Commission d'enquête Cabinets de conseil

Réunion du 18 janvier 2022 à 14h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Photo de Arnaud Bazin

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de MM. Thomas London et Karim Tadjeddine, tous deux directeurs associés du cabinet de conseil McKinsey.

Notre commission d'enquête a entrepris d'évaluer l'ampleur du recours par les personnes publiques à des prestations de conseil et d'en comprendre les ressorts ainsi que les modalités. Le cabinet McKinsey est un partenaire actif de l'État et de sa transformation depuis, je crois utile de le rappeler, bien plus longtemps que la survenue de la crise sanitaire.

Nous avons reçu hier soir votre réponse écrite aux demandes de la commission d'enquête et vous en remercions. Je constate cependant qu'elle est incomplète sur au moins deux points. D'une part, votre contribution porte sur l'activité de McKinsey depuis trois ans, alors que la commission d'enquête vous demandait des informations sur dix ans. D'autre part, elle ne comprend pas les prestations réalisées pour les entreprises publiques. Je vous rappelle sur ce point que seuls le secret de la défense nationale, les affaires étrangères et la sécurité intérieure ou extérieure de l'État sont opposables aux commissions d'enquête parlementaires.

Je tiens à votre disposition, au besoin, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 qui constitue la pierre angulaire du contrôle parlementaire. J'invite donc McKinsey à la transparence, comme les autres cabinets de conseil. Je sais pouvoir compter sur votre diligence pour compléter les éléments manquants de votre réponse écrite.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, les collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de trois à sept ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Je vous invite MM. London et Tadjeddine à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Thomas London et Karim Tadjeddine prêtent successivement serment.

Je vous laisse la parole pour une intervention liminaire, avant les questions de Madame la rapporteure puis de nos collègues.

Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Monsieur le président, Madame la rapporteure, Mesdames et Messieurs les sénateurs, vous nous avez posé un certain nombre de questions, auxquelles nous allons tâcher de répondre aujourd'hui en vous apportant des éclairages sur le rôle que peuvent jouer les cabinets de conseil auprès du secteur public. Je suis responsable du pôle « secteur public » de McKinsey France et Thomas London est responsable du pôle « santé publique ». Nous pourrons répondre aux questions qui concernent notre action dans notre champ de responsabilités. Pour les questions globales qui dépassent celui-ci, nous reviendrons ultérieurement vers vous par écrit.

J'organiserai ce propos introductif autour de quatre volets : une brève description de notre cabinet, une présentation du périmètre de nos activités, nos règles déontologiques et d'engagement, et, enfin, une première réponse aux questions spécifiques que vous nous avez posées, notamment sur les prestations pro bono, la protection des données ou le développement des compétences. J'expliciterai les principes sans entrer dans le détail des projets réalisés ; nous serons heureux de les illustrer plus tard à travers des exemples concrets.

Notre cabinet McKinsey existe depuis presque un siècle. Depuis sa création en 1926, il accompagne les organisations privées, publiques et associatives dans la durée. Notre engagement auprès des acteurs socio-économiques en France est également ancien, puisque McKinsey s'y est établi en 1964 et compte aujourd'hui environ 600 professionnels répartis dans les bureaux de Paris et Lyon. Le cabinet emploie ses salariés en contrat de travail de droit français, est immatriculé au registre du commerce et des sociétés (RCS) et respecte l'ensemble des règles fiscales et sociales françaises applicables aux sociétés - c'est d'ailleurs un préalable pour répondre aux appels d'offres publics.

Vous l'avez rappelé, Monsieur le président, la présence de McKinsey auprès des administrations publiques en France est très ancienne. Nous avons notamment, en 1947, accompagné la direction du Trésor dans la mise en oeuvre du plan Marshall, et nous accompagnons régulièrement les acteurs du secteur public en France depuis plus de quinze ans. Pour répondre à votre question, 84 % des clients de McKinsey France sont français.

Afin de réaliser nos missions, nous sommes organisés autour de deux pôles de compétences sectoriels.

Le pôle « secteur public », que je dirige, est chargé de coordonner dans la durée nos appuis auprès des responsables publics opérationnels.

Ce pôle représente environ 5 % de notre activité en France. Pour pouvoir exercer ses missions, il mobilise, lorsque cela est pertinent, des stands d'expertise fonctionnelle : dans le domaine des opérations, des organisations, nos spécialistes apportent leur renfort en fonction des thématiques particulières du projet. Nous pouvons aussi nous appuyer sur notre centre de recherche propriétaire. À cet égard, nous investissons chaque année près de 10 % de nos ressources en faveur de la recherche primaire au sein d'équipes de recherche dédiées comme le McKinsey Global Institute qui travaille sur les économies sectorielles ou les centres de mobilité de demain. Enfin, nous pouvons nous appuyer sur un réseau de presque 35 000 collaborateurs dans 67 pays afin de mobiliser de manière extrêmement rapide et précise les meilleures expertises mondiales.

Je soulignerai deux points importants : nous ne considérons évidemment pas que le secteur public fonctionne comme une entreprise privée, ni que les enseignements d'autres pays puissent être répliqués au contexte français. Le rôle du pôle « secteur public » consiste à s'assurer que l'ensemble de ses informations sur d'autres métiers, d'autres secteurs, sont contextualisées et utiles pour les décideurs publics.

S'agissant de notre périmètre d'action, j'apporterai quelques précisions. Notre métier de conseil est d'accompagner de manière « temporaire » - j'insiste sur ce terme - des responsables opérationnels pour les aider à accomplir leur mission, renforcer et développer les compétences de leur équipe. Nous ne remplissons pas de mission d'externalisation ou d'outsourcing, c'est-à-dire des délégations durables de mission comme dans les systèmes d'information ou la veille. Nous n'effectuons pas non plus de mission de certifications ou d'audits externes, à savoir la publication d'un rapport indépendant qui analyse la conformité de la situation par rapport à un référentiel. Nous ne produisons pas de conseil de nature juridique et n'exerçons aucune activité de lobbying ou de communication.

Nous intervenons essentiellement dans deux cas de figure : en amont de la prise de décision, nous aidons à instruire celle-ci grâce à des travaux d'analyse factuels ; en aval, nous aidons les responsables publics dans son exécution.

Je voudrais revenir sur une question qui a été débattue lors des précédentes auditions : pourquoi les responsables publics font-ils appel à des cabinets de conseil ? Quelle est notre valeur ajoutée ? D'abord, ce recours ne traduit ni un défaut de compétence ni une faiblesse. Au cours des dernières décennies, il s'est beaucoup développé au sein des économies avancées. Le président de l'organisation professionnelle Syntec Conseil, Matthieu Courtecuisse, a indiqué les chiffres : en France, ce marché de conseil a doublé en moins de dix ans, et ce pour trois raisons.

En premier lieu, les responsables tant publics que privés sont soumis à des enjeux de plus en plus complexes qui requièrent des champs d'expertise de plus en plus larges. Un responsable doit pouvoir appréhender les enjeux technologiques et opérationnels ainsi que « l'expérience client ». Le niveau de spécialisation ne cesse de croître et certaines expertises sont utilisées trop ponctuellement ou de manière insuffisante pour justifier une internalisation. Nous pouvons mettre à disposition de nos clients quasi immédiatement les expertises les plus pointues et les plus récentes.

En deuxième lieu, les responsables sont sujets à des évolutions très importantes concernant leurs charges : instruire ou réaliser un projet peut nécessiter de mobiliser des équipes de plusieurs dizaines de collaborateurs durant quelques semaines ou quelques mois. Répondre à une crise - nous y reviendrons certainement - implique d'être en mesure de réunir du jour au lendemain des équipes pluridisciplinaires. Nous avons cette capacité au service des responsables publics.

En troisième lieu, eu égard au rythme des avancées technologiques, le besoin permanent d'innovation s'est beaucoup accéléré. Dans ce contexte, tout responsable des opérations se doit d'être à l'écoute des évolutions technologiques, managériales et opérationnelles. Grâce à notre réseau international, et à travers l'ensemble des secteurs, nous pouvons « filtrer » et apporter les idées nouvelles, contextualisées aux besoins propres des responsables du secteur public.

Cette triple évolution - recherche d'expertise, volatilité de l'activité, besoin d'innovation - explique la forte progression des métiers du conseil au cours des dernières décennies, qui devrait probablement se poursuivre dans les prochaines années.

S'agissant spécifiquement du conseil au secteur public, c'est maintenant une pratique courante dans l'ensemble des pays développés et de l'Europe, notamment en Allemagne, au Royaume-Uni et dans les pays scandinaves.

La France a suivi le même mouvement, avec une moindre ampleur, du recours au conseil externe. Depuis plus de quinze ans, cette pratique est devenue normée et usuelle ; l'État s'est doté de véhicules de contractualisation normés et a mis en place des procédures de mise en concurrence pour sélectionner l'offre économiquement la plus avantageuse.

Le marché est aujourd'hui structuré et ouvert ; l'État fait appel, sur une base régulière, à plus de 25 acteurs de conseil différents et à de plus petites structures, ce qui permet aux responsables publics d'avoir accès à un large champ de compétences et d'expertises spécifiques adaptées aux besoins de chaque mission. L'État a également instauré des centrales d'achat de conseils, telles que la direction interministérielle de la transformation publique (DITP) que vous avez auditionnée, la direction des achats de l'État (DAE), la direction interministérielle du numérique (DINUM), l'Union des groupements d'achats publics (UGAP). Des équipes expérimentées ont aussi été constituées au niveau des secrétariats généraux des ministères. La spécification en amont des besoins et le pilotage opérationnel sont conduits selon de très bons standards. Il reste bien sûr des marges d'amélioration et de réflexion - j'y reviendrai.

Je détaillerai à présent les règles éthiques et l'engagement que nous mettons en place dans le secteur public. La déontologie est au coeur de notre relation avec le client. Matthieu Courtecuisse l'a rappelé, un décideur peut arrêter un projet à tout moment et la relation de confiance avec lui est essentielle pour que nous puissions l'accompagner au mieux. Nous avons codifié l'ensemble de nos engagements dans un code de conduite - il est en ligne, et nous l'avons transmis à vos services.

Nous avons aussi défini des règles d'intervention spécifiques dans le secteur public. Nous intervenons uniquement en accompagnement des responsables publics exécutifs, ce qui exclut de fait les acteurs législatifs, les organes de contrôle ou d'évaluation de l'action publique. Nous ne servons pas non plus les partis ou les personnalités politiques ; nos statuts nous l'interdisent. McKinsey est ainsi en mesure de conserver toute la neutralité et l'indépendance requises pour le bon accomplissement de ses missions.

Nous intervenons à travers des contrats-cadres, obtenus au travers de processus compétitifs. Nous sommes essentiellement intervenus ces dernières années auprès de la DITP, de l'UGAP, de la DAE et de la direction générale des entreprises (DGE). Dans les groupements, nous sélectionnons des sous-traitants, notamment des PME françaises, pour construire un écosystème cohérent et permettre aux donneurs d'ordre d'accéder à une offre large et diversifiée. Pour répondre à votre question, nous pratiquons des prix publics inférieurs de l'ordre de 15 % à 30 % par rapport aux prix moyens pratiqués dans le secteur privé.

Dans ce cadre, McKinsey intervient en amont de la décision publique, en apportant une base factuelle des outils d'analyse ou d'aide à la décision, ou en aval de celle-ci, pour accompagner la mise en oeuvre des orientations retenues et le soutien au déploiement opérationnel - toujours en étroite collaboration avec les publics concernés.

Les sujets sur lesquels nous intervenons concernent plus particulièrement l'amélioration de la qualité des services rendus aux citoyens, notamment la réduction du délai de traitement des demandes ou la facilitation de l'accès au service public à travers la digitalisation ou le réseau, et l'amélioration de l'efficacité de l'action publique, notamment au travers du renforcement des processus d'achat ou d'une meilleure qualité des processus opérationnels tels que les parcours clients dans le secteur hospitalier.

