Mission d'information Culture citoyenne

Réunion du 16 février 2022 : 1ère réunion

Résumé de la réunion

Les mots clés de cette réunion

  • démocratie
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  • institution
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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Piednoir

Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions avec Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou, que je remercie de s'être rendu disponible dans le cadre de cette mission malgré un agenda particulièrement chargé.

Pour votre information, je précise que notre mission s'est mise en place dans le cadre du « droit de tirage des groupes », à l'initiative du groupe Rassemblement démocratique et social européen (RDSE), et que notre collègue Henri Cabanel, membre de ce groupe, en est le rapporteur.

Je précise que notre mission est composée de 21 sénateurs issus de tous les groupes politiques, et que notre rapport, assorti de recommandations, devrait être rendu public au début du mois de juin 2022.

Cette audition donnera lieu à un compte rendu écrit qui sera annexé à notre rapport. La création de cette mission d'information a été inspirée par la vive préoccupation suscitée par les taux d'abstention singulièrement forts atteints lors des élections départementales et régionales de 2021, particulièrement chez les jeunes, et de manière générale par la crise de confiance qui éloigne des institutions nombre de nos concitoyens, jeunes ou moins jeunes.

Nos auditions relèvent des trois grands axes thématiques que nous avons identifiés pour articuler notre réflexion et la rédaction de notre rapport sur la formation des futurs citoyens : le rôle de l'école, principalement à travers l'enseignement moral et civique ; les politiques publiques visant à encourager l'engagement des jeunes, plus particulièrement à travers le service civique et le service national universel (SNU) ; et, enfin, la question du rapport des jeunes à la vie démocratique.

À cet égard, le dernier baromètre de la confiance publié par le Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF) ne nous a pas rassurés, de même que le récent rapport de l'Institut Montaigne sur les 18-24 ans, publié le 3 février, qui confirme le recul de l'attachement au principe d'un gouvernement démocratique issu d'élections libres, voire une forme d'attirance de certains jeunes pour un régime autoritaire.

Au-delà de ces questions qui concernent la jeunesse - et à travers elle l'avenir de la démocratie participative -, nous avons particulièrement besoin de votre expertise.

Notre rapporteur, Henri Cabanel, va vous poser quelques questions afin de situer les attentes de cette mission d'information.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Monsieur le président, mes chers collègues, je remercie M. Bruno Daugeron d'avoir accepté cette audition.

Comprendre comment redynamiser la culture citoyenne constitue une question importante.

Les liens se délitent au fil des scrutins en raison de l'abstention, de la montée des extrêmes, d'une défiance envers l'action publique, des incivilités, des agressions contre les élus, des menaces, ainsi que des fake news diffusées sur les réseaux sociaux dans le but de provoquer une instabilité sociale, le tout sur fond de crise sanitaire qui dure depuis déjà deux ans.

L'enjeu fondamental est donc de déterminer comment renouer les liens de confiance entre les citoyens et les élus.

Quelles réflexions vous inspire le contexte politique social actuel ? Vous inquiète-t-il ?

Pensez-vous qu'il existe aujourd'hui une culture commune autour des valeurs de la République, des droits et des devoirs (que nous avons appelée culture citoyenne) ?

Il me semble que la confiance ne se décrète pas et que la défiance ne disparaît pas grâce à la seule mise en place d'outils. Quelles réponses les institutions ou les partis politiques doivent-ils apporter à cette défiance ? Avons-nous une responsabilité collective dans la situation actuelle ?

Concernant les jeunes, que pensez-vous du droit de vote dès l'âge de 16 ans et du vote numérique ? Existe-t-il dans d'autres pays des exemples probants pour encourager l'exercice du droit de vote, dont la France pourrait s'inspirer ?

Depuis les débuts de nos auditions, nous avons rencontré des jeunes engagés, notamment dans le cadre d'un service civique. Que pensez-vous de l'engagement des jeunes dans des causes humanitaires ou environnementales ? D'autres formes d'engagement, moins structurées et plus militantes, s'expriment au travers de pétitions et de manifestations. Ce changement signifie-t-il que les jeunes ne croient plus en notre modèle institutionnel ? Sont-ils, selon vous, désabusés par la politique ?

Selon le directeur du CEVIPOF, entendu la semaine dernière, la multiplication d'instances de démocratie participative n'est pas la solution pour mobiliser les électeurs. Comment, à votre avis, faut-il choisir les participants à ces instances pour que celles-ci exercent leur rôle dans les meilleures conditions ? Le tirage au sort vous semble-t-il une formule envisageable ? Toutefois, sans sincérité, la démarche est vouée à l'échec si elle est une stratégie de communication politique.

Par ailleurs, que pensez-vous de l'instauration de quotas de jeunes aux diverses élections et dans les directions des partis politiques, évoqué devant nous par les représentants du Forum français de la jeunesse ?

Enfin, quelle place doit tenir, selon vous, le vote blanc dans l'expression des suffrages ? Compter les votes blancs dans les suffrages exprimés pourrait-il permettre de lutter significativement contre l'abstention ?

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Merci pour votre invitation. Tout d'abord, j'apporterai à vos réflexions un point de vue d'universitaire, qui ne saurait être celui d'un militant. Je ne suis pas spécialiste de la citoyenneté mais je m'intéresse aux questions de droit électoral et aux institutions politiques. Je m'astreins à faire une différence radicale entre mon opinion en tant que professeur de droit et mon opinion en tant que citoyen. Le problème est que les questions peuvent, parfois, nous faire glisser de l'un à l'autre.

