Intervention de Antoine Lefèvre

Commission des finances, du contrôle budgétaire et des comptes économiques de la nation — Réunion du 15 novembre 2022 à 15h50
Projet de loi de finances pour 2023 — Mission « justice » et articles 44 à 44 ter - examen du rapport spécial

Photo de Antoine LefèvreAntoine Lefèvre, rapporteur spécial de la mission « Justice » :

Il me revient de vous présenter les crédits demandés en 2023 sur la mission « Justice », qui comprend l'ensemble des moyens de la justice judiciaire, de l'administration pénitentiaire, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) et du secrétariat général du ministère de la justice.

Je commencerai cette présentation en me plaçant sous le constat du comité des États généraux de la justice, et en citant les propos de son président, Jean-Marc Sauvé, auditionné la semaine dernière : « La justice est un bateau naufragé. Elle n'a pas coulé à pic, mais elle a pris l'eau progressivement, au fil d'années de restrictions budgétaires. La crise sanitaire a de ce point de vue agi comme un révélateur des dysfonctionnements du service public de la justice, qui connaît une crise majeure. »

Dans ce contexte, les hausses budgétaires significatives constatées depuis 2021 sont absolument essentielles pour remédier aux défaillances de ce service public. L'année 2023 se place dans cette trajectoire, avec une nouvelle hausse des crédits de paiement (CP) de près de 8 %, pour atteindre 11,6 milliards d'euros. En dix ans, le budget de la justice aura ainsi augmenté de 51 %.

La hausse des crédits concerne tous les programmes, à l'exception de celui du Conseil supérieur de la magistrature, et toutes les dépenses. Pour ce qui concerne les dépenses de personnel, 2 253 équivalents temps plein (ETP) seraient créés en 2023. Ils constituent la première tranche du schéma d'emplois très dynamique annoncé par le ministère pour la période 2023-2027, avec la création de 10 016 ETP. À terme, ce serait 1 500 magistrats et 1 500 greffiers supplémentaires qui seraient recrutés, alors que ces métiers connaissent des tensions importantes.

S'agissant des dépenses de fonctionnement, d'investissement et d'intervention, celles-ci sont également très dynamiques. Cette évolution est due en particulier aux grands chantiers engagés par le ministère de la justice, concernant, par exemple, la mise en oeuvre du plan de transformation numérique de la justice ou le déploiement du plan de création de 15 000 places supplémentaires en détention.

La hausse des crédits alloués à la justice, je le répète, me semble pleinement justifiée au regard du retard accumulé ces dernières décennies. Selon les dernières données publiées par la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (Cepej), la France consacre 72,5 euros par habitant à son système judiciaire, c'est-à-dire près de deux fois moins que l'Allemagne. Elle représente le seul des grands pays européens à consacrer moins de 0,30 % de son PIB à la justice.

Là encore, je ferai miens les propos du président Jean-Marc Sauvé. Pour remédier au manque critique de moyens de la justice, « on ne peut plus continuer d'appliquer une multitude de rustines à une chambre à air dont on n'a pas voulu voir qu'elle était totalement usée ». Une réforme systémique s'impose, tant sur le fond que sur le plan du budget. La future loi de programmation 2023-2027 qui, je l'espère, nous sera prochainement présentée, devra consacrer cette trajectoire.

Bien sûr, il ne s'agit pas de donner un blanc-seing au Gouvernement. L'augmentation significative des moyens du ministère de la justice depuis plusieurs années doit s'accompagner de la diffusion d'une réelle culture de l'évaluation des dépenses réalisées.

Telle que je la conçois, une loi de programmation ne doit pas simplement constituer en la définition d'indicateurs de performance et de lignes de crédits et d'emplois ; elle doit être l'occasion pour le ministère concerné de s'interroger sur le sens des politiques publiques qu'il mène, sur la qualité du service public qu'il soutient et sur sa propre gestion des moyens, budgétaires comme humains. La future loi de programmation des moyens de la justice ne pourra pas à cet égard faire l'économie d'une réflexion sur l'amélioration de la gestion et sur la construction d'indicateurs de suivi fiables. Le ministère s'est trop longtemps retrouvé « dans l'incapacité de relever les défis d'une gestion rigoureuse », pour reprendre de nouveau un constat des États généraux de la justice.

Prenons un exemple : le plan de transformation numérique (PTN) du ministère de la justice. Il était initialement doté de 530 millions d'euros. Il est inconcevable que la Cour des comptes ait dû admettre avoir rencontré d'importantes difficultés pour reconstituer les dépenses budgétaires exécutées au titre de ce plan.

L'informatique fait d'ailleurs partie, avec l'immobilier et la gestion des ressources humaines, des trois enjeux sur lesquels j'ai souhaité un peu plus m'attarder dans le cadre de mes travaux budgétaires.

