Je remercie le président Francis Vallat d'être présent aujourd'hui devant la mission d'information du Sénat sur les grands fonds marins.
Vous êtes, M. Vallat, président d'honneur du Cluster maritime français (CMF), dont vous présidez le groupe de travail sur les grands fonds marins depuis une douzaine d'années. Le Cluster maritime français rassemble tous les protagonistes de l'écosystème maritime. C'est une entité importante pour la concertation entre les différents acteurs.
Comme vous le savez, le gouvernement a décidé de relancer sa stratégie sur les grands fonds marins qui constitue l'une des priorités du plan France 2030. Cette stratégie requiert des moyens financiers importants. Les entreprises ont besoin de visibilité. L'environnement actuel vous paraît-il favorable à l'investissement ? Les grands fonds marins demeurent très mal connus. Or ils recèlent un certain nombre de matières premières qui pourraient se révéler stratégiques pour accélérer la transition énergétique. Il serait intéressant également que vous évoquiez les coopérations internationales susceptibles de se mettre en place dans ce domaine.
L'océan est une cause que nous défendons communément avec passion. La stratégie nationale d'exploration et d'exploitation minières des fonds marins a mobilisé beaucoup d'acteurs. Le président de la République a annoncé le plan d'investissement France 2030, dont le dixième objectif comprend 300 millions d'euros d'investissement pour les grands fonds marins. Je sais que vous avez participé activement à la mise en place de cette stratégie nationale au travers des groupes de travail animés par le Secrétariat général de la mer. Quel bilan en tirez-vous ? Comment vous projetez-vous à l'horizon de 2030 ? Quelles sont les lacunes éventuelles de cette stratégie ? Suivez-vous par ailleurs le sujet du « démonstrateur » et que pouvez-vous nous en dire ?
Le Cluster maritime français a mis en place un échéancier en dix phases pour passer d'une exploration à une éventuelle exploitation. Où en êtes-vous ? Quels constats en tirez-vous à ce stade ? Quelles sont les synergies entre ce programme de travail et la stratégie nationale lancée par l'État ?
L'exploration des grands fonds marins est assurée, pour ce qui concerne les espaces maritimes français et les permis d'exploitation confiés par la France à l'AIFM, par des instituts de recherche publics, à titre principal l'Ifremer. Quel rôle peut jouer le secteur privé français ? L'intérêt du Cluster maritime français est, me semble-t-il, de faire travailler ensemble les acteurs publics et privés.
Vous avez mentionné à plusieurs reprises, lors de vos interventions publiques, les campagnes d'exploration minière dans les eaux de Wallis et Futuna, qui se sont tenues dans les années 2010. Ces campagnes furent d'un aveu commun, notamment celui du Secrétariat général de la mer, que la mission a auditionné mi-janvier, un échec, sous l'angle de la communication, de la concertation et de la mobilisation des populations locales. Partagez-vous ce constat et quelles raisons voyez-vous à cet échec ? Quelles leçons peuvent en être tirées afin de procéder différemment dans ce Grand Pacifique qui me tient à coeur ?
Certains permis d'exploration ont été accordés par l'AIFM à des entreprises, sous le patronage d'États tels que la Chine, Tonga, le Royaume-Uni ou le Japon. Dans l'hypothèse où la France ferait le choix d'associer le secteur privé à l'exploration, disposerait-t-elle d'entreprises au savoir-faire suffisant ? Quelles sont les coopérations envisageables au plan international ?
Une dernière thématique, à laquelle je sais que vous êtes particulièrement sensible, est celle de la pollution des grands fonds marins. Votre engagement contre la pollution marine, en particulier celle liée aux « navires poubelles » et aux dégazages en mer, est connu de longue date. Que connaissons-nous aujourd'hui de la pollution des grands fonds marins ?
Merci de cette invitation et de vos questions. Quand j'ai créé le Cluster maritime français en 2005-2006, mon ambition était de rassembler les acteurs du monde maritime, nombreux, à qui il était temps de donner une voix. Deux axes ont guidé cette action : servir l'intérêt général et s'engager pour le Développement Durable. Si les océans meurent, en effet, la Terre et l'humanité suivront. Mais il faut aussi assurer une vie décente à une population mondiale en croissance. C'est ce qui fait du Développement Durable une nécessité absolue. Ce que je vais vous dire correspond à des engagements concrets. Il ne s'agit pas de communication.