Afin de répondre à ces appels d'offres, nous nous assurons systématiquement que les travaux pourront remplir trois conditions : atteindre un impact tangible et mesurable ; apporter une expertise sectorielle ou fonctionnelle spécifique et complémentaire de celle des clients ; accompagner le développement des compétences des organisations publiques. La complémentarité est un principe d'action majeur pour nous. L'apport se fait toujours en appui des structures publiques, jamais en substitution. Tout au long des projets, un accent particulier est mis sur l'implication des agents publics. Le format le plus efficace est de constituer des équipes mixtes mêlant des membres de l'organisation cliente et des membres de cabinets, afin d'assurer l'appropriation complète des outils de méthodologie mis en place.

Les règles précitées sont vérifiées avant le démarrage de chaque projet par une équipe « risque » à l'échelon européen, et indépendante de nos pôles.

Enfin, je souhaiterais revenir sur cinq points qui ont suscité des débats ou des interrogations lors des précédentes auditions.

Les pro bono sont, je le rappelle, des projets à titre gracieux, qui sont effectués selon les mêmes standards que les autres. De telles missions sont rares, concernent des sujets spécifiques et sont entièrement décorrélées de notre activité classique.

Pourquoi de tels projets ? Pour des raisons liées au sens de notre mission et de notre impact social. Il s'agit d'un facteur massif d'attraction, de rétention et de développement de nos personnels. Notre stratégie pro bono est définie à l'échelle globale et vise à contribuer à des thèmes d'intérêts sociétaux, essentiellement auprès de structures associatives.

Nous sommes récemment intervenus en faveur du secteur culturel, notamment pour accompagner des musées - Le Louvre, le Centre Pompidou - dans des stratégies de radiation. Nous sommes intervenus sur des projets collectifs. Par exemple, nous avons accompagné la préparation du dossier de candidature de la France aux Jeux Olympiques de 2024. Nous avons effectué des travaux de coordination ou de recherche. Pour le Tech For Good, nous aidons les groupes de travail réunissant 80 entreprises et organisations à prendre des engagements sociétaux en faveur de l'utilisation de la tech pour la diversité et l'inclusion.

Au cours de ces dernières années, nous avons fait évoluer nos règles de façon proactive, avec un processus systématique de contractualisation précisant que nous ne saurions bénéficier d'aucun traitement préférentiel pour de futurs appels d'offres. Nous indiquons aussi les raisons de notre action pro bono. Toutefois, les propositions du Syntec pour renforcer ces règles, notamment sur le mécénat de compétences, vont dans le bon sens.

Ensuite, sur les allers-retours entre le secteur public et le secteur privé, parmi nos 600 collaborateurs, seuls sept, soit environ 1 %, ont une expérience préalable dans le secteur public de plus de deux ans. Sur ce 1 %, la moitié n'a pas effectué, au sein de notre cabinet, de projet dans le secteur public.

Nos processus d'entretien se basent strictement sur les compétences, avec une candidature en ligne et entre 5 à 10 entretiens par candidat retenu. Ils sont rigoureux et auditables, mais nous ne pouvons pas exclure des personnes sur la base de leur ascendance. Nos consultants nous quittent souvent après trois à cinq ans, et certains vont dans le secteur public, ce qui n'a rien d'exceptionnel. Parmi nos anciens collaborateurs, au 31 décembre 2021, environ 1 % travaille dans le secteur public.

Par ailleurs, rédiger les projets de loi ou de règlement n'est ni notre rôle, ni notre compétence, ni notre mandat. Nous ne le faisons pas.

La confidentialité est la condition d'exercice de notre profession : nos clients ne nous pardonneraient pas d'y manquer. Vous avez mentionné le paradoxe de la donnée. Nous n'utilisons pas les données confidentielles des clients pour concevoir nos benchmarks. Nous nous basons sur nos données propriétaires, issues de nos recherches internes financées sur nos ressources propres, sur les données publiques, en particulier en langues locales, et sur des entretiens conduits dans le cadre des travaux de benchmarking, dont la vocation est toujours explicitée auprès de nos interlocuteurs. Ces règles sont explicites et formalisées.

Enfin, sur le développement des compétences des administrations, il nous a été reproché d'agir à leur place. Ce n'est pas notre philosophie ni notre pratique. Il devient critique de pouvoir déployer sur une courte période des équipes en mode projet pour répondre à des situations d'urgence temporaire : malgré des progrès, certaines administrations n'y arrivent pas encore à cause des rigidités et des contraintes de ressources. De plus, nous n'avons pas vocation à agir durablement dans les administrations, alors que celles-ci doivent internaliser des compétences. Par exemple, sur les activités informatiques, digitales ou de données, les administrations tendent à davantage externaliser que le secteur privé.

Nous observons des améliorations sensibles ces dernières années, avec par exemple l'accélération du plan de recrutement de la DINUM, mais il reste des marges de progrès.

Photo de Éliane Assassi

Quelles entités composent McKinsey en France, et quel est le rôle de celle qui est domiciliée dans l'État du Delaware aux États-Unis ? J'attends une réponse précise à une question précise.

Ensuite, dans quelles entités sont domiciliés les contrats de travail des collaborateurs employés en France, votre chiffre d'affaires et votre bénéfice réalisés en France ?

Quelle est l'entité de McKinsey qui porte le chiffre d'affaires réalisé dans le secteur public français ?

Enfin, pourquoi McKinsey France ne publie-t-elle pas ses comptes annuels ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Je précise que je n'interviens qu'en tant que responsable du pôle « secteur public », et non pas en tant que directeur général.

McKinsey France est enregistrée au registre français des sociétés. L'ensemble des contrats de travail est porté par cette société de droit français, de même que l'ensemble du chiffre d'affaires.

Nous sommes organisés en succursale rapportant à l'entité mère basée au Delaware mais l'ensemble de nos activités, dans les secteurs publics et privés, et l'ensemble des contrats de travail sont portés par cette société de droit français.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Êtes-vous donc bien soumis aux impôts français, comme n'importe quelle société ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Bien sûr, Monsieur le président. Je le dis très nettement : nous payons l'impôt sur les sociétés en France et l'ensemble des salaires sont dans une société de droit français qui paie ses impôts en France.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Une question plus précise : vous disiez que votre valeur ajoutée est de réaliser des expertises sur des enjeux complexes. Je sais que le métier des enseignants est difficile, notamment dans ce moment de crise épidémique, et ceux-ci ont pu démontrer qu'ils étaient des experts en matière d'enseignement. Or, vous avez obtenu un contrat de 496 800 euros pour, je cite, « évaluer les évolutions du métier d'enseignant ». Quel a été l'aboutissement de cette mission ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Nous avons été sollicités par le biais du contrat-cadre de la DIPT, par le ministère de l'éducation nationale.

Notre rôle a été d'accompagner la DITP pour organiser un séminaire qui était prévu par le ministère, en lien avec des organisations internationales, pour réfléchir aux grandes tendances d'évolution du secteur de l'enseignement, à quelles étaient les évolutions attendues du marché de l'enseignant et, à ce titre, quelles pouvaient être les réflexions autour du métier d'enseignant.

Nous avons accompagné la DITP dans cette réflexion. Nous travaillons depuis une vingtaine d'années sur l'analyse de l'évolution des systèmes d'éducation.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Votre réponse me semble un peu imprécise pour un sujet d'ampleur, alors que le montant du contrat est conséquent.

À quoi cela a-t-il abouti, concrètement ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Cela a conduit à un ensemble de travaux réalisés avec à la fois la DITP et le ministère de l'éducation nationale.

Il s'agissait, d'une part, de travaux de benchmarking, de comparaison de quelles avaient été les évolutions faites par les autres pays européens pour anticiper les évolutions du métier d'enseignant et, d'autre part, d'analyser les évolutions des systèmes éducatifs dans l'ensemble des pays européens et donc de réfléchir à un certain nombre de thèmes de réflexion qui étaient prévus pour la tenue d'un séminaire avec les responsables enseignants, qui était prévu en février 2021

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Il y avait donc des responsables des enseignants qui collaboraient ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Oui, Madame la rapporteure.

Mais je n'ai pas directement piloté ces travaux. Je pilote l'ensemble du secteur et j'ai des collègues qui sont spécialistes de ces problématiques d'évolution de l'enseignement.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Vous avez indiqué ne pas participer à des campagnes politiques. En revanche, la presse s'est longuement penchée sur votre rôle dans la campagne d'Emmanuel Macron. Elle évoque le fait que vous avez comparé des prestataires pour réaliser un site de campagne. Avez-vous effectué des missions dans ce cadre et quel est votre rôle au sein du think tank En Temps Réel, dont vous êtes membre du conseil d'administration ?

Plus généralement, une vingtaine de vos salariés a participé à cette campagne électorale : comment avez-vous veillé aux règles relatives aux conflits d'intérêts et ces prestations figurent-elles sur les comptes de campagne ? Je rappelle qu'un de vos salariés est ensuite rapidement devenu directeur de cabinet du secrétaire d'État Mounir Mahjoubi. Les liens entre votre cabinet et la campagne présidentielle semblent donc assez forts...

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Tout d'abord, nos statuts nous interdisent de travailler, à titre payant ou pro bono, pour des organisations ou des personnalités politiques. Nous ne le ferons jamais.

Ensuite, vous le savez, la loi française est protectrice des activités politiques et associatives de chacun : comme employeur, je ne peux pas demander à une personne si elle a des activités politiques ni lui donner des instructions, dans un sens ou dans l'autre.

Enfin, depuis que je suis étudiant, j'ai conservé des activités associatives au profit du collectif, y compris parfois de nature politique, dont En Temps Réel que vous avez mentionné.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Nous entendons cette liberté fondamentale de chacun de s'engager, mais ces choses doivent être contrôlées. Pouvez-vous garantir que ces salariés n'ont pas exercé leurs activités politiques sur leur temps professionnel ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

En effet, l'exercice de cette liberté individuelle implique de ne pas utiliser les ressources de notre institution. En particulier, nous veillons au respect strict des obligations de confidentialité.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Comment contrôlez-vous concrètement l'application de ce principe ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Nous pouvons le contrôler par un suivi de l'utilisation des moyens de l'entreprise.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

L'ancien directeur de cabinet de Mounir Mahjoubi est-il revenu dans votre société ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Il me semble qu'il n'était pas directeur de cabinet.

Par ailleurs, je rappelle que moins de 1 % de nos anciens personnels sont actuellement dans le secteur public. Cela reste très marginal par rapport à l'ensemble de nos collaborateurs. Il n'y a pas d'aller-retour mais, en tant qu'employeur, je n'ai pas le contrôle sur les choix individuels des personnes qui quittent notre cabinet.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Vous avez vous-même, Monsieur Tadjeddine, contribué aux travaux des commissions Attali pour la libération de la croissance française. Quel était le véhicule juridique de votre participation ? Était-elle gratuite ou non ? Des consultants de McKinsey ont-ils été mobilisés en tant que tels, ou sur leur temps libre ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Ce support, en 2008 puis de nouveau en 2010 ou 2011, a eu lieu dans le cadre d'un projet pro bono, au même titre que celui d'autres cabinets comme Accenture ou Capgemini, que vous avez auditionné.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Y avait-il un contrat, dans cette activité gratuite ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Je l'ignore. Je n'étais à l'époque qu'un jeune consultant.

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Monsieur London vous avez travaillé sur une publication de l'Institut Montaigne en vue de la campagne présidentielle de 2017. Votre notice biographique, sur le site de McKinsey, fait état de votre participation à la commission Marescaux sur l'avenir des centres hospitaliers universitaires en 2009. Vous n'êtes donc pas un débutant sur le secteur de la santé.

Comment faites-vous abstraction des données dont vous avez pu avoir connaissance dans le cadre de votre travail pour des clients publics ?

Est-ce à des auditeurs ou à des conseillers au secteur public de formuler des propositions d'évolution qui aboutissent à créer des marchés pour vous-mêmes ? Ainsi, quand vous proposiez en 2017 d'ouvrir les données de santé, nous avons bien vu que cela a créé un débouché pour les cabinets de conseil...

