Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les sénateurs, vous nous avez posé un certain nombre de questions, auxquelles nous allons tâcher de répondre aujourd'hui en vous apportant des éclairages sur le rôle que peuvent jouer les cabinets de conseil auprès du secteur public. Je suis responsable du pôle « secteur public » de McKinsey France et Thomas London est responsable du pôle « santé publique ». Nous pourrons répondre aux questions qui concernent notre action dans notre champ de responsabilités. Pour les questions globales qui dépassent celui-ci, nous reviendrons ultérieurement vers vous par écrit.
J'organiserai ce propos introductif autour de quatre volets : une brève description de notre cabinet, une présentation du périmètre de nos activités, nos règles déontologiques et d'engagement, et, enfin, une première réponse aux questions spécifiques que vous nous avez posées, notamment sur les prestations pro bono, la protection des données ou le développement des compétences. J'expliciterai les principes sans entrer dans le détail des projets réalisés ; nous serons heureux de les illustrer plus tard à travers des exemples concrets.
Notre cabinet McKinsey existe depuis presque un siècle. Depuis sa création en 1926, il accompagne les organisations privées, publiques et associatives dans la durée. Notre engagement auprès des acteurs socio-économiques en France est également ancien, puisque McKinsey s'y est établi en 1964 et compte aujourd'hui environ 600 professionnels répartis dans les bureaux de Paris et Lyon. Le cabinet emploie ses salariés en contrat de travail de droit français, est immatriculé au registre du commerce et des sociétés (RCS) et respecte l'ensemble des règles fiscales et sociales françaises applicables aux sociétés - c'est d'ailleurs un préalable pour répondre aux appels d'offres publics.
Vous l'avez rappelé, Monsieur le président, la présence de McKinsey auprès des administrations publiques en France est très ancienne. Nous avons notamment, en 1947, accompagné la direction du Trésor dans la mise en oeuvre du plan Marshall, et nous accompagnons régulièrement les acteurs du secteur public en France depuis plus de quinze ans. Pour répondre à votre question, 84 % des clients de McKinsey France sont français.
Afin de réaliser nos missions, nous sommes organisés autour de deux pôles de compétences sectoriels.
Le pôle « secteur public », que je dirige, est chargé de coordonner dans la durée nos appuis auprès des responsables publics opérationnels.
Ce pôle représente environ 5 % de notre activité en France. Pour pouvoir exercer ses missions, il mobilise, lorsque cela est pertinent, des stands d'expertise fonctionnelle : dans le domaine des opérations, des organisations, nos spécialistes apportent leur renfort en fonction des thématiques particulières du projet. Nous pouvons aussi nous appuyer sur notre centre de recherche propriétaire. À cet égard, nous investissons chaque année près de 10 % de nos ressources en faveur de la recherche primaire au sein d'équipes de recherche dédiées comme le McKinsey Global Institute qui travaille sur les économies sectorielles ou les centres de mobilité de demain. Enfin, nous pouvons nous appuyer sur un réseau de presque 35 000 collaborateurs dans 67 pays afin de mobiliser de manière extrêmement rapide et précise les meilleures expertises mondiales.
Je soulignerai deux points importants : nous ne considérons évidemment pas que le secteur public fonctionne comme une entreprise privée, ni que les enseignements d'autres pays puissent être répliqués au contexte français. Le rôle du pôle « secteur public » consiste à s'assurer que l'ensemble de ses informations sur d'autres métiers, d'autres secteurs, sont contextualisées et utiles pour les décideurs publics.
S'agissant de notre périmètre d'action, j'apporterai quelques précisions. Notre métier de conseil est d'accompagner de manière « temporaire » - j'insiste sur ce terme - des responsables opérationnels pour les aider à accomplir leur mission, renforcer et développer les compétences de leur équipe. Nous ne remplissons pas de mission d'externalisation ou d'outsourcing, c'est-à-dire des délégations durables de mission comme dans les systèmes d'information ou la veille. Nous n'effectuons pas non plus de mission de certifications ou d'audits externes, à savoir la publication d'un rapport indépendant qui analyse la conformité de la situation par rapport à un référentiel. Nous ne produisons pas de conseil de nature juridique et n'exerçons aucune activité de lobbying ou de communication.
Nous intervenons essentiellement dans deux cas de figure : en amont de la prise de décision, nous aidons à instruire celle-ci grâce à des travaux d'analyse factuels ; en aval, nous aidons les responsables publics dans son exécution.
Je voudrais revenir sur une question qui a été débattue lors des précédentes auditions : pourquoi les responsables publics font-ils appel à des cabinets de conseil ? Quelle est notre valeur ajoutée ? D'abord, ce recours ne traduit ni un défaut de compétence ni une faiblesse. Au cours des dernières décennies, il s'est beaucoup développé au sein des économies avancées. Le président de l'organisation professionnelle Syntec Conseil, Matthieu Courtecuisse, a indiqué les chiffres : en France, ce marché de conseil a doublé en moins de dix ans, et ce pour trois raisons.
En premier lieu, les responsables tant publics que privés sont soumis à des enjeux de plus en plus complexes qui requièrent des champs d'expertise de plus en plus larges. Un responsable doit pouvoir appréhender les enjeux technologiques et opérationnels ainsi que « l'expérience client ». Le niveau de spécialisation ne cesse de croître et certaines expertises sont utilisées trop ponctuellement ou de manière insuffisante pour justifier une internalisation. Nous pouvons mettre à disposition de nos clients quasi immédiatement les expertises les plus pointues et les plus récentes.
En deuxième lieu, les responsables sont sujets à des évolutions très importantes concernant leurs charges : instruire ou réaliser un projet peut nécessiter de mobiliser des équipes de plusieurs dizaines de collaborateurs durant quelques semaines ou quelques mois. Répondre à une crise - nous y reviendrons certainement - implique d'être en mesure de réunir du jour au lendemain des équipes pluridisciplinaires. Nous avons cette capacité au service des responsables publics.
En troisième lieu, eu égard au rythme des avancées technologiques, le besoin permanent d'innovation s'est beaucoup accéléré. Dans ce contexte, tout responsable des opérations se doit d'être à l'écoute des évolutions technologiques, managériales et opérationnelles. Grâce à notre réseau international, et à travers l'ensemble des secteurs, nous pouvons « filtrer » et apporter les idées nouvelles, contextualisées aux besoins propres des responsables du secteur public.
Cette triple évolution - recherche d'expertise, volatilité de l'activité, besoin d'innovation - explique la forte progression des métiers du conseil au cours des dernières décennies, qui devrait probablement se poursuivre dans les prochaines années.
S'agissant spécifiquement du conseil au secteur public, c'est maintenant une pratique courante dans l'ensemble des pays développés et de l'Europe, notamment en Allemagne, au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves.
La France a suivi le même mouvement, avec une moindre ampleur, du recours au conseil externe. Depuis plus de quinze ans, cette pratique est devenue normée et usuelle ; l'État s'est doté de véhicules de contractualisation normés et a mis en place des procédures de mise en concurrence pour sélectionner l'offre économiquement la plus avantageuse.
Le marché est aujourd'hui structuré et ouvert ; l'État fait appel, sur une base régulière, à plus de 25 acteurs de conseil différents et à de plus petites structures, ce qui permet aux responsables publics d'avoir accès à un large champ de compétences et d'expertises spécifiques adaptées aux besoins de chaque mission. L'État a également instauré des centrales d'achat de conseils, telles que la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) que vous avez auditionnée, la direction des achats de l'État (DAE), la direction interministérielle du numérique (DINUM), l'Union des groupements d'achats publics (UGAP). Des équipes expérimentées ont aussi été constituées au niveau des secrétariats généraux des ministères. La spécification en amont des besoins et le pilotage opérationnel sont conduits selon de très bons standards. Il reste bien sûr des marges d'amélioration et de réflexion - j'y reviendrai.
Je détaillerai à présent les règles éthiques et l'engagement que nous mettons en place dans le secteur public. La déontologie est au coeur de notre relation avec le client. Matthieu Courtecuisse l'a rappelé, un décideur peut arrêter un projet à tout moment et la relation de confiance avec lui est essentielle pour que nous puissions l'accompagner au mieux. Nous avons codifié l'ensemble de nos engagements dans un code de conduite - il est en ligne, et nous l'avons transmis à vos services.
Nous avons aussi défini des règles d'intervention spécifiques dans le secteur public. Nous intervenons uniquement en accompagnement des responsables publics exécutifs, ce qui exclut de fait les acteurs législatifs, les organes de contrôle ou d'évaluation de l'action publique. Nous ne servons pas non plus les partis ou les personnalités politiques ; nos statuts nous l'interdisent. McKinsey est ainsi en mesure de conserver toute la neutralité et l'indépendance requises pour le bon accomplissement de ses missions.
Nous intervenons à travers des contrats-cadres, obtenus au travers de processus compétitifs. Nous sommes essentiellement intervenus ces dernières années auprès de la DITP, de l'UGAP, de la DAE et de la direction générale des entreprises (DGE). Dans les groupements, nous sélectionnons des sous-traitants, notamment des PME françaises, pour construire un écosystème cohérent et permettre aux donneurs d'ordre d'accéder à une offre large et diversifiée. Pour répondre à votre question, nous pratiquons des prix publics inférieurs de l'ordre de 15 % à 30 % par rapport aux prix moyens pratiqués dans le secteur privé.
Dans ce cadre, McKinsey intervient en amont de la décision publique, en apportant une base factuelle des outils d'analyse ou d'aide à la décision, ou en aval de celle-ci, pour accompagner la mise en oeuvre des orientations retenues et le soutien au déploiement opérationnel - toujours en étroite collaboration avec les publics concernés.
Les sujets sur lesquels nous intervenons concernent plus particulièrement l'amélioration de la qualité des services rendus aux citoyens, notamment la réduction du délai de traitement des demandes ou la facilitation de l'accès au service public à travers la digitalisation ou le réseau, et l'amélioration de l'efficacité de l'action publique, notamment au travers du renforcement des processus d'achat ou d'une meilleure qualité des processus opérationnels tels que les parcours clients dans le secteur hospitalier.
Afin de répondre à ces appels d'offres, nous nous assurons systématiquement que les travaux pourront remplir trois conditions : atteindre un impact tangible et mesurable ; apporter une expertise sectorielle ou fonctionnelle spécifique et complémentaire de celle des clients ; accompagner le développement des compétences des organisations publiques. La complémentarité est un principe d'action majeur pour nous. L'apport se fait toujours en appui des structures publiques, jamais en substitution. Tout au long des projets, un accent particulier est mis sur l'implication des agents publics. Le format le plus efficace est de constituer des équipes mixtes mêlant des membres de l'organisation cliente et des membres de cabinets, afin d'assurer l'appropriation complète des outils de méthodologie mis en place.
Les règles précitées sont vérifiées avant le démarrage de chaque projet par une équipe « risque » à l'échelon européen, et indépendante de nos pôles.
Enfin, je souhaiterais revenir sur cinq points qui ont suscité des débats ou des interrogations lors des précédentes auditions.
Les pro bono sont, je le rappelle, des projets à titre gracieux, qui sont effectués selon les mêmes standards que les autres. De telles missions sont rares, concernent des sujets spécifiques et sont entièrement décorrélées de notre activité classique.
Pourquoi de tels projets ? Pour des raisons liées au sens de notre mission et de notre impact social. Il s'agit d'un facteur massif d'attraction, de rétention et de développement de nos personnels. Notre stratégie pro bono est définie à l'échelle globale et vise à contribuer à des thèmes d'intérêts sociétaux, essentiellement auprès de structures associatives.
Nous sommes récemment intervenus en faveur du secteur culturel, notamment pour accompagner des musées - Le Louvre, le Centre Pompidou - dans des stratégies de radiation. Nous sommes intervenus sur des projets collectifs. Par exemple, nous avons accompagné la préparation du dossier de candidature de la France aux Jeux Olympiques de 2024. Nous avons effectué des travaux de coordination ou de recherche. Pour le Tech For Good, nous aidons les groupes de travail réunissant 80 entreprises et organisations à prendre des engagements sociétaux en faveur de l'utilisation de la tech pour la diversité et l'inclusion.
Au cours de ces dernières années, nous avons fait évoluer nos règles de façon proactive, avec un processus systématique de contractualisation précisant que nous ne saurions bénéficier d'aucun traitement préférentiel pour de futurs appels d'offres. Nous indiquons aussi les raisons de notre action pro bono. Toutefois, les propositions du Syntec pour renforcer ces règles, notamment sur le mécénat de compétences, vont dans le bon sens.
Ensuite, sur les allers-retours entre le secteur public et le secteur privé, parmi nos 600 collaborateurs, seuls sept, soit environ 1 %, ont une expérience préalable dans le secteur public de plus de deux ans. Sur ce 1 %, la moitié n'a pas effectué, au sein de notre cabinet, de projet dans le secteur public.
Nos processus d'entretien se basent strictement sur les compétences, avec une candidature en ligne et entre 5 à 10 entretiens par candidat retenu. Ils sont rigoureux et auditables, mais nous ne pouvons pas exclure des personnes sur la base de leur ascendance. Nos consultants nous quittent souvent après trois à cinq ans, et certains vont dans le secteur public, ce qui n'a rien d'exceptionnel. Parmi nos anciens collaborateurs, au 31 décembre 2021, environ 1 % travaille dans le secteur public.
Par ailleurs, rédiger les projets de loi ou de règlement n'est ni notre rôle, ni notre compétence, ni notre mandat. Nous ne le faisons pas.
La confidentialité est la condition d'exercice de notre profession : nos clients ne nous pardonneraient pas d'y manquer. Vous avez mentionné le paradoxe de la donnée. Nous n'utilisons pas les données confidentielles des clients pour concevoir nos benchmarks. Nous nous basons sur nos données propriétaires, issues de nos recherches internes financées sur nos ressources propres, sur les données publiques, en particulier en langues locales, et sur des entretiens conduits dans le cadre des travaux de benchmarking, dont la vocation est toujours explicitée auprès de nos interlocuteurs. Ces règles sont explicites et formalisées.
Enfin, sur le développement des compétences des administrations, il nous a été reproché d'agir à leur place. Ce n'est pas notre philosophie ni notre pratique. Il devient critique de pouvoir déployer sur une courte période des équipes en mode projet pour répondre à des situations d'urgence temporaire : malgré des progrès, certaines administrations n'y arrivent pas encore à cause des rigidités et des contraintes de ressources. De plus, nous n'avons pas vocation à agir durablement dans les administrations, alors que celles-ci doivent internaliser des compétences. Par exemple, sur les activités informatiques, digitales ou de données, les administrations tendent à davantage externaliser que le secteur privé.
Nous observons des améliorations sensibles ces dernières années, avec par exemple l'accélération du plan de recrutement de la DINUM, mais il reste des marges de progrès.