Intervention de Francis Vallat

Mission d'information Fonds marins — Réunion du 2 février 2022 à 17h00
Audition de Mm. Francis Vallat président d'honneur et alexandre luczkiewicz responsable des relations et des actions outre-mer cluster maritime français

Francis Vallat, président d'honneur du Cluster maritime français :

Merci de cette invitation et de vos questions. Quand j'ai créé le Cluster maritime français en 2005-2006, mon ambition était de rassembler les acteurs du monde maritime, nombreux, à qui il était temps de donner une voix. Deux axes ont guidé cette action : servir l'intérêt général et s'engager pour le Développement Durable. Si les océans meurent, en effet, la Terre et l'humanité suivront. Mais il faut aussi assurer une vie décente à une population mondiale en croissance. C'est ce qui fait du Développement Durable une nécessité absolue. Ce que je vais vous dire correspond à des engagements concrets. Il ne s'agit pas de communication.

Nous avons alors réalisé, avec Alexandre Luczkiewicz, qu'un certain nombre de pays s'intéressaient de près aux permis en haute mer, prévus par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de Montego Bay en décembre 1982. Nous avons donc incité le gouvernement de l'époque à se rapprocher de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) et à réserver deux zones sur la dorsale atlantique.

Au fil des années, nous avons travaillé avec une centaine d'acteurs de toute taille. Nous rassemblons autour de la même table aussi bien des entreprises que des organismes publics ou de recherche tels que l'Ifremer, ou des ONG ou des administrations. Nos groupes de travail sont donc très représentatifs.

Au terme de quelques années de travail, en 2015, une première stratégie de la France pour les grands fonds marins a été élaborée par le Secrétariat général de la mer, en lien avec nous. On peut même parler de co-écriture au sens littéral. Ce travail commun a suscité un gros espoir. Malheureusement, cela n'a donné lieu à aucun contenu, aucun suivi matériel. Les cabinets des différents ministères s'en sont désintéressés. Cela traduit un manque de prise de conscience de notre pays quant à l'importance des enjeux.

Malgré tout, nous avons avancé avec des initiatives communes, comme le partenariat public-privé pour une campagne d'exploration à Wallis et Futuna, qui a donné lieu, en collaboration avec l'Ifremer, le BRGM, l'Agence des Aires Marines Protégées, Technip ou Eramet, à des investissements privés de l'ordre de 10 millions d'euros. Ces investigations liminaires ont abouti à des indices forts de présence sur site de mélanges sulfurés.

L'échec majeur subi à Wallis et Futuna est avant tout la conséquence d'une remarquable impréparation. Il faut admettre que l'approche des personnalités locales par l'administration hexagonale a été des plus maladroites, légitimant les pires soupçons. La délégation venue de métropole a été accueillie avec des pancartes de protestation et a quasiment dû rebrousser chemin sans pouvoir dialoguer. De cette maladresse, il conviendra de tirer des leçons.

En 2019, Jean-Louis Levet a été nommé au Secrétariat général de la mer comme conseiller spécial pour la stratégie nationale des grands fonds marins, pour donner enfin du contenu à la stratégie.

Entre temps, nous avions été contactés par des États et des opérateurs étrangers. Nous avions identifié dix phases de travaux très complexes pour passer de l'exploration à la production en respectant l'environnement. Nous étions alors le seul pays au monde à disposer de leaders mondiaux sur ces dix phases ! La motivation du Cluster était double : premièrement, donner à la France des chances de figurer en bonne place dans la connaissance du milieu marin et des ressources ; deuxièmement, lui permettre de vendre des services à forte valeur ajoutée et créateurs d'emplois aux nombreux pays intéressés par ces sujets. Nous avons été contactés par des Japonais et par des Allemands (au plus haut niveau : réception au Cluster, à Paris, d'une délégation menée par le ministre fédéral en charge accompagné de professionnels industriels et autres), qui nous ont invités à travailler en commun pour mutualiser les coûts et les risques. Nous avons donc signé un accord avec le cluster allemand DeepSea Mining Alliance (DSMA). Depuis cette date, chaque fois que se produit un changement de gouvernement en Allemagne, le ministre en charge du deep sea mining nous contacte et vient à Paris. Cela montre l'importance que les Allemands prêtent aux fonds marins,

Le travail de M. Jean-Louis Levet et du SG Mer doit être salué. Le groupe de travail est parvenu à faire travailler ensemble les sept administrations des ministères concernés, tous les instituts et nous-mêmes, y compris lors des périodes de confinement, durant lesquelles de nombreuses réunions de travail se sont déroulées. Ce travail a débouché sur le rapport présentant la « nouvelle » stratégie française des grands fonds, que nous avons tous approuvé après des débats substantiels. Cette stratégie a été validée par un Comité interministériel de la mer (CIMer) en janvier 2021, au cours duquel les priorités ont été arbitrées, dans le cadre d'un plan sur dix ans, comprenant les différentes étapes, le calendrier et les crédits correspondants. Cela ne pouvait que nous satisfaire.

