Merci pour votre invitation. Tout d'abord, j'apporterai à vos réflexions un point de vue d'universitaire, qui ne saurait être celui d'un militant. Je ne suis pas spécialiste de la citoyenneté mais je m'intéresse aux questions de droit électoral et aux institutions politiques. Je m'astreins à faire une différence radicale entre mon opinion en tant que professeur de droit et mon opinion en tant que citoyen. Le problème est que les questions peuvent, parfois, nous faire glisser de l'un à l'autre.
J'aimerais attirer votre attention sur le fait que les réponses à la crise que nous traversons ne peuvent pas être traitées de manière technique, même si des mesures ponctuelles de droit électoral peuvent exister, comme peut le laisser croire le rapport d'information Renforcer la participation électorale et la confiance dans la démocratie représentative, élaboré à l'Assemblée nationale dans le cadre d'une mission d'information sur les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale, qui m'avait auditionné.
Ce rapport d'information constitue une réflexion tout à fait intéressante mais pointe un certain nombre de remèdes techniques qui, à mon avis, dépassent le cadre des améliorations techniques pour glisser assez rapidement sur des problèmes de droit constitutionnel, voire sur des questions d'institutions politiques.
Des institutions politiques à la politique, il n'y a qu'un pas, que j'aimerais éviter de franchir.
Il me semble que ce problème doit être considéré dans une plus grande globalité.
Outre mon audition par la mission d'information de l'Assemblée nationale, j'avais également été entendu par la sénatrice Nadine Bellurot, rapporteure de la proposition de loi sur le droit de vote à 16 ans, que le Sénat n'a pas adoptée.
Je ne peux apporter, dans le cadre de la présente audition, que des réflexions sur les institutions.
Monsieur le rapporteur, vous m'avez interrogé sur les moyens de sauver la démocratie représentative.
Je tiens tout d'abord à souligner que la démocratie représentative n'a jamais été un but en soi dans l'histoire de la pensée constitutionnelle et dans l'histoire politique. Ce que nous appelons la démocratie représentative - qui n'est pas une notion constitutionnelle et constitue ce que j'appellerais, en tant que constitutionnaliste, un métaconcept - est une solution intermédiaire, adoptée sous la nécessité des circonstances historiques, politiques et électorales pour trouver une voie médiane entre le gouvernement représentatif - que choisissent les révolutionnaires et la IIIe République, et dont le Sénat est l'emblème - et la démocratie, rejetée par les hommes de la Révolution et rejetée constamment de la Révolution jusqu'à nos jours.
La démocratie représentative est donc une cote mal taillée, qui rejette la démocratie dite directe - certains considèrent qu'il s'agit d'un pléonasme - car elle est impraticable. Elle se fie à la représentation pour transmettre des volontés par le canal de l'élection. Il faut toutefois comprendre que ce système est un intermédiaire et ne peut pas, en tant que tel, justifier une espèce d'idéal absolu. La meilleure preuve en est que l'un des fondements de la Ve République, qui a fait suite aux crises de la IIe et de la IVe République, était précisément de corriger cette dimension dans la Constitution de 1958, c'est-à-dire d'arriver à réinstaurer de la démocratie - à supposer que l'on sache ce que c'est - par le biais du référendum, dans un système dominé par la représentation.
Si on part de l'idée que l'on doit sauver la démocratie représentative en tant que telle, sans accepter de recourir à d'autres outils dans le cadre d'un équilibre des pouvoirs, on part d'un mauvais point de vue.
Le débat public montre que la notion de démocratie représentative - prétendue telle par certains - est considérablement critiquée. On remarque qu'il s'agit d'un système intermédiaire, dont je considère qu'il ne s'assume pas comme représentatif et qu'il ne tire pas toutes les conséquences de la démocratie.
Une contradiction existe dans les termes : ce système se prétend démocratique alors que, en réalité, il privilégie la volonté du représentant plutôt que celle de ceux qui sont censés être représentés, rompant ainsi le contact. Si ce contact existe par le biais de l'élection, cette dernière - qu'on ne cesse de valoriser - n'est pas suffisante pour parvenir à établir un contrôle et un lien entre les citoyens et ceux qu'ils ont élus.
