Intervention de Elisabeth Borne

Délégation aux entreprises — Réunion du 21 septembre 2021 à 17h30
Audition conjointe avec la mission d'information de Mme élisabeth Borne ministre du travail de l'emploi et de l'insertion sur le thème « ubérisation de la société : quel impact des plateformes numériques sur les métiers et l'emploi ? »

Elisabeth Borne, ministre du travail, de l'emploi et de l'insertion :

Je vous remercie de votre invitation, qui me donne l'occasion de m'exprimer sur les évolutions du monde du travail devant la délégation aux entreprises et la mission d'information sur l'uberisation de la société.

Le monde du travail connaît des mutations profondes, que la crise a largement accélérées et qu'il est essentiel d'accompagner. Notre société et notre économie doivent considérer ces évolutions comme des opportunités, même si elles peuvent inquiéter nos concitoyens ; le rôle de l'État est donc de rassurer et protéger les Français, en leur donnant les moyens d'être parties prenantes à ces changements. La formation et le dialogue social sont des clefs de la réussite de cette transformation. Le numérique a déjà pris une place importante dans nos vies et dans l'économie ; la transition écologique est en marche et la crise sanitaire a également amené son lot de transformations.

Ces mutations concernent l'organisation du travail, l'évolution des compétences et l'apparition de nouvelles formes d'emplois. Je salue la qualité des travaux de la délégation sur l'évolution des modes de travail ; votre rapport, adopté de façon consensuelle en juillet dernier, propose de nombreuses pistes intéressantes.

J'aborderai également le chantier des travailleurs de plate-forme, puisque votre mission d'information, lancée en juin dernier, doit remettre ses conclusions prochainement.

Quelques mots, d'abord, sur le contexte général : notre économie connaît actuellement un rebond vigoureux ; on n'a jamais autant embauché qu'aujourd'hui, puisque le pays a enregistré 2,2 millions d'embauches au deuxième trimestre. Ainsi, le taux de chômage est revenu à son niveau d'avant-crise, avec une réduction inédite, entre avril et juillet derniers, de 270 000 demandeurs d'emploi sans aucune activité. L'action du Gouvernement, notamment au travers du « quoi qu'il en coûte », produit les effets espérés. Nous avons préservé notre économie et nos emplois, et nous soutenons la reprise avec le plan de relance.

Toutefois, ces bonnes nouvelles ne nous font pas oublier la nécessité d'accompagner les entreprises qui connaissent des transformations profondes, entraînant une modification de l'activité et du rapport au travail.

Le développement massif du télétravail a entraîné un bouleversement durable des organisations de travail, dont les implications dépassent le monde de l'entreprise. Cette évolution était incontournable pour protéger les salariés du risque sanitaire et assurer la continuité de la vie économique de notre pays. Nous avons fait, à la rentrée, le choix de redonner la main aux entreprises, afin que chacune d'elles définisse, au travers du dialogue social, ses propres conditions de télétravail. Pour cela, elles peuvent s'appuyer sur l'accord national interprofessionnel (ANI) conclu par les partenaires sociaux en novembre dernier.

Nous suivrons de près les évolutions du recours au télétravail dans les entreprises, en étant attentifs au risque d'isolement et aux difficultés d'intégration des salariés.

Nous ne sommes qu'au début des transformations induites par le télétravail. Votre rapport s'en fait l'écho en soulignant l'existence d'une alternative : le télétravail à domicile ou les tiers-lieux, qui peuvent contribuer à redynamiser les territoires. L'association France Tiers-Lieux a remis son rapport au Gouvernement au sujet du plan de développement de ces lieux. Nous voulons faire de ces derniers un moyen d'accès à la formation pour les stagiaires et les apprenants et un facteur de rapprochement entre les acteurs de la formation. Ainsi, dans le champ de mon ministère, 50 millions d'euros seront engagés pour soutenir le développement de la formation professionnelle dans les tiers-lieux. Enfin, un atelier se penchera sur ce sujet dans le cadre du groupe de travail paritaire que j'ai institué sur l'après-crise.

La crise a renforcé l'aspiration à une meilleure qualité de vie au travail ; c'est tout l'enjeu de la bonne mise en oeuvre de la loi pour renforcer la prévention en santé au travail, un modèle d'enrichissement mutuel entre démocratie parlementaire et démocratie professionnelle, puisque la proposition de loi qui en est à l'origine reprend le contenu de l'ANI du 10 décembre 2020. Je remercie à cet égard le Sénat pour son débat constructif, qui a permis à la commission mixte paritaire d'aboutir à un texte et à une promulgation rapide.

