La réunion est ouverte à 14 h 30.
Je remercie chacun des participants à cette table ronde. Notre mission s'intéresse, au-delà de la gouvernance d'Internet, aux grands enjeux de l'économie numérique : l'Europe, et la France en particulier, est-elle en situation de soutenir la compétition avec ses grands partenaires internationaux - et qu'en est-il plus précisément en matière d'Internet, sur l'ensemble de la filière, vu le retard apparemment pris ? Quelles pistes pour renforcer notre poids dans l'économie numérique et dans Internet, qui est devenu un vecteur central de la création de valeur dans une économie mondialisée ? Angela Merkel a évoqué la création d'un internet européen, d'autres encore un Airbus de l'Internet, que penser de ces pistes - et des autres outils qui sont entre nos mains ? Merci à chacun d'entre vous de nous exposer sa vision des choses.
Je commencerai par une anecdote : à la conférence mondiale de développement des télécommunications organisée par l'UIT à Dubaï, dont je reviens tout juste, la délégation américaine était composée d'une quarantaine de personnes, tandis que nous étions quelques-uns à composer la délégation française, bien moins nombreux que pour certains pays émergents - ce qui en dit long sur l'effacement de notre pays, et même de l'Europe dans les instances internationales où se décident les règles des télécommunications mondiales.
Le secteur évolue très rapidement : nous parlions de très haut débit il y a quelques années encore, nous en sommes maintenant à la virtualisation des réseaux, avec le cloud. On distingue trois couches dans les réseaux : la part physique, qui est territoriale; la composante électronique, qui devrait être du ressort continental, européen; enfin, une part désormais « virtualisée », avec le cloud, où la compétition fait rage et qui est d'emblée d'échelle mondiale. Ces trois couches correspondent aussi à des positions différentes sur l'échelle de la valeur : il y a les OTT, qui captent la valeur et qui sont de puissants investisseurs; les opérateurs de télécommunication et d'internet, qui sont souvent plus locaux; enfin, tout en bas de l'échelle - bottom on the value trend -, il y a les fabricants de matériel. Ce qu'il faut bien voir, également, c'est que les réseaux s'organisent selon ces trois couches, avec des besoins et des circuits d'investissement assez différents - et que les grandes questions actuelles sont à l'articulation de logiques qui peuvent paraître séparées mais qui sont bel et bien connectées; la question de la neutralité du net, par exemple, est déterminante pour les libertés publiques, mais aussi parce qu'elle a une incidence directe sur l'économie des réseaux, sur les positions qu'y prendront les acteurs, au moment où l'explosion des flux - liée à la croissance exponentielle des machines et objets connectés - change la dimension du réseau, sa valeur même. Nous avons donc besoin d'investir massivement dans les réseaux physiques, dans la fibre, sans perdre de vue la compétition pour le cloud, où la valorisation est autrement plus forte. Il faut également prendre en compte les changements intervenus récemment dans l'environnement politique, avec l'émergence des questions de souveraineté sur Internet, les révélations en matière de contrôle et d'espionnage sur les données, ou encore l'importance prise par la cyber-sécurité.
La dernière Conférence mondiale des télécommunications internationales, qui s'est tenue à Dubaï en décembre 2012, n'a pu qu'entériner les divergences de vues, et l'éclatement entre d'un côté les États-Unis, qui se sont positionnés contre tout contrôle étatique sur Internet, ce qui est dans l'intérêt des champions américains de l'Internet, et certains grands pays émergents, attachés à la souveraineté nationale et au contrôle par les États et opposés aux modalités actuelles de la gouvernance d'Internet - en particulier aux relations entre l'ICANN et les États-Unis. De son côté, l'Europe apparaissait divisée, sans stratégie politique claire.
Quels sont les grands défis à relever ? Il y a bien sûr la neutralité du net, qui doit demeurer un principe de construction du réseau; la protection des données personnelles contre l'intervention des États, mais aussi des intérêts privés, commerciaux, ce qui commande d'adopter des règles communes sur la collecte des données, sur leur croisement, sur leur transfert vers des pays moins protecteurs, sur un droit à l'oubli... autant de sujets où il faut protéger les individus parfois contre eux-mêmes ou contre leur volonté explicite - je suis frappée de voir combien les jeunes générations paraissent indifférentes, ou du moins peu sensibles à la protection de leurs données personnelles. Autre grand défi : la lutte contre la cybercriminalité, qui concerne les États, mais également les entreprises et les individus; enfin, le maintien d'un Internet unique est également un grand défi, tant la fragmentation du réseau apparaîtrait comme une restriction de la liberté d'expression.
À quelle échelle intervenir pour définir et appliquer ces règles de gouvernance ? On peut le faire à l'échelle de l'entreprise, avec ce que l'on appelle le privacy by design à promouvoir, y compris dans les infrastructures. À Alcatel, nous avons ainsi un « Plan souveraineté télécoms » : la protection des données régaliennes, l'architecture de sécurité des réseaux, l'obligation de crypter, d'identifier les utilisateurs, le fait de conserver en France des compétences de R&D, sont autant de matières pour élaborer des normes et sensibiliser. Ces sujets sont également d'intérêt national et peuvent donner lieu à des règles à l'échelle du pays. Enfin, il faut agir à l'échelon européen : l'Europe du numérique tarde à venir, les Over the Top (OTT) ne supportent pas les mêmes obligations que les opérateurs ; c'est une faiblesse, mais il ne faut pas baisser les bras, d'autant que des textes sont en cours de négociation, avec la révision de la directive de 1995 sur les données personnelles - un enjeu consiste ici à renforcer les obligations des prestataires, notamment le consentement pour le transfert de données hors de l'Union européenne -, ou encore avec le texte en cours sur la lutte contre la cyber-criminalité.
La sécurité des réseaux dépend de la qualité des équipements, or il semble que nous soyons en retard par rapport à bien de nos concurrents, notamment asiatiques : est-ce une fatalité, ou bien disposons-nous de points forts, sur lesquels nous appuyer pour revenir dans la compétition ?
Notre retard n'est que relatif, d'autant que l'économie du numérique fonctionne par cycles - des entreprises comme Apple ou IBM étaient au bord du gouffre avant de redécoller... L'industrie européenne a des atouts, en particulier dans le cloud, les routeurs IP : la messe n'est pas dite.
Quelles conditions vous paraissent-elles devoir être réunies pour faire réussir l'industrie européenne du numérique ?
