Vous avez ce matin auditionné M. Jean-Pierre Jouyet avant moi. Il se trouve que nous avons, lui et moi, cosigné un rapport intitulé L'économie de l'immatériel, la croissance de demain, l'un des rares auxquels j'ai contribué. Il se trouve que plus de 80 % des propositions que nous y avons faites ont été appliquées. Les rapports des deux autres commissions auxquelles j'ai participé, dont l'une concernait la lutte contre la toxicomanie, ont malheureusement terminé au cimetière des rapports des commissions.
Bien avant de rédiger ce rapport, je m'étais déjà beaucoup penché sur le problème de l'économie de l'immatériel. C'est d'ailleurs pour cela que j'ai été choisi pour travailler avec Jean-Pierre Jouyet sur ce sujet.
Vous avez raison, monsieur le sénateur, l'économie immatérielle permet non seulement de créer de la richesse, mais également des emplois à forte valeur ajoutée. Elle favorise la croissance de filières d'intelligence et de moyens susceptibles de conduire à la création de véritables pôles de développement. C'est vrai par exemple de la filière de l'économie du numérique, mais il y en a d'autres.
Publicis est un exemple d'entreprise de l'économie de l'immatériel. Nous ne produisons que de l'immatériel. Nous n'avons pas un seul ouvrier. Nos seules fabrications sont des prototypes.
Que s'est-il passé dans ce secteur ?
Je rappelle que le premier moteur de recherche au monde a été créé par des Français, de même que la première plateforme au monde d'enchères sur internet. Je pourrais donner d'autres exemples. Il faut souligner que des Français ont été suffisamment géniaux pour inventer cela.
À ce stade, permettez-moi d'évoquer mon cas personnel. J'ai fait une partie de mes études aux États-Unis. Mes trois fils y ont également suivi des études après avoir fait les grandes écoles françaises. Lorsqu'ils sont arrivés aux États-Unis, ils faisaient partie des 1 % des meilleurs élèves en mathématiques et en sciences physiques. Nous étions, et nous sommes toujours, excellents dans ces domaines. Nous avons des talents rares et bien supérieurs à ceux qui existent dans d'autres pays.
Dans ces conditions, de quoi souffrons-nous ? Nous souffrons de deux maux. Premièrement, nous n'avons pas de capitaux. C'est ainsi, nous ne savons pas les mobiliser. Deuxièmement, en matière de capital-risque, nous avons une culture risk-averse, comme disent les Américains.
Je vais m'expliquer sur ce point.
De nombreux films ou histoires racontent cela : en France, lorsque quelqu'un présente son projet à une banque pour obtenir un investissement, on lui demande d'abord quelles sont ses garanties ; aux États-Unis, on lui prête de l'argent. Sept ou huit fois sur dix, les banques perdent, mais trois fois sur dix, elles gagnent. Et elles gagnent alors beaucoup.
Prenons l'exemple des fonds d'investissements de la Silicone Valley aux États-Unis, les private equities. À cet égard, si cela vous intéresse de savoir comment ils fonctionnent, je serai très heureux de vous ménager des contacts. Sur dix de leurs investissements, il y en a un qui est brillant, ou plutôt un sur cent. Il y en a un sur mille qui donne un Facebook ou un Google. Ensuite, il y en a deux ou trois qui sont bons, voire très bons, un ou deux qui sont moyens, et cinq qui sont totalement déficitaires. C'est à peu près comme cela que cela se passe. Les Américains ont la culture du risque.
En France - c'est un problème culturel français -, nous sommes peu enclins à prendre des risques. Nous sommes excellents dans d'autres domaines, mais pas dans celui-là, et ce parce que nous n'avons pas assez de capitaux. Les choses seraient plus faciles si nous en avions davantage.
À la suite de la rédaction du rapport sur l'économie de l'immatériel, j'ai eu l'idée de créer un fonds dédié. J'ai d'abord essayé d'inciter des gens à le créer, car ce n'était pas mon métier, je ne suis pas un financier. J'ai tenté de convaincre de nombreux financiers qu'ils avaient intérêt à créer un tel fonds, car il était porteur d'avenir, mais je n'ai pas été entendu. Probablement n'étais-je pas assez bon pour défendre ce dossier, je suis prêt à le croire. J'ai donc décidé de le créer moi-même. J'ai alors présenté mon projet à Didier Lombard et à Stéphane Richard, alors respectivement président et directeur général du groupe France Télécom-Orange, qui ont trouvé que c'était une bonne idée et m'ont instantanément dit : « Faisons-le ! ». Et nous l'avons fait.
