Je salue les travaux que le Sénat conduit depuis plusieurs années sur le numérique : ils sont d'une grande qualité et toujours en phase avec cette troisième révolution industrielle qui se déroule sans qu'on en perçoive encore bien les contours.
Je vous parlerai de politique industrielle, en partant de ce constat : alors que l'État s'est engagé dans un partenariat stratégique avec les industriels en matière de défense ou d'aéronautique, rien de tel dans le domaine du numérique. La notion même de « filière numérique » ne paraît pas très opératoire dans le contexte de transformation numérique globale, insuffisant, en tout cas, pour définir des politiques publiques de ré-industrialisation. Car la transformation numérique s'invite partout et brouille les frontières entre industrie et services, entre acteurs du numérique et acteurs de la transformation numérique. D'un côté une société de transport VTC comme Uber, qui ne possède pas de véhicules, se présente comme une société de logiciel tandis qu'à l'inverse, les acteurs du e-commerce, fers de lance des nouveaux usages de consommation, se considèrent toujours comme des commerçants... On parle aussi d'une révolution sans usines, qui localiserait en Europe les activités à haute valeur ajoutée - du design et de l'immatériel - et les activités les plus « industrieuses » dans les pays à bas coûts. Si personne ne conteste plus au numérique son statut de troisième révolution industrielle, beaucoup s'interrogent sur sa capacité à créer emplois et richesses, en particulier en France. Cette révolution serait aussi celle des individus autant que des entreprises, celle des auto-entrepreneurs, d'un « néo-artisanat » centré sur les valeurs de co-création et d'innovation ouverte. En somme, tout inviterait à considérer qu'une stratégie de filière, qu'une politique industrielle dédiée au numérique n'aurait pas de sens, et qu'il faudrait plutôt encourager la créativité et l'adoption des usages...
Aux États-Unis, le développement industriel du numérique s'est fait par les start-up : c'est un point de départ pour définir des politiques publiques de soutien à l'innovation, à la R&D, à travers des outils comme OSEO, par exemple. Cependant, il semble que nos PME qui réussissent n'aient d'autre avenir que d'être absorbées par des grands groupes américains : la France serait-elle devenue une « terre d'externalisation de la R&D » pour ces grands groupes ? Ce serait inquiétant, car cela sanctionnerait notre incapacité collective à créer des champions industriels de classe mondiale; c'est vrai dans les logiciels, où il n'y a plus qu'un seul acteur français - et quatre ou cinq européens - dans le Top 20 mondial du numérique, et où notre top 10 a été décimé, ces dernières années, par des rachats.