Commission d'enquête Concentration dans les médias

Réunion du 14 janvier 2022 à 10h30

Résumé de la réunion

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La réunion

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Photo de Laurent Lafon

Nous nous retrouvons ce matin pour deux auditions de notre commission d'enquête consacrée à la concentration des médias. Je rappelle qu'elle a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.

Nous commençons en recevant M. Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF). RSF a été créée en 1985 et dispose de 115 correspondants dans autant de pays. Votre association dispose d'un statut consultatif auprès de l'Organisation des Nations unies (ONU), de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco), du Conseil de l'Europe et de l'Organisation internationale de la Francophonie (OIF). Elle a pour but de défendre dans le monde entier l'indépendance de la presse et la liberté d'informer.

Très récemment, au mois d'octobre, RSF s'est penché sur la concentration des médias en diffusant un documentaire, Le Système B, qui alerte sur la prise de contrôle de nombreux médias, que vous estimez préoccupante, de l'industriel Vincent Bolloré - il sera entendu par la commission mercredi 19 janvier. Au-delà du cas d'espèce qui est l'objet de ce documentaire, vous formulez sept recommandations visant à assurer le respect du pluralisme.

Votre audition est pour nous l'occasion de bien comprendre votre analyse, mais également d'ouvrir à des préoccupations internationales, puisque RSF est présente dans le monde entier. Il est important de voir comment la concentration des médias est abordée dans d'autres pays comparables.

Je vais vous laisser la parole dix minutes pour un propos liminaire. Puis, je donnerai la parole au rapporteur pour des questions plus précises, avant d'ouvrir le débat à l'ensemble des membres de la commission d'enquête, présents ou en visioconférence.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Deloire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Christophe Deloire prête serment.

Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

S'agissant du mandat de Reporters sans Frontières, vous avez évoqué le caractère international de notre organisation. Pendant longtemps, celle-ci n'a pas travaillé en France, au motif qu'il convenait d'abord de défendre les journalistes en proie à des violations de leurs droits dans le monde. Depuis une quinzaine d'années, nous y travaillons beaucoup plus. Notre mandat consiste à promouvoir la liberté, l'indépendance et le pluralisme du journalisme. Je précise que le journalisme s'entend comme un ensemble de droits et de devoirs, dont la transparence et l'indépendance éditoriale ne sont pas de leur seul ressort et dépendent de nombre d'autres acteurs au sein des entités médiatiques, de règles éthiques et de méthodes professionnelles.

Je dirai un mot du contexte dans lequel s'inscrit le travail de votre commission. L'écosystème de l'information a subi un bouleversement radical. Autrefois, le secteur des médias était clairement identifié par le public et par la régulation, différente en fonction du type de support entre la presse écrite et l'audiovisuel. Ce secteur était soumis à des obligations liées à la culture journalistique, à l'autorégulation des journalistes par l'éthique, obligations qui étaient relativement souples, au sens où elles n'avaient jamais fait l'objet d'un accord entre les représentants des éditeurs, des patrons et des journalistes. Néanmoins, on constatait une forme d'adéquation entre les garanties constitutionnelles sur la liberté d'expression, le cadre de régulation des médias et l'autorégulation des journalistes d'une part, et un secteur clairement identifié d'autre part. Ces derniers ont perdu leur monopole dans l'organisation de la délibération publique et la diffusion des informations. On se retrouve dans un système de désintermédiation, qui change radicalement la donne. Cela soulève deux problèmes majeurs pour notre société.

En premier lieu, tous les contenus - propagande d'État, information sponsorisée par l'intérêt, journalisme de qualité, pures opinions, etc. - sont en concurrence directe et donc déloyale, car elle favorise, du fait de l'organisation algorithmique et des biais cognitifs de chacun, l'extrémisme, l'outrance, la rumeur. Cette organisation du marché de l'information, qui va au-delà du secteur classique des médias, est un enjeu majeur, qu'aucune nouvelle disposition ne peut éviter de traiter.

En second lieu, la mondialisation de l'information et sa numérisation ont créé des asymétries entre les régimes despotiques et les démocraties, car les systèmes fermés des régimes autoritaires et dictatoriaux bénéficient d'un avantage : ils peuvent fermer leur espace à toute information, même produite dans des conditions d'indépendance et de liberté plus satisfaisantes, et, à l'inverse, exporter des contenus de propagande. Les systèmes ouverts sont, eux, fragilisés de l'intérieur, en plus de cette concurrence déloyale liée aux asymétries dont j'ai parlé. Les futures propositions législatives devront en tenir compte. À cet effet, nous avons lancé deux initiatives structurelles : le partenariat sur l'information et la démocratie, signé par 45 État et qui porte sur les garanties démocratiques dans l'espace numérique. Avec le soutien de la France, nous avons réussi à engager un processus qui ressemble, toutes proportions gardées, au processus climatique, pour éviter que Mark Zuckerberg et Xi Jinping soient les seuls à pouvoir édicter les normes dans l'espace public en imposant les leurs. Autre initiative qui sera plus directement utile pour votre commission : la Journalism Trust Initiative est une solution de marché visant à favoriser dans l'espace public ceux qui s'astreignent à des obligations professionnelles et éthiques.

En France, nous avons le même syndrome que la grenouille, qui s'habitue à l'eau si la température augmente progressivement, et ne sursaute pas comme elle le fait habituellement quand on la jette directement dans le liquide bouillant. Au fil des dernières années, des occasions ont été manquées de faire respecter certaines obligations par des médias audiovisuels.

Quel pluralisme voulons-nous ? S'agissant de l'audiovisuel, devons-nous renoncer au pluralisme interne, fondé sur une logique historique d'abondance des médias écrits et de prééminence des médias audiovisuels dominants ? Avec l'augmentation des canaux de médias, le renoncement au pluralisme interne a été de plus en plus fréquent. Cela s'est traduit aux États-Unis par une décision de la Federal Communications Commission (FCC) - l'équivalent du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), devenu l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - abolissant la Fairness doctrine, notion d'équilibre différente du pluralisme interne français qui a mené à la création de Fox News et à la radicalisation de l'orientation politique d'un certain nombre de médias opposés. Des changements de régulation ou des absences de mise en oeuvre de la régulation peuvent transformer un paysage médiatique et la manière dont une société débat. Cette polarisation nous menace aujourd'hui en France.

