Monsieur le président, monsieur le rapporteur, messieurs les sénateurs, dans la même optique que mon collègue, j'essaierai de répondre à quelques-unes des questions qui m'ont été posées dans le questionnaire et en même temps de dresser avec précision les contours actuels du périmètre du groupe afin que sa perception soit la plus exacte possible.
Nous sommes un groupe français, leader mondial du luxe, qui réalise environ 24 milliards d'euros de chiffre d'affaires et un peu plus de 5 milliards d'euros de résultats. La réalité est cependant plus complexe.
Nous avons souvent été décrits comme un géant institutionnel centralisé, homogène et parisien, alors que, d'une certaine façon pour analyser nos résultats et notre stratégie, y compris notre stratégie fiscale, nous sommes plutôt une confédération d'entreprises de tailles moyenne, petite ou grande.
Nous sommes une création assez récente. Si les maisons sont anciennes, le groupe a une double naissance : en 1984, puis dans le milieu des années quatre-vingt-dix.
Nous sommes également en évolution constante de périmètre ou de produits, en voie continue de modernisation ou de professionnalisation.
Nous sommes moins parisiens qu'il n'y paraît : nous sommes provinciaux à travers le champagne, le cognac, notre réseau d'ateliers de fabrication de la mode et de la maroquinerie, notamment en Lozère, dans le Calvados, la Drome, sans oublier les parfums et les cosmétiques, qui sont concentrés dans le Loiret ou l'Eure-et-Loir. Le groupe est donc assez différent de la vision que l'on peut en avoir en lisant rapidement certains articles de presse.
Notre groupe paraît très monolithique alors qu'il est au contraire assez fluide. Je dirais, par analogie avec les collectivités locales, qu'il est, sinon décentralisé, en tout cas déconcentré à travers une soixantaine de marques, 600 sociétés et filiales, 3 000 magasins. Cela produit non pas une confusion ou une dissimulation, mais au contraire une vérité de gestion et une très grande transparence. C'est un instrument de gestion, un business model important pour nous, qui explique que la taille de la holding soit assez petite par rapport à la plupart de nos concurrents, rivaux et amis, beaucoup plus petite que ne le pensent la plupart des gens. Au sein de celle-ci, le staff fiscal ne dépasse pas une quinzaine de personnes, moins d'une dizaine pour l'Europe, cinq pour le continent américain, une pour l'Asie. Les structures sont donc assez réduites.
Pour ce qui est de la centralisation de la vision de l'impôt et des revenus, notre groupe est très marqué par sa diversité. Il est marqué par la diversité de ses métiers : les vins et les spiritueux représentent 15 % de ses activités, qui plus est avec une joint venture avec Diageo ; la mode et la maroquinerie 37 % ; les parfums et les cosmétiques 15 % ; les montres et la joaillerie 8 % - j'en dirai quelques mots à propos de la Suisse, comme l'a fait l'orateur précédent - et la distribution 25 %.
Notre groupe a une dimension internationale par ses marchés. Nous avons une présence internationale dans le plus grand nombre de marchés possible, là où se trouve la demande : 12 % en France - l'impôt payé en France est beaucoup plus élevé que la part de marché, voire la part de production et de profits qu'elle représente -, 21 % en Europe, 8 % au Japon, 27 % en Asie, 22 % aux États-Unis et 10 % dans les autres pays.
J'insiste également sur les ambiances, qui sont assez différentes suivant les secteurs du groupe : l'ambiance est plutôt artisanale dans les ateliers de mode ; nous sommes dans le monde agricole quand nous dialoguons avec les vignerons pour des marques de champagne ; nous sommes dans une ambiance industrielle, par rapport à la réglementation ou au statut des marques de cosmétiques - on cherche d'ailleurs souvent à nous confondre à tort avec la pharmacie et la chimie ; la distribution peut être relativement traditionnelle avec le Bon Marché, ou très contemporaine avec Sephora.
Nous sommes donc face à tous les systèmes d'impôts, à toutes les impositions par cette exposition au monde. Ce groupe, très français, est très exportateur : si 12 % du marché est français, 88 % est réalisé à l'exportation. Il est donc très internationalisé. Il a d'ailleurs la particularité de dépendre assez peu de l'État ou de la sphère publique pour ses contrats, ses ventes, si ce n'est pour la législation qu'il s'applique. Il joue un rôle considérable dans deux des trois premiers marchés figurant sur le podium du commerce extérieur français, à savoir, hormis l'aéronautique, l'agroalimentaire et les parfums et cosmétiques.
Il importe de souligner que nous participons en quelque sorte à un système de contre-mondialisation, puisque nous produisons en euros mais que seul un quart de la facturation de nos ventes s'effectue dans cette monnaie. Les trois quarts se réalisent dans d'autres devises, notamment 30 % en dollars, 10 % en yens.
Je voudrais enfin souligner un point important par rapport à ce que nous avons pu lire sur le site internet de la commission d'enquête à propos de la dimension française. Nous sommes un groupe français de dimension internationale qui possède des sociétés, des ramifications et des traditions différentes. Nous sommes un groupe italien à travers Berlutti, Pucci, Bulgari, Fendi, espagnol à travers Loëwe, écossais, voire britannique, avec Glenmorangie, anglais avec Thomas Pink, polonais, suisse à travers un grand nombre de sociétés. Nous fabriquons des montres et de la joaillerie. L'horlogerie est davantage fabriquée en Suisse qu'en Nouvelle-Calédonie ou ailleurs, c'est la raison pour laquelle nous y avons un certain nombre de sociétés. Notre groupe comprend également des sociétés américaines, avec Donna Karan, Marc Jacobs, Benefit, chinoise, avec Weng Jun, ou plus lointaines encore.
Dans ce contexte, notre groupe fabrique de la matière fiscale, puisqu'il crée de la croissance et de l'emploi. Nous comptons environ 100 000 salariés, ce qui ne correspond qu'à une faible partie des emplois créés par rapport à la galaxie des sous-traitants, des personnes qui travaillent avec nous et des emplois indirects. Nous créons ainsi de la matière fiscale à partir d'éléments peu délocalisables comme des vignobles, des parfums - j'ai du mal à imaginer le siège de Dior ailleurs qu'avenue Montaigne...
Sur l'impôt, on ne peut pas dire qu'il y a une stratégie fiscale du groupe LVMH. Il y a une donnée fiscale : payer l'impôt juste, l'impôt légal, ce qui est parfaitement normal et citoyen. En revanche, il existe une stratégie industrielle et commerciale, qui est de se développer et d'innover avec des produits, des équipes, des réseaux. Nous payions à peu près 800 millions d'euros d'impôt sur les sociétés voilà trois ou quatre ans, nous en payons aujourd'hui 1,5 milliard d'euros, « l'optimisation » va donc dans le sens du doublement de l'impôt acquitté... La moitié est perçue en France, où nous ne réalisons que 12 % de notre activité, le reste aux États-Unis, au Japon et en Italie. Nous représentons 2 % du total de l'impôt sur les sociétés, ce qui n'est pas rien, et l'impôt correspond à 30 % de notre résultat.
En matière de prix de transferts, nous sommes dans une situation différente que celle décrite par l'intervenant précédent. Nous avons beaucoup de prix de transferts, avec des correspondants qui sont généralement dans des démocraties occidentales, dotées de systèmes fiscaux visibles et compréhensibles. Nous sommes dans une relation à deux, comprenant, d'un côté, la France et, de l'autre, le pays acheteur puis revendeur, ce qui est davantage une contrainte qu'un avantage. De ce point de vue, les évolutions évoquées à la fin du questionnaire peuvent nous inquiéter.
Des contentieux peuvent se produire, y compris entre la France et l'Allemagne, dans la répartition de l'assiette fiscale ou de la matière fiscale. Vous nous interrogez sur les contentieux : il s'agit plutôt de contentieux qui se règlent entre États au sujet de la répartition que de contentieux que nous provoquerions. Dans des pays plus lointains, la situation peut être complexe. Les douanes souhaitent obtenir un prix d'import élevé pour prélever le maximum de droits indirects ; à l'inverse, les contributions souhaitent que le prix soit faible afin que la partie créée dans le pays tiers soit plus importante. Il arrive donc que nous soyons confrontés à des querelles entre administrations.
J'aborderai un dernier point sur les prix de transferts : dans des pays émergents ou des pays puissants, où les systèmes fiscaux ne sont pas comparables aux nôtres, on perçoit la volonté très claire des administrations fiscales locales d'avoir plus que leur part. Le parfait respect des réglementations existe partout et la pression que peuvent exercer ces administrations pourrait conduire à une double imposition ou à une surimposition, au-delà des 100 % de l'imposition théorique. Ce constat nous amène à considérer que plus les conventions internationales régleront ces questions, plus les autorités arbitrales prévoiront une réglementation solide et stable, plus grand sera le facteur de sécurité pour un groupe.
Notre groupe n'est pas chargé de lutter contre le blanchiment, l'évasion fiscale et la fraude, bien qu'il en soit la victime indirecte, ces phénomènes venant nourrir et financer la contrefaçon. Il condamne évidemment toute forme d'évasion et de fraude, et se range parmi ceux qui considèrent - c'était, je crois, votre avant-dernière question - qu'il s'agit d'une menace.