Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénatrices et sénateurs, je vais livrer ici la vision d'un entrepreneur et non d'un propriétaire, un entrepreneur satisfait mais préoccupé. Je peux en effet être satisfait d'avoir créé avec Jean Drucker, d'abord, puis avec les équipes qui étaient animées par Thomas Valentin, un groupe qui aujourd'hui se porte bien. Le bilan d'activité de l'année 2021 le démontrera. Je suis aussi préoccupé, car les mutations sont extrêmement profondes. La réglementation et la législation ne sont pas toujours adaptées à ces évolutions. Les mouvements sont nécessaires pour faire face à ces nouveaux enjeux.
Permettez-moi d'abord d'expliquer pourquoi le groupe se porte bien. Je vais faire un rapide historique de nos presque 35 ans, puisque nous aurons 35 ans le 1er mars 2022.
La première raison du succès de M6 est, me semble-t-il, la stabilité de son actionnariat et sans doute celle de ses équipes, comme pour TF1 d'ailleurs. J'ai connu pendant cette période dix présidents distincts de l'audiovisuel et de la télévision publics. Enfants de la loi de 1986, nous avons joué des coudes pour nous imposer. Constatant avec mon collègue de TF1 de l'époque que le marché de la publicité à la télévision stagnait, nous avons décidé, à la faveur du digital, de lancer la télévision par satellite, TPS, qui fut un succès puisque, dans les années 90, nous avons eu jusqu'à 1,8 million d'abonnés. La concurrence exacerbée, la nécessité de se regrouper, les difficultés du groupe Canal+ ont amené à une fusion, première concentration du secteur, à laquelle a participé Canal+ en constituant un groupe très important de la télévision payante, ce qui l'a probablement sauvé. La concentration est parfois une nécessité.
Ensuite est arrivée la TNT, qui devait être, selon moi, la première occasion de conforter les acteurs historiques français et européens. En réalité, elle les a affaiblis. Priorité a été donnée aux premiers entrants, que je qualifie souvent de premiers sortis. Il n'y a pas eu d'investissement dans la création, ou très peut-être, mais des reventes qui ont contraint à modifier, d'ailleurs, je crois, à l'initiative de votre rapporteur, la législation ultérieurement pour taxer les reventes. Nous avons cherché à nous adapter avec une plus grande diversification. Nous nous sommes heurtés alors à des difficultés liées à l'intégration verticale, alors que celle-ci développe dans tous les autres pays. Dans le cinéma, nous avons agi comme nous l'avons pu compte tenu de la législation et je suis très fier de nos succès. En 2021, nous avons été le premier distributeur français dans le domaine du cinéma. Nous avons produit le premier film en termes d'entrées et avons été le premier éditeur vidéo grâce à notre filiale SND et à M6 Films.
Nous avons également investi dans le non-linéaire dès 2008, avec ce qui s'appelle aujourd'hui 6Play, c'est-à-dire de la « freeload », de la télévision à accès gratuit, non linéaire, qui est aujourd'hui un pilier du développement du groupe. Enfin, avec nos deux collègues France Télévision et TF1, nous avons créé Salto, lancée en 2020.
Le développement de M6 s'est ainsi fait par croissance interne, à deux exceptions près. Nous avons senti le besoin de nous développer, sur un marché de la publicité stagnant, en rachetant la radio à notre actionnaire RTL, en 2017 et en acquérant les chaînes de Lagardère (dont la chaîne Gulli) en 2019.
Malgré notre bonne santé, ce que nous avons fait est néanmoins insuffisant. Dans la production, du fait de règles très strictes d'indépendance, nous n'avons pu acquérir certaines sociétés qui sont venues nous voir pour se développer : en en faisant l'acquisition, nous n'aurions plus pu travailler avec elles.
Je fais une incidente pour répondre peut-être par anticipation à une question de M. Assouline. En ce qui concerne Gulli, qui est une des chaînes que nous pourrions envisager de céder, nous nous heurtons à une vraie difficulté dans la mesure où les producteurs qui pourraient être candidats au rachat de cette chaîne ne pourraient plus produire pour cette chaîne, en vertu des règles d'indépendance et de la convention Gulli. Je voudrais vous faire toucher du doigt la rigidité du système dans lequel nous sommes. Nous devons vendre trois chaînes. L'une d'elles pourrait être Gulli. Les candidats se trouvent notamment dans la production, afin de développer le secteur de l'animation. Or la convention Gulli interdit toute part de coproduction et oblige à travailler avec des producteurs indépendants pour 100 % de l'animation au sein de Gulli. Les producteurs intéressés ne vont pas prendre le risque d'une impossibilité de modification de la convention. Nous sommes là devant une difficulté intrinsèquement en défaveur du système.
