Intervention de Daniel Gutmann

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 2 mai 2012 : 1ère réunion
Audition de Mm. Daniel Gutmann avocat associé au sein du cabinet cms bureau francis lefebvre et professeur à l'université paris i panthéon-sorbonne et patrick dibout avocat associé au sein de ernst et young et professeur à l'université paris ii panthéon-assas

Daniel Gutmann, avocat associé au sein du cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre et professeur à l'université Paris I, Panthéon-Sorbonne :

Je commence par répondre à la question sur l'enseignement.

À l'Université, l'enseignement du droit fiscal des entreprises intervient assez tardivement dans la formation des étudiants. Il commence en master 1, donc en quatrième année d'études, et se poursuit en master 2 pour ceux qui décident de se spécialiser plus ou moins.

Au niveau du master 1, j'enseigne le droit fiscal des affaires de manière assez générale. L'essentiel de mon objectif, c'est déjà de leur faire comprendre les principes fondamentaux du droit fiscal. Je reste donc assez loin des questions d'optimisation. Mon but est qu'ils comprennent comment fonctionnent l'impôt sur les sociétés ou la TVA. Et s'ils ont compris cela, je suis bien content.

C'est au niveau du master 2 que les questions qui nous occupent sont sans doute un petit peu plus présentes. Par exemple, cette année, je fais précisément un cours aux étudiants du master de droit des affaires et fiscalité que je dirige sur tout ce qui est hybride en matière fiscale.

Je le fais non seulement parce que c'est très intéressant pédagogiquement - tout ce qui est hybride est intéressant d'un point de vue intellectuel et cela oblige les étudiants à revenir aux catégories fondamentales du droit -, mais aussi parce que cela pose des questions qui sont les plus difficiles à résoudre d'un point de vue juridique.

Mon idée n'est jamais de leur dire : « Regardez, voici des schémas que vous allez pouvoir mettre efficacement en oeuvre en passant à l'abri de toute répression. » Au contraire. Ce que j'essaye de faire, c'est plutôt de tirer des exemples dans ce que je peux observer dans mon autre activité, de leur montrer comment l'administration voit certains schémas et de les obliger à se mettre dans la peau aussi bien de l'administration que d'un contribuable devant répondre à une proposition de rectification de sa situation. J'essaye surtout de développer chez les étudiants le sens de l'argumentation.

Pour moi, la fonction d'enseignement à l'université, c'est surtout une fonction qui vise à développer le sens de l'argumentation et le sens du risque. Il ne me vient jamais à l'idée de leur dire : « Faites ceci, vous allez voir, c'est super ! ». Au contraire, je leur dis plutôt : « Attention ! Si vous faites ceci, les risques que vous encourez sont ceux-là. »

Mais, encore une fois, ce que je suis en train de vous décrire ne s'applique qu'à une très petite minorité d'étudiants. Il faut bien dire que la plupart des cours que l'on fait à l'université sont des cours assez basiques. Il y a très peu de cours de détail ou d'affinage.

J'ai brièvement mentionné les opérations d'achat et de revente. Je prendrai peut-être un exemple pour illustrer cela.

Ce sont des choses qu'on voit en pratique, notamment dans un certain nombre de redressements. Je ne peux bien évidemment pas donner de noms, mais l'administration fiscale s'est publiquement exprimée au sujet de tels montages. Je ne dévoile donc aucun secret de fabrique en décrivant ceux-ci.

Le cas typique, c'est celui d'une société étrangère qui, pour financer une acquisition en France ou ailleurs, recourt à plusieurs sociétés qui sont généralement superposées les unes aux autres. L'idée, c'est que l'objectif consiste à trouver un moyen de financer l'acquisition dans des conditions fiscalement optimales. Pour financer ces acquisitions, les titres de l'une des sociétés sont achetés par la société qui va donner le financement. Cet achat va donc permettre un afflux d'argent pour procéder à l'acquisition.

D'un point de vue économique, ce n'est rien d'autre qu'un prêt. Il est prévu qu'à une échéance fixée à l'avance les titres seront rétrocédés, donc revendus au financeur. Économiquement, cette rétrocession s'assimile à un remboursement du prêt.