En effet, si les programmes portés par la mission « Justice » correspondent chacun à l'un des métiers du ministère, ils connaissent des problématiques communes, dont seule la résolution permettra, me semble-t-il, d'améliorer le service public de la justice, en parallèle de réformes de fond.

Je suis en effet convaincu que l'institution judiciaire ne sortira pas de sa crise majeure si elle ne s'interroge pas sur la gestion de ces fonctions support et si le rôle du secrétariat général du ministère n'est pas renforcé en ce sens. Il existe trop souvent une tendance à opposer centralisation et proximité, alors qu'il s'agit de missions différentes. Le fait que le secrétariat général joue un véritable rôle d'impulsion, par exemple sur les projets informatiques, est inséparable de la constitution d'équipes d'informaticiens de proximité dans les juridictions. Ce constat vaut également pour l'immobilier, avec un même impératif, celui de mieux prendre en compte les besoins des usagers de la justice, qu'il s'agisse des personnels, des justiciables ou des professionnels du droit, tels que les avocats.

S'agissant de l'informatique, un deuxième PTN prendra la suite du premier, établi pour la période 2018-2022. Nous avions entendu la Cour des comptes sur sa mise en oeuvre au mois de février dernier. Soyons clairs, le premier PTN était un plan de rattrapage, l'enjeu du deuxième sera de procéder à la modernisation complète du ministère.

Le deuxième PTN reprendra les trois axes du premier, tout en intégrant de nouveaux objectifs. Si les objectifs ont été quasiment atteints sur le premier axe, avec l'équipement de 100 % des agents ayant des fonctions éligibles au télétravail et la mise en oeuvre de la fibre optique dans les 1 500 sites judiciaires, tel n'est pas le cas sur le deuxième axe, celui des applications, et encore moins sur le troisième, l'accompagnement des usagers.

Pour réussir, le deuxième PTN devra non seulement être doté de moyens budgétaires suffisants, mais également tenir compte de plusieurs impératifs. Il devra d'abord pleinement inclure les usagers et leurs besoins, alors que le malaise grandit au sein des juridictions sur la question des outils numériques. Il n'est pas normal que la modification de certains systèmes d'information contraigne désormais les magistrats et les greffiers à ressaisir manuellement d'importants volumes de données. Ensuite, il devra conduire à une véritable interopérabilité des systèmes d'information du ministère. Par exemple, aucune application ne permet aujourd'hui de fournir des données sur le parcours complet des mineurs pris en charge par la justice. Le décloisonnement des applications devra donc s'opérer en interne, mais aussi en externe, avec le ministère de l'intérieur par exemple, et également les professionnels du droit, comme les avocats.

J'en viens à la professionnalisation de la gestion des ressources humaines, émanant également d'une recommandation des États généraux de la justice.

Le pilotage des ressources humaines n'est pas seulement une question d'augmentation des effectifs ; il implique aussi de prendre en compte les questions relatives au vivier de recrutements ou à la revalorisation de certains métiers en perte d'attractivité. Il s'agit là d'un enjeu crucial pour certaines directions.

Ainsi, le directeur de l'administration pénitentiaire nous a confié que le principal défi qui l'attendait ces prochaines années, outre la gestion de la surpopulation carcérale, était celui des ressources humaines. L'ouverture de places de détention supplémentaires, ainsi que l'extension des missions de l'administration pénitentiaire implique en effet de recruter plusieurs centaines de personnes dès 2023. Or la fonction de surveillant pénitentiaire, pourtant essentielle, souffre d'un déficit d'image. L'administration tente d'y apporter une première réponse en jouant sur la rémunération.

C'est également la solution privilégiée par le ministère pour les magistrats, avec l'annonce d'une revalorisation de leur traitement brut de 1 000 euros en moyenne. Cette annonce a surpris les magistrats et les modalités exactes de répartition et de calcul ne sont pas encore connues. D'après les éléments qui nous ont été transmis, l'effort porterait sur la prime modulable, avec l'idée de privilégier les jeunes carrières. Je n'en reste pas moins convaincu que le ministère ne peut pas se contenter d'agir sur la rémunération pour restaurer l'attractivité de ses métiers.

Outre ces enjeux des fonctions support, je me suis également attaché à assurer un suivi des crédits mobilisés pour la mise en oeuvre des réformes que nous avons votées ces dernières années. Je sais l'attachement de notre commission au suivi de l'application des lois, il me semble que cela passe aussi par un suivi de l'application budgétaire.

Je me suis plus particulièrement intéressé à la justice de proximité, à la réforme du code de justice pénale des mineurs, à l'accès au droit ou encore aux dispositions concernant les détenus dans le cadre de la loi pour la confiance dans l'institution judiciaire. Sur ce dernier point, on peut relever que les crédits alloués au financement des alternatives à l'incarcération atteindraient 53,4 millions d'euros, soit une hausse de 30 % par rapport à 2022. Les équipes dédiées à la surveillance électronique bénéficieraient également d'un renforcement de 27 emplois.