La santé des équipementiers des télécoms dépend d'un grand nombre de facteurs, en particulier d'un level playing field s'agissant des règles de subventionnement, des aides d'Etat et des normes anti-dumping. Nous devons aussi nous projeter davantage, par exemple en Afrique - nous venons de remporter le marché du cloud au Burkina-Faso -, un continent qui s'équipe et où les pratiques numériques sont parfois plus modernes que les nôtres, où nous avons une réelle carte à jouer. Je travaille à convaincre l'Agence française du développement et la Caisse des dépôts pour plus d'accompagnement.
Nous avons également besoin de normes communes à l'échelon européen - c'est évident pour les opérateurs européens, qui n'ont pas, comme leurs principaux concurrents, un vaste marché intérieur sur lequel s'appuyer. La Commission européenne a cette ambition, mais elle n'est pas portée par le Parlement européen et par le Conseil, et par certains États membres qui freinent l'harmonisation, ne serait-ce qu'entre ANSSI européennes...
Sur la gouvernance mondiale, si le gouvernement américain paraît bien renoncer à contrôler directement l'ICANN, on peut être pessimiste - c'est le cas de David Martinon, notre ambassadeur aux États-Unis - sur le fait que l'ICANN défende des positions coïncidant avec l'intérêt général. En fait, le modèle « multistakeholder » promu par l'ICANN représente surtout la somme des intérêts des industriels de l'Internet, qui sont en grande partie américains. Ce qu'il nous faut, pour parvenir à l'intérêt général, ce sont des règles communes et harmonisées, de transparence et surtout de redevabilité devant une forme de représentation légitime. Des initiatives comme le Global Internet Policy Observatory vont dans ce sens, mais ce n'est encore qu'un début.
Je salue les travaux que le Sénat conduit depuis plusieurs années sur le numérique : ils sont d'une grande qualité et toujours en phase avec cette troisième révolution industrielle qui se déroule sans qu'on en perçoive encore bien les contours.
Je vous parlerai de politique industrielle, en partant de ce constat : alors que l'État s'est engagé dans un partenariat stratégique avec les industriels en matière de défense ou d'aéronautique, rien de tel dans le domaine du numérique. La notion même de « filière numérique » ne paraît pas très opératoire dans le contexte de transformation numérique globale, insuffisant, en tout cas, pour définir des politiques publiques de ré-industrialisation. Car la transformation numérique s'invite partout et brouille les frontières entre industrie et services, entre acteurs du numérique et acteurs de la transformation numérique. D'un côté une société de transport VTC comme Uber, qui ne possède pas de véhicules, se présente comme une société de logiciel tandis qu'à l'inverse, les acteurs du e-commerce, fers de lance des nouveaux usages de consommation, se considèrent toujours comme des commerçants... On parle aussi d'une révolution sans usines, qui localiserait en Europe les activités à haute valeur ajoutée - du design et de l'immatériel - et les activités les plus « industrieuses » dans les pays à bas coûts. Si personne ne conteste plus au numérique son statut de troisième révolution industrielle, beaucoup s'interrogent sur sa capacité à créer emplois et richesses, en particulier en France. Cette révolution serait aussi celle des individus autant que des entreprises, celle des auto-entrepreneurs, d'un « néo-artisanat » centré sur les valeurs de co-création et d'innovation ouverte. En somme, tout inviterait à considérer qu'une stratégie de filière, qu'une politique industrielle dédiée au numérique n'aurait pas de sens, et qu'il faudrait plutôt encourager la créativité et l'adoption des usages...
Aux États-Unis, le développement industriel du numérique s'est fait par les start-up : c'est un point de départ pour définir des politiques publiques de soutien à l'innovation, à la R&D, à travers des outils comme OSEO, par exemple. Cependant, il semble que nos PME qui réussissent n'aient d'autre avenir que d'être absorbées par des grands groupes américains : la France serait-elle devenue une « terre d'externalisation de la R&D » pour ces grands groupes ? Ce serait inquiétant, car cela sanctionnerait notre incapacité collective à créer des champions industriels de classe mondiale; c'est vrai dans les logiciels, où il n'y a plus qu'un seul acteur français - et quatre ou cinq européens - dans le Top 20 mondial du numérique, et où notre top 10 a été décimé, ces dernières années, par des rachats.
Est-ce par manque de capitaux que nos entreprises ne se développent pas davantage ?
Oui, et ce manque de capitaux laisse la place aux fonds d'investissements américains.
Des grandes entreprises se sont formées en d'autre temps, par exemple dans le domaine énergétique avec EDF : pourquoi n'est-ce pas le cas dans le numérique ?
Je crois qu'il y a une forme de cécité dans nos milieux d'affaires, qui est inquiétante - car ce ne sont pas seulement les taxis qui sont menacés, mais nos plus grandes entreprises de services. De plus, notre CAC 40 ne compte aucune entreprise créée après 1990, donc avec l'ère de l'Internet, à l'exception récente de Gemalto ; et ces entreprises sont menacées, car la transformation numérique ne se résume pas à la digitalisation des processus en entreprises : le cocktail innovant « big data-mobilité-objets connectés » porte en lui la fin probable de nombreux business centenaires...
Le gouvernement a confié une mission exploratoire à Philippe Lemoine, Président-directeur général de LaSer, et a lancé l'initiative French Tech, pour soutenir les startup - avec ce problème, cependant, que les petites structures tombent rapidement dans le giron des grands groupes américains.
Dans ces conditions, que faire ? Je crois que la difficulté à circonscrire la filière industrielle du numérique, ne doit pas dissuader d'une véritable politique industrielle du numérique. La dispersion initiale dans l'électricité n'a pas empêché l'Etat, pendant la seconde révolution industrielle, de faire du mécano industriel pour construire une filière productrice, d'assumer la mise en place d'infrastructures essentielles et de bâtir des groupes internationaux en aval. Dispose-t-on des outils nécessaires ? N'est-il pas grand temps de bâtir un partenariat stratégique ? La cyber-sécurité, la confiance dans le numérique, l'exception culturelle : voilà des sujets qui justifient une stratégie nationale, ou bien nous devrons nous résoudre à voir nos PME continuer d'être irrémédiablement absorbées par des grands groupes internationaux.
Je considère qu'Internet est devenu un service public, dès lors qu'il est le média du XXIème siècle, et qu'en tant que tel il n'appartient à personne, parce qu'il est à tout le monde. Cependant, nous assistons à l'inquiétante mise en place d'une société de surveillance par les géants privés du web et de surveillance publique par les États. Notre pacte social s'en trouve fragilisé et nous impose une réappréciation de nos droits fondamentaux.
Je ne citerai que l'article 12 de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen : « Nul ne sera l'objet d'immixtions arbitraires dans sa vie privée, sa famille, son domicile ou sa correspondance, ni d'atteintes à son honneur et à sa réputation. Toute personne a droit à la protection de la loi contre de telles immixtions ou de telles atteintes » : ce droit ne se trouve-t-il pas fragilisé par cette société de surveillance, comment concilier les principes de sécurité et de liberté ? Carl Bildt, le ministre suédois des affaires étrangères, vient de l'écrire dans une tribune du New York Times : « La bataille pour la liberté d'internet est la nouvelle ligne de front des libertés dans le monde » - et c'est bien pourquoi nous avons besoin de garde-fous.
Je reviens des États-Unis, du festival de l'Internet à Austin, j'y ai entendu une inquiétude nouvelle sur la concentration du pouvoir entre les mains de quelques géants et quelques câblo-opérateurs d'Internet - qui s'entendent pour faire monter les prix, abusant de leur position dominante. Le Groupement des éditeurs de services en ligne (GESTE) défend la neutralité du net, au nom des libertés publiques d'information, d'expression et d'innovation : tous les fournisseurs d'accès devraient traiter les flux de données de manière non discriminatoire ; or, ce que nous constatons nous-mêmes en tant que producteurs d'information, d'expression et d'innovation, c'est que les FAI peuvent, et ne se privent pas de ralentir certains flux, d'en accélérer d'autres, au point que loin de l'utopie d'un internet libre et ouvert à tous, nous voyons se configurer un réseau où, selon que vous aurez un bon accord avec le fournisseur d'accès, vous serez dans la file lente ou parmi les clients prioritaires... Imaginez que l'État n'ait pas assuré que le téléphone ou l'électricité parvienne dans toutes les communes de France, ou bien à moindre qualité : c'est ce qui se passe avec Internet, alors qu'il est devenu un bien public, indispensable. Je reprendrai la définition qu'a donnée Tim Berners-Lee à la neutralité du net : chaque consommateur doit avoir accès à tous les services et tous les services à tous les consommateurs.
Le GESTE vient de lancer un Observatoire indépendant destiné à mesurer, chaque mois, la qualité de service des internautes se connectant aux sites web édités par une quinzaine d'organes de presse et de communication; nous examinons les liaisons fixes, et bientôt les liaisons par mobiles et la vidéo; ce qui ressort d'emblée, c'est bien une disparité des temps de chargement, selon les territoires - qui peuvent varier du simple au double par exemple entre la métropole et l'outre-mer, ce qui est d'autant plus choquant que, dans les territoires d'outre-mer concernés, les liaisons sont bien plus rapides avec l'étranger qu'avec la métropole...
Nous travaillons également sur les données personnelles : quelle transparence des usages ? Quelle collecte ? Quel stockage ? Comment corriger les erreurs ? Il faut répondre à toutes ces questions, c'est une condition pour rétablir la confiance dans le réseau.
En janvier, une Commission mondiale sur la gouvernance d'Internet, a été installée à Davos, sous la direction de Carl Bildt, pour faire des propositions dans les deux ans; composée de 25 membres, elle a déjà retenu ses quatre thèmes principaux : établir la légitimité d'une gouvernance ; stimuler l'innovation ; protéger les droits de l'homme en ligne ; enfin, éviter les risques systémiques. On le voit, il s'agit bien d'articuler la sécurité et la liberté.
Je salue à mon tour les travaux du Sénat sur le numérique et me permettrais une question : pourquoi un rapport avec ce titre aussi éloquent que « L'Union européenne, colonie du monde numérique ? », n'est-il pas devenu le texte d'un combat politique ?
Ce rapport a été adopté à l'unanimité par la commission des affaires européennes, il a motivé un avis politique adressé à la Commission européenne : nous utilisons les moyens qui sont entre nos mains et nous avons d'ores et déjà obtenu des réponses, notamment lors du premier Conseil européen consacré au numérique. Pour continuer à travailler sur ce sujet et élargir le nombre de parlementaires qui s'en saisissent, nous avons installé cette mission commune d'information, ouverte aux membres des autres commissions permanentes et qui compte 33 membres. Nous ne sommes donc pas, loin s'en faut, restés les bras ballants !
Certes, mais nous nous sommes étonnés de mesures législatives intervenues depuis, qui prennent le contrepied de vos recommandations : la loi de programmation militaire, ainsi, a autorisé l'accès à des données personnelles sans aucune intervention d'un juge ; la loi sur la géolocalisation, ensuite, ne définit pas précisément son champ d'application, c'est-à-dire ce qu'on entend par « objets connectés »... Ces gestes politiques ont beaucoup d'importance, il faut les garder à l'esprit lorsqu'on porte l'anathème sur la NSA...
Par mes responsabilités à Dailymotion, je sais qu'il faut être cohérent sur ces sujets. Je suis en lien constant avec le gouvernement turc, Dailymotion est encore en ligne en Turquie et nous avons tenu fermement notre position, consistant à refuser tout transfert de données personnelles au gouvernement et à le dire très clairement : c'est par le dialogue, sur des bases fermes, que nous avons décrispé le sujet.
L'Europe manque de vision politique sur le numérique, c'est vrai; cependant, nous remercions chaque jour l'Union européenne d'avoir adopté en 2000 sa directive sur le commerce électronique, qui a défini des règles et sorti Internet de l'hégémonie totale des États-Unis : c'est grâce à ces règles européennes que des acteurs comme Dailymotion ont pu voir le jour.
Cependant, notre activité est constamment placée sous la sellette par le gouvernement : avec le rapport Lescure, c'est une dizaine de mission qui ont été consacrées aux acteurs économiques en ligne - et toutes ont cherché à nous taxer davantage, à réguler notre action, à la niveler par le bas, au lieu de la considérer comme un atout. Ce faisant, ces missions passent à côté du principal : sur Internet, l'accès à la ressource est total, contrairement à la télévision ou aux autres télécommunications, où la rareté de la ressource justifie des règles strictes; et comme cet accès est total, les règles encadrant la liberté d'entreprendre doivent être plus légères - il faut laisser sa place à l'autorégulation.