Pourquoi est-ce fiscalement optimisant ? En raison de la différence de traitement fiscal de la rémunération du prêteur de part et d'autre de la frontière. Si, dans l'État du financeur, on considère qu'il y a bien une opération d'achat-revente, la société qui détient les titres est considérée comme recevant un dividende pendant toute la période de détention. Ce dividende, émanant généralement d'une filiale, est alors exonéré.

En revanche, dans l'autre État, celui de la société dont les titres ont fait l'objet de la cession, on verra dans cette opération non pas un achat-revente, mais un prêt gagé, et la distribution du dividende sera considérée comme l'équivalent d'un intérêt d'emprunt déductible.

On retombe donc sous une autre forme sur le schéma des instruments financiers hybrides que je vous ai présenté tout à l'heure, c'est-à-dire que l'achat-revente crée une déduction dans un État et une exonération dans un autre État.

C'est un exemple intéressant. Voilà tout de même des opérations qui sont connues depuis longtemps et que l'administration n'a pas remises en cause jusqu'à une époque récente. Elle le fait aujourd'hui en s'appuyant sur la théorie de l'abus de droit, ce qui est la pire des insécurités possibles. Il est évident qu'il faut légiférer sur ce point. Telles que je les perçois, les entreprises comprennent très bien, à mon sens, qu'il y a des limites à ne pas franchir. Bien évidemment, quand on ne les pose pas, on ne les respecte pas. Tout ce que les entreprises veulent, c'est pouvoir anticiper la charge fiscale qui sera la leur.

La troisième question concernait la déclaration des schémas.

Premièrement, cela existe-t-il à l'étranger ? La réponse est oui ; cela existe notamment au Royaume-Uni, ainsi que dans un certain nombre d'autres États. Cette déclaration des schémas peut d'ailleurs émaner soit des intermédiaires fiscaux, soit même des sociétés, qui procèdent à un certain nombre d'opérations qui leur procurent un avantage fiscal.

Deuxièmement, faut-il faire cela en France ? Il est difficile de vous répondre sur ce point. Ce que j'observe quand même, c'est qu'on ne peut pas considérer cette question isolément. Qui dit déclaration dit évidemment que l'administration va faire quelque chose des informations qu'on lui donne. Que va-t-elle en faire ?

Si l'on demande à des sociétés de déclarer les opérations qu'elles font tout en sachant qu'il y a à la clé une pénalité de 80 % pour abus de droit, on peut difficilement attendre d'elles qu'elles respectent avec beaucoup d'enthousiasme les obligations qui leur sont imposées.

J'observe que dans les États qui ont de tels systèmes, la sanction de l'abus de droit n'existe pas : il n'y a pas de sanction pénale ou quasi pénale comme c'est le cas en France.

Pour évaluer ce type de dispositions, il faut donc se remettre dans un contexte général. Il faut aussi se remettre dans le contexte de ce que l'on veut faire de la relation entre les entreprises et l'administration fiscale.

Aujourd'hui, même si les choses ont beaucoup changé, il reste quand même un climat parfois tendu entre l'administration et les entreprises, ce qui est d'ailleurs normal dans certains cas, mais inutile dans d'autres. La plupart des États ayant mis en place ce qu'on appelle quelquefois une discipline fiscale coopérative sont des pays qui cultivent depuis bien plus longtemps que nous la pratique du ruling et qui favorisent le développement d'une culture de dialogue entre l'administration et les entreprises, d'ailleurs parfois au prix d'une « présence » de l'administration quasiment continue dans les grosses sociétés. Tout cela n'existe pas en France.

Si l'on met en place en France un ensemble de mesures qui permettent à un dialogue constructif de se développer entre l'administration et les entreprises, pourquoi effectivement ne pas envisager de demander aux entreprises de dévoiler davantage qu'elles ne le font aujourd'hui ? Si elles ne le font pas aujourd'hui, c'est parce que la crainte d'une sanction est partout.

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