce propos liminaire va vous sembler peut-être un peu général, mais il vise d'abord à expliquer pourquoi nous avons décidé de créer ce Fonds, dont la mission première, reconnue d'intérêt général, est d'aider à la liberté et au pluralisme de l'information.

Nous avons fait un constat qui, aujourd'hui, est largement partagé dans le monde de la presse indépendante : il y a bel et bien dans notre pays une crise d'indépendance des médias. Cette crise détruit progressivement le droit des citoyennes et des citoyens à une information libre, pluraliste et de qualité. Puisque votre commission est chargée d'évaluer les effets d'une concentration sur la qualité de notre vie démocratique, je souhaiterais insister dans ce préambule sur un point peut-être peu évoqué devant vous.

Il y a bien sûr, dans ce pays, des médias de qualité. Il y a de grands journaux, de très bons journalistes et un service public puissant. Mais ce qui me frappe - et je suis journaliste depuis 41 ans - c'est, de manière générale, la médiocrité de l'information dans notre pays. Je veux m'arrêter une minute là-dessus, parce que la demande d'information n'a jamais été aussi forte avec la révolution numérique, et tant mieux. Il faut s'en féliciter. C'est formidable. Or l'offre globale d'information, elle, n'a jamais été aussi faible. Pourquoi ? Parce que l'information reste très conformiste, redondante, mal hiérarchisée, trop institutionnelle et pas assez à l'écoute de notre société. Tout le monde copie tout le monde. C'est une information souvent sans qualité, sans plus-value, une information low cost produite par des journalistes précarisés. Les chaînes d'information, malheureusement, sont devenues trop souvent des chaînes de bavardage, quand elles ne sont pas simplement des vecteurs de propagande pour l'extrême droite et ses fake news. J'en arrive à la presse écrite, sur laquelle je vais concentrer mon propos, car c'est ce que je connais le mieux, ayant toujours travaillé dans la presse écrite. A quoi assiste-t-on ? Les réseaux de correspondants à l'étranger ont généralement été réduits, à peu près dans tous les titres, voire liquidés. Dès lors, le récit et la compréhension du monde sont sous-traités à des pigistes mal payés ou aux agences de presse.

L'information économique publiée dans la presse générale reste très largement indigne, tant elle est insuffisante. Celle sur le monde du travail est quasi-inexistante. Le photojournalisme a été broyé. Le reportage et l'enquête sont de plus en plus rares. Quant à l'information locale, un énorme enjeu dans notre pays, elle a été pratiquement mise à genoux par les différents services de communication des collectivités locales. Ce constat est assez douloureux, surtout pour moi, journaliste, mais nous avons l'un des systèmes d'information les plus médiocres en Europe, si on accepte de se comparer à nos voisins européens de taille semblable. Vous avez auditionné hier le patron du groupe Bertelsmann. Regardez la puissance et la qualité de la presse allemande. Regardez la diversité et le dynamisme de la presse espagnole. Regardez la vivacité et l'inventivité de la presse britannique.

Notre presse est en retard et cela présente deux conséquences. La première, c'est un débat public qui apparaît largement hors sol et déconnecté pour le plus grand nombre, où peuvent s'installer - depuis des mois - les diatribes racistes d'un polémiste multi-condamné, devenu candidat à la présidentielle. Le second effet majeur est un décrochage violent entre nos publics, les citoyennes et les citoyens de ce pays, et les médias. Cette défiance, qui ne cesse de s'amplifier, nous devons la saisir à bras le corps et agir. Il y a urgence à agir.

Alors, pourquoi autant de « mal-info » ? Vous avez parlé de concentration, parfois d'hyperconcentration ou de concentration accélérée. J'insisterai pour ma part sur la structure de propriété des médias. En effet, la révolution intervenue ces quinze dernières années est bien la prise de contrôle de l'essentiel du système médiatique privé par des hommes d'affaires, dont les intérêts ne sont pas dans les métiers de l'information - cela a été très largement dit - mais dans l'armement, le BTP, le luxe, la téléphonie, la finance et la banque. Ces industriels ne connaissent pas ces métiers de l'information. Ils achètent de la protection et de l'influence. Ils ne pensent pas en termes de développement, de prise de risque ou d'innovation.