Acceptons-nous de renoncer à la vision de médias d'information, en se disant que chacun reconnaîtra la vérité, y compris dans des médias militants et clairement orientés ? Il y a six ans, lorsque le groupe Bolloré a repris Canal+, le CSA a, selon nous, manqué une occasion historique de faire respecter les principes conventionnels d'indépendance, de pluralisme et d'honnêteté de l'information. Évitons de manquer une nouvelle occasion en ce sens.

On peut citer quelques exemples d'intrusion, pour des motifs économiques ou politiques, de restriction de l'indépendance des journalistes. Mais, lorsqu'une chaîne est vraiment sous contrôle, il n'y a pas de fracas, pas de problèmes. Tout est très bien tenu, sans documentaires censurés. Il faut donc aussi traiter ce qui ne se voit pas, lorsque les contenus sont aux ordres.

Je conclurai sur les éventuels conflits d'intérêts. Reporters sans frontières étant une organisation qui défend le journalisme, nous avons évidemment des relations avec l'ensemble des médias qui ont une propension à nous soutenir par différents moyens - diffusion de notre album photos ou de spots. Nous n'avons de relation privilégiée avec aucun des médias qui font l'objet du travail de cette commission. Mais, comme en témoigne un documentaire que nous avons récemment diffusé, cela ne nous empêche pas d'agir et de nous exprimer avec la plus grande franchise.

Photo de David Assouline

Merci beaucoup de ces analyses plus globales sur la situation générale du monde de l'information, soumis à la révolution numérique et à de profonds changements.

Les inégalités entre les différents régimes politiques partout dans le monde entraînent une asymétrie défavorable aux démocraties. Pour rééquilibrer les rapports de force internationaux, des règles de réciprocité devraient être mises en place. Mais, en agissant ainsi face à la fermeture de réseaux internes et à l'intervention d'un pays sur les territoires voisins, on isolerait les peuples et on les empêcherait d'avoir accès à internet ou aux informations internationales. Les êtres humains, quelque régime qu'ils subissent, sont au coeur de nos préoccupations.

Dans votre documentaire Le Système B, vous dénoncez clairement la stratégie du groupe Vivendi visant à produire de l'information à bas coûts pour faire de l'audience, et ce au détriment du travail journalistique et des reportages d'investigation. Vous évoquez aussi les procédures-bâillons. Est-ce dû à la nature industrielle du groupe ou à une politique assumée de ses dirigeants ? Comment y remédier concrètement ? Selon vous, quand le groupe est bien tenu, rien n'est perceptible, et il ne peut être pris en défaut sur le plan juridique. L'autocensure s'impose-t-elle ?

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

Sur la réciprocité, nous avons publié dans un communiqué une recommandation afin de résoudre les asymétries entre les espaces informationnels des pays autoritaires et dictatoriaux, ainsi que des démocraties. Nous préconisons un mécanisme de réciprocité fondé sur les principes universels et sur lequel nous pourrons vous apporter des éléments complémentaires.

J'en viens à l'un des enjeux de la mondialisation de l'information. En France, nous avons un double marché de l'information : d'une part, un marché régulé, assorti d'obligations en matière de pluralisme et d'indépendance qui sont insuffisamment mises en oeuvre ; d'autre part, des chaînes qui, sans faire l'objet de telles conventions, sont diffusées sur le territoire national. L'exemple le plus emblématique est celui de la chaîne chinoise CGTN, anciennement CCTV : alors que l'entrée en Europe ne lui était plus possible par l'Office of Communications (Ofcom), une mesure technique prise voilà quelques mois par le CSA lui permet désormais d'être diffusée sur Eutelsat. Les propagandistes et obsédés du complot existaient déjà autrefois, mais ils sont mis au centre du nouvel espace public numérique.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

La réciprocité est possible dans nombre de domaines. C'est le cas pour une chaîne de propagande d'un État qui refuse la réciprocité. Sur le net, c'est plus compliqué, car si on ferme les interactions de la Chine avec le reste du monde, les citoyens chinois ne pourront plus envoyer d'alertes ni recevoir des informations de l'extérieur.

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

La législation doit évoluer afin que tous les acteurs concernés, notamment les chaînes audiovisuelles qui agissent dans l'espace public national, soient soumis aux mêmes règles. Dans un marché concurrentiel, il serait absurde que seules les chaînes étrangères en soient exemptées. Il existe deux moyens d'y remédier : il faut trouver une égalité de traitement entre tous ces médias, et mettre en place un mécanisme de réciprocité qui ouvre les espaces informationnels des pays tiers aujourd'hui fermés.

Votre deuxième question concerne des faits qui se sont récemment produits au sein du groupe Bolloré. Je ne parlais pas nécessairement d'autocensure, mais les exemples qui ont sans doute été cités lors des auditions se déroulent durant une transition, lors de la prise de contrôle d'un groupe comme celle de Canal+ par Bolloré, alors que les pratiques sont changeantes. Une fois que la situation est sous contrôle, plus aucun problème n'est apparent.

L'enjeu consiste à s'attacher à la question plus structurelle de l'indépendance. À cet égard, les trois dispositions figurant dans les conventions des radios et des chaînes de télévision sont assez théoriques. Certes, quelques mises en garde ont visé le pluralisme. Nous avions demandé, dès la prise de contrôle de Canal+ en 2015, que le CSA puisse lancer une enquête indépendante susceptible d'aboutir à des sanctions. À droit constant, il doit absolument donner du contenu à ces dispositions.

L'article 1er du texte qui le constitue dispose d'ailleurs qu'il est le garant de la liberté de communication, à l'heure où tout le monde peut censurer tout le monde et où le CSA est quotidiennement destinataire de courriers lui enjoignant de faire respecter une ligne éditoriale. En l'espèce, il ne s'agit pas d'une restriction politique et d'un conformisme plus grand. Il faut juste garder un pluralisme interne. Les journalistes n'exercent pas une activité aux ordres d'un patron ; ils sont censés être des tiers de confiance. Cela repose sur la prohibition des conflits d'intérêts, l'indépendance éditoriale, les méthodes et les règles éthiques.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Ce sujet pourrait encore être approfondi. Nous avons voulu traiter l'ensemble des phénomènes de concentration dans la presse écrite ou les médias audiovisuels, même si l'accent est mis sur les seconds.

