Intervention de Jean-François Rapin

Commission des affaires européennes — Réunion du 28 juin 2022 à 16h00
Justice et affaires intérieures — Directive du parlement européen et du conseil sur la protection des personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives contrôle de la conformité du texte com2022 177 final au principe de subsidiarité - communication et proposition de résolution européenne portant avis motivé

Photo de Jean-François RapinJean-François Rapin, président :

Mes chers collègues, nous examinons la conformité au principe de subsidiarité de la proposition de directive COM(2022) 177 final. Je voudrais excuser notre collègue Philippe Bonnecarrère, qui était pressenti comme rapporteur sur ce texte, mais qui ne pouvait pas se rendre disponible.

Comme vous le savez, la liberté de la presse est consubstantielle à la démocratie. En pratique, la « libre communication des pensées et des opinions », considérée comme l'un des droits « les plus précieux » de l'homme par la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, est protégée, tant par notre droit national que par la Charte européenne des droits fondamentaux.

Cependant, depuis quelques années, le travail des journalistes est menacé par des « poursuites judiciaires manifestement infondées ou abusives altérant le débat public », communément appelées « poursuites-bâillons ». Le principal objectif des requérants est alors d'empêcher, de limiter ou de pénaliser le débat public en attaquant des journalistes devant la justice, afin de les intimider et de les contraindre à cesser leurs critiques ou enquêtes, notamment par épuisement de leurs ressources financières.

Adoptée le 27 avril dernier, la proposition de directive que nous examinons s'inscrit dans un ensemble de mesures destinées à défendre la liberté de la presse défini par la Commission européenne dans son plan d'action pour la démocratie européenne du 3 décembre 2020, qui se compose plus précisément d'une recommandation sur la sécurité des journalistes, de la proposition de directive que nous examinons, ainsi que d'une initiative législative à venir en faveur de la liberté des médias.

L'objet de la proposition est très large. En pratique, celle-ci vise à protéger les personnes participant au débat public en « prévoyant des garanties contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives dans les matières civiles ayant une incidence transfrontière ». C'est l'objet de son article 1er.

La proposition énumère plusieurs indices permettant d'identifier ces procédures tels que le caractère « disproportionné, excessif ou déraisonnable » de la demande en justice, l'existence de procédures multiples engagées par le requérant concernant des questions similaires, « l'intimidation », « le harcèlement » ou « les menaces » de la part du requérant ou de ses représentants.

Les procédures judiciaires concernées sont celles s'appliquant « aux matières de nature civile ou commerciale ayant une incidence transfrontière » ; c'est l'article 2 de la proposition.

La proposition de directive demande aux États membres de veiller à ce que les personnes faisant l'objet de procédures judiciaires abusives puissent bénéficier de certaines protections procédurales. En pratique, ces personnes pourraient demander à la juridiction saisie d'imposer au requérant de fournir une garantie pour les frais de procédure et, le cas échéant, les dommages-intérêts si elle estimait qu'une telle garantie était appropriée. Ce sont les articles 5 et 8 de la proposition.

De plus, la juridiction compétente pourrait adopter une « décision rapide de rejet, total ou partiel » des procédures judiciaires manifestement infondées. La charge de la preuve incomberait alors au requérant, en vertu des articles 5 et 9 à 12 de la proposition. Ces décisions pourraient être prises d'office par la juridiction concernée.

Les personnes visées par une procédure judiciaire abusive pourraient à leur tour déposer un recours contre la personne les ayant attaquées en justice afin d'obtenir réparation intégrale du préjudice subi. Dans ce cadre, le requérant qui viendrait à être condamné devrait « supporter tous les frais de procédure » et pourrait se voir infliger des sanctions.

Par ailleurs, les juridictions concernées pourraient accepter que « des organisations non gouvernementales qui assurent la protection ou la promotion des droits des personnes participant au débat public » prennent part à la procédure pour soutenir le défendeur. C'est l'article 7.

Enfin, un État membre serait tenu de refuser de reconnaître les décisions des juridictions d'un pays tiers issues de procédures abusives et de ne pas les appliquer. Ces décisions seraient en effet considérées comme manifestement contraires à l'ordre public dans l'hypothèse où, dans le droit interne de cet État membre, la procédure suivie aurait été considérée comme infondée et abusive.

Dans cette hypothèse, la personne ayant fait l'objet d'une telle procédure, si elle est désormais domiciliée dans un État membre de l'Union européenne, pourrait demander, devant la juridiction compétente de cet État membre, réparation « de tous dommages et frais liés à la procédure menée » dans le pays tiers. Ce sont les articles 17 et 18 de la proposition.

Bien entendu, les États membres devront transposer ces mesures dans leur droit national, dans un délai de deux ans, mais leurs marges d'adaptation sont limitées. Pour rappel, signalons que le droit français reconnaît et sanctionne déjà les procédures judiciaires abusives.