Enfin, vous avez parlé des actions pro bono : combien y en a-t-il eu et dans quels secteurs des politiques publiques ? Certaines ont-elles débouché sur des prestations payantes ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

L'Institut Montaigne, think tank indépendant, regroupe de nombreuses sociétés dont McKinsey. Nous participons à certains de leurs travaux à ce titre. En l'occurrence, j'ai contribué à certains travaux collectifs de cet institut, et non pas de McKinsey, ayant mobilisé des dizaines d'experts, avec de nombreuses auditions. J'y ai bien sûr amené mon expérience précédente.

En revanche, nous nous interdisons absolument d'utiliser des données confidentielles obtenues au cours de travaux « clients » pour des travaux auprès d'autres clients.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Chaque année, nous effectuons deux à trois projets pro bono décidés par la direction générale de McKinsey France. À ma connaissance, ces projets n'ont jamais été suivis d'un projet payant.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Lorsque vous dites deux ou trois par an, est-ce pour les administrations centrales, pour les centres hospitaliers, etc. ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

C'est le chiffre global pour la totalité du secteur public et associatif.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Oui. Mais à ma connaissance, nous n'avons jamais fait de projet pro bono pour les entreprises publiques.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Confirmez-vous que McKinsey a participé depuis 2018 à l'organisation des sommets Tech for Good pour l'Élysée ? Si oui, pourquoi et quel a été votre rôle exact ? McKinsey aurait notamment été chargé de préparer les débats et de suivre le respect des engagements financiers des participants... Combien d'évènements sont concernés, et pour quels montants ?

McKinsey a-t-il consenti à des prestations pro bono dans ce cadre ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Oui, je l'ai signalé dans mon intervention liminaire : nous avons effectivement accompagné, sous forme de pro bono, l'événement Tech for Good depuis 2018.

Le sommet Tech for Good, c'est environ 80 entreprises et associations qui se réunissent pour prendre des engagements collectifs du côté du secteur privé, pour que les progrès technologiques bénéficient au plus grand nombre. Cinq thématiques ont été identifiées, comme la diversité ou l'inclusion économique. L'objectif, c'est que les participants prennent des engagements suivis d'année en année.

Nous réalisons un support pour aider à préparer les ateliers thématiques, en rassemblant des bases factuelles et en mettant en place des outils pour suivre dans la durée les engagements de ces acteurs.

Cette prestation est réalisée pro bono, car nous estimons que cela fait partie de notre engagement pour mobiliser le secteur privé sur ces thématiques d'engagement sociétal.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Ce n'était pas contractualisé pour la première édition, mais depuis lors, nous contractualisons.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Y a-t-il un document qui décrit les objectifs ? Qui vous passe commande ? L'Élysée ou l'administration ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Il y a un contrat. Je ne sais pas avec qui nous contractons, car plusieurs administrations sont engagées, mais c'est le secteur public qui nous passe commande.

Je vous ai expliqué dans mon propos liminaire pourquoi nous avions cet engagement : c'est un engagement sociétal, sans aucune attente de contrepartie, et nous précisons quel est notre périmètre de responsabilité.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Le dernier sommet a été annulé, compte tenu de la crise sanitaire. Je ne sais pas quels sont les projets pour la suite de ce sommet.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Tout à fait.

Debut de section - PermalienPhoto de Jérôme Bascher

Avec ma collègue Christine Lavarde, j'ai fait partie d'une commission d'enquête qui étudiait les allers-retours entre le public et le privé. Vous avez déclaré que seul 1 % de vos effectifs proviendrait du secteur public. Certes, c'est assez peu, mais tout dépend de quel pourcent il s'agit...

Par exemple, vous avez co-écrit un ouvrage avec Thomas Cazenave, qui était délégué interministériel à la transformation publique, celui-là même qui donne des crédits à des cabinets de conseil pour faire des études. À titre illustratif, quelles règles déontologiques avez-vous mises en place, compte tenu de vos amitiés et écritures communes, pour les contrats passés à ce moment-là ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Thomas Cazenave n'a jamais été membre de nos effectifs. Je ne suis pas sûr de bien comprendre votre question...

Debut de section - PermalienPhoto de Jérôme Bascher

Vous avez co-écrit un ouvrage avec lui ; vous êtes prestataire de la DITP dont il était délégué interministériel. Est-ce que vous avez mis une muraille de Chine entre vos différentes activités ? Vous êtes-vous déporté ? C'est juste à titre illustratif...

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Une précision : je n'ai pas co-écrit ce livre, qui a été préparé par Thomas Cazenave. Il y avait une quinzaine de contributions ; j'y ai contribué au même titre que d'autres acteurs engagés sur le thème de la transformation publique.

À l'époque du livre, en 2016, Thomas Cazenave n'était pas en poste à la DITP. Je n'ai eu aucune relation avec Thomas Cazenave, qui était alors responsable de la chaire de transformation publique à Sciences Po. À ce titre, il a contacté un certain nombre d'acteurs pour réfléchir à l'avenir de la fonction publique. Je n'ai eu aucun intérêt ensuite, lorsqu'il y a eu d'autres cas de présomption ou de perception de potentiel conflit d'intérêts.

La règle est, qu'en cas de présomption de conflit d'intérêts, le décideur public se déporte et ne participe pas à la prise de décision. Cette règle est suivie assez rigoureusement par l'administration.

Debut de section - PermalienPhoto de Nicole Duranton

L'influence d'un cabinet de conseil peut tendre à l'hégémonie. Faudra-t-il établir en France un système de contrôle de la répartition des marchés publics de conseil, un peu sur le modèle européen de la formation des cartels économiques ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Il est important qu'il y ait une pluralité d'interventions de conseil auprès du secteur public.

Je prends l'exemple du contrat-cadre avec la DITP, construit dans cette perspective : il y a une rotation entre les titulaires et une règle d'équilibre de charge. Cela a été mis en place.

Les décideurs publics ont la capacité de choisir entre une vingtaine d'acteurs. Il ne me semble pas qu'il y ait des « situations fortes » prises entre les acteurs de ce marché.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

L'essentiel, voire la quasi-totalité, de vos marchés sont-ils réalisés via cet accord-cadre de la DITP ? Avez-vous des marchés passés directement par certaines administrations ? Quelle en est la proportion ?

Lorsque vous êtes attributaires, notamment dans le cas du marché avec la DITP, c'est une attribution au « tourniquet », c'est-à-dire chacun son tour. Dans quelle proportion avez-vous recours à la sous-traitance, ou bien êtes-vous sous-traitant vous-même dans ces marchés ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Presque la totalité de nos prestations transite à travers ces grands contrats-cadres avec la DITP, l'UGAP et la direction des achats de l'État. À ma connaissance, nous n'avons pas de contrat direct avec ces administrations.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Ces trois accords-cadres fonctionnent-ils au « tourniquet » ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Non. Le contrat avec la DITP fonctionne au « tourniquet », mais sur les autres lots et les autres appels d'offres, c'est par lot, par type de prestation sollicitée.

Concernant la sous-traitance, lorsque nous répondons aux appels d'offres, nous mettons en place des groupements pour proposer, au-delà de nos compétences internes, un réseau de sous-traitants, notamment locaux, capable d'apporter des prestations spécifiques.

Selon les appels d'offres, le montant des prestations de sous-traitance s'élève entre 5 et 10 %. C'est une part assez faible des volumes.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Vous faites appel à la sous-traitance pour environ 5 à 10 % du montant ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Exactement. C'est relativement marginal, lorsqu'en cas d'expertise spécifique, nous ne sommes pas capables de l'assurer en interne.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Êtes-vous, à l'inverse, sollicités par d'autres cabinets comme sous-traitants ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

C'est marginal. Nous le sommes très rarement.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Je rebondis sur la question de Jérôme Bascher sur votre participation à l'ouvrage L'État en mode start-up avec Thomas Cazenave. Ne l'avez-vous pas aussi connu lors de la rédaction du rapport Attali ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Je ne pense pas.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Je reviens à la crise sanitaire.

McKinsey aurait perçu 13,5 millions d'euros au titre de cette crise, essentiellement à partir de décembre 2020 pour l'organisation de la campagne vaccinale.

Quel a été le rôle exact de votre cabinet dans la définition et la conduite de la politique vaccinale ? Quelle est l'expertise de McKinsey, cabinet généraliste, sur ce sujet très spécifique ?

L'intervention de McKinsey a-t-elle permis de rattraper les retards du début de la campagne de vaccination en France ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Nous avons été sollicités fin novembre 2020 pour appuyer les équipes du ministère dans le déploiement de la campagne vaccinale contre le covid-19. Je prendrai un peu de temps pour bien expliciter notre rôle et pour illustrer les principes d'intervention que mon collègue mentionnait tout à l'heure. Je reviendrai sur le cadre et le contexte de la mobilisation, je préciserai les expertises mobilisées en complément de celles du ministère, avant d'apporter quelques précisions sur notre intervention et ce qui en était exclu.

Contractuellement, ces prestations ont été réalisées dans le cadre du marché avec la DITP. Début décembre, il a fallu très rapidement bâtir, en quelques semaines - puisque les premières injections ont eu lieu fin décembre -, un réseau de distribution de plus de 20 000 points de vente, 2 000 centres de distribution, en mesure de prendre des commandes de près de 90 000 professionnels avec des enjeux très forts de délais et de qualité de service, pour des produits dont la logistique était complexe : il y avait plusieurs circuits de distribution, plusieurs vaccins, avec pour certains des contraintes de stockage à moins 80 degrés, avec des contraintes de temps de transport maximum pour que les vaccins ne se détériorent pas. Il donc fallu bâtir, en quelques semaines, ce schéma.

Entre janvier et avril 2021, il a fallu, chaque mois, doubler le volume des injections et donc des livraisons de doses : 1,5 million en janvier, 12 millions en avril, 18 millions en juin et en juillet. Il a aussi fallu que le ministère bâtisse un système qui lui permette de coordonner, dans un laps de temps extrêmement rapproché, environ 250 000 personnes impliquées dans la campagne de vaccination.

Nous sommes très fiers d'avoir eu l'occasion de participer à cette campagne et d'aider à ce que des résultats ambitieux soient atteints. En un an, 125 millions d'injections ont été réalisées, contre une dizaine de millions d'injections pour la campagne annuelle vaccinale contre la grippe. Ce furent donc des enjeux majeurs, une mobilisation en appui et en complémentarité des ressources du ministère et du grand nombre d'acteurs mobilisés, avec des résultats tangibles.

Pour cela, nous nous sommes appuyés sur différentes expertises en termes de logistique, de campagne de vaccination, de gestion de crise et de gestion de projets de grande ampleur et d'une grande complexité. Concevoir une telle infrastructure opérationnelle dans des délais aussi courts, c'est un enjeu auquel une administration n'est confrontée que très épisodiquement - fort heureusement ! Nous, c'est une typologie de projet que nous conduisons régulièrement. Sur les six dernières années, nous sommes intervenus dans la reconfiguration d'environ 700 chaînes logistiques mondiales. Voilà l'expertise que nous avons.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Est-ce justifié par le fait qu'il y avait de nombreux lieux de distribution et beaucoup d'acteurs pour effectuer la vaccination ? C'est un choix qui a été fait. En 2009-2010, au moment de l'épisode de grippe H1-N1, les choix de distribution étaient radicalement différents et entièrement gérés par l'administration, avec des « vaccinodromes ».

Avez-vous, par votre expertise, par des éléments proposés à l'administration, participé à la décision de ne pas reproduire ce schéma de vaccinodromes pour un choix de diffusion beaucoup plus complexe à gérer ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Pour être clair, nous n'avons pas eu de rôle dans la définition de la stratégie vaccinale en tant que telle. Notre rôle était dans l'opérationnalisation des choix logistiques.