Ce double renforcement des crédits et des personnels tient compte des dispositions adoptées dans la loi précitée. En effet, entrera en vigueur au 1er janvier 2023 la disposition prévoyant une libération sous contrainte de plein droit pour les personnes condamnées à des peines inférieures à deux ans et pour lesquelles le reliquat de peine est inférieur à trois mois, à la condition qu'elles disposent d'un hébergement.

Voilà pour ce qui concerne la présentation de la programmation budgétaire sur la mission « Justice », dont je vous proposerai d'adopter les crédits.

J'en termine en vous présentant rapidement les trois articles rattachés à la mission.

L'article 44 prolonge de deux ans supplémentaires l'expérimentation rendant obligatoire la tentative de médiation préalable pour certaines affaires familiales. J'ai qualifié cette prorogation de « prolongement de la dernière chance », alors que l'expérimentation a débuté il y a déjà six ans.

D'après les données transmises par le ministère, cette prorogation serait accompagnée d'une extension du dispositif, qui pourrait concerner jusqu'à 44 tribunaux judiciaires, contre 11 aujourd'hui. L'objectif est de parvenir à disposer, enfin, de données pour mesurer les effets de cette expérimentation et évaluer l'opportunité de la pérenniser, sous réserve, le cas échéant, d'y apporter des ajustements.

Nous revenons une nouvelle fois sur le problème de l'évaluation : il est grand temps que le ministère s'en préoccupe, et je vous propose donc un avis favorable sur cet article.

L'article 44 bis vise à parachever le volet « recouvrement » de la réforme de l'aide juridictionnelle engagée en 2020. Une partie de cette réforme a consisté à autoriser les avocats commis ou désignés d'office à demander une rétribution, sans avoir déposé au préalable une demande d'aide juridictionnelle ou d'aide au titre de l'intervention d'un avocat dans des procédures non juridictionnelles. L'article permet de préciser que les bureaux d'aide juridictionnelle seront chargés de constater a posteriori l'éligibilité ou l'inéligibilité à l'une ou à l'autre de ces aides de la personne qui a bénéficié de l'intervention de l'avocat. En cas d'inéligibilité, les bureaux pourront engager une procédure de recouvrement.

Selon le Gouvernement, ce dispositif permettra de recouvrer environ 1 million d'euros chaque année, un montant qui peut de prime abord sembler relativement limité au regard des 641 millions d'euros demandés sur le budget 2023 pour l'aide juridictionnelle. En outre, le montant des sommes effectivement recouvrées par l'État dépendra de la capacité des bureaux à disposer de données précises pour identifier le bénéficiaire. Les développements informatiques permettant aux bureaux d'aide juridictionnelle d'échanger plus facilement sur ce sujet avec les caisses des règlements pécuniaires des avocats (Carpa) et la direction générale des finances publiques (DGFiP) ne seront d'ailleurs pas prêts pour le 1er janvier.

Je vous propose néanmoins un avis favorable sur cet article, qui vise à améliorer le recouvrement par l'État de sommes indûment engagées.

Enfin, l'article 44 ter prolonge jusqu'au 31 décembre 2027 la possibilité de déroger au principe d'encellulement individuel des personnes détenues en maison d'arrêt. Il était tout à fait illusoire que l'État soit en mesure de respecter ce principe au 31 décembre 2022 et ce prolongement était malheureusement attendu de longue date. Au 1er juillet 2022, le taux d'encellulement individuel en maison d'arrêt était de 20,1 %.

Par coordination avec la prorogation de cette dérogation, je vous propose d'adopter un amendement prévoyant de renforcer l'information du Parlement sur l'exécution des programmes immobiliers pénitentiaires et leur impact quant au respect de l'objectif de placement en cellule individuelle. Un tel rapport du Gouvernement au Parlement était prévu au troisième trimestre 2022, je vous propose que deux nouveaux nous soient remis en 2025 et en 2027. Il est en effet à craindre, au regard des dynamiques actuelles, que la France ne puisse pas lever le moratoire en 2027. Par une coïncidence sans doute un peu malheureuse, j'ai auditionné le directeur de l'administration pénitentiaire la semaine pendant laquelle le nombre de personnes détenues en France a atteint un niveau record. Il est clair que le plan « 15 000 places » ne suffira pas à lui seul à lever le moratoire sur l'encellulement individuel. Je partage d'ailleurs son avis sur le fait qu'une politique pénitentiaire ne peut se résumer à une politique immobilière.

Je vous propose donc un avis favorable sur cet article tel que modifié par amendement.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion