La réunion est ouverte à 16 h 30.
Le compte rendu de cette audition sera publié ultérieurement.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 heures.
La réunion est ouverte à 16 heures 30.
Bonjour à tous. Monsieur Pigasse, vous êtes propriétaire du groupe Les Nouvelles Editions Indépendantes depuis 2009, devenu en 2021 Combat media. Ce groupe rassemble Les Inrockuptibles, Radio Nova ou encore, le festival Rock en Seine. Vous êtes en effet un amateur de rock, ce qui justifie les cibles de Combat Média.
En 2010, avec Pierre Bergé et Xavier Niel, vous entrez par la grande porte dans le monde des médias nationaux, en prenant le contrôle du journal Le Monde. Avec les mêmes, vous rachetez Le Nouvel Observateur en 2014 et êtes également présent au lancement de Mediawan.
Vous présentez un parcours personnel original par rapport aux différents actionnaires de médias que nous auditionnerons dans les jours à venir, et atypique comme vous le revendiquez d'ailleurs vous-même, puisque vous occupez des fonctions au sein de la banque Lazard et que vous avez développé votre présence dans les médias littéralement en parallèle de votre carrière dans la banque.
En 2018, vous avez cédé 49 % de votre participation dans Le Monde à Daniel Kretinsky, ce qui a provoqué un certain nombre de polémiques.
Ce mercredi 26 janvier, il a été par ailleurs annoncé que vous aviez cédé le solde de vos parts à Xavier Niel, tout en conservant la fonction de co-gérant du Monde Libre.
Nous sommes impatients d'entendre votre expérience d'actionnaire des médias et de connaître votre vision du paysage médiatique.
Je vous propose, comme nous le faisons à chaque audition, de vous donner la parole pendant dix minutes, afin que nous puissiez les uns et les autres vous poser des questions, en commençant par le rapporteur.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu, qui sera publié.
Je rappelle pour la forme qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous précise qu'il vous appartient également, le cas échéant, de nous indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure ».
Matthieu Pigasse prête serment.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices et messieurs les sénateurs, je vous remercie de votre invitation, en réalité une convocation mais que j'ai prise comme une invitation à échanger. Je vous remercie donc d'avance des échanges à venir.
En préambule, je rappellerai les raisons de mon engagement et des investissements dans les médias, notamment dans la presse, depuis 2009.
Il y a deux raisons essentielles à cela. La première est l'atavisme familial, et la seconde est l'engagement citoyen. Ces deux raisons, d'ailleurs, se combinent.
Atavisme familial, car je suis issu d'une famille dont la plupart des membres sont détenteurs d'une carte de presse (père, mère, soeur, frère, cousine, cousin, tante, oncle), sont pour certains ou ont été, journalistes, ont dirigé des journaux, ont créé ou lancé des journaux ou sont syndicalistes dans les médias dans lesquels ils trouvent.
J'ai coutume de dire que je suis l'aléa statistique de la famille, celui qui a échoué et pris à un moment donné une orientation de vie autre. Depuis que je le peux, j'essaie d'investir dans les médias pour essayer de les rattraper ou de les retrouver.
La deuxième raison tient à l'engagement citoyen. Je suis un ancien fonctionnaire, ai passé huit ans dans la fonction publique au ministère des finances, et je suis viscéralement attaché aux valeurs de la République : la démocratie, la citoyenneté, la laïcité, la lutte contre les discriminations sous toutes leurs formes et évidemment la liberté, notamment la liberté de communication, objet de votre commission. L'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme fait référence à la liberté d'expression des opinions et des pensées, qualifiée comme « l'un des biens les plus précieux de l'homme. »
Cet engagement citoyen me paraît particulièrement important, pour ne pas dire crucial ou essentiel, à un moment de remise en cause des valeurs démocratiques, de doute généralisé sur les fondements de notre société, à un moment de radicalisation des esprits, que d'ailleurs certains médias instrumentalisent. Le tout intervient dans un univers très numérique et digitalisé. J'insiste sur ce point car je crois qu'il est sans précédent d'avoir accès à une telle masse d'informations à travers internet, sans aucune hiérarchie, filtre ou objectivité, et sans vérification. C'est ce qui explique la masse très importante de fake news, de désinformation et de mésinformation.
Pour ces deux raisons, j'ai commencé à investir dans les médias à partir de 2009, directement ou en prenant des participations. Monsieur le président, vous avez rappelé un certain nombre d'entre elles. Je rappellerai de manière succincte la chronologie de mes investissements, qui est importante.
En 2009, j'ai acquis le magazine culturel Les Inrockuptibles. En 2010, conjointement avec mes partenaires Pierre Bergé et Xavier Niel, nous avons acquis le groupe Le Monde. En 2012, j'ai contribué au lancement du site d'information en ligne Huffington Post France, dont Combat media détient 15 %, le reste du capital appartenant au Monde.
En 2014, avec mes deux partenaires précités, nous avons en effet acheté L'Obs.
En 2015 avec Xavier Niel et Pierre-Antoine Capton, nous avons lancé Mediawan, une société de production audiovisuelle. Je souligne le succès de Mediawan, devenue en quatre ou cinq ans l'un des leaders de la production audiovisuelle en Europe. Mediawan compte près de 1 000 salariés, 50 sociétés de production, est présente dans dix pays et réalise un chiffre d'affaires supérieur au milliard d'euros.
En 2016, l'acquisition de Radio Nova a été importante. Cette même année, j'ai participé comme actionnaire minoritaire au lancement du site d'information Les Jours, que vous avez auditionné récemment.
En 2017, j'ai procédé à l'acquisition du festival de musique Rock en Seine et du site d'information en ligne féministe Cheek.
En 2019 puis en 2022, l'évolution de ma participation dans Le Monde est un évènement sur lequel nous reviendrons sans doute.
J'insiste sur la cohérence que j'ai recherchée dans les acquisitions ou les prises de participations dans les médias. Cette cohérence réside dans l'ADN commun ou à tout le moins, les valeurs communes. J'essaie toujours de regrouper des médias qui font sens, ont du sens et donnent du sens. Les valeurs communes à l'ensemble de ces médias sont évidemment l'indépendance, mais également la tolérance, l'ouverture au monde et aux autres. Je suis fier de ce qu'ils sont et de ce qu'ils font.