Mais alors que toutes les administrations avaient contribué au rapport (faisant finalement consensus) et que chacun des ministres concernés avaient reçu des instructions formelles, rien n'a été entrepris. Jean-Louis Levet n'a même pas pu disposer de l'équipe nécessaire qui était pourtant certaine. Et cela malgré les lettres de relance du Premier ministre aux différents ministères, leur demandant de s'engager sur une période de trois ans.

Pour nous, il était important que cette stratégie aboutisse. Les engagements représentaient de 310 à 360 millions d'euros sur dix ans. La déception et l'inquiétude ont fini par l'emporter. Je suis fier de représenter tous ces acteurs qui ont énormément travaillé, et qui sont tous sollicités par des entreprises étrangères. Ils sont attachés à la France dont en particulier à l'Outre-mer. Nous avons d'ailleurs fait le nécessaire pour que soient créés des clusters maritimes dans chacun des territoires d'Outre-mer. Nous étions donc extrêmement déçus pour toutes ces entreprises, que nous avions réussi à convaincre qu'il restait encore une chance de faire aboutir ce qui avait été décidé en France, avec la nomination de M. Levet puis avec la publication de la stratégie assortie d'instructions du chef du gouvernement. Désormais, il y a le plan France 2030. Mais ce plan n'est en réalité pas du tout couplé avec la stratégie. Celle-ci n'a donc pas reçu d'application globale à ce stade.

Sur l'aspect budgétaire, alors qu'il devait y avoir confirmation des engagements budgétaires ministère par ministère, il nous a finalement été demandé de passer par le quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA4), c'est-à-dire de candidater par concours, avec les aléas que cela comporte, et avec 30 % (au mieux) de financements apportés par État. Jamais la filière nucléaire ou les énergies marines renouvelables n'auraient pu exister de cette façon...

C'était un contre-message : alors que le secteur privé avait déjà investi des fonds - notamment dans l'aventure de Wallis et Futuna - l'État employait une méthode qui était finalement l'inverse de l'affichage d'une stratégie.

Notre engagement insistant pour que quelque chose soit fait, a ensuite abouti à ce que les grands fonds marins soient pris en compte dans France 2030. Mais, entre la stratégie et le plan d'investissement, qui nous redonne une chance, il n'y a aucun couplage.

Ce plan d'investissement comporte des points positifs et des éléments inquiétants.

Parmi les points positifs, il faut citer en premier lieu la volonté exprimée par le président de la République de faire émerger des acteurs français industriels dans le domaine de l'exploration des grands fonds, pour que la France soit capable de produire des outils de rupture. Aujourd'hui, nous ne disposons pas des outils pour aller dans les grands fonds. Mais nous disposons de toutes les technologies indispensables pour construire ces outils, quels que soient les défis qu'identifiera la recherche, pour aller à 6 000 mètres. C'est un objectif que partage d'ailleurs la marine, en raison de la présence de câbles sous-marins à cette profondeur.

L'autre point positif, c'est que l'État s'engage financièrement. Nous avons besoin de commande publique. La commande publique nous donne de la lisibilité, contrairement au PIA4. La réalité, c'est qu'aucun industriel ni aucun institut n'investira dans une activité aussi aléatoire et aussi prometteuse si l'État ne garantit que 20 ou 30% des risques.

Mais de nombreuses inconnues entourent encore France 2030. Incompréhensiblement le mot de « démonstrateur pilote » ne peut plus être prononcé sans déclencher des protestations, alors qu'initialement il s'agissait d'une demande des défenseurs « officiels » de l'environnement. Nous n'en sommes pas du tout au stade d'une éventuelle exploitation. Nous avons pris l'engagement que rien ne serait entrepris dans les grands fonds marins tant que la connaissance et la recherche ne permettraient pas de définir à coup sûr une méthode adaptée et des modes de contrôle permettant de protéger les écosystèmes. La génération des dirigeants d'aujourd'hui a bien conscience des enjeux environnementaux. Elle est prête à se soumettre à tous les contrôles nationaux ou internationaux jugés indispensables. En outre, ces dirigeants ne prendront pas le risque de s'engager dans des investissements conséquents sans garanties sur la durabilité des opérations.

Le fait de ne pas pouvoir parler du démonstrateur est donc très étonnant. Ce démonstrateur a été discuté au sein du groupe de travail conduit par M. Levet, notamment - je le répète - à la demande des représentants environnementaux, pour mesurer les impacts d'éventuelles activités dans les grands fonds marins. Le démonstrateur a donc été conçu pour comprendre les interactions avec les écosystèmes sous-marins, analyser les impacts possibles, et in fine protéger les grands fonds. Tout ceci avec l'implication active du ministère de la transition écologique.

Par ailleurs, autre sujet avec France 2030, comment garantir que les outils seront français ? Nous sommes en Europe. Il faudra être très attentif aux procédures sur ce point car de nombreux acteurs sont sur les rangs dans un monde concurrentiel.