Nous avons alors réalisé, avec Alexandre Luczkiewicz, qu'un certain nombre de pays s'intéressaient de près aux permis en haute mer, prévus par la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de Montego Bay en décembre 1982. Nous avons donc incité le gouvernement de l'époque à se rapprocher de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM) et à réserver deux zones sur la dorsale atlantique.
Au fil des années, nous avons travaillé avec une centaine d'acteurs de toute taille. Nous rassemblons autour de la même table aussi bien des entreprises que des organismes publics ou de recherche tels que l'Ifremer, ou des ONG ou des administrations. Nos groupes de travail sont donc très représentatifs.
Au terme de quelques années de travail, en 2015, une première stratégie de la France pour les grands fonds marins a été élaborée par le Secrétariat général de la mer, en lien avec nous. On peut même parler de co-écriture au sens littéral. Ce travail commun a suscité un gros espoir. Malheureusement, cela n'a donné lieu à aucun contenu, aucun suivi matériel. Les cabinets des différents ministères s'en sont désintéressés. Cela traduit un manque de prise de conscience de notre pays quant à l'importance des enjeux.
Malgré tout, nous avons avancé avec des initiatives communes, comme le partenariat public-privé pour une campagne d'exploration à Wallis et Futuna, qui a donné lieu, en collaboration avec l'Ifremer, le BRGM, l'Agence des Aires Marines Protégées, Technip ou Eramet, à des investissements privés de l'ordre de 10 millions d'euros. Ces investigations liminaires ont abouti à des indices forts de présence sur site de mélanges sulfurés.
L'échec majeur subi à Wallis et Futuna est avant tout la conséquence d'une remarquable impréparation. Il faut admettre que l'approche des personnalités locales par l'administration hexagonale a été des plus maladroites, légitimant les pires soupçons. La délégation venue de métropole a été accueillie avec des pancartes de protestation et a quasiment dû rebrousser chemin sans pouvoir dialoguer. De cette maladresse, il conviendra de tirer des leçons.
En 2019, Jean-Louis Levet a été nommé au Secrétariat général de la mer comme conseiller spécial pour la stratégie nationale des grands fonds marins, pour donner enfin du contenu à la stratégie.
Entre temps, nous avions été contactés par des États et des opérateurs étrangers. Nous avions identifié dix phases de travaux très complexes pour passer de l'exploration à la production en respectant l'environnement. Nous étions alors le seul pays au monde à disposer de leaders mondiaux sur ces dix phases ! La motivation du Cluster était double : premièrement, donner à la France des chances de figurer en bonne place dans la connaissance du milieu marin et des ressources ; deuxièmement, lui permettre de vendre des services à forte valeur ajoutée et créateurs d'emplois aux nombreux pays intéressés par ces sujets. Nous avons été contactés par des Japonais et par des Allemands (au plus haut niveau : réception au Cluster, à Paris, d'une délégation menée par le ministre fédéral en charge accompagné de professionnels industriels et autres), qui nous ont invités à travailler en commun pour mutualiser les coûts et les risques. Nous avons donc signé un accord avec le cluster allemand DeepSea Mining Alliance (DSMA). Depuis cette date, chaque fois que se produit un changement de gouvernement en Allemagne, le ministre en charge du deep sea mining nous contacte et vient à Paris. Cela montre l'importance que les Allemands prêtent aux fonds marins,
Le travail de M. Jean-Louis Levet et du SG Mer doit être salué. Le groupe de travail est parvenu à faire travailler ensemble les sept administrations des ministères concernés, tous les instituts et nous-mêmes, y compris lors des périodes de confinement, durant lesquelles de nombreuses réunions de travail se sont déroulées. Ce travail a débouché sur le rapport présentant la « nouvelle » stratégie française des grands fonds, que nous avons tous approuvé après des débats substantiels. Cette stratégie a été validée par un Comité interministériel de la mer (CIMer) en janvier 2021, au cours duquel les priorités ont été arbitrées, dans le cadre d'un plan sur dix ans, comprenant les différentes étapes, le calendrier et les crédits correspondants. Cela ne pouvait que nous satisfaire.