Dans ces conditions, la question à se poser n'est pas de savoir comment un opérateur européen peut devenir un géant mondial de l'Internet, mais comment accompagner - plutôt que menacer - les entreprises de taille intermédiaire. Dailymotion, par exemple, compte 200 salariés, mais c'est le site européen le plus visité au monde - et nous manquons de moyens pour poursuivre notre développement, faute de préférence européenne, alors qu'en Inde ou en Chine, le colbertisme est bien vivace.
Nous ne perdons pas espoir, cependant, et nous espérons que les travaux du Sénat, une fois encore, iront dans notre sens !
Internet est devenu l'un des plus puissants moteurs du changement social, le « réseau des réseaux » révolutionne la connaissance, la culture, le commerce et l'économie en général - et l'on espère qu'il est aussi un vecteur de croissance et d'emploi, l'avenir le dira. C'est à cette aune qu'on mesure l'importance de la gouvernance d'Internet, mais aussi son urgence - car l'horloge du monde est, désormais, chaque jour un peu plus calée sur l'horloge de l'Internet, où le temps passe plus vite. Dans ces condition, les termes « vision, anticipation, réactivité, équilibre, ouverture, transparence, universalité, rapidité d'action, sécurité », doivent être les maîtres mots d'un modèle de gouvernance adapté à l'Internet d'aujourd'hui, mais aussi capable de préparer celui de demain.
À cette fin, il faut définir une vision partagée de ce qu'est l'Internet, de ce qu'il va devenir, de ce à quoi il sert et de ce à quoi il va servir; se focaliser sur quelques grands principes pour guider l'action, et au premier chef : inclure l'ensemble des parties intéressées au développement pérenne de l'Internet; coopérer à l'échelle mondiale; respecter un équilibre entre les parties prenantes, les responsabiliser et assurer une transparence de l'action. On comprend là que la gouvernance de l'Internet doit être internationale, indépendante de la volonté d'un seul, ou d'un petit nombre d'États, qu'il faut préserver la cohésion de l'Internet dans son ensemble, éviter toute fragmentation du « réseau des réseaux » qui mettrait son existence même en péril; enfin, l'action doit s'appuyer, pour être efficace, sur les entreprises et les citoyens, autant que sur les gouvernements, dans un processus de décision démocratique, participatif, distribué et légitime.
La participation des entreprises à la gouvernance est primordiale, car Internet est une source majeure de croissance, de productivité et d'échanges économiques ; il importe que les entreprises européennes, et en particulier françaises, prennent une part beaucoup plus active à cette gouvernance. Quant aux États, si leur participation à la gouvernance est légitime et indispensable, tout comme la prise en compte de leurs intérêts et de ceux des citoyens qu'ils représentent, ils ne doivent pas disposer d'un poids supérieur à celui des autres parties. La gouvernance de l'Internet doit s'exercer de manière démocratique, dans le cadre d'un processus « bottom up », sans droit de veto des États.
Quels objectifs pour une nouvelle stratégie de l'Europe dans la gouvernance de l'internet ?
Il s'agit d'abord de garantir le droit des citoyens à évoluer dans un environnement de confiance, d'y faire prévaloir les droits et libertés dont les individus disposent dans le monde physique : les opinions transmises sur les réseaux sous forme de données doivent être traités sur la même base légale que leurs équivalents physiques. La connectivité étant devenue un moteur majeur de partage et de diffusion de l'information - en complément des médias traditionnels -, le déploiement des réseaux sous-jacents doit être encouragé, tandis que les initiatives visant à freiner son adoption en vue d'imposer une censure ou d'autres restrictions dans l'accès à l'information, doivent être considérées avec méfiance.
Le respect des droits fondamentaux relève de l'application des politiques publiques qui, en tant que telles, doivent rester du domaine de la loi, laquelle doit être appliquée sans discrimination à l'ensemble des acteurs de la chaîne de valeur ; les acteurs de marché doivent jouer le rôle qui leur incombe lorsque la loi ou le juge l'impose. Il est en particulier indispensable que des règles d'équité s'appliquent entre les acteurs nationaux et les acteurs internationaux, au regard de la loi française.
Afin de préserver le dynamisme d'Internet et proposer à ses utilisateurs un environnement digne de confiance et sécurisé, le rôle et les responsabilités des parties prenantes - y compris les pouvoirs publics ayant pour objectif de conduire les politiques publiques dans le cadre du respect des droits fondamentaux en ligne - ainsi que le champ des problématiques couvertes par la gouvernance de l'Internet, doivent être clarifiés et la transparence doit être améliorée.
Autre grand objectif : garantir la pérennité de l'Internet, qui est un réseau ouvert, distribué, fondé sur des standards non propriétaires. Cette nature doit être préservée et la résilience des infrastructures améliorée, pour proposer aux utilisateurs un environnement sécurisé, respectueux des droits des individus et des entreprises, afin de préserver sa capacité à évoluer et réaliser son potentiel de croissance économique et d'innovation. Internet doit donc rester un espace unique, non-fragmenté, où toutes les ressources sont accessibles, quelle que soit la localisation de l'utilisateur et du fournisseur. La fragmentation est probablement le risque le plus important pesant sur le futur d'Internet et doit être évitée à tout prix. Ce qui ne doit pas exclure des efforts renouvelés dans le sens d'une diversification de l'infrastructure sous-jacente, afin de renforcer la résilience et la robustesse de l'Internet, ainsi que vers des mesures nécessaires à la protection des droits fondamentaux et au respect de la vie privée. La confiance placée dans les communications IP et la résilience des systèmes cryptographiques sont des clés indispensables au développement du réseau et doivent constituer un objectif prioritaire pour toutes les parties. Internet doit pouvoir continuer à évoluer, en absorbant l'explosion du nombre d'usagers, de terminaux et du volume de données consommées. La capacité des infrastructures à s'adapter à une demande croissante et à une multiplication des usages (objets connectés, big data...) constitue l'une des clés du développement de l'économie numérique que les parties prenantes doivent prendre en compte dans l'élaboration de la gouvernance de l'Internet.
Quelles pistes la direction de l'ICANN propose-t-elle pour faire évoluer la gouvernance d'Internet ?
Les orientations présentées récemment par le président de l'ICANN, M. Fadi Chehadé, paraissent aller dans le bon sens, en particulier sa volonté d'une plus grande indépendance de l'ICANN envers les USA, d'un meilleur équilibre entre toutes les parties prenantes, mais aussi d'une gestion plus internationalisée et de règles et pratiques plus transparentes. La question se pose également d'étendre les compétences de l'ICANN, en matière de sécurité et de protection des données. Une telle option, cependant, suppose de revisiter complètement la gouvernance actuelle, pour s'assurer du respect des principes que j'ai rappelés.