Si l'on ne part pas de ce constat, on ne se rend pas compte du degré de défiance qui peut exister et qui rejaillit partout sur les corps intermédiaires, en particulier les partis politiques. Finalement, ce modèle est critiqué car il donne parfois le sentiment de ne pas respecter la volonté des citoyens.
Monsieur le rapporteur, je connais la sincérité de votre démarche et votre implication. Je ne suis pas politiste mais je pense que ce que vous appelez la montée des extrêmes n'est plus une notion pertinente. Quand un sondage indique que plus de 45 % du corps électoral est prêt à se prononcer en faveur de formations politiques dites extrêmes, il est urgent de se poser la question de la pertinence des catégories qui les qualifient d'extrêmes : en tant qu'universitaire, je pense que nous sommes passés du constat de fait au jugement de valeur, ce qui n'est pas très bénéfique pour le contact et l'osmose pouvant exister entre les représentants et les représentés.
Si ce contact continue à se disloquer et que le Parlement s'interroge sur ces notions en employant des catégories qui ne sont plus pertinentes, cela ne renforcera pas le lien entre les citoyens et les politiques : cela risque au contraire d'agrandir l'écart entre les citoyens et le Parlement, ce que je ne souhaite pas en tant que défenseur de l'institution parlementaire.
La question de savoir si le contexte politique et social actuel m'inquiète me gêne quelque peu, car elle peut rapidement nous faire basculer dans des considérations politiques.
Néanmoins, je pense profondément que la dissociation pouvant exister dans l'esprit des citoyens entre la politique et la décision peut expliquer la défiance actuelle à l'encontre des élus et l'absence de culture citoyenne. Ces citoyens peuvent penser que le vote a trop peu d'incidence sur les politiques menées.
La démocratie repose sur le consentement des gouvernés par l'élection ou encore le référendum. Toutefois, le propre de la société de consommation technicienne et marchande dans laquelle nous vivons est, comme l'a montré l'historien du droit Jacques Ellul, de faire dépendre le sort des individus de décisions sur lesquels ils ne peuvent notablement influer, en particulier dans le domaine économique et social. Or ces dernières structurent leur vie quotidienne bien davantage qu'une loi ou un règlement ne peuvent le faire. Elles s'imposent à eux par des techniques de persuasion comme le marketing et la publicité, faites pour leur faire désirer ce qui leur est en réalité imposé.
Jacques Ellul appelait propagande cet ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire partager activement ou passivement à son action une masse d'individus.
Or si la plupart des cadres et des normes qui pèsent sur les individus et structurent leur vie quotidienne leur sont imposés au moyen de techniques de management ou d'opérations de manipulation du consentement, et non par la désignation de titulaires et responsables politiques, cela n'incite pas les citoyens à considérer que la décision politique peut conduire à quelque chose. Si l'on se passe de leur consentement en permanence et que la société fonctionne ainsi, pourquoi les citoyens donneraient-ils leur consentement du point de vue politique quand le consentement peut être frelaté du point de vue économique et social ?
Je pense qu'une part notable de citoyens a intégré le fait que se prononcer ne sera pas très utile puisque, parfois, les décisions sont prises ailleurs, autrement, et qu'on tend à se passer du consentement des gouvernés.
Ces considérations se situent entre la sociologie, le droit et les institutions. Cette dimension est très peu prise en compte dans le phénomène politique. Or nos institutions s'insèrent dans la réalité qui est la nôtre.
L'existence d'un socle commun autour des valeurs de la République, des droits et des devoirs est une question très complexe, qui dépasse peut-être le cadre de ma compétence.
Toutefois, il me semble qu'il existe une ambiguïté sur la notion de valeurs de la République. En outre, j'ai le sentiment, très largement partagé, que les valeurs de la République, comme l'état de droit, sont devenues une sorte de mantra ou de fétiche idéologique, agité sans savoir exactement ce qui se trouve à l'intérieur. Chacun peut projeter ce qu'il souhaite dans ces termes et s'en servir comme une sorte d'arme ou de bouclier intellectuel contre l'adversaire.
Pour qu'existent une culture et une participation citoyennes, il faut qu'un dialogue soit possible. Je sais que, en tant que sénateurs, vous êtes attentifs à cette question. Nous devons être capables de dialoguer avec des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord.