J'aimerais attirer votre attention sur le fait que les réponses à la crise que nous traversons ne peuvent pas être traitées de manière technique, même si des mesures ponctuelles de droit électoral peuvent exister, comme peut le laisser croire le rapport d'information Renforcer la participation électorale et la confiance dans la démocratie représentative, élaboré à l'Assemblée nationale dans le cadre d'une mission d'information sur les ressorts de l'abstention et les mesures permettant de renforcer la participation électorale, qui m'avait auditionné.

Ce rapport d'information constitue une réflexion tout à fait intéressante mais pointe un certain nombre de remèdes techniques qui, à mon avis, dépassent le cadre des améliorations techniques pour glisser assez rapidement sur des problèmes de droit constitutionnel, voire sur des questions d'institutions politiques.

Des institutions politiques à la politique, il n'y a qu'un pas, que j'aimerais éviter de franchir.

Il me semble que ce problème doit être considéré dans une plus grande globalité.

Outre mon audition par la mission d'information de l'Assemblée nationale, j'avais également été entendu par la sénatrice Nadine Bellurot, rapporteure de la proposition de loi sur le droit de vote à 16 ans, que le Sénat n'a pas adoptée.

Je ne peux apporter, dans le cadre de la présente audition, que des réflexions sur les institutions.

Monsieur le rapporteur, vous m'avez interrogé sur les moyens de sauver la démocratie représentative.

Je tiens tout d'abord à souligner que la démocratie représentative n'a jamais été un but en soi dans l'histoire de la pensée constitutionnelle et dans l'histoire politique. Ce que nous appelons la démocratie représentative - qui n'est pas une notion constitutionnelle et constitue ce que j'appellerais, en tant que constitutionnaliste, un métaconcept - est une solution intermédiaire, adoptée sous la nécessité des circonstances historiques, politiques et électorales pour trouver une voie médiane entre le gouvernement représentatif - que choisissent les révolutionnaires et la IIIe République, et dont le Sénat est l'emblème - et la démocratie, rejetée par les hommes de la Révolution et rejetée constamment de la Révolution jusqu'à nos jours.

La démocratie représentative est donc une cote mal taillée, qui rejette la démocratie dite directe - certains considèrent qu'il s'agit d'un pléonasme - car elle est impraticable. Elle se fie à la représentation pour transmettre des volontés par le canal de l'élection. Il faut toutefois comprendre que ce système est un intermédiaire et ne peut pas, en tant que tel, justifier une espèce d'idéal absolu. La meilleure preuve en est que l'un des fondements de la Ve République, qui a fait suite aux crises de la IIe et de la IVe République, était précisément de corriger cette dimension dans la Constitution de 1958, c'est-à-dire d'arriver à réinstaurer de la démocratie - à supposer que l'on sache ce que c'est - par le biais du référendum, dans un système dominé par la représentation.

Si on part de l'idée que l'on doit sauver la démocratie représentative en tant que telle, sans accepter de recourir à d'autres outils dans le cadre d'un équilibre des pouvoirs, on part d'un mauvais point de vue.

Le débat public montre que la notion de démocratie représentative - prétendue telle par certains - est considérablement critiquée. On remarque qu'il s'agit d'un système intermédiaire, dont je considère qu'il ne s'assume pas comme représentatif et qu'il ne tire pas toutes les conséquences de la démocratie.

Une contradiction existe dans les termes : ce système se prétend démocratique alors que, en réalité, il privilégie la volonté du représentant plutôt que celle de ceux qui sont censés être représentés, rompant ainsi le contact. Si ce contact existe par le biais de l'élection, cette dernière - qu'on ne cesse de valoriser - n'est pas suffisante pour parvenir à établir un contrôle et un lien entre les citoyens et ceux qu'ils ont élus.

Si l'on ne part pas de ce constat, on ne se rend pas compte du degré de défiance qui peut exister et qui rejaillit partout sur les corps intermédiaires, en particulier les partis politiques. Finalement, ce modèle est critiqué car il donne parfois le sentiment de ne pas respecter la volonté des citoyens.

Monsieur le rapporteur, je connais la sincérité de votre démarche et votre implication. Je ne suis pas politiste mais je pense que ce que vous appelez la montée des extrêmes n'est plus une notion pertinente. Quand un sondage indique que plus de 45 % du corps électoral est prêt à se prononcer en faveur de formations politiques dites extrêmes, il est urgent de se poser la question de la pertinence des catégories qui les qualifient d'extrêmes : en tant qu'universitaire, je pense que nous sommes passés du constat de fait au jugement de valeur, ce qui n'est pas très bénéfique pour le contact et l'osmose pouvant exister entre les représentants et les représentés.

Si ce contact continue à se disloquer et que le Parlement s'interroge sur ces notions en employant des catégories qui ne sont plus pertinentes, cela ne renforcera pas le lien entre les citoyens et les politiques : cela risque au contraire d'agrandir l'écart entre les citoyens et le Parlement, ce que je ne souhaite pas en tant que défenseur de l'institution parlementaire.

La question de savoir si le contexte politique et social actuel m'inquiète me gêne quelque peu, car elle peut rapidement nous faire basculer dans des considérations politiques.