A ce stade, je souhaite présenter deux observations essentielles pour la suite des débats. En premier lieu, je suis viscéralement attaché à l'indépendance éditoriale. Je ne suis jamais intervenu, directement ou indirectement, dans la ligne éditoriale ou le contenu des médias qui sont les miens ou dans lesquels j'ai une participation. Non seulement je ne suis jamais intervenu, mais de plus j'ai contribué à définir des règles strictes d'indépendance absolue et totale des rédactions qui, je le crois, sont sans précédent en France et en Europe.
De plus, j'ai fait tout cela seul. Je contrôle mon groupe Combat media à 100 %, sans coactionnaire ni partenaire. Mon groupe n'est pas coté, donc il n'a pas accès au financement de marché.
Je ne suis pas le propriétaire d'un groupe industriel ou de services. Je ne suis pas non plus propriétaire d'un groupe financier par lequel je pourrais investir, ou au moyen duquel je pourrais investir. J'ai investi seul dans toutes les participations que j'ai citées, au prix parfois de difficultés ou d'épreuves.
Je précise enfin, car c'est important, que je n'ai jamais touché un euro de rémunération sous quelque forme que ce soit, de mon groupe de médias ou de mes participations. Je n'ai jamais reçu un euro de dividende de ces médias. J'insiste sur ce point car tous ces investissements ont donc eu dans un contexte économique et financier très particulier, qui représente selon moi une remise en cause des modèles économiques de certains médias, dont la presse et les radios.
Ainsi depuis plusieurs années, il existe un effet ciseau entre des revenus qui s'effondrent et des coûts qui augmentent. Les raisons de cet effondrement en sont, par exemple, la modification des usages aboutissant à une baisse, en France, de 40 % en cinq ans de la diffusion de la presse papier. La situation est similaire pour les durées d'audience de la radio. Cette situation entraîne par conséquent, pour ces médias, un effondrement de leurs revenus publicitaires depuis des années. Le marché publicitaire a été divisé par deux, et s'est en outre déplacé vers le digital et le numérique. La part de la presse dans les revenus publicitaires en France est de l'ordre de 20 %. De surcroît, ce marché est capté par les géants mondiaux que sont Google et Facebook.
En parallèle de cette baisse des recettes, une hausse importante des coûts fixes de ces médias est constatée, puisqu'il s'agit de produire du contenu. De plus, nos coûts de distribution ont augmenté. Le nombre de points de vente de la presse a fortement diminué, à raison de 1 000 kiosques fermés par an. Le nombre de ces points de vente est passé de 23 000 il y a trois ans, à 20 000 aujourd'hui. Nos coûts de distribution, par exemple des Inrockuptibles, représentent 40 % du prix de vente du journal. Nous nous trouvons par conséquent dans une économie très difficile. Toute la difficulté est par conséquent de trouver le bon point d'équilibre entre, d'une part, empêcher trop de concentration, et d'autre part, un certain nombre d'objectifs qui peuvent paraître contradictoires ou paradoxaux.
A titre d'exemple, il est nécessaire de limiter la concentration, tout en préservant la liberté d'entreprendre, d'ailleurs elle-même définie par la Déclaration des droits de l'homme. De même, il faut empêcher trop de concentration tout en permettant aux entreprises de médias de rester solides financièrement : c'est la condition essentielle de l'indépendance et du pluralisme. Il faut empêcher une concentration trop importante, mais en favorisant l'émergence de grands groupes français dans le monde, capables de faire face aux géants américains et de participer au rayonnement et à l'influence de la France dans le monde.
J'ajouterai qu'il ne faut pas se tromper de combat, en focalisant l'attention sur les médias traditionnels. Dans notre monde numérique, 90 % des Français de plus de douze ans consultent internet une fois par, et 66 % accèdent à l'information par le numérique. Il importe par conséquent d'intégrer la dimension numérique et digitale dans la réflexion qui est la vôtre.
Par ailleurs, la concentration est le fait d'acteurs tant privés que publics. Radio Nova, petite radio extrêmement dynamique, a face à elle un groupe représentant à lui seul 54 % du marché global de la radio en France, détient un tiers des fréquences, bénéficie de subventions publiques massives, mais sans être assujetti à aucune des contraintes ou des règles et obligations que nous subissons. C'est donc une position dominante.
Si nous voulons assurer le pluralisme et l'indépendance, je pense que trois instruments sont indispensables et doivent se compléter mutuellement. Concernant l'instrument juridique, c'est-à-dire le cadre législatif et réglementaire et plus spécifiquement la loi de 1986, il me semble que ce texte nécessite d'être adapté. Cette loi est obsolète car pré-numérique, c'est-à-dire dans le monde actuel, préhistorique.
Le deuxième instrument, tout aussi fondamental, est le financement. Pour assurer le pluralisme et l'indépendance, il est nécessaire de permettre à des groupes de plus petite taille de vivre financièrement. Or personne ne veut financer des secteurs tels que la presse et la radio. A l'évidence, pour un groupe de très grande taille possédant d'importants moyens, il n'existe aucune difficulté : l'argent va à l'argent. Quand vous êtes petit, il y a une vraie difficulté à trouver du capital et du financement. C'est pourquoi à mon sens, une vraie réflexion doit être menée pour assurer le bon financement des entreprises de médias (à l'exclusion des grands groupes).
Le troisième instrument est éthique et déontologique : assurer l'indépendance des rédactions. De ce point de vue, je suis favorable à des idées émises récemment de donner un statut juridique aux rédactions, ou à la définition d'un délit d'intervention d'un actionnaire dans la ligne éditoriale d'un média.
Votre position est originale. En quelque sorte, vous vous situez dans un mouvement de concentration par la diversité des médias. Vous posez justement la problématique tenant au fait qu'il existe plusieurs types de concentration. Tout l'intérêt de notre travail est d'être dans la précision, l'éclairage, et de bien cerner les problèmes. En matière de concentration, il n'existe aucune difficulté à ce que des sociétés saines économiquement et compétitives sur le plan international, soient présentes. Le problème est justement de déterminer à quel point l'impératif économique intervient au détriment du pluralisme et de la diversité. Le sujet ne concerne pas uniquement l'information. Si tel était le cas, notre seule réponse consisterait à assurer l'indépendance et le statut juridique des médias. Bien au-delà, le sujet a trait également à la production culturelle, qui formate les esprits et diffuse de la culture. Cette capacité, utilisée dans un certain sens, est susceptible d'être une atteinte au pluralisme de la production intellectuelle et de sa diffusion.
Par conséquent, il est important d'aborder la problématique d'un point de vue global. Vous l'avez d'ailleurs si bien compris que vous vous êtes engagé dans des médias culturels, et connaissez la teneur de la bataille culturelle.
En tout état de cause, vous êtes propriétaire d'un mensuel écrit, (Les Inrockuptibles) d'un site d'information (Cheek) d'une radio (Radio Nova), d'une société de production (Combat Studio Productions), d'une société d'édition (Combat Edition), d'une société de production d'évènements culturels (Combat Live), ainsi que d'une régie publicitaire (Combat Solutions). C'est en cela qu'il y a une concentration dénommée diagonale avant le numérique, et aujourd'hui qualifiée de verticale. Vous avez raison sur le fait que la loi de 1986 est obsolète.
J'ai entendu vos propos sur notre problématique. Considérez-vous, à l'instar d'autres acteurs qui justifient des concentrations problématiques en termes de monopole, de parts de marché et de diversité, que sans cette possibilité de concentration verticale, il n'est plus envisageable de résister et tenir un groupe de médias compétitif ?
Monsieur le rapporteur, je partage votre vision qu'il s'agit d'un sujet à dimensions multiples, qui ne concerne pas uniquement l'information mais également la production de contenus, en particulier culturels.
Nous sommes d'abord un média culturel, à travers Les Inrockuptibles, Radio Nova et son grand mix, Mediawan et Rock en Seine. Notre combat premier est la diversité culturelle. D'ailleurs, j'opère en permanence la distinction entre l'information et la diversité culturelle.
Sur la concentration elle-même, je persiste à dire qu'il existe deux moyens d'en gérer les effets. Le premier est l'arsenal juridique de la loi de 1986. Le second est le pluralisme. Selon moi, pour maintenir un pluralisme des opinions et expressions culturelles, il est fondamental de préserver l'existence de petits médias culturels faisant entendre une voix particulière, face à de très grands groupes.
Pour que les acteurs indépendants, le restent et pour préserver le pluralisme, il est nécessaire de favoriser leur financement dans les meilleures conditions possibles.
Lorsque j'ai démarré dans la presse, j'ai subi de plein fouet la situation économique que j'ai exposée, à savoir une baisse drastique des revenus quelle que soit la qualité du journal, et une hausse des coûts fixes et variables. La seule façon de résister est d'être très puissant et de pouvoir financer en permanence, ou à défaut, de dégager des complémentarités et synergies pour générer des revenus sur des « adjacentes ». Effectivement, l'objectif de la régie publicitaire qui nous est propre, est de rechercher des revenus. Je crois beaucoup à l'adjonction nécessaire des activités des différents médias, notre parfaite indépendance.
Vous avez donc conscience du problème auquel nous, parlementaires, devons faire face. Vous entendez que nous maintenions, comme garantie du pluralisme, des petits groupes face aux géants. Or si nous permettions les concentrations, elles interviendraient en faveur des géants qui élimineraient la concurrence des plus petits. Par conséquent, les règles sont indispensables. Il faut que nous revoyions les règles ensemble pour maintenir la diversité, l'indépendance et le pluralisme. Nous réfléchirons sur ce point précis dans nos conclusions.
Lors de son audition de ce jour, M. Bonnet a énuméré un certain nombre d'éléments qu'il trouvait anormaux dans le paysage de la presse. Par exemple, il a cité le pacte d'actionnaires qui vous a lié à Xavier Niel et Pierre Bergé dans la prise du Monde. Où se trouve ce pacte ? Est-il possible d'en consulter les termes ?
Cela me fait doucement sourire. Il n'y a pas plus transparent que la structure actionnariale et le fonctionnement du Monde. Sur le site internet du monde, la section « Le Monde et vous » comporte la description précise de l'organisation, y compris actionnariale, qui est la nôtre. J'invite donc M. Bonnet à consulter notre situation exacte sur le site internet du Monde.
Vous ne m'avez pas totalement répondu. Vous avez fait référence à la structure actionnariale, mais j'évoquais pour ma part le pacte. Nous dites-vous aujourd'hui qu'il s'agit d'un mythe ?
Le pacte n'a pas d'intérêt puisque Le Monde est contrôlé par deux sociétés en commandite.
Votre participation au sein du groupe Le Monde s'exerce par deux biais. Le premier est le Nouveau Monde, dont vous déteniez jusqu'à présent 51 % aux côtés de Daniel Kretinsky, et dont vous venez de céder 49 % de vos parts à Xavier Niel. Le second moyen de détention est le vecteur Berlys Média, également financé par Xavier Niel.
Pouvez-vous nous expliquer les modalités de votre participation, qui peuvent apparaître complexes ? Pourquoi avoir choisi deux biais pour investir dans le groupe ?
Berlys Média n'est pas financé par Xavier Niel, mais par ce dernier et moi-même conjointement à 50 %, en application de l'engagement que nous avions pris envers Pierre Bergé. Avant son décès, il nous avait en effet demandé de nous engager de racheter conjointement sa participation. Nous rachetons donc cette participation, année après année, de manière tout à fait égalitaire avec Xavier Niel.
Le Monde est une aventure au sens le plus noble du terme, que j'ai menée avec mes deux partenaires et amis Pierre Bergé et Xavier Niel depuis plus de dix ans. Je suis particulièrement fier de cette aventure, que nous avons initiée en 2010 au nom des valeurs que j'ai décrites précédemment : démocratie, indépendance, pluralisme.
Tous les objectifs que nous avions définis en 2010 sont atteints, avec au premier chef celui de l'indépendance éditoriale absolue. J'insiste sur le fait qu'aucun journal en Europe ne bénéficie du même cadre d'indépendance que Le Monde. Nous avons veillé à mettre en place une stricte séparation entre le pouvoir actionnarial et le pouvoir éditorial. En 2010, une charte d'éthique et de déontologie a été signée, définissant notamment les droits et devoirs des actionnaires. Il est ainsi prévu que nous n'avons pas le droit de commander un article, d'empêcher la parution d'un article, d'intervenir de quelque manière que ce soit. L'application de cette charte est placée sous la surveillance d'un comité d'éthique et de déontologie présidé par Dominique de la Garanderie, ancienne bâtonnière de l'Ordre des Avocats du barreau de Paris.
En 2010, lors de notre acquisition du journal, nous avons facilité et favorisé la mise en place d'un pôle d'indépendance constitué du regroupement de l'ensemble des sociétés de journalistes, de cadres, d'employés et de lecteurs qui, ensemble, possèdent une participation dans le Monde pour y exercer un pouvoir direct, à hauteur à l'époque de 24,5 %.
Puis nous sommes allés plus loin en 2017, en mettant en place une action d'indépendance. En économie, le terme serait golden share ou action spécifique pour ce pôle d'indépendance qui, même si sa participation est diluée, conserve des pouvoirs identiques.
En 2019, le processus a encore été accéléré sur ma proposition, par la mise en place de manière consensuelle, d'un droit d'agrément. Le pôle d'indépendance dispose ainsi d'un droit consistant à approuver tout changement direct ou indirect d'actionnaire.
Enfin, la disposition préexistante selon laquelle la nomination du directeur du journal doit être approuvée par au moins 60 % des journalistes, a été maintenue.
L'ensemble de cet arsenal juridique quasiment sans précédent assure donc au journal Le Monde une liberté totale et absolue.
Nous avons investi très lourdement dans ce journal et dans le Groupe Le Monde, pour lui donner des moyens nouveaux. Ainsi à notre arrivée en 2010, le journal comptait moins de 300 journalistes. Leur nombre est aujourd'hui supérieur à 500, soit une croissance de plus de 70 %. Au total, le Groupe Le Monde compte plus de 1 000 journalistes.
Par ailleurs, le redressement spectaculaire du Monde grâce aux salariés et au management, a représenté un autre de nos objectifs atteints. Lorsque nous en avons pris le contrôle, ce groupe enregistrait des pertes de 40 millions d'euros par an. En 2021, son EBITDA devrait dépasser 20 millions d'euros et ce, malgré le contexte économique décrit précédemment. Pour sa part, l'Obs, qui s'est trouvé déficitaire pendant quinze ans, est devenu bénéficiaire pour la première fois l'an dernier et enregistré des gains nets de près d'un million d'euros cette année.
En définitive, nous avons bien atteint l'ensemble de nos objectifs.
Pour revenir à votre question, j'ai scrupuleusement respecté tous les engagements pris. Il va de soi que je ne me suis livré à aucune forme d'intervention. En 2010, nous nous étions engagés à investir 110 millions d'euros réparti entre nous trois. Finalement à deux, après le décès de Pierre Bergé, nous avons investi, avec Xavier Niel, entre 140 et 150 millions d'euros. Je l'ai fait seul, sans aucun soutien. J'ai hypothéqué tous mes biens et y ai consacré l'intégralité de mes revenus. Je me suis endetté à hauteur de plusieurs fois mon patrimoine, et ce uniquement par conviction, passion et engagement.
Vous allez sans doute m'interroger sur les raisons de mon retrait. Celui-ci est intervenu, tout simplement, parce que je n'ai pas eu le choix, d'où l'importance du pluralisme et du financement de l'indépendance, qui assure le pluralisme.
En 2018, la charge que je devais assurer s'est accrue considérablement après le décès de Pierre Bergé, puisqu'il était nécessaire de racheter sa participation. Par ailleurs, nous étions tenus de redresser L'Obs, de sorte qu'avec Xavier Niel, nous avons engagé environ 30 millions d'euros à cette fin. Prenant le prétexte de ces charges nouvelles, la banque qui me soutenait depuis 2009, BPCE, a cessé brutalement son soutien.
J'attends toujours une réponse claire, que je ne suis pas sûr d'obtenir. Il y a la raison officielle et affichée du décès de Pierre Bergé, entraînant des charges nouvelles, ainsi que l'absence de versement de dividendes par Le Monde. A ces raisons officielles s'ajoutent les raisons implicites, le non-dit. Le fait est qu'après la fin brutale du soutien de la BPCE, j'ai dû rembourser une somme considérable. Pour ce faire, je disposais de deux options. La première était de mettre la société en redressement judiciaire ou en liquidation, avec l'incertitude absolue sur le devenir de ma participation et donc, sur le capital du Monde. De surcroît, l'impact sur l'emploi pour mon groupe Combat media aurait été terrible. La seconde option était de vendre la totalité de ma participation et d'en récupérer le montant financier.
En conscience et en responsabilité, contre l'avis de mon entourage, j'ai décidé de ne choisir aucune de ces deux options et de préserver le contrôle tel qu'il était. J'ai donc cédé 49 % de ma société à Daniel Kretinsky, qui a bien voulu investir. Je lui en sais gré. Cette solution a permis d'atteindre le double objectif de conserver inchangé le contrôle du Monde et de refinancer une partie de la dette, qui soudainement, devait être remboursée.
Depuis cette époque, nous avons discuté du sujet avec Xavier Niel et avons décidé de simplifier les structures et de sanctuariser le capital. Nous avons donc adopté une solution aboutissant à ce que la société par laquelle je contrôle Le Monde, dénommée Le Nouveau Monde, connaisse une évolution de son capital. Cette société est désormais détenue à 49 % par Daniel Kretinsky, 49 % par Xavier Niel, qui a l'option d'apporter cette participation à la fondation qu'il a créée, tandis que je conserve 2 % pour du capital. La subtilité tient au fait qu'il s'agisse d'une société en commandite dans laquelle je suis l'associé unique et le gérant commandité. Cela signifie donc que je dispose du contrôle de cette société, sans aucune possibilité de changement. Par conséquent je reste, au travers de la société Le Nouveau Monde, le co-gérant commandité du Monde aux côtés de Xavier Niel.
Votre expérience dans Le Monde n'est-elle pas l'illustration de la nécessité d'assurer les financements pérennes que vous appelez de vos voeux ? Ce n'est pas vous faire injure, que de vous faire remarquer que votre société ne possède pas la surface financière de celle de Xavier Niel. Malgré tout l'intérêt que vous portez au Monde - et nous avons bien compris l'origine de votre investissement, qui n'est pas uniquement financier - sur un grand média national, au bout de dix ans, vous êtes contraint de vous retirer financièrement.
Dit autrement, peut-on encore être un actionnaire important dans un grand média national sans surface financière également très importante ?
Mon expérience me conduit à vous fournir une réponse négative. Une surface financière importante est en effet indispensable. Elle peut être obtenue, soit en contrôlant par ailleurs un groupe qui n'est pas à l'origine un groupe de médias mais qui investit dans les médias, soit en disposant d'un patrimoine suffisant pour investir.
C'est la raison pour laquelle j'ai insisté sur l'importance du financement des entreprises de médias. Je ne prétends pas qu'il faille maintenir les petites entreprises, mais incite plutôt à la réflexion collective au meilleur financement possible des entreprises de médias. De ce point de vue, je précise que les sujets du capital et de la dette sont concernés. L'amélioration du financement des entreprises de médias doit par conséquent porter sur ces deux aspects. Sur le capital, je note que la Banque publique d'investissement (BPI) s'interdit, conformément à sa doctrine, d'investir dans les médias d'opinion. Pourtant, l'importance des médias dans la démocratie n'est plus à prouver. Je n'ai d'ailleurs pas compris, dans la doctrine de la BPI, la différence entre un média d'opinion et un média d'information. Je regrette la position de la BPI qui, en appliquant de sa doctrine, s'interdit de financer Les Inrockuptibles. A mon sens, une réflexion devrait s'engager sur ce sujet, tout comme sur le fait de favoriser les investissements en capital dans les entreprises de médias. Il pourrait s'agit d'incitations, par exemple en direction des assureurs.
De plus sur la partie dette, il faut savoir qu'aucune banque à l'exception de rares groupes mutualistes, ne finance de groupes de médias de petite taille. Le financement pourrait-il intervenir via l'Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC) ? L'Etat devrait-il garantir les banques ? Il faut réellement y réfléchir.
Il faut en effet avoir cette réflexion, y compris dans nos travaux actuels sur la concentration.
Je tenais à vous rassurer car vous avez fait un plaidoyer pour l'indépendance de la rédaction du Monde et de sa structure. Cet aspect n'est aucunement en cause dans mes questions, bien au contraire. Nous réfléchissons beaucoup au statut juridique des rédactions, indépendamment des fusions et regroupements capitalistiques. Souvent, Le Monde est donné en exemple de ce point de vue, même s'il n'est pas le seul. Libération également, pourrait être cité, même si son organisation est différente. D'autres structures garantissent l'indépendance. J'admire cet aspect du Monde dans son organisation.
Je terminerai sur les questions économiques, auxquelles vous n'avez pas totalement répondu. Je me suis livrée à une analyse, que vous êtes libre de réfuter car il n'y a aucun mal. Le montant de la récente vente de votre part de 49 % à Xavier Niel est estimé par les observateurs à 35 millions d'euros, soit le montant évalué des sommes que vous avez investies dans le groupe. Cette vente ne signifie pas votre retrait, puisque vous restez cogérant, et que vous détenez encore 25 % du Nouveau Monde ainsi que votre part au sein de Berlys Média. Par conséquent, quelle est la raison de cette cession d'une partie de vos parts à Xavier Niel ? Le montant estimé, qui paraît couvrir votre investissement initial, semble indiqué qu'en cas de cession de vos dernières parts, vous aurez réalisé une plus-value.
Cette question me fascine, et je vais vous répondre. Je ne sais pas s'il relève du champ de la mission de votre commission, de savoir quelles sommes j'ai perçu et si j'ai réalisé une plus-value.
Vous avez totalement le droit de réaliser cette plus-value. Vous avez beaucoup plaidé sur votre engagement que j'admire, et avez insisté sur le fait qu'il intervenait quasiment à perte, avec souvent de nombreuses difficultés et de grands risques. Je vous en donne acte, mais vous propose aussi une autre grille d'analyse, que vous pouvez d'ailleurs contester. Le fait que finalement, l'ensemble de l'opération se traduise par une plus-value, démontre que vous avez aussi les pieds sur terre.
Je trouve fascinant que vous ayez vu défiler ici des milliardaires, auxquels vous n'avez pas demandé le montant des plus-values qu'ils réalisaient en investissant et vendant des actifs par centaines de millions d'euros dans les médias. Vous me posez la question à moi, qui suis le plus petit d'entre eux, mais je vais vous répondre.
Nous allons reprendre le calcul. Nous avons investi à deux entre 140 et 150 millions d'euros. J'en ai vendu 49 % après douze ans d'investissement, pour un peu moins de 30 millions d'euros : je n'ai pas réalisé de plus-value.
Votre question devrait vous inquiéter, tout comme ma réponse.
Tout d'abord, le fait que vous me posiez cette question, à moi, devrait vous inquiéter car qu'elle ne va pas encourager les investissements dans la presse. Si vous interdisez de gagner de l'argent et si la suspicion est de mise, nous n'avancerons pas. Si les investisseurs ne se présentent pas, l'indépendance des groupes de presse ne sera pas préservée.
J'ajouterai, pour être totalement exhaustif, que le pacte d'actionnaires n'a aucun intérêt. La seule chose qu'il définit est la façon dont nous pouvons, entre nous, exercer les droits de préemption lors de la vente de nos actions. En revanche, ce pacte ne contient aucune disposition relative à une quelconque relation financière entre nous, car il n'en existe pas d'autres que celles que j'ai décrites. Je n'ai bénéficié d'aucun financement des uns ou des autres. De plus, aucune disposition ne concerne non plus les éventuels pouvoirs entre les uns et les autres. Deux cogérants commandités, Xavier Niel et moi-même, agissent individuellement mais ensemble, chacun étant responsable sur son patrimoine propre.
Vous vous emportez sur des interprétations. J'ai procédé à une analyse factuelle. Nous sommes censés avoir une crédibilité d'enquête parlementaire et devons, à ce titre, poser les questions telles qu'elles existent. En l'occurrence, je vous ai soumis une question qui existe, et vous ai ainsi donné l'occasion d'y répondre.
C'est important notre compréhension du système. Nous ne parlons pas de n'importe quel média, mais du Monde, qui occupe une place importante dans notre paysage. Nous sommes bien conscients des difficultés financières rencontrées par un investisseur qui n'est pas un grand groupe industriel. Cela contribue à l'éclairage de notre commission d'enquête.
Je me régale depuis trois quarts d'heure. Dans le train d'auditions que nous tenons devant cette très sérieuse commission d'enquête, votre audition est tout à fait atypique. Je suis très heureux de pouvoir échanger avec vous. Je suis attentivement votre parcours à l'aune de votre formation et de votre personnalité. Je tiens à vous rassurer, car il se trouve que je suis moi-même un sénateur totalement atypique. Nous avons ce trait en partage. Vous êtes haut fonctionnaire, un peu politique, vous êtes banquier et maîtrisez parfaitement l'art de la banque. Surtout, vous êtes rock. Cela peut faire sourire, mais je vous garantis que cela maintient vivant. Je ferais bien mienne No Surrender, cette célèbre chanson de Bruce Springsteen, dont je crois qu'elle est aussi la vôtre.
Les questions du rapporteur et du président ont été éminemment pertinentes. En ce qui me concerne, j'ai surtout été intéressé par l'épisode de la reprise du Monde.
Le rock est une grande partie de ma vie, et le sera toujours.
Mediawan, la société de production que vous avez créée, atteste que vous êtes là aussi pour créer de la valeur française à rayonnement international. Mediawan est un groupe puissant, que vous avez créé avec Xavier Niel et Pierre-Antoine Capton, que nous auditionnerons lundi. La société compte notamment 50 labels et 17 chaines de télévision payantes. En octobre 2020, Mediawan a procédé à l'acquisition de Lagardère Studios. Une Offre publique d'achat (OPA) menée avec les deux autres fondateurs, vous a permis d'en reprendre 85 % du capital.
Comment doit-on analyser le retrait de la cote en décembre 2020 ?
La cession attendue des fréquences TNT par M6 et TF1, dans le cadre de leur fusion, peut-elle constituer une opportunité pour votre holding ou Mediawan ?
Quels sont les rapports entre Combat Studio, une branche de votre groupe Combat dédiée notamment à la production vidéo, et Mediawan ?
Une absorption de Combat par Mediawan est-elle à l'ordre du jour ?
Je suis très touché par vos propos. Je ressens ce point commun que nous avons sur le rock, qui est ma vie. Les valeurs du rock et du punk rock sont fondamentales. J'ai été formé à cette école, qui est celle de Clash et d'un certain nombre de groupes français avec ces trois principes de « Do it yourself », « Tout est possible » et « Never surrender ». C'est effectivement une règle de vie, qu'on n'abandonne jamais.
Concernant Mediawan, vous avez parfaitement raison. C'est pour nous une grande fierté, car en partant de rien, nous avons créé ce groupe devenu l'un des leaders en Europe. On entend dire beaucoup de mal des plateformes, alors qu'elles ont l'avantage de pouvoir porter dans le monde entier les contenus et les productions françaises. La réglementation française, de surcroît, est très favorable aux producteurs puisqu'une partie du chiffre d'affaires des plateformes doit être dévolue aux productions locales. Nous avons constaté, avec Mediawan et même d'autres producteurs français, que les productions françaises s'exportaient très bien. Elles peuvent d'ailleurs être des succès mondiaux, à l'instar de la série Dix pour Cent, produite par Mediawan et de Lupin ou Narcos, produit par d'autres. Nous ne sommes qu'au début d'un mouvement de développement pour Mediawan, basé sur le succès de la production française dans le monde.
Pourquoi avons-nous retiré Mediawan du marché ? Nous avons considéré avoir achevé la première étape du développement du groupe, à savoir la consolidation européenne. Il était ensuite nécessaire d'entrer dans une deuxième étape de consolidation plus large, peut-être un jour aux Etats-Unis. La meilleure façon de le faire est de se mettre « à l'abri du marché », c'est-à-dire de sortir des contraintes financières de court terme pour opérer des mouvements d'investissement sans la pression des actionnaires. Nous l'avons fait avec quelques grands investisseurs français (d'où encore, l'importance du financement), c'est-à-dire MACSF, la Société Générale et la BPI.
S'agissant des fréquences qui seront vendues, nous sommes dans une position d'observation. Nous considérons néanmoins qu'il existe une différence à opérer entre la production et la diffusion. Aujourd'hui, notre coeur de métier est la production. Nous nous concentrerons donc sur ce métier.
Enfin, il n'existe pas réellement de relation entre Combat Production (en réalité Nova Prod), maison de production appartenant à Combat media et qui produit de très bons documentaires vendus aux chaînes de télévision françaises et aux plateformes telles que Netflix. Nous avons déjà remporté de beaux succès. Il n'existe cependant pas de lien ou de relation entre cette activité et Mediawan, dans la mesure où je contrôle Combat media à 100 % et que Mediawan compte des actionnaires autres que moi. Nous avons donc évité d'entrer dans des sujets complexes, en laissant ces activités totalement séparées.
Je me concentrerai sur le domaine culturel, qui m'est cher. Il est vrai que votre audition est atypique. Votre particularité est de présenter une forme de concentration verticale du domaine culturel. Pensez-vous que ce mouvement de concentration va s'intensifier dans le domaine culturel, toutes esthétiques confondues ? Parmi vos projets d'investisseur passionné et engagé, comptez-vous agrandir votre surface en rachetant d'autres acteurs culturels tels que des festivals ? Comme vous le savez, les festivales sont assez à la mode en ce moment. En Bretagne, nous en avons beaucoup, dont le plus grand. Cette question est très importante pour la culture et l'ensemble des valeurs qui y sont attachées. Elle se pose donc, non à titre de jugement mais pour connaître votre stratégie future.
Merci pour cette question, qui me touche. La culture est un outil essentiel de compréhension du monde. C'est un instrument fondamental pour aider les plus jeunes à comprendre. En tant qu'actionnaire, j'ai vécu l'acquisition des Inrockuptibles ou de Radio Nova comme la possibilité d'utiliser ces médias culturels pour aider à mieux comprendre le monde.
La France est toujours très fière, à juste titre, de son exception culturelle, mais je regrette que le ministère de la Culture n'ait jamais cherché à protéger de manière particulière les médias culturels, qui sont traités comme tous les autres médias alors qu'ils souffrent, pour la plupart.
Sur le deuxième point, je vous répondrai avec enthousiasme que si je peux continuer à développer le groupe dans les domaines culturels, dans quelque segment que ce soit (magazines, festivals, salles de théâtres ou autres...) je le ferai de manière certaine. Mon objectif est en effet de développer le groupe dans ces domaines. Je n'aurai aucun état d'âme ni doute à le faire.
Vous avez indiqué qu'il ne fallait pas se tromper de combat dans ce monde numérique et digital, et avez fait trois propositions pour assurer le pluralisme. Vous avez développé le sujet du financement et de l'indépendance des rédactions, mais je souhaiterais vous entendre aussi sur la façon d'adapter le cadre législatif et réglementaire, que vous avez qualifié de préhistorique.
Je ne suis ni juriste ni expert de la loi de 1986. Je présenterai cependant quelques observations dans le désordre. Par exemple, la règle de ne pouvoir être propriétaire de plus de deux médias nationaux sur trois, me paraît obsolète. Je pense qu'elle a été conçue dans les années 1980 avec l'objectif particulier de viser le groupe Hersant. Cependant, elle empêche aujourd'hui l'évidence la création d'un champion national tel que Bertelsmann ou RTL Groupe. En outre, le regard porté sur la radio, la presse et la télévision me paraît ne pas répondre au monde d'aujourd'hui. Il est en effet impossible de ne pas tenir compte du digital ou du numérique.
Il semble donc indispensable de favoriser la concentration diagonale ou verticale, car elle paraît nécessaire pour assurer le développement des groupes.
En outre, je souligne que les aides à la presse ne sont pas aussi importantes que ce qu'on entend ou lit communément. Dans le cas du Monde et des Inrockuptibles, ces aides représentent moins de 1 % du chiffre d'affaires. D'ailleurs, les montants indiqués dans la presse ou les réseaux sociaux sont supérieurs car ils incluent les aides à la distribution, qui transitent seulement par nous, avant que nous les reversions aux distributeurs à l'euro près.
Selon moi, il est nécessaire de repenser les aides à la presse, et de les moduler en fonction d'un certain nombre de critères, tout en tenant compte des impératifs d'égalité devant la loi. Le seul critère impératif que j'entrevois, est celui de l'indépendance. La ministre de la Culture a indiqué récemment que plus de 50 % des aides à la presse bénéficiaient à des groupes dont la presse n'était pas l'activité principale : ce ne sont pas des groupes indépendants. Une piste pourrait donc consister à prévoir que les aides à la presse sont réservées aux groupes dont l'activité essentielle, voire unique, est la presse. Dans la situation actuelle, un grand nombre de groupes n'ont pas la nécessité de telles aides.
Je pense que les aides publiques doivent être réservées en priorité à ceux qui ont besoin, pour ne pas favoriser les groupes les plus riches et organiser la paupérisation de tous les autres. Ce serait dommageable.
Vous avez longuement détaillé l'organisation mise en place pour assurer l'indépendance de la rédaction du Monde. Appliquez-vous les mêmes principes aux autres médias de votre groupe ?
Vous avez en outre évoqué les difficultés de la presse écrite, la baisse des revenus publicitaires et le nombre de points de vente en diminution drastique chaque année. Qu'est-ce qui vous attire dans les médias ? En d'autres termes pour paraphraser Molière, que diable allez-vous faire dans cette galère ? C'est un secteur en difficulté, dont vous dites de surcroît ne tirer aucun revenu. Cela m'interroge.
En troisième lieu, vous avez cité parmi les médias de votre groupe, L'Obs, Le Monde et Les Jours. Si Le Figaro était en difficulté, seriez-vous attiré par une reprise ? Pour vous, serait-ce rock ou fun ?
Sur les différentes rédactions, la réponse est affirmative sans aucun état d'âme. Même quand le corps de règles est différent, je ne suis jamais intervenu dans aucune rédaction d'aucun média que je contrôle. Parfois, ce n'est pas l'envie qui manque. Je le dis sous forme de boutade, mais l'écriture inclusive des Inrockuptibles m'agace au plus haut point. Je l'assume. D'ailleurs, je ne le dis qu'à moi-même mais non à eux. Même s'ils peuvent me voir et m'entendre aujourd'hui, vous verrez que cela ne changera rien. La situation est similaire dans le domaine de la musique, mes goûts n'étant pas toujours en ligne avec ceux des Inrockuptibles ou de Nova.
Que diable allais-je faire dans cette galère ? Je ne vous cache pas que parfois, je me pose moi-même la question. Je confirme n'avoir jamais tiré aucun revenu d'aucune sorte des médias que je contrôle. Je réitèrerai donc mes propos liminaires, avec beaucoup de profondeur. Je le ressens comme un engagement familial, que je dois à une part de ce que je suis. Ma culture, c'est l'écrit, le journalisme, l'information, mais aussi la culture au sens large. La deuxième raison de ma présence dans les médias, tient à l'engagement citoyen.
D'aucuns pourront m'opposer le fait que je sois un financier et un banquier. Je les laisse dire.
Concernant Le Figaro, une reprise de ma part serait rock pour eux et fun pour moi. J'ai beaucoup de respect pour ce journal et ses réalisations. Je pense que Le Figaro est fondamental dans le paysage français, dans une optique de garantie du pluralisme. Néanmoins, je veille à la cohérence de mes investissements et de mes engagements. Je le dis avec un grand respect et sans aucun jugement, mais Le Figaro ne fait pas partie de mon champ de valeurs. De ce fait, je ne l'achèterais pas.
Qu'est-ce qui pousse, d'après vous, Vincent Bolloré et Bernard Arnauld (qui doivent partager vos constats) à investir dans les médias, puisque l'activité n'est pas rentable ? S'agit-il aussi d'un acte citoyen ?
Il est difficile de m'exprimer à leur place. Je pense que pour eux, le sujet de la rentabilité n'est pas une préoccupation. Dans certains cas, il y a à l'évidence une volonté d'instrumentalisation de certains médias. Je le constate en tant que citoyen et téléspectateur. Je vois que la ligne éditoriale de certaines chaînes d'information, à l'évidence, a évolué. Je ne peux donc m'empêcher de considérer que quelqu'un, nécessairement, a orienté cette ligne éditoriale. Une autre raison pourrait tenir à l'image de ces médias, et à son apport à ces investisseurs.
En juillet dernier, vous vous êtes associé avec la famille Pinault pour lancer une Special Purpose Acquisition Company (SPAC) dans le divertissement. La SPAC est une entreprise sans activité commerciale, dont le but est de lever des fonds en entrant sur une place boursière. En 2015 avec Xavier Niel, vous aviez déjà utilisé cet instrument pour financer l'acquisition de plusieurs sociétés, via Mediawan. Pouvez-vous revenir sur ce mécanisme ? Pensez-vous que ce véhicule, qui connaît un succès certain en Europe, pourrait également trouver à s'appliquer dans les médias traditionnels ?
Un SPAC est une « coquille financière » qui recueille des fonds dans le but de procéder à une acquisition, puis de se développer. Cet instrument m'apparaît très utile car il permet de procéder à des acquisitions et des développements avec une mise minimale au départ. Il est donc particulièrement souple et flexible. Pour ma part, j'ai constitué trois SPACs, ce qui représente sans doute le record d'Europe. Mediawan a été le premier SPAC français et même d'Europe continentale en 2015. Grâce à cet outil très intéressant, nous avons créé en cinq ans l'un des champions de la production audiovisuelle en Europe.
En 2021, j'ai en effet lancé I2PO, un deuxième SPAC avec Artémis (le family office de la famille Pinault) et François-Henri Pinault dans le domaine des divertissements et des loisirs. L'objectif est de procéder à l'acquisition et au développement d'une entreprise française du divertissement. Le SPAC est donc un outil très favorable.
A chaque fois que nous avons lancé un SPAC, le troisième étant 2MX Organic dédié au bioalimentaire, les investisseurs nous ont recommandé de ne pas investir dans la presse. C'est pour moi un signal d'alarme, qui démontre le peut d'attrait des investisseurs financiers pour la presse, considéré comme un secteur sensible et peu rentable. Il serait par conséquent difficile de lever un SPAC pour procéder à l'acquisition d'une entreprise de presse. Mon propos ne vaut que pour la presse, mais pas pour les médias en général.
Je reviendrai sur la notion d'indépendance des rédactions, qui est complexe. Vous avez indiqué, et nous vous faisons confiance, n'être jamais intervenu pour influer sur un article ou la ligne éditoriale. C'est effectivement l'un des éléments de l'indépendance d'une équipe de rédaction. L'autre élément d'indépendance tient au nombre de journalistes. De ce point de vue, les baisses d'effectifs ont été très sévères au sein des Inrockuptibles, depuis que vous en êtes propriétaire.
N'y a-t-il pas une limite à la notion d'indépendance quand on est actionnaire ? L'adaptation de l'outil passe aussi parfois, par une réduction d'effectifs.
Je le vois d'une manière différente, voire opposée. Lorsque la situation financière d'un journal ou d'un magazine le permet, il est nécessaire d'investir et de développer les rédactions. Telle a été notre exacte démarche avec Le Monde, dont la rédaction a progressé de 70 %. A l'inverse, lorsque la situation financière d'un journal ou d'un magazine ne le permet pas, il est douloureux mais nécessaire de procéder à une restructuration financière, dans le but précis d'assurer la survie de ce magazine ou de ce journal et donc, le pluralisme. C'est donc avec difficulté et douleur que nous avons été contraints de réduire, à plusieurs reprises, les effectifs des Inrockuptibles. Nous l'avons fait pour assurer l'équilibre économique de ce journal. Nous avons également changé la parution hebdomadaire en parution mensuelle, pour les mêmes raisons de survie. Il s'agissait de la condition absolument nécessaire à l'équilibre et à l'existence de ce journal. Il n'est donc pas contradictoire, selon moi, d'affirmer que l'indépendance du journal a été préservée.
Cela a pu être vécu par les équipes de rédaction, comme de l'interventionnisme.
Il n'y a eu aucune intervention sur le contenu même du journal.
Au cours de votre parcours et de ce que vous dites de vos engagements, il y a eu un moment conflictuel entre vous et les rédacteurs du Monde, lorsque vous avez cédé vos 49 % de vos parts à Daniel Kretinsky. Cette cession n'a pas été comprise. Il s'agit d'un milliardaire qui a fait fortune dans le charbon, qui a investi dans cette énergie fossile de façon conséquente en France et a été épinglé dans les Panama Papers sur le fait qu'une partie de ses fonds se serait retrouvée dans les paradis fiscaux. En même temps, Daniel Kretinsky investit dans le monde de la presse.
Pourquoi lui, et que vous dit-il de sa motivation à investir dans la presse en France ?
Je peux tenter de vous apporter une réponse, sans le faire à sa place. En premier lieu, Daniel Kretinsky est parfaitement francophone et francophile. Il a étudié à l'université à Dijon et voue un amour réel à la France. Il pratique le français sans aucun accent et entretient une grande proximité avec notre pays. Je pense donc qu'il souhaitait investir en France.
De plus, Daniel Kretinsky a investi aussi dans d'autres secteurs que les médias en France, notamment dans le groupe Casino. D'ailleurs, il a toujours eu cette approche « contrariante », consistant à investir dans des secteurs en baisse. Le charbon en fait partie, mais également la distribution et la presse.
Puis-je effectuer un point rapide sur la radio ? J'ai beaucoup d'estime pour le service public et le secteur public, dont je suis issu. Néanmoins dans le domaine radiophonique, un acteur, Radio France, réalise un chiffre d'affaires de 650 millions d'euros, dont 600 millions d'euros de redevance, 40 millions d'euros de publicité et 10 millions d'euros de divers. Radio France compte sept radios, représentant un tiers des fréquences françaises. Face à ce groupe public, 330 radios dont Radio Nova, réalisent un chiffre d'affaires de 560 millions d'euros. Cette situation signifie que Radio France contrôle 54 % du marché radiophonique français. Non seulement Radio France se trouve en position dominante, mais de plus il peut renforcer sa position sans aucune difficulté mois après mois, grâce à son droit de préemption sur les fréquences qui se libèrent. Radio Nova subit cette situation, alors même que nous ne disposons que de vingt-neuf fréquences. En d'autres termes, le bassin d'audience de Radio Nova, qui est la radio dont l'audience a le plus cru l'an dernier, est de 16 millions d'habitants. Pour sa part NRJ, Lagardère et M6 représentent un bassin de 100 à 120 millions chacun.
Vous pourriez m'opposer la mission de service public de Radio France. Or dans le domaine des découvertes, Radio Nova passe chaque semaine 50 % de titres nouveaux (c'est-à-dire de moins d'un an), ce taux étant de 30 % pour FIP. Nova est donc la radio de la découverte. De surcroît, Nova diffuse 15 % de chanson francophone, conformément à son quota, tandis que Fip n'en diffuse pas plus de 8 %, sans être soumis à un quota. Nova est donc la radio de la chanson francophone.
Enfin, Nova passe 1 200 titres par semaine, dont 600 nouveaux artistes. Par comparaison, Le Mouv'diffuse moins de 300 artistes différents. Par conséquent, la diversité est encore l'apanage de Radio Nova.
Je ne souhaite pas m'acharner contre Radio France et le secteur public, mais il m'apparaît nécessaire d'entamer une réflexion visant à rétablir l'équilibre sur ce marché.
Merci de votre langage très direct et des éclaircissements apportés. Il était très important de vous entendre en qualité d'acteur de ce secteur, mais également avec votre casquette de banquier, sur la dimension financière.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 17 h 53.