Debut de section - Permalien
Thomas London

Oui, dans l'opérationnalisation des décisions et des actions qui ont suivi ces choix. Les choix tels que qui vacciner, dans quel ordre, quel vaccin utiliser, quels devaient être les lieux de vaccination, quels effectifs devaient être mobilisés, le passe vaccinal, les actions de communication, étaient exclus de notre périmètre d'intervention. C'est important de le préciser.

Concrètement, nous avons appuyé la task force interministérielle sur trois volets : d'abord, le cadrage opérationnel et la mise à l'échelle des flux logistiques. Nous avons apporté un appui à la mise en oeuvre de pilotes, puis de tests à l'échelle de différents schémas logistiques. Nous avons ensuite construit des outils de pilotage qui permettent un ajustement continu, de manière à s'assurer que la qualité de service soit au rendez-vous et qu'elle suive l'évolution de la campagne. Par exemple, avant l'été, il nous a fallu anticiper les déplacements de population durant les vacances pour nous assurer que les vaccins seraient là où se trouve la demande durant l'été. Nous avons donc eu, tout au long de la campagne, des sujets très opérationnels à gérer.

Après cet appui pour le pilotage des flux, nous nous sommes mobilisés pour accompagner les processus et les outils de coordination de la campagne. Nous avons défini les rôles et les responsabilités pour que les centaines d'actions qui devaient être menées en parallèle soient instruites comme il se devait. Puis nous avons mis en place le processus de suivi pour identifier très tôt où il y avait éventuellement des déviations et des mesures correctives à apporter.

Enfin, nous avons fait du benchmarking et avons réalisé une cartographie et un suivi en continu de l'avancement des campagnes de vaccination dans d'autres pays, à la fois pour éclairer les choix pris et pour comparer l'avancement de la campagne française à la situation internationale.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

En janvier 2021, vous avez eu aussi une mission pour la mise en place d'une « tour de contrôle stratégique » auprès de Santé publique France, pour 605 000 euros. Selon les informations recueillies, vous avez participé à l'animation et à la mise en place de « briefs quotidiens transverses internes » à Santé publique France, deux fois par jour, à 9 heures et à 15 heures. En quoi consistait concrètement cette mission ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Dès les premières semaines de la campagne, il est apparu que Santé publique France avait un rôle absolument central et qu'un grand nombre des actions étaient sous sa responsabilité, avec des délais à mesurer en heures plutôt qu'en jours ou semaines, dans un contexte de tensions fortes sur les ressources, en raison de la grande quantité d'activités à gérer en parallèle.

C'est le ministère qui nous a demandé cet appui complémentaire auprès de Santé publique France - je pense que Mme Chêne vous l'a précisé lors de son audition - pour appuyer ces travaux de coordination extraordinairement intenses. J'insiste sur le côté exceptionnel de la situation : il s'agissait de conduire des « revues d'anticipation », plusieurs fois par semaine, pour anticiper les sujets pouvant engendrer des risques opérationnels sur les activités de Santé publique France.

Quelques exemples : comment assure-t-on l'anticipation de la montée des cadences de livraison sur les capacités de stockage à moins 80 ou à moins 20 degrés, la capacité de transport et la nature des transports nécessaires, la capacité des établissements pivots qui ont joué un rôle clé dans un certain nombre de flux logistiques...

À chaque fois qu'une décision était prise au niveau ministériel, il fallait prendre en compte toutes les implications potentielles pouvant poser des difficultés.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Cette « tour de contrôle » était en fait une déclinaison des questions logistiques que vous aviez en mission préalablement ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

La « tour de contrôle » mise en place au sein de Santé publique France avait pour but de suivre et d'aiguiller tous les aspects logistiques. C'était quelque chose de très opérationnel, pour coordonner l'ensemble des actions en cours. Au fond, on parle d'une fonction de gestion de projets.

Par exemple, cette « tour de contrôle » permettait de s'assurer que tous les problèmes étaient anticipés et que tous les aléas qui se produiraient étaient gérés dans des délais permettant d'assurer la bonne qualité de service. Sur les flux amont, pour l'approvisionnement des dispositifs médicaux, il fallait pouvoir réagir si un avion était bloqué ou si un fournisseur avait un retard de livraison. Nous anticipions comment gérer cette situation. Dans les flux aval, c'était savoir comment traiter les aléas dans les livraisons, les exclusions de température...

Cette « tour de contrôle » était là pour s'assurer de la coordination et de la gestion, dans des délais extrêmement courts, avec des enjeux de qualité de service important, pour que le résultat soit au rendez-vous.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

À côté de cette mission, il semble qu'un de vos collaborateurs a été mis à disposition de Santé publique France et du ministère de la Santé afin, je cite, « d'assurer la coordination opérationnelle sur le volet logistique-approvisionnement-distribution des vaccins », qui semble être le sujet de cette « tour de contrôle ». Cette personne, qualifiée d'« agent de liaison », a fait l'objet d'une facturation de 170 000 euros. Comment cela s'articule-t-il avec le marché précédent ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

L'articulation s'est réalisée dans le temps.

Dans un premier temps, le ministère nous a demandé de venir appuyer cette coordination extraordinairement intense à partir de la mi-décembre. C'est cette fonction-là qui a été qualifiée d'« agent de liaison », pour s'assurer de l'anticipation et de la coordination d'actions prises au sein du ministère, des autorités régionales de santé (ARS) et de Santé publique France.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Ne pensez-vous pas que des hauts fonctionnaires pourraient remplir cette mission d'agent de liaison ? Cela semble assez étonnant de faire appel à un cabinet de conseil pour faire la liaison entre deux structures...

Debut de section - Permalien
Thomas London

Je ne m'attarderai pas sur le terme d'« agent de liaison », qui peut interroger. Mais il était nécessaire de coordonner finement, à l'heure près, et en parallèle, toute une série d'activités très complexes, dans un contexte de tension sur les ressources, pour une bonne qualité de service.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

La réponse est oui ; mais il faut se rappeler le contexte. Nous avons été appelés tout début décembre, et il fallait réagir très vite. Nous avons fait ce rôle de manière temporaire. Ensuite, notre rôle a été de faire monter une équipe dédiée qui a repris l'ensemble de ces tâches, et nous nous sommes désengagés.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Et si malheureusement la crise s'amplifie - ce que nous n'espérons pas - il n'y aurait toujours pas de personnel au sein de l'administration pour assumer ces missions ? C'est une grande question...

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Nous avons mobilisé, pendant les vacances de Noël, une équipe d'une vingtaine de personnes pour permettre le lancement de la vaccination.

Ensuite, et je l'ai dit dans mon propos liminaire, ce n'est pas notre rôle d'exercer durablement ces missions. Notre rôle, c'était de construire une équipe qui puisse ensuite opérer dans la durée. Oui, le ministère de la santé doit déployer des équipes pour faire face à cela.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Si j'ai bien compris, la première mission était une préfiguration, qui s'est avérée insuffisante en dimensionnement. Du coup, vous avez enchaîné avec quelque chose d'un peu plus robuste : « la tour de contrôle ».

Comment cela est-il compatible avec le système de « tourniquet », puisque vous réalisez successivement deux missions ? J'avais compris qu'il y avait une rotation entre les prestataires de l'accord-cadre...

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Dans le principe du « tourniquet », lorsqu'il y a une continuité de projet, le cabinet demeure, pour éviter toute rupture de charge vis-à-vis de l'administration. Il aurait été inexplicable de faire une transition au milieu de la crise.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Cela peut s'entendre, mais le « tourniquet » semble être à géométrie variable...

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Non, c'est prévu dans le cahier des charges. Lorsque le principe de continuité justifie le maintien du titulaire, il demeure.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Vos consultants ont-ils eu physiquement accès à la cellule interministérielle de crise ? Si oui, à quelles procédures de sécurité et de vérification ont-ils été soumis au préalable ?

D'après les informations que nous avons recueillies, vous auriez par exemple appuyé la task force dans la synthèse et la préparation des réunions ou de « comités clés ».

Debut de section - Permalien
Thomas London

Le travail de l'équipe s'est fait au sein du Centre de ressources documentaires ministériel (CRDM) où est basée la task force interministérielle de gestion de la crise. Notre équipe a donc eu accès aux salles de réunion du CRDM.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Donc oui, vous avez eu accès à cette cellule. Y avait-il des procédures particulières de sécurité ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Chacun des consultants mobilisés a rempli une déclaration d'intérêts préalablement aux travaux ; l'accès au CRDM est protégé par des badges. Nos consultants ont eu accès à des badges, au même titre que les agents qui y travaillent.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Nous avons toujours travaillé au CRDM qui est situé au ministère de la santé. Nous n'avons jamais accédé à d'autres centres de crise situés ailleurs.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Non, jamais.

Notre rôle a été uniquement d'aider la task force du ministère de la santé. Nos équipes étaient installées là-bas et travaillaient avec un badge en respectant les consignes de sécurité applicables à l'ensemble des salariés.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Travaillez-vous toujours sur des missions liées à la crise sanitaire ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Fin décembre, le ministère nous a sollicités pour apporter un appui ponctuel à la task force sur la campagne de rappel vaccinal dans le contexte de rebond de l'épidémie.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Les missions d'agent de liaison sont donc terminées ? C'est un fonctionnaire qui a repris le flambeau ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Oui. Je précise que nous avons toujours eu le souci de développer les compétences des équipes, et de transférer nos outils et modèles aux équipes de la task force et aux agents publics.

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Sautarel

Vous nous avez expliqué que le secteur public représentait 5 % de votre activité et que vous pratiquiez des prix inférieurs à ceux que vous pratiquez dans le secteur privé. Vous avez indiqué que vos interventions pro bono étaient conformes aux missions sociétales poursuivies par votre société, et vous avez cité quelques exemples, comme les Jeux Olympiques. Or il me semble qu'une telle mission pourrait représenter un marché important. Pourtant vous avez aussi dit que vous ne meniez pas de mission marchande après des interventions pro bono.

Je m'interroge donc sur votre modèle économique : pourquoi engager des moyens dans des missions pour le service public à un prix inférieur à vos autres interventions ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Notre mission relative aux Jeux Olympiques était en amont, au moment du dépôt de la candidature de la France. Nous n'avons pas eu de mission payante par la suite.

Le secteur public nous semble important pour notre économie, et il nous paraît pertinent d'accompagner les responsables publics dans la mise en oeuvre de programmes majeurs pour le bien-être collectif, à l'image de la vaccination par exemple. Nous avons volontairement accepté d'appliquer des tarifs moindres pour pouvoir y opérer. Cela dit, plusieurs cabinets de conseil font le choix de ne pas intervenir dans ce secteur. Il est donc important pour le secteur public de créer les conditions pour lui permettre d'avoir des partenaires fiables dans la durée, dans des conditions économiques viables.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Burgoa

Comment contrôlez-vous que vos salariés n'ont pas de conflits d'intérêts entre leurs activités professionnelles et extra-professionnelles, associatives ou politiques ? Avez-vous une preuve écrite de ce contrôle ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Nos salariés signent un code de conduite, qui contient certains engagements. Dans la perspective de la campagne présidentielle, nous avons ainsi réaffirmé les principes très clairs qui encadrent les conditions de participation à une campagne électorale.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Avez-vous les moyens de suivre le temps de présence de vos salariés, et de vous assurer qu'ils consacrent bien leur temps de travail à leur mission et non à d'autres activités ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Nous avons un système de suivi, de staffing pour suivre l'activité de nos consultants. Lorsqu'un consultant participe à une mission, cette information figure dans nos bases et nous pouvons reconstituer son activité.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Évidemment, on ne s'attend pas à ce que fassiez pointer vos consultants ! Vous nous dites que vous pouvez vérifier qu'ils accomplissent bien leurs missions en comparant les objectifs qui leur sont assignés et les produits rendus ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Oui. Je sais si un consultant est affecté à une tâche, mais il est certain que si la personne utilise son téléphone personnel pour des activités personnelles ou autres, je ne peux pas le tracer, et ce ne serait d'ailleurs pas souhaitable.

Debut de section - PermalienPhoto de Patrice Joly

Thomas London a été membre du Comité Action Publique 2022, dont il semble, si l'on en croit ses préconisations, qu'il avait une vision essentiellement budgétaire des missions du service public.