Néanmoins, je pense profondément que la dissociation pouvant exister dans l'esprit des citoyens entre la politique et la décision peut expliquer la défiance actuelle à l'encontre des élus et l'absence de culture citoyenne. Ces citoyens peuvent penser que le vote a trop peu d'incidence sur les politiques menées.

La démocratie repose sur le consentement des gouvernés par l'élection ou encore le référendum. Toutefois, le propre de la société de consommation technicienne et marchande dans laquelle nous vivons est, comme l'a montré l'historien du droit Jacques Ellul, de faire dépendre le sort des individus de décisions sur lesquels ils ne peuvent notablement influer, en particulier dans le domaine économique et social. Or ces dernières structurent leur vie quotidienne bien davantage qu'une loi ou un règlement ne peuvent le faire. Elles s'imposent à eux par des techniques de persuasion comme le marketing et la publicité, faites pour leur faire désirer ce qui leur est en réalité imposé.

Jacques Ellul appelait propagande cet ensemble des méthodes utilisées par un groupe organisé en vue de faire partager activement ou passivement à son action une masse d'individus.

Or si la plupart des cadres et des normes qui pèsent sur les individus et structurent leur vie quotidienne leur sont imposés au moyen de techniques de management ou d'opérations de manipulation du consentement, et non par la désignation de titulaires et responsables politiques, cela n'incite pas les citoyens à considérer que la décision politique peut conduire à quelque chose. Si l'on se passe de leur consentement en permanence et que la société fonctionne ainsi, pourquoi les citoyens donneraient-ils leur consentement du point de vue politique quand le consentement peut être frelaté du point de vue économique et social ?

Je pense qu'une part notable de citoyens a intégré le fait que se prononcer ne sera pas très utile puisque, parfois, les décisions sont prises ailleurs, autrement, et qu'on tend à se passer du consentement des gouvernés.

Ces considérations se situent entre la sociologie, le droit et les institutions. Cette dimension est très peu prise en compte dans le phénomène politique. Or nos institutions s'insèrent dans la réalité qui est la nôtre.

L'existence d'un socle commun autour des valeurs de la République, des droits et des devoirs est une question très complexe, qui dépasse peut-être le cadre de ma compétence.

Toutefois, il me semble qu'il existe une ambiguïté sur la notion de valeurs de la République. En outre, j'ai le sentiment, très largement partagé, que les valeurs de la République, comme l'état de droit, sont devenues une sorte de mantra ou de fétiche idéologique, agité sans savoir exactement ce qui se trouve à l'intérieur. Chacun peut projeter ce qu'il souhaite dans ces termes et s'en servir comme une sorte d'arme ou de bouclier intellectuel contre l'adversaire.

Pour qu'existent une culture et une participation citoyennes, il faut qu'un dialogue soit possible. Je sais que, en tant que sénateurs, vous êtes attentifs à cette question. Nous devons être capables de dialoguer avec des personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d'accord.

À supposer que les valeurs de la République aient une définition claire, elles ont désormais davantage un usage qu'un sens. Elles ont été tant utilisées comme fétiche idéologique et vidées de leur sens que nous ne sommes plus capables de nous mettre d'accord sur ce qu'elles veulent dire, ce qui est très grave car cela signifie que la notion même de République ne fait plus toujours sens.

Les valeurs de la République peuvent être proclamées mais, sachant qu'elles ont évolué, garder leurs derniers sens plutôt que les premiers ne s'impose pas avec la force tranquille de l'évidence.

Je suis d'accord avec vous quant à l'idée que la confiance ne se décrète pas. Or il en est de même pour l'adhésion quasiment mystique aux valeurs de la République.

Je crois que vous avez en tant qu'élus une responsabilité collective, de même que les partis politiques. Mon ressenti n'est pas exactement scientifique, mais j'en perçois les traces à travers mon analyse des institutions. Nous avons bien souvent le sentiment d'avoir affaire à des institutions politiques davantage faites pour retranscrire une décision que pour la prendre.

Une des préoccupations de l'instauration de la Ve République était de restaurer l'autorité de l'État, la décision, ainsi que le gouvernement, et d'en finir avec une décision politique qui serait diluée, confiée à des partis politiques qui ne se préoccuperaient que de leurs intérêts.

Une autre préoccupation, obsessionnelle, de l'instauration de la Ve République était d'amener une stabilité ministérielle, ce qui est réussi. Nous n'avons, en effet, pas renversé un gouvernement depuis 1962. Or je ne crois pas que cette stabilité soit nécessairement une bonne chose. Pourquoi s'intéresser au Parlement et aux institutions politiques et se considérer comme citoyen si les institutions sont bien souvent vidées de leur substance et de leur utilité ?

Le système politique instauré sous la Ve République - dont personne ne parle jamais sauf pour considérer qu'il est absolument incontournable - que Georges Vedel appelait le « présidentialisme majoritaire » et que j'appelle le « présidentialisme programmatique », consiste à élire un Président de la République pour cinq ans sur des orientations politiques, en le sommant de s'expliquer très précisément sur ces dernières mais sans effectuer un suivi et lui demander des comptes.

En outre, l'Assemblée nationale est élue dans le sillage du Président de la République pour voter de manière automatique les lois proposées par la majorité.