Vous dénoncez une confusion : la liberté de la presse, dans le cadre de la liberté d'expression telle qu'elle est définie dans la loi, signifie que chacun peut éditer son propre journal, d'où le foisonnement des journaux d'opinion au lendemain de la guerre, d'où la ligne éditoriale et la clause de conscience. Mais, pour les médias audiovisuels, notamment ceux de la télévision numérique terrestre (TNT), la puissance publique émet des autorisations d'émettre à travers le CSA et des conventionnements, et les chaînes d'opinion n'existent pas dans ce cadre. Le pluralisme et la diversité sont actés, mais le moyen de sanctionner reste très flou.

Quelles sont vos propositions concrètes en la matière ? Le collectif Informer n'est pas un délit (INPD) attire l'attention sur le délit de trafic d'influence. Comment peut-il se matérialiser concrètement ?

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

La création d'un délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information est l'une des recommandations que nous avions présentées lors de la précédente élection présidentielle.

S'agissant de la différence entre la télévision et la presse écrite, on observe que, même si la presse écrite présentait une plus grande liberté en matière de ligne éditoriale, elle est sortie au fil du temps de la logique d'opinion qui prévalait précédemment - du fait de la construction de l'éthique journalistique et de la professionnalisation du journalisme.

Même s'il subsistait, très à droite ou très à gauche, des journaux relevant plutôt de l'opinion, ce mouvement est né de manière générale à partir de la fin du XIXe siècle, à l'occasion de conflits, certains usages de la liberté d'expression et du journalisme pouvant, en effet, mener à des conflits. Il est né d'abord aux États-Unis, par la création des écoles de journalisme et des premiers codes d'éthique, et, en France, par la rédaction, en 1918, de la première charte éthique du Syndicat des journalistes.

Ce mouvement s'est poursuivi en France par la reconstruction du secteur des médias effectuée à l'issue de la Seconde Guerre mondiale, qui était mue par l'idée selon laquelle, en l'absence de garantie relative à la délibération démocratique, la poussée de l'émotion et des passions pouvait mener à des drames. Une organisation est donc requise. C'est le rôle du Parlement, qui lui a été en partie ôté par les plateformes numériques.

Je présenterai sept propositions en réponse à vos questions.

La première consiste à mettre en oeuvre les garanties existantes, en appliquant la loi de 1986 et la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, dite « loi Bloche ». Dès lors que se produit une modification substantielle des termes d'un contrat, il faut renégocier les conventions et donner du contenu aux critères utilisés pour que les trois obligations dont j'ai parlé ne soient pas purement théoriques.

Il faut également s'assurer que les chartes éthiques sont vraiment des chartes éthiques. Je n'ai pas connaissance de la charte éthique actuelle du groupe Bolloré - nous avons effectué de premières recherches et ne l'avons pas trouvée. En revanche, nous avions consulté celle qui avait été adoptée, dans des conditions très contestables - marquées par la nomination « spontanée », en une journée, d'une personne censée représenter les salariés sur le sujet -, après la reprise du groupe Canal+. Ce texte était clairement un texte de contournement de l'éthique journalistique. Je caricature, mais...

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Vous parlez des chartes éthiques qui ont été instituées par la loi Bloche. On ne peut donc pas dire que rien n'a été fait.

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

Ce n'est pas mon propos.

Se pose ensuite la question de l'application de cette loi, et de la vérification de cette application.

La composition des comités d'éthique est également importante. À l'époque dont je parle, le comité d'éthique constitué par Bolloré comprenait, outre des magistrats, des personnes dont on comprenait mal les compétences qu'elles apportaient à un tel comité. Je ne connais pas la composition du comité d'éthique actuel.

Il me semble par ailleurs - et c'est ma deuxième proposition - qu'il convient de conditionner, le cas échéant, la concentration à des obligations renforcées. La concentration est évidemment un facteur aggravant en cas de défaut d'indépendance ou de conflit d'intérêts, même si elle n'en est pas génératrice en soi. Ainsi, certains des pays les mieux placés dans le classement mondial de la liberté de la presse, comme la Norvège et le Pays-Bas, sont des pays de forte concentration, mais les conflits d'intérêts ou les risques de conflits d'intérêts y sont moins importants qu'en France. Cela tient notamment à la spécificité française, avec des médias détenus par des groupes qui ne sont pas des groupes de médias vivant des contenus, et dont l'essentiel de l'activité se trouve ailleurs.

Il me semble également important, en troisième lieu, de prévoir un régime d'incompatibilité, notamment avec les plateformes numériques et les réseaux sociaux, voire avec les opérateurs de télécommunications.

En quatrième lieu, il me semble important de créer de nouveaux dispositifs anti-conflits d'intérêts. La création d'un statut pour les rédactions et l'ouverture d'une possibilité de validation du directeur de la rédaction me semblent des idées à creuser. Certains conflits d'intérêts sont, en effet, parfois liés au régime des partenariats. La création d'un délit spécifique de trafic d'influence s'inscrit également dans ce cadre.

Notre cinquième préconisation porte sur la mise en oeuvre d'un mécanisme de marché, intitulé Journalism Trust Initiative, visant à favoriser les médias qui font du journalisme digne de ce nom. Cette initiative, lancée il y a trois ans, a consisté à établir une norme, sous l'égide du Comité européen de normalisation (CEN) et en collaboration avec de grandes télévisions, de grands médias et des syndicats de journalistes situés partout dans le monde - de la Corée du Sud et de Taïwan jusqu'aux États-Unis. Nous avons construit également un mécanisme de vérification - en cours de finalisation - de la conformité des médias à ces procédures de base.

L'idée est ensuite de trouver un moyen pour que les plateformes numériques, les annonceurs et les organes de régulation puissent s'orienter davantage vers les médias qui s'astreignent à plus d'obligations, afin de bien équilibrer le respect des obligations, d'une part, et les formes d'avantages de marché, d'autre part, dans l'espace public. Cette initiative marche vraiment bien. Il s'agit d'une proposition structurelle. Nous sommes, en outre, en train de discuter avec l'Union européenne de la possibilité pour les États de prévoir des mécanismes de corégulation. Ce critère de distinction des journalistes peut ainsi servir pour l'allocation des fonds publics pour l'aide au développement et des fonds publics dévolus aux journalistes.

Notre sixième proposition consiste à revoir les seuils de concentration de la loi de 1986. L'élargissement de votre travail à la presse écrite et à l'édition me paraît, à cet égard, salutaire, pour tenir compte de la réalité actuelle de l'espace informationnel, où la notion de secteur des médias a, d'une certaine manière, explosé. Limiter les concentrations au regard des bassins de population touchés n'a plus grand sens aujourd'hui. Il est donc urgent de revoir la loi de 1986.