Comment estimez-vous que votre cabinet se situe sur le plan idéologique ou philosophique ? Certains membres du cabinet ont des liens avec certains think tanks, comme l'Institut Montaigne par exemple.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Votre question concerne notre neutralité et l'idéologie implicite qui peut se trouver véhiculée dans nos propositions. C'est une question fondamentale. Nous sommes très sensibles à cet aspect et suivons avec attention les travaux des sociologues sur la réforme de l'État ou le new policy management.

Nous ne considérons pas que le secteur public s'apparente à une entreprise privée. Nous ne croyons pas que nous puissions transposer telles quelles toutes les solutions applicables dans le privé, même si certains processus métiers peuvent être sources d'inspiration pour les décideurs publics : par exemple, dans le traitement des dossiers, il faut toujours s'assurer de la complétude des dossiers lors des différentes étapes.

On ne peut pas non plus transposer mécaniquement des solutions en cours à l'étranger : il faut tenir compte de l'histoire et du contexte de chaque pays. C'est pourquoi notre cabinet s'est implanté à Paris, pour travailler auprès de ses clients. Mais, là encore, les problématiques rencontrées étant proches, c'est une richesse de pouvoir proposer aux responsables opérationnels publics des solutions inspirées de celles retenues ailleurs, en les adaptant au contexte politique, institutionnel et social français.

Nous n'envisageons pas l'activité publique sous le prisme uniquement budgétaire : pour nous, sa finalité est d'améliorer le bien-être des citoyens. Dès lors, s'agissant du coût, l'essentiel est d'analyser le rendement économique et social de chaque euro investi.

Une autre critique qui nous est souvent faite est que nous aurions le culte des indicateurs. Notre rôle n'est pas de prendre des postures, mais d'apporter des analyses factuelles pour éclairer la prise de décision. En amont, nous essayons d'évaluer les différents scénarios ; en aval, nous cherchons à construire les indicateurs permettant de mesurer l'expérience client et l'efficacité des politiques, afin de faciliter leur pilotage par les responsables publics.

Debut de section - Permalien
Thomas London

Sur la CAP 2022, j'ai répondu à titre personnel à une sollicitation de l'exécutif. Il s'agissait d'un travail collectif qui a mobilisé une quarantaine d'experts. J'ai contribué aux travaux sur la santé.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Pourriez-vous nous préciser dans quel cadre vous avez effectué cette intervention ? Était-ce un marché public ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Non, c'était une sollicitation de l'exécutif...

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

C'était donc une prestation gratuite et bénévole ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Oui, à titre personnel, pour participer à une réflexion collective sur la santé aux côtés de fonctionnaires, de professionnels de santé, de responsables associatifs, etc.

Il s'agissait de faire des propositions qui ne visaient pas seulement à améliorer l'efficience économique, mais aussi à améliorer les conditions d'accès et de prise en charge des patients, d'amélioration des conditions d'exercice des médecins et d'efficacité de la dépense.

Debut de section - PermalienPhoto de Nathalie Goulet

Avez-vous un registre recensant les interventions extra-professionnelles de vos collaborateurs ? Cela permettrait de contrôler les conflits d'intérêts.

Pourriez-vous nous fournir un récapitulatif de vos interventions dans le temps durant la crise sanitaire, sous forme d'un schéma ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Nous vous fournirons un récapitulatif.

Sur le premier point, la loi ne m'autorise pas à demander, en tant qu'employeur, à mes salariés s'ils ont des activités politiques, syndicales ou associatives.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Pourriez-vous nous indiquer le montant de la mission que vous avez effectuée en décembre concernant la campagne de rappel vaccinal ?

Monsieur Tadjeddine, confirmez-vous avoir utilisé votre messagerie professionnelle pour échanger avec l'équipe de campagne de M. Macron en 2017 ? Cela ne semble pas conforme aux règles que vous nous avez présentées.

En 2019, McKinsey a obtenu une mission d'appui à la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV) pour la préparation d'une potentielle réforme des retraites, pour un montant de près de 920 000 euros. Quel était l'objet de cette mission ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Concernant la mission d'appui à la campagne de rappel, nous vous fournirons les éléments par écrit.

En ce qui concerne la mission d'accompagnement de la CNAV, il s'agissait de réfléchir aux axes d'évolution de l'organisme dans la perspective de la réforme des retraites, mais aussi de l'aider, d'une manière plus générale, à améliorer ses processus et son fonctionnement.

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

L'utilisation de l'adresse électronique de l'entreprise était une erreur. Je le reconnais, cela a donné lieu à une suite en interne.

Debut de section - PermalienPhoto de Franck Montaugé

Il a pu arriver, dans une période récente, que des conseillers de cabinets ministériels, anciens consultants de McKinsey France, contribuent à la définition et à la mise en oeuvre de politiques de santé publique sur lesquelles vous aviez effectué des missions dans le cadre de marchés publics. Cette situation est-elle de nature à permettre la mise en oeuvre de politiques plus efficaces pour les citoyens ?

Debut de section - PermalienPhoto de Valérie Boyer

Quels liens avez-vous eus avec les agences régionales de santé (ARS) au cours de vos différentes activités ? En quoi les missions que vous avez remplies n'auraient-elles pas pu l'être par l'administration ?

Debut de section - PermalienPhoto de Christine Lavarde

Monsieur London, pourquoi ne figurez-vous pas sur l'organigramme des membres de CAP 2022 ? J'y participais moi-même, mais ne me souviens pas de vous. À quel titre avez-vous participé ? Seuls les membres désignés menaient des auditions et pouvaient participer aux travaux d'écriture des rapports, même si ces derniers nous ont largement échappé... Est-ce à dire que vous avez pris la plume pour faire notre travail ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

Monsieur Montaugé, l'information, qui est apparue lors d'une audition de votre commission, selon laquelle un collaborateur de McKinsey aurait d'abord exercé des missions pour nous avant de rejoindre le cabinet du ministère la santé, est fausse : la personne a d'abord travaillé au ministère, puis nous a rejoints, entre 2011 et 2020. Il n'y a donc pas eu d'aller-retour.

Sur les ARS, nous n'avons jamais eu l'occasion de travailler directement avec ces agences. Il est vrai que celles-ci jouent un rôle central dans la campagne de vaccination. Une part importante de notre travail au sein de la task force a consisté à aider et à structurer les liens avec les ARS.

Je ne figure pas dans l'organigramme inaugural de CAP 2022, car je n'ai pas été sollicité immédiatement : j'ai été mobilisé par l'exécutif deux ou trois semaines après sa constitution, en qualité d'expert ; j'ai participé au rapport et mon expérience rejoint la vôtre à cet égard...

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Les données ou la connaissance que vous accumulez lors de vos travaux au profit du secteur public sont-elles mobilisées pour d'autres prestations dans le cadre de benchmarks ? Les données de vos clients sont-elles détruites à l'issue de vos prestations ou seulement « anonymisées », pour nourrir d'autres travaux ?

La direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques (Drees) vous a par exemple commandé en janvier 2021 une étude d'environ 500 000 euros sur l'utilisation des données dans la gestion de la crise sanitaire, en lien avec la stratégie nationale de santé 2018-2022. Quel a été le traitement de ces données sensibles ?

La société McKinsey France est-elle soumise au Cloud Act américain, qui donne au juge américain la possibilité d'accéder à l'ensemble de vos données ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

L'utilisation des données est au coeur de la relation de confiance que nous entretenons avec nos clients. Si ceux-ci avaient le moindre doute sur l'usage que nous faisons de leurs données, nous n'aurions plus de clients ! Nous n'utilisons pas les données confidentielles pour réaliser des benchmarks, ni même pour des travaux de synthèse.

Je comprends vos inquiétudes selon lesquelles nos données pourraient être « siphonnées » par le biais du Cloud Act ou du Patriot Act américain. Mais, comme Guillaume Poupard l'a expliqué devant vous, le Cloud Act n'a pas été conçu pour des sociétés comme la nôtre, mais pour des sociétés qui gèrent des données dans le domaine du cloud.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Cela signifie que la loi américaine ne permet pas au juge américain de vous solliciter ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

En effet. La loi lui donne uniquement compétence pour des opérateurs du cloud, du stockage ou de l'hébergement de données.

Deux questions sont plus complexes. Concrètement, comment faire pour assurer la confidentialité des données ? Nous avons mis en place des principes de ségrégation des documents. Nous travaillons sur une technologie appelée Box où sont stockées les données. Il y a un nombre limité de personnes qui peuvent avoir accès à ces données et donc à ces espaces de stockage interne. Seule l'équipe habilitée, dont la liste est validée en début de projet par le commanditaire, peut avoir accès à ces données. Nous pouvons suivre et tracer qui y a accès ou non.

Les règles de stockage varient selon les contrats-cadres. Dans certains contrats, on nous demande de détruire l'ensemble des données au bout de deux, trois ou cinq ans. Dans d'autres cas, on nous demande parfois de conserver une copie des livrables. C'est ce qui est mis en place à travers ces boites dans lesquelles l'ensemble des données liées à un projet sont traitées. Aucune autre personne que celles qui sont habilitées n'a accès à ces données.

Pour nous prémunir contre un risque éventuel de piratage ou de cyberattaque, nous essayons de mettre en place les meilleures pratiques possibles de protection de nos données. Par exemple, nous recourons, dans les technologies que nous utilisons comme Box ou Zoom, un double système d'encryptage : en plus de celui qui est proposé, nous avons rajouté notre propre système, uniquement réservé à nos clients et à nous.

Nous faisons aussi appel régulièrement à des audits externes pour nous assurer que nous avons le meilleur standard. Certes, le risque zéro n'existe pas, mais nous faisons en sorte de proposer à nos clients les meilleures solutions.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Je ne vous interrogeais pas sur la cybersécurité, surtout que vous devez donner des conseils en cette matière...

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Pas moi !

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Des cabinets de conseil le font. On peut espérer que vous soyez particulièrement pointus sur le sujet.

Je voudrais revenir sur la notion de confiance. Les administrations ont aussi évoqué cet aspect. Je le comprends comme une relation dans la durée : s'il y a un mauvais usage de la donnée, cela finit par se savoir. En plus, les choses sont écrites dans les marchés qui sont passés, avec des obligations.

Tout cela a du sens s'il y a un contrôle du client sur le devenir de ces données. Concrètement, comment l'administration qui vous a confié des données peut-elle vérifier que tout ce que vous venez de nous décrire est effectivement mis en oeuvre ? N'est-elle pas obligée de vous croire sur parole ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Il faut distinguer les différents types de données. Je ne suis pas en charge de cela pour notre cabinet, or ce sont ces questions complexes, tant d'un point de vue technique que juridique.

Je vous donne ma perception en tant que responsable du pôle « secteur public ».

Il y a trois types de données. D'abord, nous ne souhaitons pas traiter les données de nature personnelle. Elles font l'objet d'un encadrement très spécifique. Ce n'est pas notre métier de les traiter.

Ensuite, il y a des données extrêmement sensibles : nous ne souhaitons pas les héberger sur notre système. Nous demandons donc à travailler sur les ordinateurs du client pour que les données restent hébergées chez lui.

Enfin, il y a les données auxquelles nous avons accès dans le cadre du projet et des différents contrats-cadres : nous devons les traiter comme des données confidentielles. Au début du projet, nous expliquons au client les règles que je viens de vous décrire sur l'usage de Box. Nous définissons avec lui quelles personnes ont accès à ces boîtes, et nous précisons les conditions d'utilisation et de destruction des données. S'il le souhaite, nous pouvons proposer des audits pour qu'il puisse vérifier que les règles ont été bien mises en place.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Les données utiles pour la gestion de la crise sanitaire ont-elles été détruites ?

Debut de section - Permalien
Thomas London

En l'occurence, il ne s'agissait pas pour nous de récolter ces données, mais de comprendre auprès des acteurs quelles étaient les données à leur disposition et pour quels usages.