Lorsque, dans certains débats parlementaires, l'Assemblée nationale n'adopte qu'un sous-amendement sur certaines des lois importantes, il ne faut pas s'étonner que les citoyens ne puissent pas s'intéresser au fonctionnement des institutions politiques. Ces derniers ont bien compris que l'action politique n'a plus lieu dans les institutions, mais dans les médias et sur les réseaux sociaux, entre autres, ce qui nous conduit à une sorte de désinstitutionalisation de la politique. Or les institutions de la République constituent notre bien commun. Les partis politiques ont encouragé ce mode de fonctionnement qui dilue la responsabilité politique.

On nous dit que la responsabilité politique s'exerce par l'élection du Président de la République. Que pensent les citoyens de cela ? Si la démocratie et l'engagement citoyen consistent à mettre un bulletin dans l'urne une fois tous les cinq ans, sans rien demander aux citoyens entre deux élections - pas de consultation, pas de référendum - quelle est l'utilité du vote et des institutions ? Les citoyens sont censés avoir donné leur avis en validant tel ou tel point du programme du président élu : « ne le réélisez pas, et la sanction sera là », entend-on parfois. Encore faut-il que le président se représente : il y a un précédent désormais de président qui ne s'est pas représenté ! « Vous avez voté pour lui, donc vous avez voté pour ça » : dès lors à quoi cela sert-il de voter ? À quoi servent les institutions ?

Avec ce raisonnement, cinq parlementaires suffisent, avec des délégations de vote, à voter la loi. Il arrive qu'il y ait des problèmes de majorité dans le débat parlementaire, parce que la majorité n'est pas présente en nombre dans l'hémicycle. On lit dans les journaux « La majorité était minoritaire ». On oublie qu'il faut une majorité de parlementaires pour voter un texte et qu'une discussion et une délibération sont nécessaires. Les décisions ne peuvent pas être acquises en amont. N'oublions pas que le Parlement existe pour délibérer, échanger et contrôler.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

À mon arrivée au Sénat, j'ai été assez étonné de constater que lors de certains scrutins un seul sénateur puisse voter pour l'ensemble de son groupe...

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

De plus, la France, par son mode de scrutin majoritaire, est très isolée en Europe. Ce mode de scrutin a des avantages mais également des inconvénients importants. Ceux que l'on appelle « les extrêmes » auraient peut-être été moins extrêmes s'ils avaient participé, échangé et été intégrés à un débat parlementaire. Le mode de scrutin est fait pour cela. Quand nous avons un raisonnement institutionnel plus que politique, des changements peuvent survenir. Il existe beaucoup de missions d'information et de groupes de travail sur les institutions. Toutefois, systématiquement, cette question est passée par pertes et profits. Il est inutile de renforcer le pouvoir du Parlement, qui détient déjà tous les pouvoirs qui conviennent mais encore faut-il qu'il les utilise.

Cette question me semble en lien avec la problématique de la culture citoyenne car la perception que peuvent avoir les citoyens des institutions et de leur utilité est très importante. Les institutions sont prises pour un pur jeu de complicité ou d'affrontement partisan, où chacun joue un rôle dans une sorte de théâtre d'ombres ; au sein duquel tout est calculé à l'avance ; l'initiative des parlementaires, ou même des citoyens, ne compte pas.

Nous pouvons nous inspirer d'exemples étrangers. De nombreuses commissions ont réfléchi aux questions de la représentation proportionnelle et des initiatives référendaires.

Le référendum d'initiative partagée (RIP) introduit en 2008 à l'article 11 de la Constitution n'a pas pu fonctionner pour Aéroports de Paris puisqu'un nombre extrêmement élevé de citoyens était nécessaire pour solliciter les parlementaires afin de soumettre un référendum. Cet article de la Constitution est perçu par les citoyens non seulement comme un déni, mais comme une provocation. Un collègue, par ailleurs membre de la commission de réflexion sur les institutions ayant abouti à la révision constitutionnelle, m'a indiqué que la réforme de 2008 n'était pas pensée pour le référendum mais qu'elle était centrée sur les pouvoirs du Parlement, ce qui relève d'un certain cynisme. Le référendum ne doit pas être perçu comme une volonté de donner un coup de boutoir contre ce qu'on appelle la démocratie représentative ni contre le Parlement.

Ainsi que l'avait pensé le grand juriste Raymond Carré de Malberg sous la IIIe République, le contrôle de constitutionnalité - qui a beaucoup de défauts -, le référendum - qui peut en avoir - et le gouvernement représentatif peuvent se mêler pour trouver un équilibre satisfaisant afin de pouvoir, selon le cas, débloquer des situations et solliciter des citoyens ou le Parlement.

En matière de contrôle, il n'existe pas mieux que le Parlement. Rappelons que le Sénat a sauvé l'honneur dans l'affaire dite Benalla ! Le Sénat est exemplaire dès lors qu'il veut bien mettre à distance cette ritournelle sur la représentation des collectivités territoriales et reprendre, enfin, son rôle de législateur et de représentant du peuple. Quand le Sénat exerce ses prérogatives, sa réputation est excellente dans l'opinion publique : il prouve qu'il est possible de réinstitutionnaliser la politique.

Dans d'autres pays, il existe parfois la représentation proportionnelle, un rôle très important donné au Parlement ou une institution référendaire. Cette dernière est pratiquée aux États-Unis dans certains États fédérés. En Suisse, il existe des consultations et des combinaisons qui permettent de faire fonctionner un système évidemment très compliqué.