Enfin, notre septième suggestion est de mettre fin au double marché que j'évoquais précédemment, en instaurant des mécanismes de réciprocité.

Je reviens sur la notion de délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information. L'éthique journalistique présente une applicabilité très faible - elle est appliquée parce que les journalistes le veulent bien - et ne permet pas de traiter le rôle susceptible d'être joué par d'autres parties prenantes dans le traitement de l'information. Lorsque l'on traite la question de l'indépendance, il ne faut pas faire peser toute la responsabilité sur les journalistes.

Il faut trouver des moyens pour répondre à cette situation. Le dispositif de la Journalism Trust Initiative en est un. La création d'un nouveau délit de trafic d'influence appliqué au champ de l'information, notamment pour les propriétaires de groupes de presse qui interviendraient sur les contenus, serait également nécessaire. Il s'agirait d'une forme de transposition de la notion de trafic d'influence valant pour les personnes dépositaires de l'autorité publique. L'enjeu est d'éviter que les intérêts économiques ou les objectifs politiques des patrons de chaînes aient une influence sur leur contenu - ce qui ne les empêchera pas, par ailleurs, de développer leur activité.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Laugier

Peut-il encore exister des médias privés sans investisseurs solides ?

La concurrence avec les grandes plateformes internationales ne rend-elle pas les regroupements et les fusions inévitables ?

La crise du covid-19 n'a-t-elle pas une influence sur la qualité de l'information ?

Comment interprétez-vous l'attrait vers les médias de grands groupes dont la principale activité se trouve ailleurs ?

Vous avez été à la tête d'une école de journalisme. Comment voyez-vous la formation des journalistes de demain ?

Enfin, vous qui avez été très critique à l'égard de certains médias, comment avez-vous réagi aux critiques qui ont été formulées contre vous par Mediapart, Le Monde et Le Canard enchaîné ?

M. Christophe Deloire. - L'équilibre économique constitue évidemment un enjeu. Plus l'économie des médias est précaire, plus cette situation est dangereuse pour leur indépendance, car ils peuvent être tentés d'aller chercher de l'argent ailleurs. Des formes de corruption peuvent donc se produire.

Nous ne récusons pas la logique économique. En revanche, dans l'organisation du marché, il est important de redonner un avantage à ceux qui font du journalisme digne de ce nom. Cette proposition n'est pas orientée politiquement.

Sans dire qu'il ne faut pas tenir compte de la concurrence des grandes plateformes, nous pensons qu'il faut trouver le moyen de concilier le pluralisme politique et le rôle du journalisme en tant que tiers de confiance, avec la logique de concurrence économique. Ces notions ne sont pas antinomiques et peuvent même être très rapprochées.

L'organisation du marché a des effets sur la qualité de l'information. Il y a clairement un risque de dégradation des contenus. C'est un immense danger. Nous avons d'ailleurs formulé une proposition de New Deal pour le journalisme, impliquant un investissement fort de la société sur ces questions, en échange de certaines formes d'obligations. En effet, il s'agit de financer non seulement une industrie, mais aussi une fonction sociale. Il faut peut-être se demander comment le secteur peut être mis au service de cette fonction.

Par ailleurs, on m'a raconté que le propriétaire d'un grand groupe de médias que vous allez auditionner la semaine prochaine a dit un jour qu'il n'avait jamais rencontré le Président de la République de l'époque jusqu'à ce qu'il achète son groupe, et qu'à la suite de cet achat il avait été invité à déjeuner très rapidement.

S'agissant de la formation des journalistes, les effets de système sont toujours plus puissants que la formation des individus. S'il arrive dans un système où tout mène à une dégradation des contenus, le journaliste le mieux formé est forcément dominé par ce dernier.

Enfin, vous faites référence à des articles qui n'avaient pas grand-chose à voir les uns avec les autres. Il nous arrive, comme à chacun, de faire l'objet de critiques, que nous pouvons trouver, ou non, légitimes et factuellement justes. Je suis à votre disposition pour y répondre.

L'une des dernières critiques qui nous a été adressée portait sur le fait que nous sommes assez sélectifs, en tant qu'organisation, sur les journalistes que nous défendons. Cela renvoie à la question du pluralisme. Quiconque se revendique journaliste doit-il avoir accès aux subventions publiques, à la défense, etc. ? Ne sommes-nous pas plutôt dans un moment où les devoirs des journalistes doivent être renforcés - à moins que le journalisme se résume à du commentaire et du militantisme, ce qui serait à notre sens un mauvais service à rendre aux journalistes ?

Debut de section - PermalienPhoto de Sylvie Robert

L'ex-CSA devenu Arcom a-t-il les moyens financiers et juridiques de faire respecter ce que vous proposez, notamment la création d'un nouveau délit de trafic d'influence, ou faut-il faire évoluer cette autorité, sachant qu'elle a failli il y a six ans lors de la reprise du groupe Canal+ par Bolloré ?

Face aux plateformes numériques, certains prônent la concentration quand d'autres jugent au contraire nécessaire de renforcer le pluralisme et la diversification pour garantir la qualité de l'information. Ces réflexions sont d'actualité du fait de l'annonce du projet de fusion entre TF1 et M6. Quel est votre point de vue sur cette question ?

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

Il faut faire évoluer le droit, mais, à droit constant, le CSA peut et doit faire beaucoup plus que ce qu'il fait aujourd'hui. J'imagine mal que le législateur ait confié au CSA des compétences uniquement théoriques en matière de vérification de l'indépendance éditoriale, de l'honnêteté de l'information et du pluralisme.

J'ai le plus grand respect pour le CSA, devenu l'Arcom, et pour son président, mais sur ce point il doit faire beaucoup plus. C'est même la responsabilité de l'Arcom de le faire.

En cas de fusion entre TF1 et M6, le groupe comptabiliserait 52 % des audiences en soirée, 62 % à la mi-journée et 75 % de la publicité audiovisuelle. Cependant, il ne faudrait pas commettre l'erreur de placer cet ensemble sur le même plan que les plateformes numériques. Certes, la captation de la publicité par ces dernières met en péril les médias, mais le législateur doit, dans le traitement de ces questions, et dans la ligne des législations numériques européennes que sont le Digital Markets Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), prendre en considération le fait qu'il existe deux types d'acteurs différents.

