Intervention de Anne Muxel

Mission d'information Culture citoyenne — Réunion du 25 janvier 2022 : 1ère réunion
Audition de Mme Anne Muxel sociologue directrice de recherches en sociologie et en sciences politiques au cnrs cevipof-sciences po

Anne Muxel, sociologue, directrice de recherches en sociologie et en sciences politiques au CNRS (CEVIPOF-Sciences Po) :

Bonjour à tous. Je vais m'efforcer de répondre à cette série de questions importantes qui m'ont été adressées, et qui touchent à des sujets fondamentaux, ayant trait à la fabrique de la citoyenneté dans le renouvellement générationnel.

Je partirai de votre première question qui interroge l'idée d'une rupture entre les jeunes et la vie politique. Je souhaite d'abord revenir sur cette notion de « rupture », qui semble judicieuse en termes de problématique, mais qui nécessite, à mon sens, d'être modérée. En effet, il n'y a jamais, dans le processus de socialisation politique, de changement absolu. Il n'est pas non plus possible de faire fi d'un héritage ou d'une transmission de culture politique. Le mot « rupture » est donc un peu fort, et je vous propose de raisonner dans le cadre d'un repérage des éléments de continuité et de discontinuité, de changements, voire d'incompatibilité, dans une culture référentielle commune.

Ainsi, je poserai la question en ces termes : existe-t-il toujours une culture politique référentielle commune entre les jeunes générations et leurs aînés, à partir de laquelle s'enracine la fabrique des citoyens dans la France contemporaine ? Nous y répondrons en gardant à l'esprit la dialectique entre persistance et changement, reproduction et nouveauté.

On éprouve une difficulté à saisir la spécificité générationnelle du rapport à la politique. Bien sûr, durant certaines périodes de notre Histoire, nous avons pu repérer des générations politiques au sens propre du terme, c'est-à-dire au sens qu'en donne par exemple Karl Mannheim, supposant une unité générationnelle. Ainsi, cela implique un événement politique fédérateur suffisamment fort pour constituer des attitudes et des comportements convergents, qui conditionnent les comportements politiques d'une même génération. On a ainsi parlé de la « Génération 1968 » ou de la « Génération Mitterrand ». Actuellement, on évoque également la « Génération Covid » pour désigner ceux qui subissent cette crise à leur entrée dans la vie sociale. Pourtant, mai 68 n'a pas nécessairement formaté toute la jeunesse de la même façon, et il en va de même pour ceux qu'on nomme la « génération Mitterrand ». Il semble donc difficile de qualifier la spécificité générationnelle du rapport à la politique. Aujourd'hui, il semble donc plus prudent de repérer les traits dominants du rapport des jeunes à la politique, tout en gardant en tête le fait que la jeune génération ne peut être considérée comme un segment de population univoque. Il y a des façons différentes d'être en politique et la jeunesse n'est pas une exception à cette règle.

Il y a un temps d'inertie nécessaire avant d'être en mesure d'accomplir ses tâches de citoyen actif. Celui-ci est propre aux années de jeunesse car on met un certain temps à entrer dans la vie citoyenne. En effet, la jeunesse est un temps davantage marqué par l'inconstance des choix. Il s'agit d'une période durant laquelle les difficultés d'insertion professionnelle peuvent détourner les jeunes de la participation politique. C'est également une période de mobilité géographique qui entame la participation électorale. La jeunesse a certes quelques caractéristiques structurelles en commun dans son rapport à la politique, mais témoigne aussi de grands clivages, qui correspondent à des expériences diversifiées.

Pour appréhender la façon d'être en politique des jeunes générations, il est nécessaire de comprendre que la socialisation des jeunes se fait dans une double dynamique : celle de l'héritage d'une part, et celle de l'expérimentation d'autre part.

En effet, la famille demeure un creuset essentiel dans la construction des identités politiques. C'est d'abord au sein de la cellule familiale que se construit l'héritage d'une culture politique. Deux tiers des Français disent s'inscrire dans la continuité des orientations idéologiques de leurs parents : c'est au sein de la famille qu'on discute le plus de la politique, et c'est encore dans les interactions affectives que se forgent les choix des individus. La famille reste donc un facteur important de continuité politique dans cette dynamique générationnelle.

Un autre vecteur important de l'héritage est l'école. Celle-ci continue de jouer un rôle crucial, au travers des enseignements de l'histoire-géographie et de l'enseignement moral et civique (EMC), mais également du fait des débats qui s'y déroulent et qui réfractent la réalité du monde politique et du rôle de citoyen que chaque individu doit remplir. L'école véhicule, au travers d'un environnement social et culturel et de produits culturels (BD, séries...) qui s'y diffusent, bon nombre de représentations politiques de la société actuelle. Il serait donc incorrect d'énoncer qu'il n'y a plus d'héritage.

L'expérimentation est l'autre dynamique qui forge les orientations de la jeunesse. Cette expérimentation est le fruit de nouveaux univers d'expériences auxquels sont confrontés les jeunes à travers leur formation, leurs premières expériences professionnelles, les relations amicales et amoureuses.

L'expérimentation, en tant que socialisation secondaire de l'individu, va entrer en interaction avec son héritage, en tant que socialisation primaire.

S'ajoute à cette dynamique la rencontre avec une époque, qui entre en interaction avec ces différents éléments.

Ainsi, le processus politique dans le temps de la jeunesse est un processus complexe qui se développe sur un temps long.

De même, il est nécessaire de penser les effets de génération, dans le contexte plus large des « effets de périodes » qui façonnent l'entrée en politique. Ces effets de période influencent les conditions d'entrée en politique des jeunes générations. Or, aujourd'hui, la défiance à l'égard de la représentation politique est à son point le plus haut. En effet, les résultats de la vague 13 du Baromètre de la confiance politique, que nous menons au CEVIPOF, ont été présentés ce matin, illustrant un niveau très élevé de défiance des Français à l'égard des responsables et des institutions politiques, témoignant ainsi d'une défiance plus générale à l'égard de la démocratie représentative. Ce contexte, dans lequel les jeunes entrent en politique, a une incidence sur leurs attitudes. On observe donc ici, non pas une rupture entre les jeunes et leurs aînés, mais une amplification de ce phénomène dans la jeunesse. Il est aisé d'imaginer que ces phénomènes vont façonner la citoyenneté ultérieure de cette jeunesse socialisée dans ce temps de malaise démocratique et de changement du comportement électoral.

Par ailleurs, les jeunes ont intériorisé la nécessité de s'adapter à de multiples défis. Ils sont les enfants de nombreuses crises : crises sociales, économiques, politiques, sanitaires, environnementales... Les jeunes d'aujourd'hui se considèrent comme les « enfants des crises ». De nombreuses études ont montré que la jeunesse actuelle se considère comme la « génération sacrifiée ». De même, il ne fait plus de doute aujourd'hui que la crise sanitaire aura des conséquences durables sur cette génération, d'un point de vue psychologique, mais également en termes d'accumulation de retard dans leur parcours étudiant ou professionnel.

Or on observe que cette jeunesse, au-delà de la crise sanitaire, a intériorisé ces crises et fait preuve d'une certaine débrouillardise. Ainsi, les jeunes réclament davantage de reconnaissance, et cherchent à être considérés comme utiles à la société. Ils réclament la possibilité d'accéder à leur autonomie, mais aussi de pouvoir exprimer leurs compétences, montrer leur savoir-faire et souhaitent s'intégrer dans la société. J'insiste sur ce point, car la France, par rapport à d'autres pays du nord de l'Europe, pèche, sans doute, par cette absence de confiance souvent ressentie par les jeunes quant aux possibilités qu'on peut leur donner d'exercer pleinement leurs compétences dans la société.

Pourtant, ces jeunes qui affichent une défiance importante vis-à-vis de la société témoignent, paradoxalement, d'une confiance dans leur destinée : ce pessimisme collectif laisse place à un optimisme individuel. Il y a là, sans doute, une collusion entre ces deux sentiments qui favorise une certaine dynamique d'engagement, voire qui renforce leur engagement. En effet, l'engagement des jeunes générations n'est pas en berne, mais plutôt en accroissement depuis quelques années.

J'en viens à présent à la question à propos des différences de réponse et d'impact que ces changements auraient sur la jeunesse en fonction d'un certain nombre de facteurs sociaux, géographiques, scolaires. Avant d'en venir à ces différences, il s'agit de constituer le cadre d'expression de la citoyenneté au sein duquel les jeunes générations se font entendre et participent à la vie de la Cité. Il repose sur un triptyque : défiance, intermittence du vote et protestation. La défiance conditionne, de fait, un rapport plus critique aux institutions et aux responsables politiques, donnant ainsi naissance à un profil de citoyens plus exigeants et plus protestataires.

De plus, l'intermittence du vote constitue un changement considérable du comportement électoral. Constatée dans toutes les générations (sauf chez les plus de 65 ans), l'intermittence du vote est devenue la norme du comportement citoyen. L'abstention, autrefois considérée comme un comportement dissident voire déviant, est aujourd'hui légitime politiquement. Cette abstention touche tous les modes de scrutin, y compris l'élection présidentielle : un tiers des jeunes étudiants sont restés en retrait des scrutins au premier tour, en 2017. Ainsi, on note la fin du vote par devoir, du vote constant. Cette discontinuité par rapport aux comportements antérieurs est telle que cela peut constituer une rupture.

Enfin, la protestation est amplifiée chez les jeunes, mais est présente chez leurs aînés, également. La culture de la protestation leur est familière : ils y ont souvent été confrontés dans des protestations et manifestations lycéennes, devenues des expériences assez banales de la socialisation lycéenne. Dans le cadre de l'Observatoire de la génération Z mis en place pour le compte du ministère des armées l'an passé, Olivier Galland et moi-même avons mené une enquête sur plus de 3 000 jeunes âgés de 16 à 18 ans, représentatifs de la population française. Il en ressort qu'un tiers de ces jeunes a déjà participé à une protestation et un sur cinq à une marche pour le climat. Cet élément de la fabrique de la citoyenneté n'est pas en rupture, mais apparaît comme un trait bien affirmé de la politisation des jeunes. Cette culture protestataire, qui jadis était plutôt l'apanage de la gauche, touche maintenant tous les univers et toutes les familles politiques.

Par ailleurs, il est légitime de s'interroger sur la porosité de la frontière entre protestation et radicalité et donc sur la reconnaissance de la violence comme un outil pour se faire entendre en démocratie. On constate une porosité des comportements politiques qui peuvent glisser de la protestation vers des actes violents. Dans le cadre de l'enquête menée avec Olivier Galland, nous avons constaté qu'un lycéen sur cinq avait déjà usé ou été en passe d'user de la violence à des fins politiques. Si nous pouvons constater une rupture, il s'agit alors de l'envisager dans cette éventuelle tentation de la radicalité, qui s'exprime également par des choix électoraux pour des forces protestataires, voire pour des leaderships autoritaires et populistes.

En fonctions des segments de la jeunesse observés, des différences dans les façons d'être en politique s'expriment selon plusieurs variables.

D'abord, les diplômes : le niveau de diplôme est la variable la plus discriminante des facteurs explicatifs des formes de politisation. Il y a là, sans doute, des efforts à mener en direction des jeunes sortis précocement du système scolaire. On observe une importance certaine de l'école pour oeuvrer à la formation de citoyens informés. Les jeunes peu ou pas diplômés apparaissent plus en retrait de la vie politique. Quand ils participent à la vie de la Cité, ils expriment des réponses plus radicales. C'est un vote qui peut nourrir l'extrême droite ou se manifester par des violences de rue.

Pendant longtemps, le genre a été une variable en matière de participation dans les jeunes générations. Aujourd'hui, nous n'observons plus d'écart de participation entre les garçons et les filles. Il n'y a plus, non plus, de différence au niveau de la participation non conventionnelle (manifestations, mobilisations). En revanche, on observe un retrait plus marqué s'agissant de l'intérêt des filles pour la politique. Ici, les traces anthropologiques de la mise à l'écart des femmes de la sphère politique demeurent, mais elles sont en train d'être corrigées.

Les territoires reflètent les différences liées aux effets sociodémographiques dans lesquels les jeunes évoluent.