Mais alors que toutes les administrations avaient contribué au rapport (faisant finalement consensus) et que chacun des ministres concernés avaient reçu des instructions formelles, rien n'a été entrepris. Jean-Louis Levet n'a même pas pu disposer de l'équipe nécessaire qui était pourtant certaine. Et cela malgré les lettres de relance du Premier ministre aux différents ministères, leur demandant de s'engager sur une période de trois ans.
Pour nous, il était important que cette stratégie aboutisse. Les engagements représentaient de 310 à 360 millions d'euros sur dix ans. La déception et l'inquiétude ont fini par l'emporter. Je suis fier de représenter tous ces acteurs qui ont énormément travaillé, et qui sont tous sollicités par des entreprises étrangères. Ils sont attachés à la France dont en particulier à l'Outre-mer. Nous avons d'ailleurs fait le nécessaire pour que soient créés des clusters maritimes dans chacun des territoires d'Outre-mer. Nous étions donc extrêmement déçus pour toutes ces entreprises, que nous avions réussi à convaincre qu'il restait encore une chance de faire aboutir ce qui avait été décidé en France, avec la nomination de M. Levet puis avec la publication de la stratégie assortie d'instructions du chef du gouvernement. Désormais, il y a le plan France 2030. Mais ce plan n'est en réalité pas du tout couplé avec la stratégie. Celle-ci n'a donc pas reçu d'application globale à ce stade.
Sur l'aspect budgétaire, alors qu'il devait y avoir confirmation des engagements budgétaires ministère par ministère, il nous a finalement été demandé de passer par le quatrième programme d'investissements d'avenir (PIA4), c'est-à-dire de candidater par concours, avec les aléas que cela comporte, et avec 30 % (au mieux) de financements apportés par État. Jamais la filière nucléaire ou les énergies marines renouvelables n'auraient pu exister de cette façon...
C'était un contre-message : alors que le secteur privé avait déjà investi des fonds - notamment dans l'aventure de Wallis et Futuna - l'État employait une méthode qui était finalement l'inverse de l'affichage d'une stratégie.
Notre engagement insistant pour que quelque chose soit fait, a ensuite abouti à ce que les grands fonds marins soient pris en compte dans France 2030. Mais, entre la stratégie et le plan d'investissement, qui nous redonne une chance, il n'y a aucun couplage.
Ce plan d'investissement comporte des points positifs et des éléments inquiétants.
Parmi les points positifs, il faut citer en premier lieu la volonté exprimée par le président de la République de faire émerger des acteurs français industriels dans le domaine de l'exploration des grands fonds, pour que la France soit capable de produire des outils de rupture. Aujourd'hui, nous ne disposons pas des outils pour aller dans les grands fonds. Mais nous disposons de toutes les technologies indispensables pour construire ces outils, quels que soient les défis qu'identifiera la recherche, pour aller à 6 000 mètres. C'est un objectif que partage d'ailleurs la marine, en raison de la présence de câbles sous-marins à cette profondeur.
L'autre point positif, c'est que l'État s'engage financièrement. Nous avons besoin de commande publique. La commande publique nous donne de la lisibilité, contrairement au PIA4. La réalité, c'est qu'aucun industriel ni aucun institut n'investira dans une activité aussi aléatoire et aussi prometteuse si l'État ne garantit que 20 ou 30% des risques.
Mais de nombreuses inconnues entourent encore France 2030. Incompréhensiblement le mot de « démonstrateur pilote » ne peut plus être prononcé sans déclencher des protestations, alors qu'initialement il s'agissait d'une demande des défenseurs « officiels » de l'environnement. Nous n'en sommes pas du tout au stade d'une éventuelle exploitation. Nous avons pris l'engagement que rien ne serait entrepris dans les grands fonds marins tant que la connaissance et la recherche ne permettraient pas de définir à coup sûr une méthode adaptée et des modes de contrôle permettant de protéger les écosystèmes. La génération des dirigeants d'aujourd'hui a bien conscience des enjeux environnementaux. Elle est prête à se soumettre à tous les contrôles nationaux ou internationaux jugés indispensables. En outre, ces dirigeants ne prendront pas le risque de s'engager dans des investissements conséquents sans garanties sur la durabilité des opérations.
Le fait de ne pas pouvoir parler du démonstrateur est donc très étonnant. Ce démonstrateur a été discuté au sein du groupe de travail conduit par M. Levet, notamment - je le répète - à la demande des représentants environnementaux, pour mesurer les impacts d'éventuelles activités dans les grands fonds marins. Le démonstrateur a donc été conçu pour comprendre les interactions avec les écosystèmes sous-marins, analyser les impacts possibles, et in fine protéger les grands fonds. Tout ceci avec l'implication active du ministère de la transition écologique.
Par ailleurs, autre sujet avec France 2030, comment garantir que les outils seront français ? Nous sommes en Europe. Il faudra être très attentif aux procédures sur ce point car de nombreux acteurs sont sur les rangs dans un monde concurrentiel.
Enfin, le plan France 2030 est moins bien doté financièrement que la stratégie « grands fonds marins ». Le montant est le même : 300 millions d'euros, mais sur une durée de huit ans. Et il existe une concurrence peu compréhensible et des querelles de pouvoir ou de pré-carré entre ministères. Normalement, France 2030 n'est pas conçu pour financer les plans de recherche ni pour abonder le capacitaire des armées (sauf éventuellement dans des cas très précis d'outils duaux). C'est un plan pour l'industrie, pour des outils. Nous sommes donc dans une compétition qui ne correspond plus au cadre de la stratégie définie par le CIMer début 2021.
Pardon d'y revenir mais même si nous ne souhaitons pas bloquer le processus en insistant sur le démonstrateur, la frustration est grande. C'est une erreur d'y renoncer alors que ce démonstrateur pourrait être une référence mondiale, une « première », et la France s'en prive.
Sur les dix phases de travaux techniques éventuels répertoriés dans notre matrice, évoquée en introduction, nous sommes à la phase zéro. Cette matrice est confidentielle. Elle fait état de notre savoir-faire national et des possibilités de coopération internationale. Dix phases sont identifiées, de l'exploration à la production, avec des paliers de validation, selon un système de « cliquets » permettant de ne pas s'engager, jamais, dans un processus irréversible. Cette matrice n'est donc pas un échéancier mais à la fois une méthode de travail et un support d'identification des acteurs concernés. Nous avons d'ailleurs identifié une cinquantaine d'entités de toutes tailles, prêtes à s'investir. L'État doit désormais prendre ses responsabilités.
Comme nous l'avons vu, le rôle du secteur privé a été très moteur. Je ne sais pas à quel moment l'État se serait impliqué si nous n'étions pas intervenus. A bien des égards, nous (certaines entreprises) jouons ou pouvons jouer un rôle de sous-traitants des instituts tels que l'Ifremer. Nous avons intérêt à nous répartir le travail, en développant la complémentarité des moyens et des compétences. C'est évident entre la société Abyssa et l'Ifremer par exemple. Un consortium important d'acteurs privés est d'ailleurs en train de se créer. Nous travaillons ainsi en complète confiance avec l'Ifremer. Mais nos entreprises travaillent aussi avec des pays comme la Norvège, le Portugal, la Pologne. Cela doit permettre, du moins peut-on l'espérer, de créer enfin la filière sous leadership français que nous appelons de nos voeux et qui bénéficiera de toutes les complémentarités mises en place entre instituts et entreprises privées.