On trouve, en effet, d'un côté, des entités structurantes, qui organisent la distribution de l'information et créent les normes de l'espace public. Ce sont aujourd'hui les plateformes numériques, auxquelles il est d'autant plus important d'imposer des obligations fortes que nous leur avons délégué, d'une certaine manière, cette organisation du fait de l'évolution technologique. L'équivalent pour le numérique de la loi du 2 avril 1947, dite « loi Bichet », adoptée par le Parlement, est ainsi décidé par Mark Zuckerberg. Ces plateformes ont, en outre, remplacé la justice, parce qu'elles appliquent leurs propres règles - Facebook a même sa cour suprême - ainsi que les organes de régulation, puisque ce sont elles qui affectent les subsides à telle ou telle organisation, et que, contrairement à l'administration, elles ne le font pas selon des critères non discrétionnaires. Il s'agit d'un danger majeur.

De l'autre côté se trouvent ceux qui agissent dans l'espace public, c'est-à-dire les médias, qui sont exposés à un problème de concurrence déloyale. L'enjeu est de tenir compte de l'ensemble du champ de l'information, et non de s'en tenir à un secteur délimité, ce qui ne serait pas très pertinent sachant que les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux viennent de toutes parts.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Raymond Hugonet

Un triptyque se dégage au fil de nos auditions, rassemblant les journalistes - certains trouvent que le pluralisme est bafoué, quand d'autres affirment pouvoir exercer leur métier sans problème -, les industriels - M. Olivier Roussat, directeur général du groupe Bouygues, que nous avons auditionné, nous a dit que le statu quo n'était plus possible, et que, si la fusion envisagée entre TF1 et M6 n'avait pas lieu, des mesures devraient être prises pour s'adapter aux évolutions du secteur - et les gouvernants, qui se sont montrés successivement incapables de réformer la loi de 1986. La loi du 25 octobre 2021, qui a abouti à la création de l'Arcom, intervenue à la fin d'un quinquennat à bout de souffle, n'est pas suffisante.

Vous avez eu des mots assez durs à l'endroit de Vincent Bolloré. Le service public est-il réellement indépendant ou pensez-vous qu'il est orienté, comme certains journalistes l'ont écrit dans Le Figaro Magazine du 23 octobre 2021 ?

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

M. Roussat n'a pas été auditionné par notre commission d'enquête, mais dans le cadre d'une audition organisée conjointement par la commission de la culture, de l'éducation et de la communication et la commission des affaires économiques du Sénat. En revanche, nous recevrons prochainement M. Martin Bouygues.

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

Il ne m'appartient pas de juger du traitement éditorial de l'information par l'audiovisuel public.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Raymond Hugonet

Vous avez pourtant jugé de l'indépendance d'un groupe privé. Pourquoi ne pouvez-vous pas le faire pour le service public ?

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

Ce n'est pas ce que je voulais dire. Nous ne statuons pas sur la nature des contenus. Une rédaction peut être libre tout en ayant des formes d'orientation, du fait des différentes influences dont elle peut être traversée.

La liberté et l'indépendance éditoriale sont importantes sur le service public. Nous assistons d'ailleurs, en la matière, à une forme de renversement historique. En effet, il y a vingt ou trente ans, les grands magazines d'investigation se trouvaient dans le privé, quand la liberté éditoriale était plus faible dans le public. Chacun peut trouver que les journalistes de l'audiovisuel public sont trop d'un côté ou de l'autre. Le pluralisme politique y est néanmoins respecté et les invités ne sont pas systématiquement du même camp.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Raymond Hugonet

À moins que Julien Dray, qui intervient souvent sur CNews, n'ait changé d'opinion politique, la distinction que vous formulez me paraît contestable.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Pourquoi l'Arcom n'utilise-t-elle pas davantage les moyens juridiques dont elle dispose ?

La notion de pluralisme interne s'applique actuellement, dans le secteur audiovisuel, à des personnes identifiées politiquement, via le décompte du temps de parole des représentants des formations politiques. Dans le cadre du contrôle, faut-il aller jusqu'à identifier des intervenants à l'antenne en fonction de leurs sensibilités ou de leurs opinions ? S'il paraît nécessaire de le faire pour respecter le pluralisme, nous voyons bien le danger d'une telle démarche pour la liberté d'expression.

La notion de « ligne éditoriale » n'est-elle pas imprécise dans l'audiovisuel ? Ne devrait-on pas exiger une définition plus précise des lignes éditoriales de la part des diffuseurs ?

Debut de section - Permalien
Christophe Deloire, directeur général de Reporters sans Frontières (RSF)

Les questions que vous posez ne sont pas les plus simples ! Nous préconisons une régulation d'ampleur pour l'audiovisuel, tenant compte des bouleversements de l'espace informationnel.

Les régulations en discussion au niveau européen constituent des avancées, mais elles demeureront largement insuffisantes si nous voulons éviter que nos démocraties s'affaiblissent sous l'effet d'une délibération de plus en plus passionnelle et outrancière, dans laquelle la fiabilité de l'information se trouve réduite.

Il est nécessaire d'occuper tout l'espace qui ne sera pas occupé par le DSA et le DMA. La Commission européenne a lancé un projet de European Media Freedom Act. Cependant, nous avons besoin de retrouver dans la législation le moyen de favoriser des pratiques - selon la logique historique des démocraties - et de leur donner des formes d'avantages de marché. Ce qui se faisait par la régulation et par l'autorégulation a été bouleversé. L'éthique journalistique ne vaut pas grand-chose dans un espace informationnel où l'immense majorité des acteurs n'y sont pas soumis.

L'objectif de la législation doit donc être de reconstruire l'espace public en vue de défendre cette fonction sociale et les mécanismes de marché permettant de la sécuriser.

J'en viens à votre question relative aux lignes éditoriales. Il y a des tentatives de sortir de la logique de philosophie libérale visant à statuer non pas sur les contenus, mais sur les méthodes et les procédures. Il me semble important d'y rester, compte tenu des dangers de restriction qui se présentent. Les journalistes eux-mêmes sont traversés par toutes sortes d'influences. Il peut y avoir aussi des formes de corruption ou d'effets sociologiques.

Il faut sécuriser le respect de procédures minimales en matière d'indépendance éditoriale, d'éthique, de méthode, de vérification, de correction et de transparence - notamment s'agissant de la propriété des médias. Il faut également bien articuler les avantages et les obligations.