Nous avons créé une structure spécifique afin qu'elle soit totalement déconnectée de Publicis et de France Télécom-Orange pour éviter tout conflit d'intérêts. Nous détenons 49 % de cette société indépendante, qui investit dans trois domaines.
Elle investit tout d'abord lors de la phase dite « early stage » en anglais, c'est-à-dire au tout début du projet.
Quand l'idée prend forme, ce sont les business angels qui investissent un peu d'argent, ceux que les Américains appellent friends and family.
Lorsque l'idée a commencé à prendre forme, que l'équipe a eu de quoi faire deux ou trois présentations et réunir quelques associés, nous donnons de l'argent.
À l'étape suivante, il est possible de faire un investissement moyen, de 2 millions à 3 millions d'euros.
Enfin, vient la phase que l'on appelle le « growth ». Les investissements peuvent alors atteindre de 20 millions à 30 millions d'euros.
Nous avons mis 75 millions d'euros sur la table, tout comme France Télécom-Orange. D'autres partenaires vont également investir. Le Fonds européen a mis une dizaine de millions d'euros. La caisse des dépôts et consignations va probablement, elle aussi, investir à hauteur de 10 millions d'euros. J'aimerais que d'autres entreprises investissent des sommes substantielles, afin que nous puissions disposer d'un fonds de 500 millions ou 600 millions d'euros qui nous permette d'aider de multiples jeunes start-up. Proportionnellement, nous avons certainement au moins autant d'avantages qu'Israël dans ce domaine.
Il faut savoir qu'Israël est le premier pays au monde en termes de dépôt de brevet par habitant. Les Israéliens déposent plus de brevets et contribuent davantage à la valeur ajoutée. Les présidents de Google, de Facebook, d'Apple, de Microsoft, d'Intel ou de Cisco disent tous la même chose : la filière a été mise en oeuvre en Israël il y a quinze ans. Elle partait de rien. Il y a quinze ans, c'était la taille des diamants. Ils ont mis en place un système supporté par l'État, lequel est d'ailleurs décrit dans le rapport sur l'économie de l'immatériel. Nous y avons très bien expliqué comment réaliser une telle opération, qui favorise le bon développement des entreprises.
En revanche, je suis un peu moins d'accord avec vous sur un point, monsieur le sénateur. Je pense qu'il ne faut pas choisir entre économie immatérielle « ou » réindustrialisation. Je pense qu'il faut plutôt être dans la relation « et ». Il faut investir prioritairement dans le secteur de l'immatériel, car il est porteur d'avenir, mais nous devons également tout faire pour réindustrialiser la France. Notre pays compte plus de 60 millions d'habitants et notre économie ne reposera jamais uniquement sur les nouvelles technologies, sur la génétique ou ces autres voies nouvelles de développement. Il nous faut donc trouver les moyens d'avoir une assise industrielle forte.
À cet égard, je rappelle que, en 1993, Raymond H. Lévy, qui était à l'époque encore président de Renault, Dominique Strauss-Kahn, qui était alors ministre de l'industrie, et moi-même, nous avions créé le Cercle de l'industrie, dont l'objet était de développer l'industrie, de la faire mieux apprécier en France et de la défendre auprès de Bruxelles.
Permettez-moi de vous raconter juste une anecdote, car elle est révélatrice de notre culture.
Nous avions alors voulu organiser une opération portes ouvertes avec des entreprises, ainsi qu'une exposition et un débat au Carrousel du Louvre. Nous souhaitions la participation d'étudiants de l'université et des grandes écoles, de lycéens et de collégiens, y compris d'établissements techniques bien sûr. Quel drame ! Que de temps avons-nous perdu ! Plus d'un an de négociations a été nécessaire avec les professeurs et l'éducation nationale, car ils ne voulaient pas laisser leurs élèves venir rencontrer des entreprises. Depuis, les choses ont changé et se sont nettement améliorées, je dois le dire, mais, à l'époque, c'était incroyable : nous étions la peste. Il était totalement tabou de proposer à de jeunes têtes de venir rencontrer des patrons et dialoguer avec eux, se rendre compte de ce qu'était l'industrie et visiter des usines.
Grâce à l'intervention massive de Dominique Strauss-Kahn, qui n'était alors plus ministre, nous avons réussi à faire venir des classes entières, essentiellement de collèges techniques, mais aussi de quelques collèges et lycées d'enseignement général. Les enfants étaient heureux comme tout ; c'était formidable !