Je suis radicalement hostile au droit de vote à 16 ans et au vote numérique.

Le droit de vote à 16 ans me semble être une mesure complètement démagogique. Que recouvre l'expression « les jeunes » ? Il n'y a aucun rapport entre un jeune bourgeois des villes ou un citoyen de la France périphérique des campagnes. À supposer que les jeunes forment une entité homogène sociologiquement, le droit de vote à 16 ans posera certainement une question de maturité car cette population est extrêmement influençable, surtout aujourd'hui, par les réseaux sociaux et Internet. Je suggérerais plutôt de laisser les jeunes vivre leur jeunesse mais de les impliquer vraiment lorsqu'ils seront citoyens.

Le vote électronique me paraît extrêmement néfaste également, même si ce terme recouvre des outils variés, allant de la machine à voter - à laquelle je ne suis pas très favorable - au vote par un tweet ou une application. Le vote par le biais d'une application aurait l'effet extrêmement néfaste de désacraliser et décérémonialiser l'acte de vote, alors qu'il s'agit de l'un des rares moments où les citoyens peuvent se retrouver dans un acte qui n'est pas commandé par un intérêt individuel. Si nous individualisations l'acte de voter, ce moment solennel sera supprimé.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à la politique, à l'âge de 20 ans, je suis devenu scrutateur. Pensez-vous que la mission du scrutateur, qui note le nombre de voix avec un stylo, est en adéquation avec notre époque ? Ne devrions-nous pas moderniser ce système pour le rendre plus attrayant ? Ne devrions-nous pas envisager de voter un jour de semaine, comme c'est le cas en Angleterre ?

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

L'idée de voter en semaine peut être discutée.

Concernant vos autres questions, je suis extrêmement hostile à ces propositions.

L'informaticienne Chantal Enguehard, de l'Université de Nantes, qui a beaucoup étudié ces questions, montre que le vote électronique entraîne la perte de la trace matérielle de votre vote. Contrairement aux notes manuscrites des scrutateurs et aux bulletins en papier, les bulletins électroniques ne peuvent pas être retrouvés. La machine à voter peut être préprogrammée, pas toujours dans de bonnes intentions, ou peut connaitre des bugs.

En outre, le vote électronique expose l'électeur au contrôle social de son conjoint, de ses enfants, de ses voisins ou encore de son patron, ce qui n'est pas le cas dans l'isoloir. D'une certaine manière, le vote est désacralisé, publicisé et privatisé.

Je suis extrêmement - et de plus en plus - méfiant par rapport à la médiation technicienne qui aurait des intérêts immédiats. Si nous souhaitons faire comprendre aux citoyens que la citoyenneté est plus importante que les intérêts privés, nous ne devons pas nous y prendre ainsi.

Rousseau écrivait dans le quinzième chapitre du Contrat social : « Sitôt que le service public cesse d'être la principale affaire des Citoyens, et qu'ils aiment mieux se servir de leur bourse que de leur personne, l'État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat ? Ils payent des troupes et restent chez eux ; faut-il aller au Conseil ? Ils nomment des Députés et restent chez eux. À force de paresse et d'argent, ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre ».

Je n'applique évidemment pas cette critique à vous. Toutefois, je pense que la citoyenneté est concrète et doit prendre corps dans des actions concrètes. Vous avez évoqué le service civique. De plus, aller voter et éteindre son portable me semble bénéfique. La course à la technique n'est pas souhaitable, et surtout pas dans cet aspect.

Concernant l'engagement des jeunes dans des causes humanitaires et environnementales, je n'ai pas vraiment les compétences pour vous répondre. Il me semble que tout engagement des jeunes, pour cette cause ou pour une autre, est à souhaiter. Parler des jeunes en tant que tels est difficile, car les milieux sociaux sont différents. Disons qu'un engagement civique les sort de leur individualité et les place dans un collectif, dont les institutions sont le bien commun. Au-delà de l'environnement et l'humanitaire, les jeunes s'engagent aussi dans des questions religieuses ou chez les scouts. Tout engagement qui peut éloigner de la société de consommation me semble bénéfique.

Je ne suis pas favorable à l'idée que le vote blanc soit compté dans les votes exprimés. Depuis 2014, le vote blanc peut être compté à part. Bien qu'il puisse se comprendre, le vote blanc est une négation de l'objet du vote et de l'élection. En effet, l'élection vise à désigner une personne et le vote sert à prendre une décision. Considérer comme exprimées les voix de personnes qui refusent la décision me parait étrange du point de vue juridique, même si cela peut se comprendre du point de vue politique.

Peut-être pouvons-nous réfléchir à un seuil de participation minimum pour que l'élection puisse être considérée comme acquise. Un des dangers qui nous guette - qui est d'ailleurs l'un des dangers du droit - est que, même avec les voix de 30 % des citoyens, l'élection puisse fonctionner.

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Effectivement, si la légalité effective ne pose pas de question, cette perspective pose un problème de légitimité, avec des conséquences sur la confiance. Certains hommes politiques peuvent dire que la situation tiendra bien encore cinq ans : cela me semble cynique et même dangereux ! Je suggère de s'orienter sur cette voie plutôt que de consacrer l'abstention.

Surtout, il faudrait essayer d'en finir avec l'abstention militante, qui ne relève pas du droit mais de la politique, des moeurs et de la confiance publique, pour que les citoyens aient le sentiment qu'il existe un lien entre leur bulletin de vote et ce qui est fait.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Ne pas compter le vote blanc parmi les voix exprimées constitue aussi une désacralisation du vote. En effet, ces citoyens s'expriment en votant, mais optent pour le vote blanc car ils estiment ne pas avoir le choix ou refusent celui-ci. Je ne comprends pas cette contradiction.

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Il existe en effet une contradiction apparente.

L'acte de voter est très paradoxal car il est à la fois sacralisé et méprisé. Il est effectivement sacralisé car on ne cesse, en permanence, de nous faire la promotion des élections et de la participation. Néanmoins, il est également méprisé car les citoyens ont - à tort ou à raison - le sentiment que leur vote aura peu d'incidence sur la vie quotidienne.

Le vote blanc est, en effet, la manifestation d'une démarche personnelle mais il est, à mon avis, complètement décorrélé de sa finalité juridique et institutionnelle. J'y vois un paradoxe.

Rétablir le lien entre les citoyens et les institutions serait plus efficace que de trouver des mécanismes permettant d'aménager cela.

Quand une décision politique est importante et que les citoyens ont le sentiment qu'une élection a un véritable enjeu, ils répondent présents. Souvenez-vous de la mobilisation pour le référendum de 2005 sur la Constitution européenne. Les citoyens ont voté car il existait un enjeu électoral important, de même qu'ils le font pour les municipales ou parfois pour d'autres élections.

La crise des partis politiques ne les touche pas tous. Un parti politique, créé récemment, a, semble-t-il, enregistré 100?000 adhésions en trois mois, ce qui prouve qu'une volonté d'adhésion peut exister.

Je suggère de prendre les citoyens au sérieux en leur faisant confiance et en jouant sur l'équilibre et les différentes facettes des institutions.

Le Parlement joue un rôle irremplaçable dans le débat et le contrôle.

De même, nous ne pourrons jamais nous passer de représentation, contrairement à ce que croient certaines personnes très favorables au référendum. Il y a toujours de la représentation, y compris dans les référendums. Toutefois, dans le référendum, le représentant du peuple est le corps électoral. Cette représentation existe en raison de la volonté de créer une décision.

Quand les citoyens sentent que leur vote se traduira par une décision et sera suivi d'effet, ils peuvent retrouver leur esprit de citoyenneté. En revanche, ils n'apprécient pas du tout qu'on revienne par un autre moyen sur une décision qu'ils ont prise.

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Le vote obligatoire constitue une vraie question. Le problème est toujours que vous ne réenchantez pas par décret. Il me semble préférable de créer l'envie et le désir plutôt que d'imposer.

Vous fréquentez vous-même des électeurs, même s'il s'agit de grands électeurs, et connaissez leurs préoccupations. Les électeurs voteront pour vous parce qu'ils ont confiance en vous, vous connaissent ou encore pour d'autres raisons. Et s'ils ne souhaitent pas voter, ils seront également capables de vous dire si c'est parce qu'ils n'y croient plus, qu'ils ne souhaitent plus participer au vote ou parce qu'ils n'ont pas confiance.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Le vote est obligatoire pour l'élection des sénateurs.

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

En effet. Vous ne rencontrez pas que de grands électeurs, mais aussi d'autres citoyens.

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Piednoir

Vous disiez tout à l'heure que les citoyens votent lorsqu'ils sentent qu'il y a vraiment une décision à la clé. Le Sénat avait formulé une proposition pour que, si un conseil municipal impose son veto à l'implantation d'éoliennes sur son territoire, le projet n'aboutisse pas. Dans mon département de Maine-et-Loire, la maire d'une petite commune avait organisé un référendum, sans valeur légale du reste, dont le résultat a été le rejet du projet, avec une participation très forte, supérieure à 70 %. Elle devra expliquer que la législation ne permet pas de s'opposer au projet, même avec une aussi forte participation et un tel résultat. Devrions-nous décentraliser sur ce type d'enjeux pour permettre aux territoires de se prononcer véritablement ?

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Vous ne pouvez pas trouver d'exemple plus typique et catastrophique. Les citoyens donnent leur avis, qui leur avait été demandé, et celui-ci ne sera pas pris en compte. La maire a effectué ce geste d'autodéfense à raison.

Dans le code général des collectivités territoriales, il existe les référendums locaux et des consultations des électeurs. J'ignore le cadre utilisé par la maire dont vous parlez mais je pense que, pour des réformes d'urbanisme par exemple, à partir du moment où les habitants et les électeurs sont consultés, leur avis doit pouvoir être pris en compte. Ce référendum doit-il permettre une autre décision ?

En tout cas, il est certain que les citoyens ne doivent pas avoir le sentiment que la décision est prise, quel que soit l'avis qui leur sera demandé, et que l'avis qu'ils donnent sera sans effet.

Il est inutile de multiplier les éléments de langage sur la démocratie et de ne pas tirer un minimum de conséquences et de considération quand on met en place un processus démocratique de consultation et qu'on n'en suit pas le résultat.

Il faudrait peut-être réfléchir sur ces questions d'urbanisme très précises, car ces sujets sont très sensibles.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Le sentiment que vous évoquez est aussi ressenti par les parlementaires. Nous l'avons constaté durant ce quinquennat, lors duquel les ordonnances ont été utilisées pour gouverner. J'ai le sentiment de ne pas être utile en tant que législateur. Un tel sentiment chez les parlementaires est grave.