Il me semble que cette proposition de directive importante suscite plusieurs difficultés juridiques et nécessite l'adoption de l'avis motivé dont un projet vous a été distribué en amont de notre réunion.

Je souhaite formuler deux remarques préalables.

En premier lieu, sur le principe, il nous faut défendre le principe d'une protection des journalistes et des défenseurs des droits de l'Homme contre les procédures judiciaires abusives. En conséquence, il nous faut soutenir la Commission européenne dans ses efforts actuels.

En second lieu, en France, le régime juridique de protection des journalistes ne relève pas de la procédure civile mais plutôt du droit pénal. La liberté de la presse est garantie par la loi - c'est la fameuse loi du 29 juillet 1881 - et les journalistes peuvent être amenés à répondre d'éventuels abus qui constituent des infractions pénales : injures, diffamation, etc. Mais ils bénéficient alors des garanties du procès pénal.

De là, la proposition telle qu'elle est présentée semble ne pas être totalement aboutie.

Premièrement, cette proposition, jugée pourtant essentielle par la Commission européenne, n'a donné lieu à aucune étude d'impact sur sa conformité au principe de subsidiarité ou sur sa cohérence. Cette absence a été considérée comme préjudiciable par le Conseil des barreaux européens, qui, dans un avis du 10 décembre dernier, soulignait la « nécessité d'une évaluation et d'une analyse approfondies des réglementations et mesures nationales existantes », afin de « garantir que les principes de subsidiarité et de proportionnalité soient bien respectés à cet égard ». En conséquence, comme le rappelle le projet d'avis motivé, nous ne sommes en mesure ni d'évaluer l'ampleur quantitative du phénomène des « procédures-bâillons » dans les États membres ni de conclure à la nécessité de l'ensemble des dispositions du texte. De plus, en l'absence d'analyse juridique précise, il existe un doute légitime sur la compatibilité des dispositions du chapitre III permettant à une juridiction de rejeter rapidement une procédure comme « manifestement infondée », avec le droit à un procès équitable, qui implique qu'une partie ne soit pas placée en net désavantage par rapport à une autre.

Deuxièmement, la base juridique sélectionnée, à savoir l'article 81 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), ne paraît pas constituer un fondement suffisant pour autoriser l'ensemble des nouvelles procédures envisagées. Je pense par exemple à la disposition de l'article 17 imposant aux États membres de refuser, comme contraires à l'ordre public, la reconnaissance et la mise en oeuvre d'une décision rendue dans un pays tiers manifestement infondée ou abusive. L'article 81 couvre en effet la coopération entre États membres, pas les relations avec les pays tiers.

Troisièmement, la définition des « matières ayant une incidence transfrontière », qui justifie la compétence de l'Union européenne et délimite le champ d'application de la proposition de directive, est problématique. En effet, une matière européenne est en principe considérée comme transfrontière lorsque deux États membres au moins sont concernés. Ainsi n'est pas transfrontière une procédure dans laquelle « les deux parties sont domiciliées dans le même État membre que la juridiction saisie ».

La proposition dégage pourtant deux exceptions dans lesquelles une procédure serait transfrontière alors que les requérants et le tribunal sont situés dans le même État membre : d'une part, dans l'hypothèse où « l'acte de participation au débat public concernant une question d'intérêt public contre lequel une procédure judiciaire est engagée a une incidence sur plus d'un État membre » ; d'autre part, lorsque « le requérant ou des entités associées ont engagé, simultanément ou antérieurement, des procédures judiciaires contre le même défendeur ou des défendeurs associés dans un autre État membre. » C'est l'article 4 de la proposition.

Ce champ d'application est trop flou. En effet, si une telle définition extensive de la notion de matière « transfrontière » était acceptée pour des raisons d'opportunité, une telle réglementation européenne couvrirait l'ensemble des conflits opposant des journalistes ou défenseurs de droits de l'homme à une partie adverse dans une procédure civile nationale.

Nous partageons tous l'objectif de la Commission européenne d'une protection accrue des journalistes et des défenseurs des droits de l'Homme. Mais, même pour des raisons de communication politique, il ne faut pas « brûler les étapes ». Or c'est le sentiment que nous donne la lecture de ce texte.

Notre avis motivé doit ainsi être considéré comme une « piqûre de rappel » pour « retravailler ce dispositif ». Comme l'a confirmé M. Jean-François de Montgolfier, directeur des affaires civiles et du sceau au ministère de la justice quand je l'ai auditionné, c'est ce message qui a été adressé à la Commission européenne par plusieurs États membres lors de la présentation du texte au groupe droit civil du Conseil, et c'est l'engagement qui a été pris par la Commission.

C'est dans cet esprit que je vous soumets la proposition de résolution portant avis motivé qui vous a été transmise.

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