La mainmise des États-Unis sur la gouvernance du « réseau des réseaux » est l'une des raisons majeures de la captation par les entreprises américaines de l'essentiel de la valeur ajoutée dans la chaîne de valeur du numérique mondial. Après avoir été la grande absente de cette première phase de l'Internet, l'Europe ne peut donc plus se permettre, sous peine d'un nouveau recul en termes politiques, économiques et culturels, de ne pas assumer son statut de première communauté économique mondiale, dans la définition du cyberespace de demain, celui de l'Homo numericus, capable d'interagir avec ses semblables et avec des milliards d'objets et de robots connectés. Pour peser, face aux États-Unis et à leurs challengers économiques et idéologiques, Chine et Russie, l'Europe doit être présente et parler d'une même voix, en fédérant les entreprises, aussi bien que les États et les citoyens. La gouvernance de l'Internet est un enjeu économique autant que culturel et sociétal, c'est un enjeu de souveraineté dont l'Europe doit se saisir pour réaffirmer les principes fondamentaux portés par l'Union depuis sa création : respect des droits fondamentaux des citoyens, liberté des échanges et de circulation, liberté d'information, diversité.
Dans ce défi européen, la France est bien armée pour faire entendre la voix de la détermination et de l'urgence, pour mobiliser les acteurs et l'opinion; pour réussir, il faudra être présent et vigilant dans la durée et faire preuve de constance, de cohérence et d'unité.
Quelles sont les difficultés rencontrées à l'export par les entreprises françaises du numérique ? Le dispositif de soutien à l'exportation prend-il suffisamment en compte les spécificités du secteur ? Le secteur numérique français éprouve-t-il des difficultés de recrutement, notamment de main-d'oeuvre qualifiée ? Les formations sont-elles adaptées aux besoins ? La « fuite des compétences » à l'étranger constitue-t-elle un réel problème ?
Nous demandons depuis des années une réforme du système français de soutien à l'exportation, qui nous paraît bien trop centré sur l'industrie, et pas assez sur la recherche et le développement. Alcatel, qui ne réalise que 6% de son chiffre d'affaires en France, est au coeur de cette question, nous avons 3500 chercheurs en France sur le numérique, ce qui nous place aux tout premiers rangs; des dispositifs sont intéressants, le crédit impôt recherche, par exemple, n'est pas étranger à ce que des géants de l'Internet, comme Google, localisent une partie de leur recherche dans notre pays; mais nous sommes encore bien loin de l'optimum pour accompagner le numérique, les aides à l'export restent focalisées sur l'industrie, quand les Allemands, les Belges ou les Suédois, par exemple, prennent mieux en compte la contribution à la balance commerciale, à l'emploi, ou encore la recherche et le développement. L'Inspection des finances conduit une mission sur le sujet, nous espérons des améliorations.
La formation est un sujet central. La France dispose de bons ingénieurs, mais en nombre insuffisant, d'autant que 40 % des diplômés des grandes écoles partent à l'étranger pour leur premier poste : reviennent-ils par la suite ? La crise des vocations scientifiques touche tout l'Occident, la diffusion de la culture scientifique et technique doit être un combat. La France est au 6ème rang mondial pour la recherche et développement, mais au 24ème rang pour la transformation de l'innovation, la Suisse et la Suède, par exemple, sont devant nous : il faut regarder pourquoi, c'est ce que nous faisons en examinant notamment la situation de l'École polytechnique de Lausanne, où les départs après diplômes sont bien moins nombreux que chez nous.
Il y a une pénurie de certains profils, en particulier de développeurs et d'intégrateurs web : notre système d'enseignement supérieur est peu adapté aux nouveaux métiers du numérique. Des alternatives existent ouvertes à tous les profils, comme l'École 42, la Web Académie, Simplon - mais elles ne répondent pas à tous les besoins. Avec Campus numérique, nous cartographions les métiers et les besoins, pour mieux adapter l'offre de formation. Il faut compter, aussi, avec le fait que les PME peinent à attirer les meilleurs profils, qui se dirigent plus généralement vers les grands groupes. Enfin, la filière des logiciels et des services internet est mal organisée pour l'apprentissage, c'est un point faible sur lequel nous travaillons.
Je fais partie d'un collectif qui a demandé au gouvernement qu'en 2014, l'éducation numérique soit labellisée « grande cause nationale », tant il nous paraît urgent de combler notre retard criant en la matière. Nous avons échoué, et constaté combien l'Éducation nationale est un bastion conservateur en la matière; nous allons continuer, même sans ce label, à sensibiliser les écoles, les entreprises, les politiques et d'une manière générale, l'opinion tout entière.
Le Sénat est mobilisé, nous avons ferraillé contre nos collègues députés pour insérer dans le code de l'éducation nationale l'obligation d'une sensibilisation au numérique. Le sujet est essentiel, on parle désormais « d'illectronisme », par référence à l'illettrisme...
Nous manquons d'un guichet unique, en France comme à l'étranger, qui nous aide à mieux cibler les pays où nos entreprises puissent prospérer, les questions pratiques embarrassent les services plutôt qu'autre chose. Ensuite, il est vrai que des problèmes de formation se posent partout et que les entreprises embauchent à l'échelle mondiale.
L'investissement dans les réseaux à l'étranger coûte cher et nous n'avons que très peu de moyens par rapport aux grands opérateurs mondiaux. Ensuite, la fragmentation européenne est un obstacle majeur puisqu'elle empêche la mise en place de services paneuropéens. Sur la formation, nous avons beaucoup à faire, en particulier sur l'apprentissage, car le secteur du numérique reste peu attractif. On sait aussi que le plan Fibre Optique représente quelque 20 000 emplois d'ici à 2020.
Où en est le projet d'un « cloud à la française » ? Quelles sont les parts de marché respectives des offres françaises et étrangères ?
Il y a des initiatives en France, soutenues par les pouvoirs publics, mais il ne faut pas crier victoire. Un cloud territorial a de grands atouts, tant est forte la demande de sécurité en particulier de la part des entreprises.
La France est très en retard pour l'appropriation du numérique, les entreprises demeurent par exemple réticentes à mettre leurs données sur un cloud. Des exemples ont défrayé la chronique, comme celui de la région Bretagne qui a mis en ligne, sur Amazon, des données régionales de santé... Il faut rattraper notre retard, en valorisant les avantages d'un cloud souverain pour la sécurité, aussi bien que la réversibilité. Nos voisins allemands ont de grands acteurs sur ce marché.
À Berlin, nous avons entendu deux discours contradictoires : certains disent qu'il faut avancer chacun de son côté, puis que les initiatives européennes se fédèreront, quand d'autres disent qu'il faut faire une structure commune au préalable.
Effectivement, et même sur les sujets où il y a front commun, par exemple contre les pratiques illégales, il n'est pas toujours facile d'agir en commun ni de suivre la Commission européenne, parce que d'importants intérêts commerciaux sont en jeu.
La question du prix est essentielle, ce qui incite à mutualiser, à faire un cloud commun. C'est le but de l'European Cloud partnership, qui vise à associer pouvoirs publics et industriels et qui comprend des acteurs français, allemands, mais aussi une entreprise comme Amazon. Il faudrait au moins harmoniser les règles relatives aux données personnelles, à la certification et de créer un label.
La filière numérique a regretté le caractère haché de la législation sur le numérique, et souhaité une grande loi sur les libertés numériques : qu'en attendriez-vous, au-delà du principe de la neutralité du net ?
Vous n'évoquez pas l'espionnage économique, alors qu'il est une donnée importante en matière de souveraineté : qu'en pensez-vous ?
Les cyberattaques font partie du quotidien des grandes entreprises, nous nous protégeons depuis des années, c'est un sujet de préoccupation constante; ce que l'affaire Snowden a révélé, en particulier, c'est le gigantisme des moyens américains en matière d'espionnage numérique, leur disproportion avec ceux des autres États, en particulier européens.
L'Agence Nationale de la Sécurité des Systèmes d'Information (ANSSI) propose des actions très diverses, qui vont de l'architecture défensive de nos réseaux, à la sensibilisation des salariés contre les négligences humaines. L'espionnage a toujours existé, il faut s'en protéger par des actions concrètes...
Le droit n'offre-t-il pas une protection ? N'encourage-t-on pas l'espionnage, en faisant comme s'il était inéluctable ?
La protection du droit n'est pas suffisante et le minimum qu'on puisse faire, c'est bien de se protéger par tous les moyens techniques à notre disposition.
Nous attendons que la loi consacre la neutralité du net, c'est devenu une condition d'exercice de nos libertés publiques. Or, jusqu'à présent, la Commission européenne tarde et louvoie, il est temps d'agir.
La notion de neutralité est polysémique et provoque des débats enflammés, il ne faut pas qu'elle dissimule d'autres sujets très importants, par exemple l'information des consommateurs ou la transparence des pratiques. Il me semble que nous avons des moyens d'assurer un accès non discriminatoire au net, du moins en Europe, ce qui est loin d'être le cas partout dans le monde... Nous attendons aussi de l'Etat qu'il mesure le caractère transversal et dynamique du numérique : nous craignons que, pour protéger la culture, la création, on nous demande de payer davantage, alors que nous sommes devenus un vecteur essentiel, sinon le principal, de la diffusion culturelle et de la création, nous sommes au service de la culture et nous portons la voix de la France.
La notion de neutralité est effectivement polysémique, sa définition change selon la position sur la chaîne de valeur, ce qui rend difficile son inscription dans un texte de loi. Je crois également qu'en matière de données personnelles, il est moins utile d'affirmer des droits nouveaux - par exemple le droit à l'oubli - que de renforcer les moyens des autorités de contrôle. Il me semblerait également très utile de simplifier le cadre réglementaire et administratif de la gestion des données pour les PME.
Les débats sans fin au Parlement européen sur la neutralité du net ont montré la complexité du sujet : nous y sommes tous favorables, mais nous n'y mettons pas tous la même chose. Ce qui est sûr, c'est que les réseaux doivent être gérés de façon la moins dommageable pour l'économie, et que nous devons trouver des moyens pour régler les différends; nous devons également nous entendre pour encadrer la collecte, le stockage et l'exploitation des données personnelles, ainsi que leur transfert dans des pays tiers - tout ceci même si Internet est d'emblée international.
En dix ans, le Parlement a adopté une douzaine de lois touchant au numérique, dont cinq ont créé un nouvel impôt ou une taxe : cela explique notre faible enthousiasme devant la perspective d'une nouvelle « grande loi » sur le numérique... Aujourd'hui, ce qui préoccupe davantage les opérateurs, c'est la mise en place effective des réseaux à très hauts débits, car c'est bien sur ces réseaux que reposent les services et les principes dont nous parlons aujourd'hui. Et ce qui nous inquiète, c'est que la neutralité vise toujours les réseaux, mais jamais les plateformes et les terminaux, alors que ce sont bien eux qui captent désormais le principal de la valeur ajoutée, sans contribuer à la ressource publique. Enfin, il est devenu clair que la protection des données personnelles appelle des mesures concrètes, c'est important de les prendre sans tarder.
Vous êtes très impliquée, au Parlement européen, sur la question de l'Internet. Pourriez-vous faire un point sur la façon dont le Parlement européen a abordé les problèmes soulevés par l'affaire Snowden et la question de la neutralité du net ? Nous savons qu'il s'est mobilisé, puisqu'il a réagi, en déclarant que tant que les États-Unis n'apporteraient pas de garanties en matière de renseignement, il ne validerait pas la démarche de négociation du traité transatlantique.
Comment évaluer, sur ces sujets, la nature de la réaction de l'Europe ? Est-elle à la hauteur de la situation ? Qu'attend le Parlement européen des discussions avec les Etats-Unis ?
Je commencerai par un état des lieux sur la question de la gouvernance. Pour avoir été, au cours du mandat 2004-2009, présidente de la délégation du Parlement européen sur la gouvernance de l'Internet auprès de la Commission, j'ai suivi et continue de suivre la question de près, depuis le sommet de Tunis jusqu'au forum de Bakou, et j'ai vu évoluer la position de la Commission, entre le mandat de Mme Redding et celui de Mme Kroes.