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Je partage tout à fait ce point de vue. Nous tombons dans le problème du « présidentialisme majoritaire », qui nous a été imposé sans véritablement nous demander notre avis, au motif erroné que l'alternative est l'instabilité.

Toute possibilité d'action réelle du Parlement lui est enlevée. Le Parlement devrait pouvoir, en cas de rupture de confiance, renverser un gouvernement sans que cela soit un drame. De même, afin de trancher sur un sujet, nous devrions pouvoir recourir à un référendum. En outre, si la foule réclame à grand bruit la démission de dirigeants, une commission d'enquête parlementaire devrait pouvoir être mise en place, car le Parlement a des moyens efficaces et adaptés de proposer des solutions dans ce contexte.

Multiplier les réflexions sur la culture citoyenne permettra peu d'avancées si nous avons le sentiment que le système politique ne bougera pas.

Debut de section - PermalienPhoto de Stéphane Piednoir

Si nous poursuivons votre raisonnement, nous validons la proposition de révocation populaire proposée actuellement par l'un des candidats à l'élection présidentielle, ce qui provoquerait une très grande instabilité.

J'ai la conviction que les élus, quels qu'ils soient, ont besoin de stabilité et de temps afin d'installer des politiques, parfois impopulaires au départ. Subir cette impopularité pendant quelque temps, avant de prouver le bienfondé d'une mesure, est le rôle d'un représentant qui a été désigné.

Une étude de l'Institut Montaigne nous apprend que près d'un Français sur deux estime qu'il faudrait rétablir la peine de mort en France. L'opinion publique s'exprime aussi ainsi. Il est aussi de la responsabilité des représentants d'endosser l'impopularité de refuser de telles mesures.

Si la révocation dont vous parlez devient possible, je crains une instabilité dans la rue et dans le fonctionnement des institutions.

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Vous avez conduit le raisonnement plus loin que je ne l'ai fait. Je ne pensais pas forcément à la révocation populaire, qui poserait beaucoup de problèmes et sur laquelle j'ai d'ailleurs rédigé un article.

En effet, concevoir ainsi la responsabilité poserait des questions extrêmement compliquées. Tout le monde n'a pas compris ce qu'est la représentation, qui est un mécanisme extrêmement complexe lié à la délibération. En principe, il n'est pas possible de décider sans avoir délibéré. Or, si nous voulons la révocation, c'est bien souvent parce que nous avons le sentiment que la décision est prise avant toute délibération. Je pense donc que la mise en place de cette procédure serait plus compliquée qu'autre chose.

En revanche, vous dites qu'une partie de la population serait pour le rétablissement de la peine de mort et qu'il est du devoir des élus de les en empêcher. Il s'agit d'un jugement de valeur. En effet, vous présupposez que les représentants devraient, par principe, être absolument hostiles au rétablissement de la peine de mort et que les citoyens - ou ce que certains sondeurs appellent le « bloc populaire » - y seraient favorables. En quelque sorte, les élites devraient corriger les « impures passions » des électeurs.

Je pense plutôt qu'il existe une courroie de transmission entre les représentants et leurs électeurs, bien que certaines propositions de la mission d'information de l'Assemblée nationale concernant le renforcement de ces liens ne me semblent pas forcément nécessaires.

Présupposer que les représentants sont dotés d'une plus grande rationalité que les électeurs me semble dangereux.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Les citoyens disposent-ils de suffisamment d'arguments pour prendre la bonne décision ?

Vous évoquez un équilibre entre la démocratie participative et la démocratie représentative. Y a-t-il selon vous des solutions pour faire évoluer nos institutions ?

Dans le référendum inscrit dans la Constitution de la Ve République, les seuils doivent-ils être abaissés ? Un tel abaissement nous confronterait peut-être toutefois à un système qui touche toujours les mêmes personnes, organisées comme les partis politiques.

Que pensez-vous de l'évolution qu'a connue la Ve République, notamment dans l'inversion du calendrier des élections législatives et présidentielle, qui donne encore plus de légitimité au Président de la République ? Quand un Président de la République est élu, son parti connait un fort succès aux élections législatives, quelle que soit la qualité des candidats. Faudrait-il changer ce calendrier ? Une VIe République est-elle nécessaire ? Quelles solutions pourrions-nous apporter ?

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Je pense que nous ne pouvons pas mener une réflexion sur la question qui nous occupe aujourd'hui en nous passant d'une réflexion plus globale sur le fonctionnement des institutions.

Concernant la Ve République, je ne pense pas que le quinquennat ait été satisfaisant du point de vue institutionnel.

En effet, il existe une sorte de fusion entre le temps présidentiel et le temps législatif qui élude le débat sur les élections législatives. Ces élections n'étant plus que la confirmation de l'élection présidentielle, elles permettent en quelque sorte de ratifier un programme présidentiel dont on ne vérifiera absolument pas s'il a été appliqué.

Le fait que la fonction du Président de la République ne corresponde plus à celle qui était prévue dans les institutions au départ - même si rien n'est jamais figé - me semble problématique.

