Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs, depuis la rentrée, c'est la quatrième fois que je suis auditionnée par le Sénat. Il y eut préalablement le Brexit, la place des outre-mer dans la stratégie maritime nationale, puis les enjeux de souveraineté. Aujourd'hui, il s'agit des grands fonds marins. Le fait maritime reprend la place qu'il mérite dans nos débats, et j'en suis ravie.
Cela dépasse le simple fait maritime. On peut en effet parler de rêve, d'aventure, d'horizons inconnus, mais il s'agit aussi d'immenses responsabilités, tant la voix de la France compte dans ce dossier.
Votre mission pose une question : quelle est la stratégie française relative à l'exploration, la protection et l'exploitation des fonds marins ? J'ai pris connaissance des questions que vous m'avez transmises : nous y reviendrons après mon intervention.
Pour reprendre les mots que le Président de la République a prononcés le 12 octobre 2020, au moment de la présentation du plan France 2030, la connaissance des grands fonds marins, dixième objectif de ce plan, constitue une grande odyssée d'exploration et une aventure humaine et intellectuelle, mais aussi en matière de recherche.
Comment la France, deuxième espace maritime au monde, pourrait-elle être simple spectatrice de cet épisode de l'Histoire ? La Chine, les États-Unis, l'Inde et le Japon y sont pleinement engagés.
En Europe, la Norvège ou le Portugal le sont également. Comme l'a dit le Président de la République, nous parlons bien, à ce stade, d'exploration. Il est prématuré de parler d'exploitation, pour une raison simple : nous ne connaissons encore que 2 % du plancher océanique et de ses écosystèmes. Avant même d'exploiter, nous avons encore beaucoup à découvrir, à inventorier et à comprendre.
Je tiens à le préciser immédiatement : l'exploration ne se fera pas à n'importe quel prix. Il est important qu'on puisse le réaffirmer. Il faut d'abord inventorier et comprendre.
Le triptyque à bien garder en tête est clair : il s'agit d'explorer, de comprendre et d'innover. Je tiens là aussi à en reparler régulièrement, et répéter que les espaces maritimes sont un trésor de la nature, profondément liés aux sociétés humaines et aux populations qui les entourent et qui en vivent. Beaucoup de parlementaires représentent ici ces territoires et ces populations.
Je commencerai par dresser un état des lieux de ces fonds marins. Ceux-ci commencent à environ 1 000 mètres de profondeur et ne sont évidemment pas uniformes. Ils offrent des diversités géologiques et un écosystème phénoménal, avec des plateaux continentaux, des montagnes sous-marines, des canyons, des zones de résurgence thermale.
La profondeur des océans est encore aujourd'hui une donnée mal connue. Pourtant, les plus grandes montagnes, sur terre, sont en fait sous-marines, et on estime à plusieurs milliers le nombre de monts sous-marins qui restent à découvrir.
Les travaux de reconnaissance et d'exploration des fonds marins sont un préalable essentiel à la pose des câbles sous-marins.
Dans les grands fonds, les espèces sous-marines se sont adaptées à des conditions extrêmes, de pression, d'absence de lumière et d'oxygène. C'est fascinant, mais il est d'autant plus compliqué pour les biologistes de pouvoir les observer, et c'est ce que nous voulons faire en priorité.
Vous l'aurez compris, il nous faut mieux connaître ce milieu. C'est la mission qui nous a été confiée. Il est important aussi de le délimiter, en rapport notamment avec la convention des Nations unies sur le droit de la mer, qui permet d'étendre notre juridiction sur les fonds marins, au-delà de la zone économique exclusive (ZEE), quand il est possible de définir une extension du plateau continental. C'est ce que nous appelons le programme Extraplac.
Les outre-mer sont au premier plan dans cet enjeu de souveraineté. Je reviendrai en détail sur ces points dans la discussion qui va suivre.
Mieux connaître les grands fonds, c'est aussi faire preuve d'humilité. Il nous faut développer une approche méthodique, en se basant sur trois principes.
En premier lieu, nous n'avons encore aucune idée des connaissances que nous allons acquérir. Par ailleurs, on ne peut le faire à la vitesse de l'avion ou du satellite, comme sur la terre ferme. Enfin, cette connaissance va permettre d'agir et de protéger.
Nous devons bien sûr mesurer tous les défis technologiques à surmonter dans le cadre des actions que nous devons mener.
Un chiffre pour illustrer mon propos : si douze humains se sont rendus sur la Lune, seulement quatre ont plongé à plus de 10 000 mètres de profondeur.
À ce sujet, l'accélération du progrès des engins d'exploration autonomes annonce une rupture à l'horizon 2030 - et c'est bien le programme qui est le nôtre.
La France est un des leaders dans le domaine de l'exploration des grands fonds : il s'agit donc de maintenir ce leadership. Ceci est extrêmement important sur le plan industriel. Des pays comme la Norvège ou les États-Unis détiennent des parts importantes du marché des nouveaux engins autonomes pour l'exploration des fonds marins. Leur industrie s'appuie sur des programmes importants d'exploration et de caractérisation de leur zone économique exclusive (ZEE). La Chine, le Japon ou, plus récemment, l'Inde ont lancé des plans de développement des technologies robotiques pour l'exploration des fonds marins.
Il nous faut donc réagir - et vite. Quelles sont les compétences françaises dans le domaine de l'exploration des grands fonds ? C'est la première question. Je reste quant à moi profondément optimiste : la capacité d'innovation de nos entreprises et laboratoires peut et doit nous placer au premier rang dans l'exploration des fonds marins.
Un espace considérable s'ouvre pour nos talents en matière de technologie, de robotique, d'intelligence artificielle, d'ingénierie de systèmes complexes ou de big data.
Les besoins en outils de recherche sont criants. Je pense notamment à l'IFREMER, notre fleuron. Nous avons un savoir-faire reconnu, mais il est nécessaire de passer à l'échelle industrielle. C'est l'enjeu qui est le nôtre aujourd'hui pour conserver notre leadership.
Je souhaiterais enfin soulever un point crucial, qui concerne les craintes pour l'environnement, soulevées par l'exploration des fonds marins.
Je les résumerai en me référant au concept d' « agir sans nuire » mais cela ne doit pas nous brider dans l'exploration qui est aujourd'hui nécessaire.
Nous courrions d'ailleurs, si nous ne le faisions pas, le risque de nous priver d'une connaissance indispensable pour être un acteur de la protection. Sinon, d'autres vont s'en charger pour nous, et vous savez combien la question de la norme est essentielle en la matière. Là encore - et je sais que vous y veillez -, c'est une question de souveraineté.
Mesdames et messieurs les sénateurs, voilà l'état des lieux que je tenais à dresser.
Notre stratégie sur les grands fonds repose bien sur les trois piliers que sont les besoins impérieux de connaissance, les moyens actuels et à venir concernant l'exploration et notre politique de protection, tout cela en gardant bien à l'esprit la nécessité de conforter notre souveraineté en clarifiant la gouvernance de ces espaces, tant au niveau national - répartition des compétences - qu'international - directive sur les gestionnaires de fonds d'investissement alternatifs (AIFM).
Je vous remercie de votre attention. Je sais que nos débats vont être passionnants.