Nous n'avons pas eu accès à ces données. C'était un travail sur l'usage qui en a été fait par les acteurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Pour rire - ou pas -, pourquoi êtes-vous surnommés « la Firme » ?

Debut de section - Permalien
Karim Tadjeddine, directeur associé de McKinsey

Les débats aujourd'hui montrent que nous avons besoin d'être beaucoup plus pédagogiques et de mieux expliquer les prestations que nous faisons - ou pas - auprès des acteurs publics, très concrètement, pour que nous ne soyons plus appelés « la Firme ».

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Je vous remercie. Nous attendons les compléments sur les demandes écrites que nous vous avons formulées.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Nous poursuivons nos travaux avec l'audition conjointe de Mme Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I, M. Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS, et M. Fabien Gélédan, directeur des programmes « Management de l'innovation » à l'École polytechnique.

Mme Julie Gervais étant installée au Royaume-Uni, elle intervient par visioconférence.

Notre commission d'enquête a entrepris de cartographier l'action des cabinets de conseil dans la sphère publique, en dégageant à la fois des éléments chiffrés et des pistes de réflexion quant aux causes, à la signification et aux conséquences de cet interventionnisme croissant.

Nous souhaitions vous entendre car vos travaux vous ont conduits, à divers titres, à vous intéresser à cette thématique.

Madame Gervais, vos travaux ont porté sur la sociologie des grands corps de l'État et leurs réseaux : dans un article de 2012, vous évoquez notamment les « sommets très privés de l'État ».

Monsieur Belorgey, vous avez travaillé sur l'intervention des cabinets privés dans le monde de l'hôpital public, allant jusqu'à parler de « consultocratie hospitalière ».

Enfin, monsieur Gélédan, après une expérience de consultant et de chef de projet à la Direction générale de la modernisation de l'État (DGME), vous avez embrassé une carrière de chercheur, vous intéressant notamment aux évolutions du management et à la haute administration.

Nous espérons que vos points de vue se compléteront au mieux pour éclairer notre réflexion.

Cette audition est ouverte au public et à la presse. Elle est retransmise en direct sur le site Internet du Sénat. En raison du contexte sanitaire, nos collègues peuvent également intervenir par visioconférence.

Comme pour toutes les personnes auditionnées, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible de sanctions pénales, qui peuvent aller, selon les circonstances, de 3 à 7 ans d'emprisonnement et de 45 000 à 100 000 euros d'amende.

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Julie Gervais et M. Fabien Gélédan et M. Nicolas Belorgey prêtent serment.

Debut de section - Permalien
Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I

Mes premiers travaux ont porté sur la haute fonction publique et notamment sur la formation initiale dans les grands corps, à partir du cas du corps des Ponts. Je montre notamment que ce sont des dispositifs à l'articulation entre l'État et le monde des affaires. C'est de là qu'est parti mon intérêt pour les consultants.

Au début des années 2000, on parlait encore, à l'exemple de Michel Crozier, de la résistance au changement des hauts fonctionnaires, de l'« énarchie » contre la « consultocratie » pour reprendre les termes de Denis Saint-Martin. L'idée est celle d'une exception française avec des grands corps qui retarderaient la managérialisation des politiques publiques.

Or mes observations indiquaient que non seulement les choses changeaient mais qu'en outre il n'était pas pertinent d'opposer frontalement les hauts fonctionnaires et les consultants. Les frontières n'étaient pas étanches.

Deux pistes me le laissaient penser. En schématisant, il y a d'une part la managérialisation des formations dans les grandes écoles et d'autre part, la circulation d'agents entre les sphères publiques et privées. Ces deux éléments témoignent d'imbrications plutôt que d'oppositions radicales.

Je me suis intéressée au rôle d'entremetteur joué par certains passeurs, des personnes positionnées à l'articulation des sphères publiques et privées, qui contribuent à la porosité des frontières. En tant qu'observatrice, j'ai intégré des lieux de sociabilité qui agissent comme des relais entre les consultants, des personnalités politiques et de très hauts fonctionnaires.

En ce qui concerne la consultocratie, du côté des grands cabinets de conseil, c'est dans les années 90 que l'on voit s'ouvrir des directions dévolues au secteur public. C'est un secteur florissant. La réforme de l'État est un processus permanent comme l'exprime mon collègue Jean-Michel Eymeri-Douzans. L'apport des contrats avec le public est limité en termes de chiffre d'affaires, cependant le secteur public est considéré comme un relais de croissance. Il s'agit d'une bonne carte de visite, c'est une garantie de sérieux et de fiabilité.

C'est dans les années 2000 que la production d'expertise sur l'administration va s'ouvre réellement au secteur privé. On observe alors une nette accélération du recours aux cabinets dans l'administration en France. Ils entrent par la voie des audits de modernisation et élargissent ensuite leur champ d'action avec la révision générale des politiques publiques (RGPP). Il y a des variations intéressantes entre la RGPP, la modernisation de l'action publique (MAP) et la direction interministérielle de la transformation publique (DITP). Pour documenter précisément l'évolution de ces politiques, il faudrait qu'il y ait moins d'opacité sur le budget consacré au conseil et sur le contenu même de ces prestations.

La RGPP a certes offert des opportunités aux cabinets : elle leur a ouvert un accès à l'État. Il ne faudrait cependant pas laisser croire que les consultants auraient assiégé l'État face à des hauts fonctionnaires rétifs. En réalité, un tournant s'est opéré bien avant : les conditions de possibilité de cette accélération sont à chercher dans la généralisation d'un esprit gestionnaire au sein de l'État dès les années 70, mais aussi dans le rôle qu'a joué l'élite dirigeante au sein du ministère de l'économie, des finances et du budget. Autrement dit, les cabinets de conseil n'ont pas introduit le nouveau management public au sein de l'État.

L'essentiel n'est pas de souligner la diffusion de catégories issues du secteur privé, car il ne s'agit pas seulement de considérations gestionnaires. Cela relève d'un système collusif, pour reprendre les termes de Pierre France et Antoine Gaucher. C'est la question de la circulation des élites, du rôle du pantouflage et des privatisations qui ont préparé le terrain. Cela ne concerne pas tous les hauts fonctionnaires, mais ceux qui constituent la noblesse managériale public-privé.

Cela se fait par le recrutement de consultants dans des cabinets ministériels, par leur rôle de conseiller des décideurs, par le fait que des fonctionnaires du Conseil d'État comme Édouard Philippe deviennent des lobbyistes ou que des inspecteurs des finances travaillent chez Rotschild.

Ce qui est en jeu, ce n'est donc pas tant une opposition privé-public ou État-marché que l'existence d'un État managérialisé porté par certains très hauts fonctionnaires qui entretiennent des relations d'affinité avec des acteurs privés, et qui partagent la même vision des services publics.

Le rôle des consultants est essentiel dans la diffusion du nouveau management public, parce qu'ils ont pu trouver des oreilles bienveillantes auprès de cette noblesse managériale, responsables politiques compris.

Comment définir les relations entre haute administration et cabinets de conseil ? Est-ce qu'il y a un tropisme en faveur de ces cabinets ? Est-ce qu'il y a une rivalité entre hauts fonctionnaires et consultants ?

Il n'y a pas une haute fonction publique qui partagerait une position unanime. Il faudrait pouvoir examiner la situation au sein de chaque grand corps. Ainsi, j'ai pu constater que celui des Ponts était tiraillé entre devoirs publics et désirs privés. Pour simplifier, on peut mettre en avant deux types d'attitudes des hauts fonctionnaires vis-à-vis du monde du conseil : ceux qui s'en accommodent et y recourent volontiers et ceux qui perçoivent les consultants comme des rivaux. Ce qui m'interroge, c'est que ces deux attitudes apparaissent en opposition mais viennent toutes deux mettre en péril l'expertise interne de l'État.

Avec les hauts fonctionnaires qui voient une valeur ajoutée au recours au conseil, il y a un risque, voire un objectif assumé de déperdition de certaines compétences en interne, dans une logique visant à recentrer l'État sur son coeur de métier et à réduire son périmètre. C'est cependant parfois le coeur de métier lui-même qui est concerné, comme lorsque la rédaction d'un texte réglementaire est confiée à Capgemini.

De l'autre côté, il existe une rivalité qui n'est pas dénuée d'une forme de fascination. Des hauts fonctionnaires vont emprunter aux consultants leurs méthodes, leurs thèmes et leurs approches. Cela est encore relativement limité, on ne trouve pas trop d'executive summaries (résumés opérationnels) dans les rapports d'inspection, qui conservent une forme très littéraire : il y a moins de tableaux ou d'outillage que dans des documents de consultants. Le tropisme est cependant bien présent. Les magistrats de la Cour des Comptes que j'ai pu interroger évoquent le recours direct à des cabinets de conseil en interne. Ils sont par exemple accompagnés par BearingPoint dans la réforme des juridictions financières.

Cela passe également par la duplication des préconisations des cabinets de conseil : nécessité du benchmarking, évaluation à 360°, etc. Plus généralement, cela passe par l'évolution de l'orientation des rapports de la Cour des Comptes : Thomas Lépinay montre dans sa thèse que les rapports, d'abord focalisés sur des questions de régularité, ont évolué vers des enjeux d'efficacité, d'organisation voire sur les politiques publiques elles-mêmes. C'est toute la thématique du transfert de compétence : apprendre à faire comme les consultants.

D'une part, cette relation ne semble pas fonctionner - je renvoie là au problème de la mémoire de l'administration et de la circulation de l'information en son sein. D'autre part, vouloir affranchir les fonctionnaires et leur donner les moyens de l'autonomie en organisant leur dépendance avec cette forme de transitoire pérennisé est un calcul risqué. Il n'y aurait alors rien de surprenant à ce que certains politiques finissent par préférer l'original à la copie.

Debut de section - Permalien
Fabien Gélédan, directeur des programmes « Management de l'innovation » à l'École polytechnique

Je me suis intéressé aux consultants non pas parce qu'ils m'intéressaient en tant que tel, mais parce que, dans le cadre d'une thèse, j'ai été en immersion à la DGME de 2009 à 2014. J'ai croisé beaucoup de consultants à ce moment-là, étant moi-même un ancien consultant embauché pour travailler sur des questions de simplifications administratives.

À mon arrivée en 2009, les audits de la première vague de la RGPP étaient terminés et ceux de la deuxième vague commençaient tout juste. Connaissant mal le secteur public, j'ai néanmoins trouvé mes marques assez facilement car les consultants représentaient plus de la moitié des effectifs, beaucoup plus si l'on ne tenait pas compte des supérieurs hiérarchiques et les services purement administratifs. La DGME venait d'être réorganisée et « restaffée » avec l'idée qu'il fallait des consultants pour piloter des consultants. Il fallait « unir le meilleur du public avec le meilleur du privé ». C'est à cette époque que le cabinet Mars & Co avait été missionné pour noter les ministres en fonction d'un certain nombre d'indicateurs composites. Cela faisait partie de la politique de rupture qui allait avec la RGPP, et la DGME était portée par ce vent.

C'est donc en faisant une sorte d'ethnographie de la modernisation de l'État que je me suis intéressé aux consultants.

Peut-on parler de consultocratie ? Je me suis permis de répondre par la négative pour ce qui concerne la RGPP. C'est un moment ou beaucoup de consultants sont arrivés dans l'État et ont contribué à diffuser des nouvelles méthodes. J'ai appelé ce phénomène « introduction sous contrainte », notamment pour les méthodologies de management. Pendant la RGPP, il y avait un système de gouvernement global de la réforme qui remontait directement à l'Élysée et à Matignon.

Cette gestion à très haut niveau était combinée à un système de feux. Si vos mesures avançaient, elles recevaient un feu vert ; si elles n'avançaient pas conformément à ce que la DGME considérait comme un progrès normal, elles étaient affectées d'un feu orange, voire rouge. Au début, les ministres étaient convoqués régulièrement et se faisaient réprimander s'ils avaient trop de feux rouges ou orange. Ils détestaient cela.

Nous nous rendions donc auprès des administrations pour leur dire que certains feux orange pourraient être levés si elles introduisaient un peu de lean management, et s'il était possible de commencer une expérimentation chez elles. Nous arrivions avec des méthodes que nous introduisions dans les administrations. Au début, elles les recevaient avec méfiance. Des secrétariats généraux nous ont dit que c'était américain, puis que c'était japonais - le lean est inspiré de la méthode Toyota et certains mots comme le kaizen renvoient à des concepts japonais. Finalement, on a tout voulu mettre à la sauce lean : les préfectures, la police des frontières, les tribunaux, etc.

Cet exemple du lean montre bien comment se fait cet export sous contrainte, et comment arrive cette sorte d'accoutumance aux consultants et à ces méthodes : elles permettent notamment d'afficher des résultats chiffrés. Très souvent, les consultants obtiennent ce qu'ils appellent des « victoires rapides », les quick wins, qui vont permettre de prouver très vite la légitimité de leur action. C'est quelque chose de très puissant : là où il n'y avait pas de résultats depuis des années, vous vous retrouvez très vite avec 50 % d'amélioration dans le délai de traitement de tel ou tel type de dossier. Cela permet à l'administration de rendre des comptes de manière positive et aux consultants de s'installer comme ceux qui maîtrisent ces moyens d'améliorer très rapidement les choses.

Il est très compliqué de parler de consultocratie, car les consultants ne définissent pas les politiques publiques. Cependant, ils ont joué un rôle central lors de la RGPP, en lien avec la DGME, grâce aux marchés à bon de commande qui permettaient d'y recourir de manière systématique et grâce aux mécanismes de gouvernement global de la réforme.

Cependant, même avec la RGPP, il ne faut pas perdre de vue la forte diversité parmi les consultants. On ne peut pas parler des consultants de McKinsey comme de ceux de BearingPoint, ils ne font pas forcément la même chose et même chez McKinsey, tout le monde ne fait pas de la stratégie.

Les gros bataillons de consultants ont des profils plutôt junior ; ils sont affectés à d'importantes opérations de fusion, de réorganisation, qui ont été décidées au-dessus de leur niveau. Ils ne décident ni de l'orientation ni de la manière dont sont conduites les opérations. Il y a en revanche des individus qui peuvent parler à l'oreille des dirigeants, mais ils sont assez peu nombreux, et je ne suis pas sûr qu'ils n'étaient pas déjà là avant.

Un moyen d'objectiver mes propos serait d'évaluer le taux journalier moyen (TJM) des consultants - je n'ai pas les chiffres car ils sont très difficiles à trouver. Je pense que le TJM moyen a baissé, alors que le nombre de jours de conseil est plutôt en augmentation. Cela signifierait que de gros bataillons de consultants plus junior sont affectés à des tâches d'exécution.

Les cabinets ont-ils participé à la définition en France du Nouveau Management Public (NMP) ? Je ne sais pas très bien ce qu'est le NMP, et je n'en ai jamais entendu parler pendant la RGPP. Personne n'en parlait, sauf les chercheurs et les journalistes. Au sein de la DGME, on m'a même demandé d'expliquer ce qu'était le NMP parce que je faisais de la recherche !

Y a-t-il eu un apport d'outils néomanagériaux ? Oui, bien sûr. Je dirais même que c'est normal, les consultants sont payés pour cela, y compris dans le privé. Le client a recours à des consultants pour avoir accès au meilleur de l'état de l'art en matière de pratiques ou de méthodes. C'est pour cette raison que les consultants eux-mêmes veulent se renouveler en permanence. Aujourd'hui, ils essaient, en achetant des cabinets de conseil spécialisés, de s'approprier les prestations de design et de design thinking qui ont été introduites dans la fonction publique et dans la modernisation de l'action publique. Accenture a ainsi racheté Fjord, et McKinsey a racheté des cabinets de design.

À travers le NMP, on fait référence à des choses très différentes. Il y a aussi bien des consultants qui travaillent sur des mesures de performance et de productivité de type lean - Roland Berger a par exemple produit un rapport sur l'administration libérée - que des consultants qui travaillent sur de la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC).

La question est moins la participation du consultant à la diffusion du NMP que le fait qu'il adopte toujours une approche solutionniste. Il n'interroge pas ou peu le cadrage qu'on lui propose. Si on lui pose un problème en termes de gestion de flux, par exemple dans le cas d'une préfecture confrontée à des queues trop longues, il va tenter de faire disparaître cette queue avec des outils de lean management.

Cela marche un temps, puis cela ne marche plus, parce qu'il y a de l'entropie dans les organisations, parce que les gens partent, parce que ces méthodes sont violentes et ne marchent que tant que le consultant est là. Est-ce qu'il n'en reste rien ? Ce n'est pas tout à fait vrai. Il en reste quelque chose, mais pas nécessairement la diminution des queues. C'est aussi pour cette raison que l'approche solutionniste est quelque peu dommageable.

À cet égard, il peut être intéressant de se demander pourquoi les problèmes leur sont posés de manière gestionnaire, ce qui appelle des solutions gestionnaires.

Debut de section - Permalien
Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS

Agrégé de sciences économiques et sociales, j'ai consacré ma thèse, effectuée entre 2003 et 2009 à l'EHESS, aux hôpitaux. J'ai couvert une quinzaine d'établissements de toute taille, sur la France entière, et une agence, la Mission d'expertise et d'audit hospitaliers (MEAH), alors responsable de la réorganisation hospitalière dans le cadre du plan Hôpital 2007. Ce plan avait été lancé en 2003 par Jean-François Mattri, ministre de la santé du gouvernement Raffarin. La MEAH a ensuite été fusionnée avec l'Agence nationale de la performance des établissements publics hospitaliers (ANAP) sous le ministère Bachelot, en 2009.

Au cours de cette thèse, j'ai constaté avec surprise la présence massive des consultants dans les hôpitaux. Une partie de mon travail a donc porté sur ces consultants, replacés dans le contexte de la politique hospitalière. Plus précisément, j'ai mené une observation participante au sein de la MEAH, travaillant gratuitement pour celle-ci en échange d'un droit de regard sur l'activité de ses consultants. J'avais précédemment essayé de travailler en tant que sociologue pour des consultants, mais cela m'avait été refusé au motif que les clients ne comprendraient pas la présence d'un tiers.

J'ai ainsi été en contact avec une vingtaine de cabinets de conseil. Cette expérience m'a donné une image du secteur du conseil dans les hôpitaux à l'état « natif ».

J'ai ensuite continué à travailler sur le secteur de la santé, en m'intéressant aux hôpitaux, aux cliniques et à la question de la dépendance. Mes principaux travaux sont un ouvrage issu de ma thèse, L'Hôpital sous pression, et une vingtaine d'articles dans différentes revues scientifiques et grand public consacrés à ces questions, dont le dernier a été publié l'année dernière.

Vous m'avez interrogé, dans votre questionnaire, sur le terme de « consultocratie ». Il a été forgé par les Britanniques Christopher Hood et Michael Jackson en 1991 et repris par le Canadien Denis Saint-Martin pour caractériser l'emprise croissante des consultants sur le « Nouveau management public » et l'administration.

L'expression « Nouveau management public » désigne un ensemble d'idées et de pratiques inventées par les administrations Thatcher et Reagan dans les années 1980, qui consistent, dans une définition minimale, à importer dans le secteur public des outils et des idées du secteur privé.

Peut-on parler de « consultocratie » dans la santé ? Mon collègue Frédéric Pierru et moi-même avons repris ce terme dans un article de 2017, en utilisant le point d'interrogation. Néanmoins, la réponse est globalement positive : il y a bien eu une emprise croissante des consultants dans le secteur de la santé. Leur influence passe directement par des personnes qui alternent entre des fonctions de consultants et des positions de pouvoir dans l'administration ou dans la politique.

En voici un exemple topique, déjà ancien : celui de Jean de Kervasdoué, directeur des hôpitaux de 1981 à 1986, qui a fondé par la suite la Sanesco, société de conseil qui a pu travailler dans ce secteur grâce aux changements qu'il y avait impulsés.

Autre exemple que j'ai pu observer directement, celui d'un ancien membre du cabinet de Jean-François Mattei, qui a participé à la conception du plan Hôpital 2007 avant de développer la branche santé du cabinet de conseil Ineum, ensuite devenu Kurt Salmon puis Accenture. Cette personne exerçait une grande influence au sein de la MEAH, tout en y obtenant beaucoup de ses contrats.

On pourrait également citer CapGemini, qui a contribué à la conception de l'ANAP, et certaines personnes qui ont travaillé dans le conseil - notamment chez McKinsey - avant et après leur passage au cabinet de Roselyne Bachelot.

Peut-on considérer que les cabinets de conseil ont participé en France à la diffusion du Nouveau management public ? Bien sûr. Il existe une grande affinité entre ce concept, inventé par des administrations politiquement conservatrices, voire réactionnaires, et les outils développés qui, sous des prétextes d'efficience et de meilleur service rendu aux donneurs d'ordre, ne défendent qu'un seul des objectifs de l'action publique : l'économie des deniers publics. C'est tout à fait louable, et le public et le privé ont en partage le souci d'optimisation financière - la différence étant que le public a aussi d'autres objectifs : l'intérêt des usagers, la bonne exécution du service et la justice entre les citoyens.

Vous nous avez aussi interrogés sur les relations entre l'administration et les cabinets. Pour avoir observé la situation de l'intérieur au début des années 2000, j'ai été frappé des difficultés des cabinets de conseil à faire valoir leurs compétences et leur légitimité au sein des hôpitaux. Dans une institution ancienne ou beaucoup de professions se faisaient déjà concurrence, ils constituaient un acteur supplémentaire qui devait prouver le bien-fondé de sa présence. Au début, c'était difficile : tout le monde leur renvoyait l'idée qu'ils ne servaient à rien. De plus, l'État étant traditionnellement plus fort en France qu'aux États-Unis, les cabinets de conseil avaient affaire à des adversaires qu'ils connaissaient moins bien.

La principale question que se posaient les consultants était celle des marchés : il s'agissait de vendre des prestations, et le secteur public représentait pour eux un domaine très important. La commande publique est fondamentale pour les cabinets de conseil, comme elle l'est pour les architectes.

Pour pallier leur manque de légitimité, les cabinets ont en premier lieu recruté d'anciens fonctionnaires, voire des fonctionnaires encore en poste, pour leur connaissance du secteur. J'ai cartographié la circulation des professionnels entre leur corps d'origine, les institutions de conseil, la MEAH, etc. À partir d'un certain niveau, des médecins, des infirmières, des directeurs d'hôpitaux, des ingénieurs étaient recrutés par les cabinets qui, dans leurs réponses aux appels d'offres, pouvaient ainsi afficher une palette de compétences enrichie.

Quant aux conséquences de cette pénétration des cabinets de conseil pour l'action publique, j'en vois trois. La première est une ouverture des marchés publics : les consultants ont gagné d'importantes parts de marché.

La deuxième est la mise en place d'indicateurs univoques et biaisés. Ainsi, dans les services d'urgences que j'ai suivis de près, l'indicateur phare développé par plusieurs cabinets de conseil était celui du temps d'attente, qui est particulièrement vendeur : tout le monde veut réduire les files d'attente aux urgences. Cependant, en pratique, en réduisant le temps de passage, on dégradait la qualité, ce qui faisait augmenter le taux de retour. La plupart des indicateurs développés relèvent ainsi de ce que les économistes appellent la productivité apparente du travail : si l'on y regarde de plus près, comme je l'ai fait, la qualité se dégrade.

Troisième conséquence : le développement, dans l'action publique, du recours aux mercenaires, dans l'acception la plus traditionnelle du terme. Ils peuvent rendre de grands services à la puissance qui les emploie mais, ultimement, ne poursuivent que leur propre intérêt.

Debut de section - PermalienPhoto de Éliane Assassi

Vous avez tous les trois montré comment les cabinets pouvaient être perçus comme une contrainte par certains fonctionnaires, mais utilisés comme points d'appui par d'autres. Ainsi, madame Gervais, vous écrivez : « Les prestataires privés disposent des ressources favorisant le dépassement des oppositions internes au champ bureaucratique et le contournement des résistances suscitées par les réformes ».

Comment analysez-vous les besoins de ceux qui, au sein de l'administration, ont recours à ces cabinets ? S'agit-il de dépasser des blocages administratifs, de renforcer la légitimité de mesures qu'ils savent impopulaires ?

Debut de section - Permalien
Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I

Un terme résume les avantages comparatifs des consultants tels que les perçoivent les fonctionnaires : celui de « force de frappe », qui revient souvent dans leur discours. Les moyens dont les consultants disposent permettent d'abattre un travail considérable, de le documenter par des benchmarks internationaux ou des analyses financières par exemple, et de mobiliser une masse de connaissances en la formalisant - le tout dans l'urgence. C'est l'élément qui semble le plus valorisé par la hiérarchie.

Les personnes auprès de qui j'ai mené des entretiens me disaient ainsi qu'en deux semaines, McKinsey était en mesure de produire un rapport de trois cents pages en allant puiser auprès de ses succursales aux États-Unis, en Suisse, en Australie ou ailleurs les « best practices ». Concrètement, quand le besoin émerge, pour une réunion interministérielle, de refaire les maquettes des tableaux de bord pour la semaine suivante, les consultants McKinsey se présentent avec des centaines de pages de tableaux de bord, vingt diapositives consacrées à une réforme récente qu'ils ont menée en Australie dans le même domaine... Et tout cela conçu par des diplômés de Polytechnique ou de HEC, qui travaillent beaucoup et très vite.

Le thème de l'urgence est important car c'est, de façon croissante, la marque de fabrique des chefs, des ministres, des directeurs, jusqu'aux Présidents de la République : on joue sur la rupture, on mène des réformes au pas de charge. Les hauts fonctionnaires sont mis sous pression, car délivrer des résultats dans l'urgence est impossible à l'administration, avec les moyens dont elle dispose.

Cette capacité à répondre dans l'urgence est dans la structure même des cabinets comme McKinsey qui ont des équipes en « back-up ». Ils ont un centre de production de diapositives en Inde qu'ils appellent le « Studio » ; lorsque les délais demandés sont très serrés, ce centre travaille en horaires décalés pour délivrer, le lendemain à sept heures, un PowerPoint complet et mis en forme.

Outre le benchmark ou parangonnage international, les cabinets apportent de la capitalisation : à chaque mission, ils augmentent leur offre de services et leur palette de prestations. De la méthodologie aussi, car les hauts fonctionnaires manquent de méthodes et d'outils de conduite de projets. De la polyvalence : ils sont spécialistes en gestion des ressources humaines, en systèmes d'information, en conduite de projets, et ils possèdent une expertise financière de plus en plus valorisée dans un contexte de contrainte budgétaire.

Il ne faut pas non plus négliger la forme : des graphiques arborescents, en cubes, de belles matrices, cela donne une impression de rigueur et de scientificité, ce qui favorise l'adhésion et est valorisé par la hiérarchie.

Il y a enfin ce que vous avez mentionné, madame la rapporteure : la légitimation de la décision, le court-circuitage ou le contournement de l'obstruction de certaines administrations, la dépolitisation apparente.

Debut de section - Permalien
Fabien Gélédan, directeur des programmes « Management de l'innovation » à l'École polytechnique

Je ne peux qu'aller dans le sens de Julie Gervais lorsqu'elle évoque la force de frappe des cabinets. Au-delà de leur dimension internationale et de leur capacité à capitaliser les connaissances, il faut souligner leur force de travail : un consultant travaillera jusqu'à deux heures du matin s'il le faut, et il sait utiliser Excel. Ce sont deux différences importantes avec ce que l'on voit dans beaucoup d'administrations ! Cela permet d'aller très vite.

La méthodologie aussi a son importance : j'évoquais dans mon intervention le lean management et les quick wins, ces « victoires rapides » qui consistent, après avoir identifié les objectifs les plus visibles et les plus proches, à les atteindre le plus vite possible pour présenter rapidement des résultats tangibles et chiffrables. Cela permet de surmonter les blocages, parce que l'on montre que cela marche, et c'est un facteur de légitimité, car cela produit des mesures positives. Il est vrai, comme l'a souligné Nicolas Belorgey, que la mesure en question peut être biaisée ; et l'on est trop content de la voir arriver rapidement pour la soumettre à la critique...

Il convient également d'évoquer le pro bono. Les premières missions sur le lean management au sein du ministère de l'intérieur ont été conduites à titre quasi-gratuit. La DGME n'arrivait pas à imposer le lean management ; c'est Accenture qui l'a fait, mais en s'assurant évidemment des marchés pour la suite... C'est une démarche classique dans le conseil : ne pas faire payer les « victoires rapides », pour montrer que ce que l'on propose fonctionne, et obtenir ensuite le marché important.

Debut de section - Permalien
Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS

Je souscris aux propos de mes collègues, en ajoutant que l'un des usages des consultants est de permettre le dépassement d'oppositions politiques au sein de l'administration.

Le droit de la fonction publique autorise les agents à ne pas exécuter des ordres auxquels ils ont des raisons de s'opposer en conscience. C'est une conviction très présente dans le milieu médical. Or des consultants ne s'interrogent pas sur le bien-fondé des consignes, faute quoi ils perdraient le prochain marché. Là où des fonctionnaires de tous niveaux refusent d'exécuter une politique qu'ils estiment contraire à leurs missions, les consultants ne poseront pas de questions. C'est expliqué dans les manuels de conseil, et l'on retrouve ces comportements sur le terrain.

Debut de section - PermalienPhoto de Nicole Duranton

Madame Gervais, observe-t-on la constitution d'une élite privée de conseillers qui dépasse le cadre de chaque entreprise - une sorte de caste indépendante des groupes d'influence habituels ?

Monsieur Gélédan, l'appel gouvernemental à des cabinets comme McKinsey relève-t-il davantage d'une recherche d'efficacité technique ou de légitimité symbolique ?

Debut de section - Permalien
Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I

Ce que vous appelez une caste, et que je préfère désigner comme la noblesse managériale public-privé, ne se place pas niveau des entreprises. Elle repose sur des affinités entre des consultants, des banquiers, des personnes du monde de la finance, et de très hauts fonctionnaires.

On décrit souvent le pro bono comme un moyen de mettre le pied dans la porte, dans l'espoir d'obtenir des contrats futurs, mais il présente aussi l'avantage de ne pas laisser de traces. Les échanges de services au sein de cette noblesse managériale public-privé passent aussi par des rétributions personnelles et indirectes, avec des liens de causalité sont très difficiles à établir faute de traces. On en trouve aisément des exemples dans la presse : je citerai ce directeur de McKinsey qui a travaillé pour la campagne du candidat Macron, avant d'être nommé à la tête de l'École Polytechnique. C'est l'articulation de l'État et du marché qu'il faut considérer.

Debut de section - Permalien
Fabien Gélédan, directeur des programmes « Management de l'innovation » à l'École polytechnique

Entre l'efficacité technique et l'efficacité symbolique, je pense que c'est la première que l'on recherche : une efficacité qui se traduit en termes de gestion. C'est la manière dont les questions sont posées qui induit la réponse des cabinets de conseil ; or, comme il y a souvent identité de vues entre le commanditaire et le consultant, la réponse coïncide avec la question posée. En revanche, le design, qui est un autre type de prestation, interroge la commande elle-même.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Les administrations comme les cabinets de conseil mettent souvent en avant le transfert de compétences. Comme vous l'avez décrit, le prestataire résout une difficulté en un temps limité, avec des moyens dont ne dispose pas l'administration ; mais celle-ci, nous dit-on, progresse également grâce à cette intervention.

Or l'administration, dans sa gestion des ressources humaines, ne prend pas nécessairement en compte le maintien de ces compétences acquises à l'endroit où elles peuvent servir ; pour cela, il faudrait un suivi très poussé. Le transfert de compétences vous semble-t-il une possibilité, ou le fonctionnement réel de l'administration en fait-il un mythe ?

Debut de section - Permalien
Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS

Je ne suis pas sûr de pouvoir répondre totalement à la question, mais mon sentiment est que les cabinets de conseil ne souhaitent ni n'ont intérêt à transférer les compétences.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Qu'ils n'aient pas d'intérêt à le faire, je l'entends parfaitement, mais leur discours, et celui de l'administration, est de dire que cela se fait et qu'elle en bénéficie.

Debut de section - Permalien
Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS

Ce qui m'a frappé, c'est que les cabinets de conseil disparaissent après leur intervention. Ils obtiennent un marché, réalisent un diagnostic et mettent en oeuvre une solution puis s'en vont sur un autre marché.

J'ai l'impression que leur temporalité est réduite et que le transfert de compétence a lieu dans l'autre sens : ils recrutent des personnes des secteurs dans lesquels ils travaillent pour leur expliquer comment les choses marchent. Sinon, ils ne peuvent pas intervenir.

Debut de section - Permalien
Fabien Gélédan, directeur des programmes « Management de l'innovation » à l'École polytechnique

Y a-t-il transfert volontaire de compétences de la part des cabinets ? Je suis d'accord, ils n'ont aucun intérêt à le faire - ou alors il faudrait les payer pour qu'ils le fassent, et ce n'est pas toujours très efficace.

Prenons l'exemple du lean management, que j'ai pu observer de près. Dans une préfecture, quelques mois après le passage d'un cabinet, les agents ont changé et ceux qui avaient été formés sont partis ailleurs. On peut penser que cela enrichit une autre administration, mais c'est très hypothétique.

De plus, le transfert de compétences est souvent involontaire. Il se réalise à la faveur d'un compagnonnage sur un projet, et parce que les slides produites resteront, mais sans ceux qui les ont produites. Les fichiers Excel complexes, avec des macros laissées sur place, ne peuvent être pris en main par personne.

De fait, davantage que de transfert de compétences, je parlerais d'amélioration transitoire et de constitution d'indicateurs qui, eux, restent souvent. Un agent du ministère de l'intérieur me disait que grâce au lean management dans les préfectures, il avait des indicateurs sur son tableau de bord, ce qui n'était pas le cas avant.

Au niveau local, il n'y a pas d'amélioration durable, ni de volonté de réaliser un réel transfert de compétences.

Debut de section - Permalien
Julie Gervais, maîtresse de conférences en science politique à l'université Paris I

Je souscris totalement à ces propos. Le transfert de compétences est une croyance qui permet de justifier le recours à ces prestations extérieures. Les hauts fonctionnaires se bercent d'illusions en la matière, d'autant qu'ils auront toujours un train de retard. Comme le dit M. Gélédan, les méthodes évoluent vite et les fonctionnaires risquent de devenir de pâles copies des consultants.

Néanmoins, il serait utile de centraliser davantage les informations issues des prestations des cabinets de conseil, pour disposer au moins d'un inventaire des missions menées. Cela améliorerait la transparence sur l'utilisation des deniers publics, et cela permettrait aux ministères de savoir ce qui a déjà été fait avant de faire appel à un cabinet : on éviterait ainsi les doublons. Cela permettrait enfin à plusieurs administrations de bénéficier de la même prestation.

Ce défaut de mémoire et de circulation de l'information en interne, du fait de la rotation permanente des équipes, est un vrai problème. Les chercheurs en pâtissent beaucoup.

Debut de section - Permalien
Nicolas Belorgey, chercheur au CNRS

De plus, les outils des consultants changent rapidement au cours du temps. Même en supposant qu'il y a effectivement transfert de compétences, les outils et méthodes seraient rapidement obsolètes et l'intérêt du transfert serait limité du point de vue opérationnel.

Debut de section - PermalienPhoto de Arnaud Bazin

Je vous remercie de nous avoir éclairés à la lumière de votre expérience et de vos travaux. Notre commission en tirera profit dans la rédaction de son rapport.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 17 h 20.