J'ai l'habitude de dire qu'il n'y a pas une Ve République, mais plusieurs. Il existe une seule Constitution, mais plusieurs pratiques institutionnelles radicalement différentes. Nous sommes dans une nouvelle Ve République, post-gaulliste et présidentialiste, où le Président de la République a conservé des pouvoirs très importants de la Ve avec des moeurs de la IVe République. En raison de cette conjonction, il existe une autorité, mais elle est au service d'un engagement partisan, ce qui me parait extrêmement néfaste. Je pense en effet que l'inversion du calendrier électoral n'était pas souhaitable, de même que l'adoption du quinquennat. Concernant la culture citoyenne, certains éléments pourraient réintroduire de l'équilibre sans bouleverser le système actuel.

Par exemple, le référendum, voire le référendum d'initiative citoyenne ou populaire, pourrait être davantage pratiqué.

En Suisse, la votation populaire peut avoir lieu dès que 100?000 citoyens en font la demande. Dans certains cantons, des citoyens peuvent voter jusqu'à vingt-cinq fois par an sur des sujets complètement différents, sans que cela soit considéré, dans la lignée de ce que nous connaissons en France depuis le Second Empire, comme une sorte de coup d'État césarien déguisé qui viserait à prolonger le pouvoir du Président de la République.

Parfois, certaines décisions peuvent relever du référendum. Son champ peut être défini de manière empirique, politique et discrétionnaire. En effet, celui qui a la possibilité de soumettre le référendum considère en son âme et conscience qu'il est bon de le soumettre au corps électoral. Dans d'autres circonstances, en fonction du sujet, il sera jugé plus opportun que la question soit soumise au Parlement.

Si ce que l'on appelle la démocratie doit se limiter à une élection présidentielle une fois tous les cinq ans, avec des élections législatives purement confirmatives, cela ne fonctionne plus. Notre système est stable mais le charme est rompu.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Les Suisses ont une véritable culture de la votation. Lors d'une mission sénatoriale sur la démocratie menée avec Philippe Bonnecarrère, nous avions insisté pour introduire cette culture dans notre pays qui, en raison de son histoire, a connu plusieurs échecs de référendums. Concernant l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes, la décision qui a été prise est en contradiction avec le résultat du référendum. Ne pensez-vous pas que nous devrions insuffler cette culture en commençant par le niveau local ?

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Cela me paraît une bonne idée. Si nous devions penser à la manière de construire des initiatives populaires ou citoyennes, nous pourrions réfléchir soit au nombre de signatures exigées, soit à une sorte de suite d'échelons (avec un échelon communal et départemental). La question posée devrait recevoir un écho ou réunir un certain nombre de signatures dans un nombre suffisant de départements, ce qui signifierait que la question est considérée comme importante localement. L'échelon local est sans doute, en effet, l'échelon le plus pertinent, sur les plans pratique et empirique.

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Je partage une grande partie de votre analyse, mais ce qui m'inquiète le plus est l'analyse qu'en font les élus. Ont-ils bien conscience de ce que nous vivons ? Seraient-ils disposés à se remettre en question ? Dans notre organisation, le suffrage universel, notamment direct, est sacralisé. Nous avons évoqué les conséquences que cela peut produire sur les élections, notamment municipales. Toutefois, je n'ai pas l'impression que les élus souhaiteront réfléchir à une organisation différente tant que l'onction du suffrage universel perdurera. Or la question de la légitimité des élus se pose. En outre, je pense que la prochaine élection présidentielle connaîtra un taux d'abstention sans précédent.

Debut de section - Permalien
Bruno Daugeron, professeur des universités en droit public et directeur du Centre Maurice Hauriou

Je ne peux que partager votre inquiétude. Nous touchons à un problème institutionnel. Tant que l'on n'aura pas instauré un seuil en deçà duquel une élection ne peut pas être considérée comme acquise, on se prévaudra de l'élection, non comme une légitimité mais comme une légitimation artificielle.

L'élection - j'y ai consacré ma thèse - est un outil très ambigu. On lui prête des vertus, notamment d'exercice de la souveraineté, qu'elle ne possède pas. Élire quelqu'un revient simplement à nommer quelqu'un. Ce n'est pas l'élection qui fait ses pouvoirs ni sa légitimité.

Si l'élection devient, non pas une marque de confiance, mais une instance de légitimation, le problème que vous soulignez de distorsion entre les institutions et les citoyens risque d'être à son comble. On a le sentiment tout simplement que des citoyens font sécession. On voit bien qu'un certain nombre de personnes, dans le monde rural en particulier, ne comptent plus sur les institutions et ne votent plus car ils ne se perçoivent plus comme des citoyens intégrés. Ces personnes se disent que l'opinion se fait ailleurs, en l'occurrence sur Internet et les réseaux sociaux.

Une certaine professionnalisation politique fait beaucoup de mal aux institutions. S'il est bénéfique d'avoir rompu avec certains aspects de la IVe République, il faut tout de même rappeler qu'alors on venait s'exprimer au Parlement : ce n'était pas le journal de 20 heures ou le dernier tweet qui faisait l'institution. Les institutions étaient alors politisées et prises au sérieux. Or on a le sentiment qu'elles sont aujourd'hui vidées de leur substance.

Je n'ai pas de solution à proposer pour repolitiser les institutions. Cela ne peut dépendre que de moeurs individuelles. La situation me semble très dangereuse car je crains qu'une rupture ait lieu. Mais on ne sait pas quelle forme elle prendra...

Debut de section - PermalienPhoto de Henri Cabanel

Je crains qu'elle n'arrive plus vite qu'on ne le croit. Je vous remercie.