S'agissant du secteur audiovisuel, la situation est un peu compliquée. Les diffuseurs disposent d'avantages spécifiques dans l'accès à nos téléviseurs, tout en étant, sur d'autres terrains, en concurrence directe avec des chaînes YouTube ou d'autres plateformes.

Nous sommes dans une période transitoire où il faut parvenir à traiter deux sujets qui sont très différents, mais qui trouvent tous deux leur réponse dans l'articulation des obligations et des avantages.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Merci des réponses et des propositions que vous avez formulées devant notre commission d'enquête.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Nous poursuivons nos auditions en recevant M. Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes affilié à la Confédération générale du travail (SNJ-CGT).

Monsieur Vire, votre organisation est actuellement la deuxième représentative de la profession, après le Syndicat national des journalistes (SNJ), que nous avons entendu le 10 décembre. Vous accordez une attention particulière aux conditions d'exercice du métier de journaliste, un sujet situé au coeur de nos préoccupations, et nous sommes donc très heureux de vous entendre ce matin.

Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.

Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.

Je vous invite, monsieur Vire, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « Je le jure »

Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Vire prête serment.

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

Le Syndicat national des journalistes de la CGT est le deuxième syndicat de la profession. Il a obtenu environ un quart des voix aux dernières élections.

J'en suis le secrétaire général depuis 2010. Je suis moi-même journaliste au magazine GEO, du groupe Prisma Media - groupe racheté par Vivendi le 1er juin 2021.

Mon intervention se fera en deux temps : le constat, et les solutions.

Je commencerai par un mot : enfin ! Enfin, la thématique de la concentration des médias et de ses conséquences sur l'information arrive sur le devant de la scène, et j'en remercie M. Assouline. Comme vous le savez, vous n'êtes pas les seuls à travailler sur ce sujet. Une mission a aussi été lancée conjointement par les ministères de l'économie, des finances et de la relance et de la culture. Des syndicats de journalistes ont été auditionnés cette semaine à ce sujet. Je pourrais aussi parler de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH), qui sortira bientôt un rapport sur la liberté de la presse comportant un focus sur la concentration. Dans ce cadre également, nous avons été entendus.

Pourquoi votre travail est-il important selon nous ? Nous tenons d'ailleurs à vous remercier de votre invitation. Le SNJ-CGT n'a pas attendu Vincent Bolloré, qui a bon dos aujourd'hui, pour dénoncer cette concentration des médias que nous supportons depuis des années et des années en tant que journalistes. Le rachat des Échos par Louis Vuitton Moët Hennessy (LVMH) s'est produit en 2007, celui du Monde par le trio Pigasse-Bergé-Niel en 2010. Nous voulons nous servir de la brutalité de M. Bolloré - il y a évidemment une brutalité dans le traitement fait à Canal+, Europe 1, etc. - pour dénoncer cette concentration qui n'a que trop duré et dont tout le monde voit les effets néfastes.

Pendant très longtemps, même les syndicats amis du SNJ-CGT nous ont répondu qu'ils savaient que la concentration, ce n'était pas très bien, mais qu'il n'y avait que ces milliardaires et ces grands groupes pour sauver l'emploi de journaliste dans la crise patente provoquée par la révolution numérique dans le secteur de la presse écrite.

Or, en 2021, la démonstration est faite. En réalité, la concentration se traduit par moins d'emplois de journalistes. La concentration, c'est une précarité extrême dans une profession qui vit très mal à tous les niveaux. Elle comporte, en effet, plus de 25 % de précaires, et le salaire moyen n'y a pas évolué en vingt ans. Un journaliste en contrat à durée indéterminée (CDI) gagne en moyenne 3 000 euros par mois, comme il y a vingt ans. Ce sont les moyennes de la Commission de la carte d'identité des journalistes professionnels (CCIJP). Vous pouvez les vérifier.

La concentration est donc néfaste pour l'emploi, et la concentration est bien sûr néfaste pour la qualité de l'information.

En tant que journalistes, nous sommes pris en tenaille, car nous sommes confrontés à la défiance très forte de la population, qui prend parfois des formes violentes. Notre image est profondément dégradée.

Il existe une régulation, et des lois, notamment la loi de 1986. Mais, quand nous voyons ce qu'il se passe, ce qui se rachète et comment cela se passe, nous constatons qu'il faut changer ces lois et les renforcer.

J'en viens aux solutions. J'évoquerai quatre points. Il faut tout d'abord revenir, sans les copier et moyennant sans doute des adaptations, à l'esprit des ordonnances de 1944, selon lesquelles une personne ne pouvait pas posséder plus d'un média.

Il faut également reprendre ce qui était l'une des propositions fortes de M. Bayrou lors de l'élection présidentielle de 2007 : des groupes vivant des commandes de l'État ne peuvent pas posséder de médias. Dans la plupart des grandes démocraties occidentales, il existe de grands groupes de médias, mais l'on n'y voit pas de groupes spécialisés dans l'armement posséder des médias. C'est ce mélange des genres qu'il faut arrêter.

Il faut aussi revoir la structuration de la régulation des médias. Comme l'ensemble des syndicats de journalistes, le SNJ-CGT estime que le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) doit être profondément revu et démocratisé.

Il faut également revoir l'ensemble des aides à la presse et à l'information. Nous sommes un pays où la presse est sursubventionnée. Je ne regrette pas le montant donné à la presse et aux médias, qui s'élève, selon les sources, à plus de 6 milliards d'euros par an pour l'audiovisuel public, l'Agence France-Presse (AFP) et les aides à la presse. Mais il faut que ce montant soit considérablement revu, et que le budget de l'audiovisuel public soit augmenté.

L'audiovisuel public est dans une mauvaise situation, alors qu'il fait un excellent travail, y compris sur le plan des audiences, comme en témoigne l'exemple de France Inter.

Il faut aussi revoir les aides à la presse, qui s'élèvent à environ 1,2 ou 1,3 milliard d'euros par an, dont plus de 400 millions d'aides directes, qui vont en priorité aux milliardaires qui possèdent la presse. Cela doit évidemment être terminé ! Les aides doivent être réorientées pour permettre à de nouveaux médias d'éclore. Je pense en particulier à la presse locale. En effet, nous parlons de Bolloré, mais il faut mentionner aussi la concentration dans la presse quotidienne régionale à laquelle nous assistons depuis vingt ans. Il n'existe plus désormais qu'un seul journal dans les métropoles, et les journaux se ressemblent tous considérablement. Je prends l'exemple du groupe Est Bourgogne Rhône Alpes (EBRA), dont le bureau d'informations générales situé à Paris fournit l'information nationale et internationale à tous ses titres de presse de l'est de la France.

Il faut également conditionner les aides au respect du code du travail et de la convention collective des journalistes, qui sont battus en brèche dans nombre d'entreprises de presse par ces mêmes milliardaires, qui sont des cost-killers au quotidien. Nous le vivons dans mon entreprise. Bolloré n'est pas seulement brutal ; il peut agir différemment selon les entreprises. Nous pourrons revenir sur la notion d'interventionnisme dans l'éditorial.

Enfin, nous proposons une dernière solution que connaît bien M. Assouline. Nous avons perdu, pour l'instant, cette bataille contre la concentration. Cela fait longtemps. Nous voulons nous servir de votre travail pendant la campagne présidentielle pour interpeller l'ensemble des candidats sur ce sujet.

Il y a, d'un côté, la concentration, la structuration capitalistique des médias, et, de l'autre, l'indépendance des journalistes et des rédactions. Or celle-ci ne passera, selon nous, que par la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, qui avait été d'ailleurs proposée par M. Bloche ainsi que par la sénatrice Nathalie Goulet.

Il faut aussi faire le bilan de la loi Bloche de novembre 2016 sur les chartes déontologiques. Sans critiquer la volonté de M. Bloche, cette loi est trop faible par rapport à ce qui nous arrive au quotidien dans les entreprises de presse.

Il faut également une plus grande transparence sur les aides, et que nous soyons intégrés dans la Commission paritaire des publications et agences de presse (CPPAP).

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Je vous remercie de votre travail quotidien pour défendre les journalistes.

Vous avez évoqué des constats largement partagés, notamment l'obsolescence de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.

Existe-t-il des différences dans le travail des rédactions selon que le média est indépendant, fait partie du service public ou appartient à un grand groupe ? Comment appréciez-vous les conditions de travail et l'indépendance des journalistes entre les types de médias - presse écrite, chaînes de télévision ou service public audiovisuel ?

Avez-vous connaissance d'exemples précis d'interférences dans un sens favorable à l'actionnaire ? À cet égard, nous avons bien noté votre proposition de créer un statut juridique des rédactions.

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

On ne doit pas s'imaginer que les journalistes travaillant au sein du groupe Bolloré subissent une pression quotidienne. Fort heureusement, les choses se passent - le plus souvent - différemment.

L'action de Vincent Bolloré à Canal+ et à Europe 1 a été largement commentée. La volonté de changer la ligne éditoriale en changeant les journalistes était claire : pas moins de 60 % des journalistes d'Europe 1 ont quitté la radio. Le ménage s'effectue par leur départ - les journalistes d'i-Télé, devenue CNews, en ont aussi fait les frais.

Le groupe de Vincent Bolloré a récemment racheté Prisma Media, le premier groupe de presse magazine en France, dans lequel je travaille. Celui-ci ne possède pas de publications d'information politique et générale (IPG). En revanche, il détient des titres de presse féminine, people et télévisuelle, mais aussi le magazine Capital, avec lequel M. Bolloré était souvent en conflit.

Huit mois après son arrivée, nous constatons le renforcement des synergies : les émissions de Canal+ sont davantage citées dans les magazines de télévision de Prisma Media.

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

Les rédactions en chef ! Il faut se départir de l'image de journalistes indépendants : la pression qu'elles exercent sur eux est très forte, même pour ceux qui disposent d'un contrat à durée indéterminée. Heureusement, les journalistes ont le droit de refuser de signer un article trop largement modifié - c'est l'une des grandes avancées de la loi Bloche.

Nous constatons donc non pas des influences politiques, mais des synergies publicitaires et économiques entre les entreprises du groupe Bolloré.

J'ai le sentiment que le magazine Capital ne fait quasiment plus jamais mention des activités de M. Bolloré depuis le mois de juin. Certes, je ne pense pas que Vivendi intervienne directement dans les rédactions, mais les journalistes, par peur, pratiquent l'autocensure, car ils savent qu'ils n'auraient pas les moyens de résister à une intervention.

Ils peuvent faire valoir une clause de cession lorsque l'actionnaire change, laquelle leur permet de quitter l'entreprise avec leurs indemnités conventionnelles. Sur 400 titulaires de la carte de presse au sein de Prisma Media, 60 journalistes ont déjà quitté le groupe ; la direction prévoit un total de 140 départs d'ici à la fin de l'année.

Les journalistes partent moins par peur d'une zemmourisation des esprits que par la dégradation de leurs conditions de travail. Beaucoup d'entre eux ne se reconnaissent plus dans les tâches qui leur sont demandées. Ils sont devenus des couteaux suisses ! Ils n'ont plus le temps de faire correctement leur travail. Or le journalisme d'investigation suppose du temps et il coûte cher. Un titre comme Mediapart, qui compte 70 cartes de presse, laisse à ses journalistes le temps de travailler.

Il en va de même pour les médias de l'audiovisuel public, qui, s'ils peuvent faire l'objet de critiques, ont créé des commissions de déontologie efficaces : ils sont très rarement condamnés par l'ex CSA.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Disposez-vous d'un recensement du nombre de comités de déontologie créés par la loi du 14 novembre 2016 visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias ? Avez-vous des exemples précis de leur utilisation ? Certes, les parlementaires pourraient accomplir ce travail dans leur mission de contrôle de l'application des lois.

Comment faudrait-il renforcer ces dispositifs pour assurer leur indépendance ?

Quelles sont vos attentes au sujet du statut juridique qui serait accordé aux rédactions ?

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

Les chartes déontologiques résultent du rapport de forces au sein de l'entreprise lors de leur rédaction. Emmanuel Hoog, ancien président de l'AFP, avait recensé les chartes par forme de presse. La loi Bloche contraint les titres d'information politique et générale, qui reçoivent des aides financières, à disposer d'une charte. Pour les autres titres, elle prévoit l'ouverture de négociations, mais pas la signature d'une charte.

Les journalistes de Prisma Media accordent une grande importance à la charte depuis l'arrivée de M. Bolloré. Toutefois, la présidente du groupe la considère inutile.