À supposer que les valeurs de la République aient une définition claire, elles ont désormais davantage un usage qu'un sens. Elles ont été tant utilisées comme fétiche idéologique et vidées de leur sens que nous ne sommes plus capables de nous mettre d'accord sur ce qu'elles veulent dire, ce qui est très grave car cela signifie que la notion même de République ne fait plus toujours sens.
Les valeurs de la République peuvent être proclamées mais, sachant qu'elles ont évolué, garder leurs derniers sens plutôt que les premiers ne s'impose pas avec la force tranquille de l'évidence.
Je suis d'accord avec vous quant à l'idée que la confiance ne se décrète pas. Or il en est de même pour l'adhésion quasiment mystique aux valeurs de la République.
Je crois que vous avez en tant qu'élus une responsabilité collective, de même que les partis politiques. Mon ressenti n'est pas exactement scientifique, mais j'en perçois les traces à travers mon analyse des institutions. Nous avons bien souvent le sentiment d'avoir affaire à des institutions politiques davantage faites pour retranscrire une décision que pour la prendre.
Une des préoccupations de l'instauration de la Ve République était de restaurer l'autorité de l'État, la décision, ainsi que le gouvernement, et d'en finir avec une décision politique qui serait diluée, confiée à des partis politiques qui ne se préoccuperaient que de leurs intérêts.
Une autre préoccupation, obsessionnelle, de l'instauration de la Ve République était d'amener une stabilité ministérielle, ce qui est réussi. Nous n'avons, en effet, pas renversé un gouvernement depuis 1962. Or je ne crois pas que cette stabilité soit nécessairement une bonne chose. Pourquoi s'intéresser au Parlement et aux institutions politiques et se considérer comme citoyen si les institutions sont bien souvent vidées de leur substance et de leur utilité ?
Le système politique instauré sous la Ve République - dont personne ne parle jamais sauf pour considérer qu'il est absolument incontournable - que Georges Vedel appelait le « présidentialisme majoritaire » et que j'appelle le « présidentialisme programmatique », consiste à élire un Président de la République pour cinq ans sur des orientations politiques, en le sommant de s'expliquer très précisément sur ces dernières mais sans effectuer un suivi et lui demander des comptes.
En outre, l'Assemblée nationale est élue dans le sillage du Président de la République pour voter de manière automatique les lois proposées par la majorité.
Lorsque, dans certains débats parlementaires, l'Assemblée nationale n'adopte qu'un sous-amendement sur certaines des lois importantes, il ne faut pas s'étonner que les citoyens ne puissent pas s'intéresser au fonctionnement des institutions politiques. Ces derniers ont bien compris que l'action politique n'a plus lieu dans les institutions, mais dans les médias et sur les réseaux sociaux, entre autres, ce qui nous conduit à une sorte de désinstitutionalisation de la politique. Or les institutions de la République constituent notre bien commun. Les partis politiques ont encouragé ce mode de fonctionnement qui dilue la responsabilité politique.
On nous dit que la responsabilité politique s'exerce par l'élection du Président de la République. Que pensent les citoyens de cela ? Si la démocratie et l'engagement citoyen consistent à mettre un bulletin dans l'urne une fois tous les cinq ans, sans rien demander aux citoyens entre deux élections - pas de consultation, pas de référendum - quelle est l'utilité du vote et des institutions ? Les citoyens sont censés avoir donné leur avis en validant tel ou tel point du programme du président élu : « ne le réélisez pas, et la sanction sera là », entend-on parfois. Encore faut-il que le président se représente : il y a un précédent désormais de président qui ne s'est pas représenté ! « Vous avez voté pour lui, donc vous avez voté pour ça » : dès lors à quoi cela sert-il de voter ? À quoi servent les institutions ?
Avec ce raisonnement, cinq parlementaires suffisent, avec des délégations de vote, à voter la loi. Il arrive qu'il y ait des problèmes de majorité dans le débat parlementaire, parce que la majorité n'est pas présente en nombre dans l'hémicycle. On lit dans les journaux « La majorité était minoritaire ». On oublie qu'il faut une majorité de parlementaires pour voter un texte et qu'une discussion et une délibération sont nécessaires. Les décisions ne peuvent pas être acquises en amont. N'oublions pas que le Parlement existe pour délibérer, échanger et contrôler.