Enfin, le plan France 2030 est moins bien doté financièrement que la stratégie « grands fonds marins ». Le montant est le même : 300 millions d'euros, mais sur une durée de huit ans. Et il existe une concurrence peu compréhensible et des querelles de pouvoir ou de pré-carré entre ministères. Normalement, France 2030 n'est pas conçu pour financer les plans de recherche ni pour abonder le capacitaire des armées (sauf éventuellement dans des cas très précis d'outils duaux). C'est un plan pour l'industrie, pour des outils. Nous sommes donc dans une compétition qui ne correspond plus au cadre de la stratégie définie par le CIMer début 2021.

Pardon d'y revenir mais même si nous ne souhaitons pas bloquer le processus en insistant sur le démonstrateur, la frustration est grande. C'est une erreur d'y renoncer alors que ce démonstrateur pourrait être une référence mondiale, une « première », et la France s'en prive.

Sur les dix phases de travaux techniques éventuels répertoriés dans notre matrice, évoquée en introduction, nous sommes à la phase zéro. Cette matrice est confidentielle. Elle fait état de notre savoir-faire national et des possibilités de coopération internationale. Dix phases sont identifiées, de l'exploration à la production, avec des paliers de validation, selon un système de « cliquets » permettant de ne pas s'engager, jamais, dans un processus irréversible. Cette matrice n'est donc pas un échéancier mais à la fois une méthode de travail et un support d'identification des acteurs concernés. Nous avons d'ailleurs identifié une cinquantaine d'entités de toutes tailles, prêtes à s'investir. L'État doit désormais prendre ses responsabilités.

Comme nous l'avons vu, le rôle du secteur privé a été très moteur. Je ne sais pas à quel moment l'État se serait impliqué si nous n'étions pas intervenus. A bien des égards, nous (certaines entreprises) jouons ou pouvons jouer un rôle de sous-traitants des instituts tels que l'Ifremer. Nous avons intérêt à nous répartir le travail, en développant la complémentarité des moyens et des compétences. C'est évident entre la société Abyssa et l'Ifremer par exemple. Un consortium important d'acteurs privés est d'ailleurs en train de se créer. Nous travaillons ainsi en complète confiance avec l'Ifremer. Mais nos entreprises travaillent aussi avec des pays comme la Norvège, le Portugal, la Pologne. Cela doit permettre, du moins peut-on l'espérer, de créer enfin la filière sous leadership français que nous appelons de nos voeux et qui bénéficiera de toutes les complémentarités mises en place entre instituts et entreprises privées.

La première campagne de Wallis et Futuna avait été en elle-même un succès. Elle a été réalisée sans préparation particulière. Sur place, les membres du consortium de l'époque (donc Eramet, Technip, Ifremer, BRGM et l'Agence des Aires Marines Protégées) étaient présents sur le bateau de l'Ifremer. Les responsables wallisiens ont été reçus à bord et, de façon informelle, tout s'est bien passé. Puis, comme vous le savez, il y a eu l'échec de la deuxième mission, menée par l'Institut de recherche pour le développement (IRD), pas de leur fait à eux bien sûr. Le ministère des outre-mer a commis des erreurs. Il aurait fallu expliquer pourquoi l'État n'évoquait pas encore la répartition des éventuelles richesses ; expliquer pourquoi et comment l'État veillerait à ce que l'environnement ne soit pas abîmé. Pour les habitants de Wallis et Futuna, une partie des mers est sacrée « religieusement ». Il aurait fallu mieux prendre en compte cette dimension culturelle et coutumière, expliquer qu'avant de poser la question de la répartition des richesses, il convenait déjà de savoir si des ressources étaient présentes et exploitables de façon respectueuse sur le plan environnemental etc...etc.

La leçon que nous en avons retirée c'est qu'il faut prendre du temps, expliquer, et surtout tenir un langage de vérité. Car le résultat de cette campagne, c'est que Wallis et Futuna a demandé un moratoire de cinquante ans sur l'exploration et l'exploitation.

Pour répondre à une autre de vos questions, Monsieur le Rapporteur, il faut bien entendu que les entreprises privées soient associées aux travaux d'exploration. Comme je le disais tout à l'heure, il faut développer des complémentarités et bâtir une vraie équipe de France. Concernant la pollution, il faut admettre que nous ne savons rien ou trop peu. C'est pourquoi nous avons besoin d'exploration et de connaissance. Le chef de l'État a affirmé de manière très claire qu'un moratoire sur la connaissance relèverait de l'obscurantisme, au nom même de la défense des océans. Comment prétendre défendre les océans sans les connaître ? Qui dit exploration ne dit pas nécessairement exploitation. Il suffit de mettre des garde-fous, d'avoir des acteurs qui prennent des engagements, et de veiller à ce que l'État et les régulateurs jouent leur rôle. On ne connait que 5 % des fonds au maximum. Il y a 20 ou 30 ans, on pensait qu'il n'y avait pas de vie dans les abysses, alors qu'elle y est foisonnante sous de multiples formes. On observe que le plastique peut descendre à des profondeurs abyssales mais on ne sait pas quelle est la qualité de l'eau en profondeur. Les courants se modifient probablement, à l'instar du Gulf Stream, mais on ignore si c'est la cause ou la conséquence du dérèglement climatique. Toutes ces inconnues rendent l'exploration nécessaire.

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