Enfin, on observe des différences entre les jeunes étudiants et les jeunes actifs. Les étudiants ont tendance à être plus à gauche (moins toutefois que dans le passé) et plus participationnistes, tandis que les actifs se situent moins à gauche et sont moins participationnistes - notamment parmi les jeunes peu diplômés.

Le vote protestataire est très marqué chez les jeunes : lors du premier tour de la présidentielle de 2017, un jeune sur deux, parmi les 18-24 ans, a usé d'un vote protestataire. 23 % d'entre eux ont voté pour Marine Le Pen et 28 % pour Jean-Luc Mélenchon. Quand les jeunes s'expriment, c'est d'abord par un vote aux extrêmes. Les partis classiques sont à la traîne et le vote des 18-24 ans pour Emmanuel Macron était équivalent à celui du reste de la population (autour de 22-23 %). Ce climat protestataire demeure donc la donne à travers laquelle se déclinent toutes les façons qu'ont les jeunes de se faire entendre.

Comme je l'ai indiqué précédemment, l'engagement n'est pourtant pas à la peine chez les jeunes générations. Nombre d'études font état de leur engagement politique, associatif ou civique, comme en témoigne la demande d'engagement dans le cadre du service civique, qui est en augmentation régulière. De même, quatre jeunes sur dix se disent disponibles pour rejoindre les armées. Les partis et syndicats sont un peu moins rejetés par les jeunes que par leurs aînés. Les questions environnementales constituent un socle important d'enjeu de politisation pour les jeunes. Ceux-ci sont les plus actifs également dans l'engagement de proximité, notamment dans un contexte de crise sanitaire. Malgré un tropisme protestataire, l'engagement est donc très important pour la jeune génération.

Concernant la spécificité de la France par rapport à d'autres États, il convient de souligner que beaucoup des éléments évoqués se retrouvent dans nombre de nos démocraties occidentales, qui sont confrontées aujourd'hui à ce défi de la désillusion des citoyens. Ceux-ci se montrent, du reste, de plus en plus ouverts à d'autres types de régimes, notamment à un leadership autoritaire, créant ainsi un nouveau risque de rupture. Au travers de ce changement du rapport au vote et de cette persistance de la défiance envers les institutions, on observe un risque d'attractivité pour d'autres régimes et une appétence pour d'autres solutions que la démocratie de la part des jeunes générations. Les résultats CEVIPOF du Baromètre de confiance politique attirent l'attention à cet égard : 39 % des Français disent qu'il vaudrait mieux avoir à la tête de l'État un homme fort qui se passe d'élections, et 27 % considèrent qu'il faudrait faire appel à l'armée pour gouverner le pays. Cela témoigne d'un malaise et d'une lassitude certaine vis-à-vis de la démocratie. Chez les jeunes, cette tendance est plus marquée que dans les générations plus âgées.

Je finirai sur la question du numérique, ce nouvel espace d'expression démocratique, et du taux de pénétration des idées complotistes et des fake news chez les jeunes : 40 % des lycéens pensent que les attentats du 11 septembre 2001 ont été organisés par la CIA et non par Al-Qaïda. On se demande comment une proportion aussi importante de jeunes, qui par ailleurs sont informés et instruits, peuvent être réceptifs à des théories de cette ampleur.

Enfin, l'écologie s'ajoute à ce contexte. L'« écoanxiété » touche beaucoup les jeunes générations. D'après une étude menée par la revue The Lancet Planetary Health sur un ensemble très large de jeunes à travers la planète, 75 % des jeunes déclarent avoir peur de l'avenir. Cette écoanxiété habite les jeunes et conditionne leur citoyenneté.

Pour conclure, si l'on parvient à articuler la représentation politique avec une certaine forme de démocratie directe, répondant au besoin exprimé de se faire entendre sans qu'intervienne la médiation d'organisations politiques traditionnelles, nous pourrons faire face à de futurs citoyens « hyperdémocratiques » qui useraient, à bon escient, de leur vigilance démocratique. À l'inverse, si la représentation politique est de plus en plus mise à mal, si la défiance se creuse davantage, nous pourrons tout aussi bien faire face à des citoyens « hypodémocratiques », indifférents et absents, qu'à des jeunes souhaitant s'en remettre à des régimes autoritaires, au motif d'une demande de retour d'ordre et d'efficacité.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion