Intervention de Matthieu Pigasse

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 28 janvier 2022 à 16h30
Audition de M. Matthieu Pigasse président du groupe combat media

Matthieu Pigasse, président du groupe Combat media :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation, en réalité une convocation mais que j'ai prise comme une invitation à échanger. Je vous remercie donc d'avance des échanges à venir.

En préambule, je rappellerai les raisons de mon engagement et des investissements dans les médias, notamment dans la presse, depuis 2009.

Il y a deux raisons essentielles à cela. La première est l'atavisme familial, et la seconde est l'engagement citoyen. Ces deux raisons, d'ailleurs, se combinent.

Atavisme familial, car je suis issu d'une famille dont la plupart des membres sont détenteurs d'une carte de presse (père, mère, soeur, frère, cousine, cousin, tante, oncle), sont pour certains ou ont été, journalistes, ont dirigé des journaux, ont créé ou lancé des journaux ou sont syndicalistes dans les médias dans lesquels ils trouvent.

J'ai coutume de dire que je suis l'aléa statistique de la famille, celui qui a échoué et pris à un moment donné une orientation de vie autre. Depuis que je le peux, j'essaie d'investir dans les médias pour essayer de les rattraper ou de les retrouver.

La deuxième raison tient à l'engagement citoyen. Je suis un ancien fonctionnaire, ai passé huit ans dans la fonction publique au ministère des finances, et je suis viscéralement attaché aux valeurs de la République : la démocratie, la citoyenneté, la laïcité, la lutte contre les discriminations sous toutes leurs formes et évidemment la liberté, notamment la liberté de communication, objet de votre commission. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme fait référence à la liberté d'expression des opinions et des pensées, qualifiée comme « l'un des biens les plus précieux de l'homme. »

Cet engagement citoyen me paraît particulièrement important, pour ne pas dire crucial ou essentiel, à un moment de remise en cause des valeurs démocratiques, de doute généralisé sur les fondements de notre société, à un moment de radicalisation des esprits, que d'ailleurs certains médias instrumentalisent. Le tout intervient dans un univers très numérique et digitalisé. J'insiste sur ce point car je crois qu'il est sans précédent d'avoir accès à une telle masse d'informations à travers internet, sans aucune hiérarchie, filtre ou objectivité, et sans vérification. C'est ce qui explique la masse très importante de fake news, de désinformation et de mésinformation.

Pour ces deux raisons, j'ai commencé à investir dans les médias à partir de 2009, directement ou en prenant des participations. Monsieur le président, vous avez rappelé un certain nombre d'entre elles. Je rappellerai de manière succincte la chronologie de mes investissements, qui est importante.

En 2009, j'ai acquis le magazine culturel Les Inrockuptibles. En 2010, conjointement avec mes partenaires Pierre Bergé et Xavier Niel, nous avons acquis le groupe Le Monde. En 2012, j'ai contribué au lancement du site d'information en ligne Huffington Post France, dont Combat media détient 15 %, le reste du capital appartenant au Monde.

En 2014, avec mes deux partenaires précités, nous avons en effet acheté L'Obs.

En 2015 avec Xavier Niel et Pierre-Antoine Capton, nous avons lancé Mediawan, une société de production audiovisuelle. Je souligne le succès de Mediawan, devenue en quatre ou cinq ans l'un des leaders de la production audiovisuelle en Europe. Mediawan compte près de 1 000 salariés, 50 sociétés de production, est présente dans dix pays et réalise un chiffre d'affaires supérieur au milliard d'euros.

En 2016, l'acquisition de Radio Nova a été importante. Cette même année, j'ai participé comme actionnaire minoritaire au lancement du site d'information Les Jours, que vous avez auditionné récemment.

En 2017, j'ai procédé à l'acquisition du festival de musique Rock en Seine et du site d'information en ligne féministe Cheek.

En 2019 puis en 2022, l'évolution de ma participation dans Le Monde est un évènement sur lequel nous reviendrons sans doute.

J'insiste sur la cohérence que j'ai recherchée dans les acquisitions ou les prises de participations dans les médias. Cette cohérence réside dans l'ADN commun ou à tout le moins, les valeurs communes. J'essaie toujours de regrouper des médias qui font sens, ont du sens et donnent du sens. Les valeurs communes à l'ensemble de ces médias sont évidemment l'indépendance, mais également la tolérance, l'ouverture au monde et aux autres. Je suis fier de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font.

A ce stade, je souhaite présenter deux observations essentielles pour la suite des débats. En premier lieu, je suis viscéralement attaché à l'indépendance éditoriale. Je ne suis jamais intervenu, directement ou indirectement, dans la ligne éditoriale ou le contenu des médias qui sont les miens ou dans lesquels j'ai une participation. Non seulement je ne suis jamais intervenu, mais de plus j'ai contribué à définir des règles strictes d'indépendance absolue et totale des rédactions qui, je le crois, sont sans précédent en France et en Europe.

De plus, j'ai fait tout cela seul. Je contrôle mon groupe Combat media à 100 %, sans coactionnaire ni partenaire. Mon groupe n'est pas coté, donc il n'a pas accès au financement de marché.

Je ne suis pas le propriétaire d'un groupe industriel ou de services. Je ne suis pas non plus propriétaire d'un groupe financier par lequel je pourrais investir, ou au moyen duquel je pourrais investir. J'ai investi seul dans toutes les participations que j'ai citées, au prix parfois de difficultés ou d'épreuves.

Je précise enfin, car c'est important, que je n'ai jamais touché un euro de rémunération sous quelque forme que ce soit, de mon groupe de médias ou de mes participations. Je n'ai jamais reçu un euro de dividende de ces médias. J'insiste sur ce point car tous ces investissements ont donc eu dans un contexte économique et financier très particulier, qui représente selon moi une remise en cause des modèles économiques de certains médias, dont la presse et les radios.

Ainsi depuis plusieurs années, il existe un effet ciseau entre des revenus qui s'effondrent et des coûts qui augmentent. Les raisons de cet effondrement en sont, par exemple, la modification des usages aboutissant à une baisse, en France, de 40 % en cinq ans de la diffusion de la presse papier. La situation est similaire pour les durées d'audience de la radio. Cette situation entraîne par conséquent, pour ces médias, un effondrement de leurs revenus publicitaires depuis des années. Le marché publicitaire a été divisé par deux, et s'est en outre déplacé vers le digital et le numérique. La part de la presse dans les revenus publicitaires en France est de l'ordre de 20 %. De surcroît, ce marché est capté par les géants mondiaux que sont Google et Facebook.

En parallèle de cette baisse des recettes, une hausse importante des coûts fixes de ces médias est constatée, puisqu'il s'agit de produire du contenu. De plus, nos coûts de distribution ont augmenté. Le nombre de points de vente de la presse a fortement diminué, à raison de 1 000 kiosques fermés par an. Le nombre de ces points de vente est passé de 23 000 il y a trois ans, à 20 000 aujourd'hui. Nos coûts de distribution, par exemple des Inrockuptibles, représentent 40 % du prix de vente du journal. Nous nous trouvons par conséquent dans une économie très difficile. Toute la difficulté est par conséquent de trouver le bon point d'équilibre entre, d'une part, empêcher trop de concentration, et d'autre part, un certain nombre d'objectifs qui peuvent paraître contradictoires ou paradoxaux.

A titre d'exemple, il est nécessaire de limiter la concentration, tout en préservant la liberté d'entreprendre, d'ailleurs elle-même définie par la Déclaration des droits de l'homme. De même, il faut empêcher trop de concentration tout en permettant aux entreprises de médias de rester solides financièrement : c'est la condition essentielle de l'indépendance et du pluralisme. Il faut empêcher une concentration trop importante, mais en favorisant l'émergence de grands groupes français dans le monde, capables de faire face aux géants américains et de participer au rayonnement et à l'influence de la France dans le monde.

J'ajouterai qu'il ne faut pas se tromper de combat, en focalisant l'attention sur les médias traditionnels. Dans notre monde numérique, 90 % des Français de plus de douze ans consultent internet une fois par, et 66 % accèdent à l'information par le numérique. Il importe par conséquent d'intégrer la dimension numérique et digitale dans la réflexion qui est la vôtre.

Par ailleurs, la concentration est le fait d'acteurs tant privés que publics. Radio Nova, petite radio extrêmement dynamique, a face à elle un groupe représentant à lui seul 54 % du marché global de la radio en France, détient un tiers des fréquences, bénéficie de subventions publiques massives, mais sans être assujetti à aucune des contraintes ou des règles et obligations que nous subissons. C'est donc une position dominante.

Si nous voulons assurer le pluralisme et l'indépendance, je pense que trois instruments sont indispensables et doivent se compléter mutuellement. Concernant l'instrument juridique, c'est-à-dire le cadre législatif et réglementaire et plus spécifiquement la loi de 1986, il me semble que ce texte nécessite d'être adapté. Cette loi est obsolète car pré-numérique, c'est-à-dire dans le monde actuel, préhistorique.

Le deuxième instrument, tout aussi fondamental, est le financement. Pour assurer le pluralisme et l'indépendance, il est nécessaire de permettre à des groupes de plus petite taille de vivre financièrement. Or personne ne veut financer des secteurs tels que la presse et la radio. A l'évidence, pour un groupe de très grande taille possédant d'importants moyens, il n'existe aucune difficulté : l'argent va à l'argent. Quand vous êtes petit, il y a une vraie difficulté à trouver du capital et du financement. C'est pourquoi à mon sens, une vraie réflexion doit être menée pour assurer le bon financement des entreprises de médias (à l'exclusion des grands groupes).

Le troisième instrument est éthique et déontologique : assurer l'indépendance des rédactions. De ce point de vue, je suis favorable à des idées émises récemment de donner un statut juridique aux rédactions, ou à la définition d'un délit d'intervention d'un actionnaire dans la ligne éditoriale d'un média.

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