Je pose simplement la question : où sont leurs innovations ? Qu'ont-ils donc créé depuis quinze ans ? Rien. Ils ont détruit de la valeur. Ils ont fait des plans sociaux. Ils ont accumulé les pertes. Ils ont raté la révolution numérique. Ils se sont gardé d'investir, pour mieux ouvrir le robinet des aides publiques, qui représentent aujourd'hui une part de plus en plus importante de leur chiffre d'affaires.

Ce n'est pas chez eux que s'invente le futur et se reconstruisent le journalisme et la relation avec nos publics. C'est dans cette galaxie, qui est extrêmement diverse, avec des modèles très différents, des situations financières également radicalement différentes, galaxie qui compte plusieurs centaines de médias indépendants que tentent de s'inventer de nouvelles choses. Je ferai simplement une liste très rapide. Qui a inventé le modèle d'abonnements à des journaux numériques ? Deux titres indépendants, Arrêt sur images et Mediapart, deux titres qui sont bénéficiaires depuis des années, qui ont refusé des aides publiques, qui ont refusé la publicité et qui ne cessent d'investir dans des contenus.

Qui a inventé la radio numérique, de nouveaux modes de récit audio et les fameux podcasts, qui ont aujourd'hui un succès considérable ? C'est d'abord le service public, avec Arte Radio et France Culture en particulier, et ça a été relayé par une multitude de sites indépendants, qui ont installé ces nouveaux formats.

Qui a reconstruit le lien avec les lecteurs, nos publics ? Je précise que nous vivons d'eux, grâce au participatif. Ce sont les titres indépendants. Qui a relancé un journalisme offensif d'enquête, qui était largement étouffé dans les médias classiques ? On peut parler de Mediapart, qui a été suivi par beaucoup d'autres, aujourd'hui Disclose, StreetPress, Médiacités et Blast. Qui invente de nouveaux formats vidéo, quand on a les moyens de les produire ? Ça se passe dans la presse indépendante. Qui bouscule les vieux monopoles construits par les quotidiens régionaux et renouvelle l'information locale ? C'est Marsactu à Marseille, site d'information qui est aujourd'hui bénéficiaire. C'est Médiacités à Lille, Lyon, Nantes et Toulouse. C'est Le Poulpe à Rouen et en Normandie. Enfin, et je m'arrêterai là pour cette liste : qui explore de nouveaux champs d'informations ? C'est Reporterre, sur les nouvelles questions écologiques, c'est Basta sur l'international et les nouvelles luttes sociales, c'est Orient XXI sur une nouvelle lecture et de nouvelles analyses du Proche-Orient et du Moyen-Orient, c'est La Déferlante qui explicite et enquête sur les nouveaux féminismes post-Me Too et c'est, enfin, Splann, qui travaille beaucoup sur les dégâts de l'agro-industrie en Bretagne. Je pourrai citer bien d'autres titres encore.

Cette presse indépendante, c'est aujourd'hui un laboratoire. C'est là que ça se passe. C'est un aiguillon. Ce n'est pas une presse marginale, une presse alternative ou une presse militante. C'est une presse qui, chaque jour, compte des millions de lecteurs, d'auditeurs et de spectateurs. Pas à pas, elle tente de construire, dans d'énormes difficultés - on y reviendra sans doute -, un nouvel écosystème d'information.

Je terminerai sur un point. Cette presse est, de fait, interdite bancaire. Elle n'a pas accès au crédit des différents établissements financiers. Elle le fait en étant massivement discriminée dans l'attribution des aides publiques. Elle le fait dans une concurrence déloyale et faussée par les médias de nos hommes d'affaires qui, après avoir accaparé des aides publiques pour en faire une rente, sont en train d'organiser une autre rente, privée cette fois, par des accords secrets avec les Gafam. Le rapport très intéressant qui vient d'être publié par la Mission d'information de l'Assemblée nationale sur les droits voisins le montre bien.

C'est dans ce contexte que le Fonds pour une presse libre a été créé. C'est une très petite structure. On ne prétend pas bouleverser le paysage. Nous existons depuis deux ans et avons peu de moyens. Nous sommes là pour aider ces titres indépendants, en les finançant, en finançant des projets éditoriaux innovants, en finançant des développements techniques, en aidant de manière financière mais aussi par des conseils à construire, si possible, des modèles économiques pérennes. Bref, nous les aidons à remettre le journalisme debout, là où il doit être, c'est-à-dire au service de nos publics, au service de nos concitoyennes et de nos concitoyens. Je vous remercie de m'avoir écouté et répondrai avec grand plaisir à toutes ces questions.

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