S'agissant la reconnaissance juridique de l'équipe rédactionnelle, je citerai l'exemple du Monde, qui s'explique par l'histoire du journal et le poids de la société des journalistes, agissant comme une personne morale. Ceux-ci peuvent, par exemple, émettre un vote lors du renouvellement du directeur de la rédaction.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

Le journal Le Monde constitue-t-il le modèle concret de cette revendication générale du statut juridique ?

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

La réponse est plus nuancée. Un journal est le fruit d'une histoire et d'un rapport de forces entre un collectif rédactionnel et son actionnaire.

Il est nécessaire de briser la verticalité à l'oeuvre : le directeur de la rédaction doit être aux côtés non pas de ses actionnaires, mais de ses journalistes. Ces derniers doivent pouvoir approuver sa nomination, comme c'est le cas au Monde et à Libération.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Laugier

Les médias et surtout la presse sont confrontés à une situation difficile : les ventes au numéro diminuent et les recettes publicitaires ont baissé de 50 % en dix ans. Or les recettes sont nécessaires pour parvenir à l'équilibre financier.

Vous avez affirmé que la grille salariale des journalistes n'a pas évolué depuis longtemps. Pourtant, certains d'entre eux gagnent très bien leur vie.

Comment un média indépendant peut-il exister sans l'apport d'un investisseur fort ?

Quel regard portez-vous sur les grandes plateformes qui concurrencent fortement la presse et les médias ?

La concentration peut présenter des côtés positifs : le concours financier d'un grand groupe permet de sauver des titres, qui, sinon, auraient disparu.

Vous avez évoqué le poids des investisseurs face aux journalistes. À l'inverse, ne pensez-vous pas que certains journalistes sont très orientés sur le plan politique ?

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

Nous ne sommes pas opposés aux investisseurs. En revanche, nous dénonçons la concentration dans les médias : nous déplorons que la plupart des médias français soient aux mains de quelques-uns.

Qu'une grande entreprise dépendante de la commande publique possède des médias me choque, surtout quand les journalistes et les salariés ne sont pas indépendants. Comment les petits médias peuvent-ils survivre sans investisseurs ?

Les investisseurs finançant les médias ne devraient pas recevoir les aides à la presse. Voilà vingt ans, nous savions que M. Dassault acceptait déjà de perdre 15 millions d'euros pour combler le déficit du Figaro !

Je ne crois aucunement à la neutralité du journaliste : c'est une fable. Chaque publication a une ligne éditoriale représentée par le directeur de la rédaction - seul l'audiovisuel public doit faire preuve de neutralité. Si la neutralité du journaliste n'existe pas, ses pratiques professionnelles doivent être conformes à notre déontologie : publier une idée politiquement orientée suppose que celle-ci soit vraie et vérifiée.

Les plateformes et les Gafam représentent une autre menace. Une prochaine déclaration intersyndicale exigera que les journalistes reçoivent une partie des sommes obtenues après les négociations relatives aux droits voisins ; des discussions sont actuellement menées à l'AFP sur ce sujet. Je salue l'action de la France au niveau européen dans ce domaine, mais le chemin est encore long. Toutefois, je regrette l'attitude des éditeurs, ainsi que l'absence des journalistes à cette réflexion.

Debut de section - PermalienPhoto de Jean-Raymond Hugonet

Vous considérez qu'un industriel ayant des accords avec l'État ne devrait pas posséder un groupe audiovisuel. Estimez-vous nécessaire d'étendre cette restriction à d'autres secteurs, les clubs de football par exemple ?

Depuis que Prisma Media appartient à Vincent Bolloré, avez-vous constaté des changements dans votre vie professionnelle ?

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

Je limiterai ma restriction aux seuls marchands d'armes possédant des journaux ou des télévisions. Je ne me prononcerai pas sur les autres secteurs.

Nous sommes heureux que la concentration des médias revienne au coeur du débat. L'interventionnisme de M. Bolloré et de Vivendi revêt des formes brutales pour Canal+ et à Europe 1. Ce n'est pas le cas pour Prisma Media. Toutefois, l'arrivée prochaine au sein du groupe du Journal du dimanche et de Paris Match, qui sont des titres politiques susceptibles d'avoir une influence sur la vie démocratique de la Nation, changera peut-être la donne.

Depuis l'arrivée de M. Bolloré, je n'ai subi aucune pression à titre personnel, mais peut-être est-ce dû à mes fonctions syndicales.

Debut de section - PermalienPhoto de David Assouline

La loi de 1986 limite aujourd'hui la concentration horizontale à sept chaînes de télévision. Est-il nécessaire de modifier cette disposition ?

La loi précise également qu'il est possible de posséder deux types de médias sur les trois existants à l'époque - la radio, la télévision et la presse écrite, cette dernière étant circonscrite uniquement à la presse quotidienne couvrant plus de 20 % du territoire. Une évolution doit-elle être envisagée ?

Quel est votre avis sur la concentration verticale des médias, inconnue en 1986 ? Pouvez-vous définir un seuil pertinent à ce sujet ?

Debut de section - Permalien
Emmanuel Vire, secrétaire général du SNJ-CGT

Nous considérons que les concentrations horizontales et verticales doivent désormais être traitées ; il ne faut plus distinguer la presse écrite et l'audiovisuel.

Des progrès ont été accomplis dans le cahier des charges des chaînes, sur la présence des femmes à la télévision notamment. Rien de tel n'existe dans la presse écrite ! La précarité touche pourtant avant tout les femmes journalistes.

Pour ce qui concerne les concentrations horizontales, j'estime qu'une limite de sept chaînes de télévision est trop élevée : il convient de réduire ce chiffre.

La logique est semblable pour la presse écrite : les groupes de presse régionaux possèdent le quotidien et l'hebdomadaire locaux, et leur zone de couverture est immense. Nous avions alerté - sans succès ! - l'Autorité de la concurrence lorsque le Crédit mutuel avait racheté plusieurs titres dans l'est de la France.

Une action s'impose également pour lutter contre les concentrations transversales - c'était le rêve de Jean-Marie Messier de réunir les contenus et les contenants.

Enfin, je déplore que seuls 17 dessinateurs et 600 photographes soient encore titulaires d'une carte de presse ; la concentration des médias entraîne aussi la disparition de certains métiers.

Debut de section - PermalienPhoto de Laurent Lafon

Je vous remercie pour vos réponses.

Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.

La réunion est close à 12 h 25.