La première campagne de Wallis et Futuna avait été en elle-même un succès. Elle a été réalisée sans préparation particulière. Sur place, les membres du consortium de l'époque (donc Eramet, Technip, Ifremer, BRGM et l'Agence des Aires Marines Protégées) étaient présents sur le bateau de l'Ifremer. Les responsables wallisiens ont été reçus à bord et, de façon informelle, tout s'est bien passé. Puis, comme vous le savez, il y a eu l'échec de la deuxième mission, menée par l'Institut de recherche pour le développement (IRD), pas de leur fait à eux bien sûr. Le ministère des outre-mer a commis des erreurs. Il aurait fallu expliquer pourquoi l'État n'évoquait pas encore la répartition des éventuelles richesses ; expliquer pourquoi et comment l'État veillerait à ce que l'environnement ne soit pas abîmé. Pour les habitants de Wallis et Futuna, une partie des mers est sacrée « religieusement ». Il aurait fallu mieux prendre en compte cette dimension culturelle et coutumière, expliquer qu'avant de poser la question de la répartition des richesses, il convenait déjà de savoir si des ressources étaient présentes et exploitables de façon respectueuse sur le plan environnemental etc...etc.
La leçon que nous en avons retirée c'est qu'il faut prendre du temps, expliquer, et surtout tenir un langage de vérité. Car le résultat de cette campagne, c'est que Wallis et Futuna a demandé un moratoire de cinquante ans sur l'exploration et l'exploitation.
Pour répondre à une autre de vos questions, Monsieur le Rapporteur, il faut bien entendu que les entreprises privées soient associées aux travaux d'exploration. Comme je le disais tout à l'heure, il faut développer des complémentarités et bâtir une vraie équipe de France. Concernant la pollution, il faut admettre que nous ne savons rien ou trop peu. C'est pourquoi nous avons besoin d'exploration et de connaissance. Le chef de l'État a affirmé de manière très claire qu'un moratoire sur la connaissance relèverait de l'obscurantisme, au nom même de la défense des océans. Comment prétendre défendre les océans sans les connaître ? Qui dit exploration ne dit pas nécessairement exploitation. Il suffit de mettre des garde-fous, d'avoir des acteurs qui prennent des engagements, et de veiller à ce que l'État et les régulateurs jouent leur rôle. On ne connait que 5 % des fonds au maximum. Il y a 20 ou 30 ans, on pensait qu'il n'y avait pas de vie dans les abysses, alors qu'elle y est foisonnante sous de multiples formes. On observe que le plastique peut descendre à des profondeurs abyssales mais on ne sait pas quelle est la qualité de l'eau en profondeur. Les courants se modifient probablement, à l'instar du Gulf Stream, mais on ignore si c'est la cause ou la conséquence du dérèglement climatique. Toutes ces inconnues rendent l'exploration nécessaire.
Les permis qui sont délivrés par l'AIFM le sont à des États membres qui peuvent décider de transférer ces contrats à des sous-traitants. Je crois que vous allez bientôt auditionner Olivier Guyonvarc'h, ambassadeur de France à la Jamaïque et représentant de la France à l'AIFM. Il ne manquera pas de vous éclairer sur le sujet.
La France dispose aujourd'hui de deux permis : l'un dans la zone Clarion-Clipperton sur les nodules et un autre sur la dorsale médio-atlantique concernant les sulfures. Les pays peuvent sous-traiter ces permis d'exploration à des organismes de recherche océanographiques ou à des sous-traitants privés, comme c'est le cas pour la Chine, Tonga, le Royaume-Uni, le Japon, la Russie ou la Corée du sud, ainsi que la Pologne, l'Allemagne ou les îles Cook. Il est intéressant d'identifier les différents modèles mis en place. Beaucoup d'États décident de sous-traiter à des entreprises du secteur privé en complément de leurs organismes de recherche.
S'agissant de la coopération entre les entreprises françaises ou étrangères, et comme l'a dit Francis Vallat, la France a établi des liens avec les Japonais, avec la DeepSea Mining Alliance allemande ou avec la Norvège. Des coopérations avec d'autres pays sur les permis internationaux sont tout à fait envisageables.
Des scénarios de coopération sur les permis internationaux ont en effet été travaillés.
Il est possible de renverser la situation. Les grands fonds marins inquiètent et c'est normal : personne ne veut abîmer des océans déjà fragiles qui représentent 60 % de la machine climatique. Les océans sont une immensité qui représente 71 % de la surface terrestre. En même temps, c'est un univers limité et fragile. Nous pourrions faire du dossier des fonds marins un dossier exemplaire de ce que peut être le développement durable, en travaillant en transparence, en introduisant ce que j'appellerais un moratoire conditionnel. Si l'on prend les précautions indispensables. On pressent, avec les connaissances disponibles, que les minerais sulfurés peuvent, par exemple, posséder des densités représentant jusqu'à cinquante fois celles des minerais terrestres. Tout ce qui apparaissait comme de la science-fiction il y a 15 ans apparaît aujourd'hui comme possible. Ce serait irresponsable de le négliger mais ça ne veut pas dire qu'il faut le faire à tout prix ou de manière irresponsable.
Il faut aussi évoquer la question des minerais stratégiques qui, à l'instar des terres rares, revêt une importance cruciale. Nous dépendons par exemple de la Chine pour les terres rares ; de la République démocratique du Congo pour le cobalt. La croissance démographique exigera de trouver des métaux dont on sait qu'ils sont présents au fond des océans. Il faudra aller étudier s'il est possible d'aller les chercher en respectant l'environnement.
On peut d'autant plus poser cette question que le monde a changé. Les générations nouvelles ont parfaitement compris ce que les Pères fondateurs de la convention de Montego Bay ont mis en place, à savoir que la haute mer est un bien commun de l'humanité. Un reversement aux pays en voie de développement est donc prévu. C'est un mécanisme unique dans l'histoire de l'humanité. De la pédagogie et du courage seront nécessaires. Mais je pense possible d'avancer ainsi de manière exemplaire dans l'esprit des Pères fondateurs.
Je vous remercie. Votre exposé nous a permis de mieux comprendre l'histoire du Cluster maritime français et de mieux appréhender les difficultés de mise en oeuvre de la stratégie française en matière de grands fonds marins. La volonté affichée doit se traduire concrètement par des actes. Il convient donc de définir les orientations souhaitables pour concrétiser nos ambitions légitimes en la matière.
Merci pour ces éclairages passionnants. Vous avez évoqué le partage des richesses avec les pays en développement. Cela m'amène à poser la question de l'économie des territoires et des collectivités d'outre-mer. La crise sanitaire a montré la nécessité de diversifier ces économies fortement dépendantes du tourisme. La crise économique a été d'autant plus aiguë dans ces mono-économies qu'elles dépendent fortement, non seulement du tourisme, mais aussi des transferts financiers publics.
Ces territoires ultra-marins font face à un paradoxe : d'un côté, un rapport particulier au sacré, à la nature, à l'environnement ; et de l'autre, la nécessité de diversifier les économies locales. À mon sens, ces deux aspects ne sont pas contradictoires. La course internationale en haute mer afin de décrocher des permis et de se positionner sur des zones qui ne sont pas localisées dans la ZEE française pourrait faire craindre une mise à l'écart, au moins dans une première phase, de nos collectivités d'outre-mer. Nous aurions l'impression de voir passer une comète. En d'autres termes, tout espoir de retour sur le plan économique serait-il vain ? Les territoires ultramarins pourront-ils être associés à la stratégie en servant par exemple de base de mise en oeuvre pour des technologies et solutions ?
Votre préoccupation est parfaitement légitime. Nous avons déjà évoqué le sujet au sein du Cluster pour voir ce qui pouvait être envisagé. Premièrement, il y a la question des encroûtements cobaltifères au large de la Polynésie. S'il s'avère, à la suite de l'exploration, qu'ils peuvent représenter une réelle opportunité pour le territoire polynésien, la question du partage des richesses se posera. Il faut espérer que les leçons de Wallis et Futuna auront été retenues. La protection des fonds, des eaux, le respect de ce que sont les Polynésiens, ainsi que le partage des richesses éventuelles seront les questions majeures qui se poseront.
Concernant les perspectives de développement industriel in situ : je pense qu'il n'y aura jamais dans un territoire d'outre-mer - à cause de leur situation géographique - de site industriel énorme pour, par exemple, développer et fabriquer des outils lourds et de pointe, car cela exige l'existence de tout un tissu industriel.
En revanche, s'agissant de la Polynésie, le port de Tahiti, par exemple, est bien placé pour constituer une base maritime dans le Pacifique, non seulement pour les activités des entreprises française, mais aussi pour celles des États environnants, notamment les îles Cook. Nouméa est, de la même façon, remarquablement placée dans le Pacifique ouest, avec la proximité de la Nouvelle-Zélande et de l'Australie.
Globalement, si l'exploitation se révélait possible dans le respect de l'environnement, les industriels misent sur la création de centaines de milliers d'emplois de toutes catégories dans le monde. Il s'agirait d'une véritable révolution industrielle. D'où la nécessité absolue de la corréler au souci de l'environnement, afin de dissiper les craintes légitimes.
Pour répondre à votre question, Monsieur le Rapporteur, la Polynésie ne constituera jamais, à mon sens, une base industrielle au sens traditionnel du terme. Mais des développements économiques considérables y sont parfaitement possibles au service de toute cette zone maritime.
Nous connaissons votre engagement pour préserver l'environnement. Cette préoccupation est-elle une exception française ? La France a-t-elle un rôle moteur à jouer dans ce domaine ?
Dans les ZEE nationales, il n'existe guère de moyen de contrecarrer l'action des États. L'expédition Nautilus en Papouasie Nouvelle Guinée est le type même du contre-exemple. Mal préparé, le projet, dont les moyens mis en oeuvre étaient d'ailleurs contestables voire choquants, a fait faillite. En mer de Chine, inutile de dire qu'il sera difficile de procéder à des contrôles...
En revanche, dans les ZEE de nos partenaires, il sera de plus en plus difficile d'agir en se camouflant. Tout se voit, rien ne peut se réaliser à la sauvette. Là où la réglementation ne sera pas assez forte, la pression politique pourra l'être. Il s'agit peut-être d'un excès d'optimisme de ma part, mais quand nous avons commencé le combat contre le dégazage et le déballastage sauvages à la mer, personne n'y croyait, tant les forces contraires étaient puissantes. Le combat a pourtant été victorieux et, du fait de la réglementation, de la meilleure connaissance, du poids des sanctions, il n'y a quasiment plus de dégazage dans les eaux européennes. Repensons aussi à la couche d'ozone, dont tout le monde pensait qu'on n'y arriverait jamais. Tous les combats méritent d'être menés.
Concernant le modèle français de préservation des océans, il faut noter que nous avons convaincu les Allemands en ce qui concerne le comportement vis-à-vis des grands fonds marins, ce qui n'est pas rien. Par ailleurs, il faut savoir que le code minier de l'AIFM, qui verra probablement le jour en 2023, sera probablement extrêmement strict du point de vue environnemental (à vérifier bien sûr). Certaines ONG sont plus puissantes, plus présentes à Kingston, disposent de plus de moyens et sont mieux organisées que les États sur ce dossier. En outre avec les réseaux sociaux, tout se sait, la transparence est là. Personne ne s'exposera au risque de tout perdre. La France n'est pas seule dans ce combat, d'autres pays tiennent le même langage vertueux, et, sans excès d'optimisme, on peut avancer que tous les pays devront se conformer peu ou prou aux règles en vigueur.
Pour compléter le panorama de ce qui se pratique à l'international, on peut citer l'Inde qui est en train d'élaborer un code environnemental. La Norvège a déjà mené deux campagnes d'exploration à l'aide d'AUV (Autonomous Underwater Vehicle) dans ses eaux territoriales concernant les sulfures hydrothermaux. Les Japonais ont également testé des outils dans leurs eaux territoriales. Ces États sont scrutés de très près sur la façon dont ils dirigent ces travaux. Les Norvégiens se servent du foncier dont ils disposent - à savoir tous les minerais stratégiques des fonds marins ? pour accompagner leur transition post-pétrole. L'or gris succédera ainsi peut-être à l'or noir avec les précautions nécessaires pour que cette exploitation soit durable.
C'est une chance de compter la Norvège parmi les pays en pointe car, outre le fonds souverain dont elle dispose, c'est l'un des États les plus fiables du monde du point de vue environnemental.
Dans la démarche générale des contractants à l'AIFM, il faut aussi tenir compte de ce que pointe le dernier rapport de l'Agence internationale de l'énergie, à savoir la demande croissante en matières premières destinées à accompagner la transition écologique et la neutralité carbone. Celle-ci engendrera une multiplication par 40 de la demande de minerais critiques ou stratégiques.
Vous avez beaucoup évoqué les difficultés à avancer dans notre pays depuis 2015. Il y a eu, cependant, depuis lors, l'annonce de France 2030. Comment verriez-vous s'organiser le pilotage de la stratégie française ? Est-ce le rôle du ministère de la Mer de la piloter ou celui du Secrétariat général de la mer ? Comment associer l'ensemble des parties prenantes ? L'État ne peut tout faire seul. Les États membres de l'UE ayant déjà de nombreuses compétences dans le domaine maritime, une stratégie européenne est-elle envisageable en mobilisant les forces vives de chacun des États ?
En tant que cluster, il est dans notre rôle de rassembler et de représenter les acteurs privés. En France, de manière générale, les acteurs privés et publics se connaissent bien depuis fort longtemps. Il y a d'ailleurs des consortiums à dominance française qui sont en cours de discussion. Je vous recommande à ce sujet d'auditionner les dirigeants de l'Ifremer ou de sociétés comme Abyssa, ou encore Technip FMC, qui a des contacts avec des Européens.
Il faudra travailler avec les Européens, mais l'Union européenne a des actions ponctuelles et parfois contradictoires. Il n'existe pas aujourd'hui de vraie stratégie de l'UE en la matière.
S'agissant de l'État, il est évident que le ministère de la Mer doit figurer au premier rang. À la suite du CIMer 2021, le Premier ministre a confié à ce ministère la mise en oeuvre de la stratégie nationale. Lors de nos nombreux contacts, nous avons rencontré à tous les niveaux des personnes de bonne volonté mais il est apparu qu'il y avait un vrai problème d'ancrage et de poids politique, comme je l'ai déjà évoqué.
Nous avons la volonté d'identifier les points sur lesquels la France n'avance pas assez vite. Il faut essayer de comprendre pourquoi la France, avec les atouts dont elle dispose et l'ambition affichée, ne parvient pas à mettre en oeuvre la stratégie définie.
Peut-être faudrait-il nommer une personnalité forte en charge de cette question des grands fonds marins, c'est-à-dire un homme ou une femme disposant d'un poids politique lui permettant de parler d'égal à égal avec les ministres, et rattaché directement au Premier Ministre.
Comment se passent les relations avec les instituts de recherche et les acteurs professionnels ? Y-a-t-il des points de blocage ?
Le dialogue a été excellent dans le cadre du groupe de travail conduit par M. Levet. Notre principal interlocuteur est l'Ifremer, avec qui les relations sont très bonnes. Nous entretenons aussi de bonnes relations avec le CNRS.
Si le dialogue avec les ONG est difficile, il est néanmoins possible de dialoguer avec certaines d'entre elles, comme le WWF, qui a pourtant une position très vigilante.
La semaine prochaine se tiendra le One Ocean Summit à Brest, ville de métropole la plus proche de la Polynésie... Le thème des grands fonds marins y sera-t-il abordé ? Que peut-on attendre de cet événement ? Les grands fonds marins ne mériteraient-ils pas d'être évoqués lors d'un événement spécifique qui permettrait de faire connaître la position de la France, en matière d'environnement notamment ?
Une cinquantaine de forums et d'ateliers seront au menu du One Ocean Summit. Le président de la Polynésie française sera présent. La question des grands fonds sera très certainement abordée lors des différents ateliers. Le sujet ne sera pas absent.
Il serait peut-être judicieux d'organiser un événement autour des grands fonds marins pour que ce sujet reste au-devant de l'actualité dans les années à venir.
Je vous remercie, Messieurs, pour votre contribution.
La réunion est close à 18h30.