Intervention de Christophe Deloire

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 14 janvier 2022 à 10h30
Audition de M. Christophe delOire directeur général de reporters sans frontières rsf

Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF) :

S'agissant du mandat de Reporters sans Frontières, vous avez évoqué le caractère international de notre organisation. Pendant longtemps, celle-ci n'a pas travaillé en France, au motif qu'il convenait d'abord de défendre les journalistes en proie à des violations de leurs droits dans le monde. Depuis une quinzaine d'années, nous y travaillons beaucoup plus. Notre mandat consiste à promouvoir la liberté, l'indépendance et le pluralisme du journalisme. Je précise que le journalisme s'entend comme un ensemble de droits et de devoirs, dont la transparence et l'indépendance éditoriale ne sont pas de leur seul ressort et dépendent de nombre d'autres acteurs au sein des entités médiatiques, de règles éthiques et de méthodes professionnelles.

Je dirai un mot du contexte dans lequel s'inscrit le travail de votre commission. L'écosystème de l'information a subi un bouleversement radical. Autrefois, le secteur des médias était clairement identifié par le public et par la régulation, différente en fonction du type de support entre la presse écrite et l'audiovisuel. Ce secteur était soumis à des obligations liées à la culture journalistique, à l'autorégulation des journalistes par l'éthique, obligations qui étaient relativement souples, au sens où elles n'avaient jamais fait l'objet d'un accord entre les représentants des éditeurs, des patrons et des journalistes. Néanmoins, on constatait une forme d'adéquation entre les garanties constitutionnelles sur la liberté d'expression, le cadre de régulation des médias et l'autorégulation des journalistes d'une part, et un secteur clairement identifié d'autre part. Ces derniers ont perdu leur monopole dans l'organisation de la délibération publique et la diffusion des informations. On se retrouve dans un système de désintermédiation, qui change radicalement la donne. Cela soulève deux problèmes majeurs pour notre société.

En premier lieu, tous les contenus - propagande d'État, information sponsorisée par l'intérêt, journalisme de qualité, pures opinions, etc. - sont en concurrence directe et donc déloyale, car elle favorise, du fait de l'organisation algorithmique et des biais cognitifs de chacun, l'extrémisme, l'outrance, la rumeur. Cette organisation du marché de l'information, qui va au-delà du secteur classique des médias, est un enjeu majeur, qu'aucune nouvelle disposition ne peut éviter de traiter.

En second lieu, la mondialisation de l'information et sa numérisation ont créé des asymétries entre les régimes despotiques et les démocraties, car les systèmes fermés des régimes autoritaires et dictatoriaux bénéficient d'un avantage : ils peuvent fermer leur espace à toute information, même produite dans des conditions d'indépendance et de liberté plus satisfaisantes, et, à l'inverse, exporter des contenus de propagande. Les systèmes ouverts sont, eux, fragilisés de l'intérieur, en plus de cette concurrence déloyale liée aux asymétries dont j'ai parlé. Les futures propositions législatives devront en tenir compte. À cet effet, nous avons lancé deux initiatives structurelles : le partenariat sur l'information et la démocratie, signé par 45 État et qui porte sur les garanties démocratiques dans l'espace numérique. Avec le soutien de la France, nous avons réussi à engager un processus qui ressemble, toutes proportions gardées, au processus climatique, pour éviter que Mark Zuckerberg et Xi Jinping soient les seuls à pouvoir édicter les normes dans l'espace public en imposant les leurs. Autre initiative qui sera plus directement utile pour votre commission : la Journalism Trust Initiative est une solution de marché visant à favoriser dans l'espace public ceux qui s'astreignent à des obligations professionnelles et éthiques.

En France, nous avons le même syndrome que la grenouille, qui s'habitue à l'eau si la température augmente progressivement, et ne sursaute pas comme elle le fait habituellement quand on la jette directement dans le liquide bouillant. Au fil des dernières années, des occasions ont été manquées de faire respecter certaines obligations par des médias audiovisuels.

Quel pluralisme voulons-nous ? S'agissant de l'audiovisuel, devons-nous renoncer au pluralisme interne, fondé sur une logique historique d'abondance des médias écrits et de prééminence des médias audiovisuels dominants ? Avec l'augmentation des canaux de médias, le renoncement au pluralisme interne a été de plus en plus fréquent. Cela s'est traduit aux États-Unis par une décision de la Federal Communications Commission (FCC) - l'équivalent du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - abolissant la Fairness doctrine, notion d'équilibre différente du pluralisme interne français qui a mené à la création de Fox News et à la radicalisation de l'orientation politique d'un certain nombre de médias opposés. Des changements de régulation ou des absences de mise en oeuvre de la régulation peuvent transformer un paysage médiatique et la manière dont une société débat. Cette polarisation nous menace aujourd'hui en France.

Acceptons-nous de renoncer à la vision de médias d'information, en se disant que chacun reconnaîtra la vérité, y compris dans des médias militants et clairement orientés ? Il y a six ans, lorsque le groupe Bolloré a repris Canal+, le CSA a, selon nous, manqué une occasion historique de faire respecter les principes conventionnels d'indépendance, de pluralisme et d'honnêteté de l'information. Évitons de manquer une nouvelle occasion en ce sens.

On peut citer quelques exemples d'intrusion, pour des motifs économiques ou politiques, de restriction de l'indépendance des journalistes. Mais, lorsqu'une chaîne est vraiment sous contrôle, il n'y a pas de fracas, pas de problèmes. Tout est très bien tenu, sans documentaires censurés. Il faut donc aussi traiter ce qui ne se voit pas, lorsque les contenus sont aux ordres.

Je conclurai sur les éventuels conflits d'intérêts. Reporters sans frontières étant une organisation qui défend le journalisme, nous avons évidemment des relations avec l'ensemble des médias qui ont une propension à nous soutenir par différents moyens - diffusion de notre album photos ou de spots. Nous n'avons de relation privilégiée avec aucun des médias qui font l'objet du travail de cette commission. Mais, comme en témoigne un documentaire que nous avons récemment diffusé, cela ne nous empêche pas d'agir et de nous exprimer avec la plus grande franchise.

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