Dans le streaming, Salto a de très bonnes équipes et notre association avec France Télévisions et TF1 a très bien fonctionné. Nous avons monté une structure. Dès lors que nous sommes concurrents, toutefois, la situation devient difficile car le streaming fait partie de notre coeur de métier. En outre, dès lors que nous sommes concurrents, l'Autorité de la concurrence a défini des règles très strictes de fonctionnement. Nous ne pouvons plus siéger au Conseil d'administration, connaître le détail des budgets ni nous engager dans des productions précises en en connaissant les prix. Le fonctionnement de cette structure rend l'activité extrêmement difficile et aucune des plates-formes concurrentes n'est soumise à ces contraintes. Disney Plus, Amazon et Warner ne sont soumises à aucune de ces contraintes.
Enfin, le marché publicitaire de la télévision n'augmente pas. Il y a eu des « plus » et des « moins » suite à la décision de mettre fin à la publicité après 20 heures sur les chaînes de télévision publique. Revenir sur cette décision déstabiliserait complètement le secteur mais je ne pense pas que ce soit dans les intentions du législateur. À titre d'exemple, pour une chaîne comme Gulli, la réglementation a limité la publicité alimentaire pour les enfants. En revanche, la publicité pour le secteur de la distribution a été autorisée. Globalement, le secteur est resté au même niveau qu'il y a dix ans en matière d'investissements publicitaires à la télévision. Pendant ce temps-là, comme l'a souligné M. Chetrit, le directeur de l'Union des marques, « le digital est devenu le premier média français ». C'est un constat qui date de 2016 et demeure bien sûr valable.
Aujourd'hui, malgré les efforts que nous avons faits pour nous adapter dans la production, dans le streaming, dans la publicité et dans la diversification, nous devons aller plus loin. Je ne reviendrai pas sur les propos que mon actionnaire, Thomas Rabe, vous a tenus ici même. J'en donnerai simplement deux illustrations. 68 % de l'audience linéaire de la télévision, aujourd'hui, sont le fait des plus de 50 ans. Cette part n'était que de 50 % en 2010. C'est une évolution spectaculaire. La part des moins de 50 ans dans l'audience de la télévision diminue de 5 % à 10 % chaque année. Le Covid a marqué une interruption dans cette tendance mais celle-ci reprend et nous nous comparons désormais à 2019. Il n'est pas possible de prendre le risque de subir ce à quoi la presse écrite a été confrontée. Il nous faut donc changer complètement, fortement et rapidement.
Nous avons examiné toutes les solutions possibles pour nous adapter à cette nouvelle donne, sachant que nous sommes soumis à plusieurs types de contraintes. Nous devons accélérer notre investissement dans le streaming, adapter notre programmation au nouvel environnement de concurrence et notamment développer l'information, les magazines et développer la partie événementielle de nos programmes non linéaires. Nous devons continuer d'être présents dans le sport, qui est un contenu cher, et bien entendu accélérer dans le domaine de la fiction. La création est aussi une affaire de cash flow. C'est la bonne santé de nos sociétés qui permettra de maintenir un écosystème français relativement puissant.
Le projet de fusion entre TF1 et M6 constitue une réponse pertinente pour plusieurs raisons. Si les deux actionnaires, les groupes Bouygues et Bertelsmann-RTL Group ont accepté de s'engager dans cette voie, qui n'était pas la plus commode, compte tenu des difficultés de toutes natures qui se dressent (administratives, juridiques ou pour rapprocher les cultures de deux entreprises qui ont été concurrentes durant 35 ans), c'est parce qu'elle nous paraît une réponse adaptée. Elle accélérera la transformation de nos sociétés en permettant des investissements plus massifs dans la production et notamment dans le streaming, qui est au coeur de notre projet. Elle préservera l'identité de nos marques et des chaînes que nous conserverons. Il n'est pas question de brouiller leur identité, car cela nous ferait tout perdre. C'est le cas notamment pour les rédactions, comme l'a souligné Thomas Rabe hier. Je pourrai vous expliquer de quelle manière nous avons appliqué ce principe lors du rapprochement entre M6 et RTL. Nous avons réalisé des synergies en préservant l'indépendance des sociétés du point de vue de leurs rédactions.
L'information de M6, notamment à destination des moins de 50 ans, fonctionne très bien. Nous réunissons tous les soirs 3 à 4 millions de téléspectateurs. L'information de RTL, qui n'est pas celle de M6, fonctionne extrêmement bien. Nous annonçons tous les soirs, sur M6, l'invité qui sera sur RTL. Nous invitons le président Larcher jeudi, je crois, chez madame Ventura. Ce sera annoncé dans le 19h45 de M6. Cela s'appelle des synergies. Cela préserve l'indépendance des chaînes. C'est ce que nous avons fait avec RTL et cela fonctionne correctement.