Ce texte comporte des avancées importantes pour notre système de santé au travail. Il renforce la logique de prévention et la capacité de conseil et d'accompagnement des services. Il vise aussi à renforcer la qualité des prestations, en définissant une offre socle homogène pour le tout le territoire, ainsi qu'un processus de certification des services de prévention et de santé au travail. Nous avons désormais besoin de la mobilisation de tous les acteurs - professionnels, parlementaires, partenaires sociaux, employeurs - pour faire vivre cette loi dans les entreprises. Les aspirations des travailleurs, renforcées par la crise - le désir d'autonomie, la quête de sens, la qualité de vie -, deviennent de plus en plus des facteurs d'attractivité et donc de compétitivité des entreprises.

Au-delà de l'organisation du travail, toute la politique de formation et d'évolution des compétences doit s'adapter aux nouveaux enjeux. De nombreuses entreprises sont confrontées à des difficultés de recrutement, dans l'hôtellerie-restauration, dans le bâtiment, mais aussi dans l'industrie. Nous avons donc lancé, avec Pôle emploi, des plans d'action visant à réentraîner les demandeurs d'emploi et à les orienter vers ces secteurs. Nous développons des formations s'appuyant sur l'entreprise, au travers des périodes de mise en situation en milieu professionnel et des préparations opérationnelles individuelles ou collectives qui favorisent le retour à l'emploi durable.

Nous avons également mobilisé les présidents de région pour les inviter à renforcer leurs efforts en matière de formation des demandeurs d'emploi pour les orienter vers les secteurs en tension. Une concertation est en cours pour converger vers un investissement supplémentaire, dans le cadre des pactes régionaux d'investissement dans les compétences.

Les branches professionnelles concernées doivent également engager des négociations pour accroître les rémunérations et améliorer les conditions de travail, afin de rendre plus attractifs leurs emplois.

Plusieurs branches, dans le cadre du chantier relatif aux travailleurs de « deuxième ligne » de l'agenda social, se sont saisies de la question. Certaines - la propreté ou la sécurité - ont déjà pris des engagements en ce sens.

Au-delà des travailleurs de la « deuxième ligne », d'autres secteurs, dont les minima conventionnels sont inférieurs au SMIC, doivent engager des négociations pour revaloriser leur grille ; je pense notamment à l'hôtellerie-restauration.

En outre, parce que la formation de la jeunesse reste notre priorité, nous avons prolongé les aides à l'apprentissage jusqu'au 30 juin 2022 ; il s'agit d'une voie d'insertion durable et de qualité dans l'emploi pour les jeunes, puisque cela répond au besoin de compétences des entreprises.

Pour lutter contre les difficultés de recrutement, il est également indispensable d'adapter les compétences des actifs d'aujourd'hui aux grandes transitions écologiques et numériques, toutes deux accélérées par la crise, d'autant que les actifs sont appelés de plus en plus à exercer plusieurs métiers au cours d'une carrière, ce qui suppose d'adapter leurs compétences et de recourir à la formation tout au long de la vie. Le ministère du travail est aux côtés des entreprises pour faciliter la montée en compétences des salariés ou leur reconversion professionnelle lorsqu'elles sont souhaitées ou nécessaires.

La formation professionnelle est au coeur de l'agenda social et nous poursuivons ce travail, sur le fondement des propositions des partenaires sociaux. Le Premier ministre présentera prochainement un nouveau plan d'investissement dans les compétences, à la fois pour amplifier l'effort de formation des demandeurs d'emploi vers les métiers en tension, avec une orientation prioritaire vers les chômeurs de longue durée, et soutenir les dispositifs de formation continue des salariés, afin d'accompagner l'adaptation de leurs compétences aux mutations écologiques et numériques ou favoriser leur montée en compétences.

Si nous investissons dans les compétences de tous les actifs, c'est aussi pour donner à nos entreprises les moyens d'être compétitives. La capacité des entreprises à attirer puis à garder leurs talents, permettant à ceux-ci de se former et d'évoluer, sera déterminante.

Au-delà de l'emploi salarié, les nouvelles aspirations à l'autonomie doivent nous inciter à mieux accompagner les formes de travail indépendant. Le Président de la République a annoncé un nouveau plan en faveur des plus de 3 millions de travailleurs indépendants. Sans empiéter sur ce sujet, qui relève des attributions de mon collègue Alain Griset, je rappelle que les indépendants bénéficient de droits spécifiques à l'assurance chômage, via l'allocation pour les travailleurs indépendants (ATI), depuis le 1er novembre 2019. Les conditions d'accès à cette allocation seront bientôt assouplies ; il ne sera plus nécessaire aux indépendants d'attendre une liquidation ou un redressement judiciaire. Sous réserve de respecter les autres critères, ils pourront accéder à l'ATI, dès lors qu'ils auront cessé de manière définitive leur activité, lorsque cette dernière n'était pas viable économiquement.

Par ailleurs, dès le 1er janvier 2022, l'appréciation des conditions de ressources tirées de l'activité sera également assouplie afin de permettre à davantage d'indépendants d'accéder à cette allocation. Il s'agit d'un pas supplémentaire dans la reconnaissance collective du travail, du mérite et de la prise de risque, marques de fabrique des indépendants. Ce sujet sera au coeur de l'examen, au Sénat, au mois d'octobre, du projet de loi en faveur des travailleurs indépendants.

Ensuite, il est évidemment nécessaire de poursuivre la sécurisation des nouvelles formes d'emploi, qui offrent des gisements d'emplois confortés par la crise. Je me centrerai sur le sujet des travailleurs des plates-formes, que je connais pour avoir défendu la loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités, au début du quinquennat. Depuis juillet 2020, dans le cadre de l'agenda social, nous nous attachons à mieux accompagner les travailleurs les plus vulnérables, notamment les travailleurs des plates-formes ; vous l'avez dit, je serai ce soir à l'Assemblée nationale pour présenter le projet de loi concernant la mise en oeuvre du dialogue social dans le secteur des plates-formes de mobilité, qu'il s'agisse des voitures de transport avec chauffeur (VTC) ou des livreurs à vélo.

Nous proposons, au travers de ce projet de loi, de ratifier l'ordonnance du 21 avril 2021 précitée, qui pose les premiers jalons d'un dialogue social en permettant aux travailleurs de ces plates-formes d'avoir accès à une représentation ; concrètement, une élection nationale à tour unique sera organisée par vote électronique au printemps 2022, pour permettre aux travailleurs d'élire leurs organisations et de désigner leurs représentants.

Pour répondre à votre question, Madame la présidente, nous sommes convaincus que la régulation sociale de ce secteur passe par la structuration d'un dialogue social entre les plates-formes et les représentants des travailleurs indépendants. En revanche, il doit y avoir un malentendu, parce que la question de la rémunération fera naturellement partie des sujets qui pourront être traités dans le cadre de ce dialogue social. Cela pourra être précisé dans le cadre d'une habilitation incluse dans ce projet de loi de ratification de la première ordonnance, puisque ce texte ratifie l'ordonnance qui permet l'organisation des représentants des travailleurs des plates-formes, prévoit une représentation des plates-formes et définit le cadre de la négociation ; parmi les sujets à traiter, il y aura bien celui de la rémunération.

Quant à votre question relative au renforcement de l'autonomie, je puis indiquer que, depuis le départ, la position du Gouvernement consiste à ne pas préjuger du statut du travailleur - salarié ou indépendant - ; néanmoins, comme nous avons commencé à le faire dans le cadre de la loi d'orientation des mobilités (LOM), nous affirmons que, si un travailleur a un statut d'indépendant, alors il faut lui donner toutes les garanties pour l'être réellement. C'est en ce sens que des compléments sont prévus dans l'une des habilitations proposées.

Un travail est en cours à l'échelon européen. La Commission a engagé une consultation sur les différentes voies possibles pour répondre à l'objectif que nous partageons tous, je pense : renforcer le droit des travailleurs des plateformes et s'assurer que, quel que soit leur statut, ces travailleurs aient bien des droits et puissent bénéficier d'une protection sociale. La Commission devrait présenter ses textes, supposés inclure des propositions sur le droit de la concurrence européen, d'ici à la fin de l'année. Il s'agit de l'un des sujets dont nous souhaitons nous saisir à l'occasion de la présidence française de l'Union européenne à partir du 1er janvier 2022.

Cette régulation du secteur passe, selon nous, par la structuration d'un dialogue social entre les plates-formes et les représentants des travailleurs. C'est le développement de ce dialogue qui permettra un meilleur équilibre des relations commerciales, une rémunération et des conditions de travail adaptées aux nouvelles formes d'emploi. En outre, au travers de la négociation collective, nous voulons mettre ces travailleurs en mesure de définir les solutions les plus adaptées à un univers de travail très spécifique et encore en pleine évolution.

En ce qui concerne les plates-formes de livraison, nous menons un autre chantier avec le ministère de l'intérieur et le ministère délégué aux transports : la lutte contre l'exploitation des travailleurs vulnérables par la sous-location de comptes, que nous constatons dans ce secteur. Nous avons obtenu des plates-formes des engagements fermes et concrets afin qu'elles assument leurs responsabilités en la matière.

Nous avons échangé avec le commissaire Nicolas Schmit sur ces questions, que nous souhaitons également aborder dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.

La crise a accéléré certaines mutations profondes du monde du travail - organisation, évolution des compétences ou formes d'emploi - ; nous cherchons à tirer les leçons de ces bouleversements, à doter des entreprises d'outils pour y faire face, avec le plus d'anticipation, de résilience et de force possible, en s'assurant que le dialogue social reste au coeur des décisions de l'entreprise et en contribuant à diffuser des outils, comme les tiers-lieux. Si les entreprises sont au coeur de ces mutations, le rôle des pouvoirs publics est, plus que jamais, de les écouter, de les accompagner et, évidemment, de s'assurer que les salariés soient bien protégés.

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