Le Parlement a relevé un manque d'ambition de l'Europe sur le sujet. Le constat est partiellement vrai, mais ne doit pas faire oublier certains résultats, ni le fait que les institutions nationales ne sont pas dénuées de responsabilités, n'ayant pas toujours porté ce que proposait la Commission. On a trop volontiers considéré que le sujet était technique, éloigné du champ de la parole publique. Au niveau des institutions européennes, c'est la Commission qui le suit, désormais via la DG Connect, et propose les grandes orientations, ainsi qu'elle l'a fait dans sa communication de 2010, puis dans celle de février 2014. Les États-membres, réunis au sein du Conseil, sont constitués, quant à eux, en groupe de haut niveau, qui prépare le plus souvent les positions européennes pour garantir la cohérence au sein du comité consultatif de l'ICANN, le GAC (Governmental Advisory Committee). Le Parlement européen, pour sa part, est très actif dans le cadre du Forum pour la gouvernance de l'Internet. Notre tâche est de commenter les communications de la Commission. Nous avons, à ce titre, publié un rapport en 2010 sur les prochaines étapes en matière de gouvernance de l'Internet, qui proposait une doctrine et une feuille de route. Mais nous ne pouvions anticiper l'onde de choc qu'a provoquée l'affaire Snowden. Le sommet à venir, au Brésil, sur le net mondial, sera un moment sensible. Et une conférence se tiendra l'an prochain pour commémorer les dix ans du sommet mondial sur la société de l'information de Tunis.
Sur cette question de la gouvernance, l'opposition a été constante entre l'UIT (Union internationale des télécommunications) et l'ICANN, prises dans une querelle de prérogatives. Nous y voyions une guerre de tranchées passéiste, appelée à évoluer. Tel ne fut pas le cas. Jusqu'il y a quelques années, l'opposition entre les tenants d'une gouvernance multipartenariale et les partisans de l'intergouvernemental, fondé sur une diplomatie plus classique, a fait la toile de fond du débat. En Europe, nous penchions plutôt vers la première option, quand la Chine, la Russie, l'Iran, l'Arabie saoudite préféraient la seconde, tandis que les pays émergents, le Brésil, l'Inde, qui hésitaient entre les deux, se sont plutôt ralliés au premier groupe. Nous avons gardé contact avec les parlementaires du Brésil, avec lesquels nous avions travaillé dès le sommet de Tunis. Ils ont contribué à former le ministère du numérique qui a été créé dans ce pays, et qui montre que les Brésiliens sont très allants sur le sujet de la gouvernance de l'Internet. De plus en plus, cependant, on a vu s'élever, dans ces pays émergents, des critiques à l'encontre du multipartenariat.
Cette opposition a connu deux phases. Une guerre de tranchée, tout d'abord, au cours de la période 2005-2010, où les échanges sont restés feutrés. Puis une guerre de mouvement, marquée par le schisme de la conférence de Dubaï, tandis que le travail de la commission science et technologie au service du développement de l'ONU débouchait sur une résolution de l'Assemblée générale appelant à une coopération renforcée, comme l'avait fait le Forum de l'Internet, mais dans le sens, cette fois, d'une tentative de contrepoids au multipartenariat - où compte davantage le privé et moins le gouvernemental. Tendance confirmée par la déclaration de Montevideo, le lâcher de lest des États-Unis sur l'ICANN et les fonctions IANA (Internet Assigned Names and Numbers), qui trouve son prolongement dans la conférence du Brésil.
L'Union européenne a sans doute été insuffisamment audible et créative pour éviter l'opposition. Sur l'ICANN, Parlement et Commission ont cependant été très actifs, multipliant les contacts avec ses dirigeants successifs et les présidents du GAC. Un vrai problème d'équilibre entre le board et les autres organes consultatifs se pose. La création d'un organe comme le GAC fut une tentative de rééquilibrage, visant à donner plus de poids aux Etats dans un système qui reste fondé sur le multiacteurs. Malgré ces efforts, une double frustration demeure, celle des acteurs de la société civile impliqués dans la gouvernance de l'Internet, qui, de ce fait, comptent moins dans l'architecture de l'ICANN, et celle des Etats, qui voudraient peser davantage. C'est cette insatisfaction qui a débouché sur un pic de tension, au moment de la mise en place des nouveaux gTLDs (generic Top Level Domains), où le board de l'ICANN s'est au reste assez peu préoccupé de ce que souhaitait le GAC. Le Parlement européen a rencontré les responsables de l'ICANN et suivi le lancement de ces nouveaux noms de domaine génériques, qui a donné lieu à des épisodes douteux - voir la façon dont il a été envisagé de départager les propositions ou l'épisode du « .wine ».
L'ICANN ne pourra faire l'économie d'une sérieuse réforme interne, en dépit des engagements de M. Chehadé sur la transparence et la prise en compte des attentes des groupes consultatifs internes. Elle a besoin d'une réforme structurelle - statut juridique, rupture du cordon ombilical avec le département du commerce. Les États-Unis ont certes évolué - et l'ICANN, si l'on compare son fonctionnement à celui de ses débuts, a commencé à acquérir un semblant d'indépendance - mais sont-ils prêts à plus d'ouverture ? Je n'en suis pas certaine. Ils continuent à vouloir assumer un rôle de garant - qui asseoit leur influence - dans le fonctionnement de l'ICANN. S'il n'y a pas de changement, il faudra considérer que le choix de l'ICANN se fait par défaut. Or, une gestion par défaut n'est jamais souhaitable.
Au sein du Forum pour la gouvernance de l'Internet, le Parlement européen a été assez actif mais comme parlementaires, nous demeurions, aux yeux de l'ONU, membres de la société civile. Et la Commission européenne, que nous accompagnions, était en position délicate, puisqu'à l'ONU, ce sont les États qui sont représentés. L'ambassadeur Nitin Desai pensait que nous pourrions constituer une alliance de parlementaires transnationale pour monter un groupe parlementaire. Idée judicieuse, car les parlementaires européens ont toujours joué un rôle conciliant dans les forums, et c'est pourquoi nous avons toujours été bien accueillis, de même que les représentants du Conseil de l'Europe. J'avais, à l'époque, proposé que nous constituions le point d'appui d'un forum européen de l'Internet, mais nos institutions ne l'ont pas permis, la définition de nos compétences comme Parlement nous interdisant de prendre une telle initiative. C'est pourquoi le Conseil de l'Europe, avec lequel nous travaillions de manière concertée, a créé un secrétariat et s'est engagé dans une démarche déterminée, avec l'EuroDIG. Il y a eu débat pour trouver le bon équilibre dans la participation des deux assemblées, mais aujourd'hui, les choses fonctionnent assez bien. Cependant, les dotations restent insuffisantes, et nous manquons de l'appui que pourrait apporter la constitution de forums nationaux - qui manquent dans beaucoup d'Etats membres.
Les forums, de surcroît, n'ont aucun pouvoir de contrainte pour faire prendre des décisions normatives. D'où l'idée du Parlement européen de rendre du punch au Forum de l'Internet, pour en faire un terrain d'action.
La première édition du forum français, le 10 mars, a été critiquée, mais on ne doit pas s'en alarmer outre mesure, car cela a été le cas partout, je puis le dire pour avoir suivi de près le premier forum national britannique, qui a fini par trouver ses voies.
La gouvernance couvre un champ très large de politiques, et c'est pourquoi j'avais proposé, en 2005, la constitution d'une commission spéciale sur le numérique. Je n'ai hélas pas été suivie et l'on voit à présent s'élever, entre commissions, une querelle de leadership. Si c'est à la commission de l'industrie que revient ce rôle de tête, car l'approche technologique prévaut, se posent aussi des questions relatives à la protection des données et à l'impact sur la culture ou bien encore au droit des consommateurs, sur lesquelles interviennent d'autres commissions. D'où un risque de parcellisation de l'approche, à l'heure où des frictions de plus en plus fortes se manifestent entre conceptions de la souveraineté, non seulement entre les Etats-Unis et l'Europe, mais, au sein de l'Europe, entre l'idée d'une souveraineté juridictionnelle territorialisée ou distribuée entre Etats membres et Union européenne.
Notre inquiétude est de voir déteindre le cadre juridique d'un pays sur un autre, comme on l'a déjà vu avec les Etats-Unis. Les écoutes de la NSA n'ont pas porté sur les seuls ressortissants américains. D'où la résolution présentée par notre collègue Claude Moraes, largement débattue, sur la protection des données personnelles et le respect des droits et libertés fondamentales.
Avec l'accord Swift et le second accord Acta, les Américains commencent à se demander si les Européens vont faire une condition, dans les accords commerciaux, de la protection des droits fondamentaux. Au-delà de la question économique, très prégnante dès lors que les géants américains comme Google ou Apple sont concernés, ils se posent aussi la question du cadre dans lequel la société du numérique pourra continuer d'avancer. S'ils sont inquiets de leurs prérogatives, ils sont aussi de plus en plus conscients que peut émerger, y compris chez eux, un mouvement citoyen en faveur de la transparence. Sans compter que la sensibilité mondiale est en phase avec la position européenne, la plus complète et la seule à poser un cadre juridique susceptible de défendre les droits et libertés. N'oublions pas la censure qui existe dans certains pays, et qui s'est manifestée jusqu'au sommet de Tunis, où l'on vit censurer jusqu'à des interventions de chef d'Etat, et où l'atelier que nous avions tenu sur la censure et le respect des droits fondamentaux fut un moment de grande tension. Une tension qui demeure avec un certain nombre d'interlocuteurs dans le monde...
Pour ce qui concerne la neutralité, un vote doit intervenir cette semaine sur le règlement européen ; pour la protection des données, viendront aussi une directive et un règlement, mais après le vote, la discussion avec le Conseil risque d'être ardue, eu égard aux positions du Royaume Uni. Sur la régulation ex ante, il existe, depuis la fin des années 1990, un cadre juridique évolutif. Nous devrons le réviser au cours de la prochaine législature, pour en venir à un cadre plus équitable entre opérateurs et GAFA, notamment. Sur la politique industrielle, l'Union européenne a perdu beaucoup de terrain, tant en termes de capacité manufacturière que d'influence sur la politique des normes. Sur la fiscalité, un groupe de haut niveau a été mis en place.
Au total, les réponses sont éparses et des manques demeurent pour consolider des instruments solides. Il n'y a pas eu de révision effective de la directive service universel, qui aurait permis de définir positivement les conditions d'accès à Internet, ni de la directive commerce électronique, alors même qu'elle donne lieu à des divergences d'interprétation. La nouvelle législature devra s'y atteler, pour donner à notre cadre juridique une cohérence d'ensemble qui nous permettra d'agir plus efficacement.
Nous nous rejoignons sur le diagnostic, qui rejoint celui qu'avait dressé notre commission des affaires européennes dans le rapport qu'elle m'avait confié.
Qu'il soit besoin d'une résolution européenne plaidant pour un habeas corpus numérique signifie-t-il que la charte européenne des droits fondamentaux n'est pas un rempart suffisant ?
Un problème de définition demeure. Il existe diverses initiatives en Europe. C'est ainsi qu'au Conseil de l'Europe avait été émise une proposition de Bill of Rights dans le domaine numérique. Écrire une charte de ce type est ardu, mais il faudra y venir.
La concomitance entre la révision du paquet télécom et de la discussion du projet de loi Hadopi a provoqué quelques remous dans nos débats...La France, qui tenait alors la présidence de l'Union européenne, avait voulu qu'onction soit donnée, sous le registre d'un texte européen, à une loi qui n'était pas le sujet du débat, lequel concernait les télécoms. Les choses se sont emballées sur le fameux amendement n°138. Il s'agissait de pouvoir prendre des sanctions après une procédure préalable - terme qui soulevait des désaccords et qui a provoqué le report de l'examen du paquet télécom sur la législature suivante. Nous avons pu, cependant, intégrer à ce texte très technique une première définition de la neutralité du net, en affirmant la liberté de choix de l'utilisateur final et en introduisant une référence à la Convention européenne des droits de l'homme. Il était difficile de faire d'Internet un droit fondamental, car comment qualifier de droit ce qui n'est autre chose qu'une technologie ? Il fallait clarifier les choses. Nous avons donc préféré considérer que les droits fondamentaux s'appliquent au domaine numérique. Cependant, le débat sur les données personnelles qui s'élève aujourd'hui, en particulier quant au degré de protection, à la liberté d'usage et au transfert de données - c'est toute la problématique du cloud, qui touche à celle de la gouvernance - témoigne que la formulation actuelle des droits fondamentaux ne suffit pas à la protection des droits que nous voulons défendre dans le cadre d'Internet. C'est à quoi l'on a entrepris de s'atteler, mais il n'est pas facile de légiférer dans ce domaine. Il y a débat, à l'heure actuelle, sur la définition de la neutralité du net, la gestion du trafic, l'Internet ouvert, les services spécialisés. Il n'est pas dit qu'à l'issue de la première lecture du paquet Kroes, on aura résolu tous les problèmes, car plus on creuse, plus on se rend compte des difficultés.
Reste que si l'on veut réformer le droit des contrats et s'assurer de sa bonne application par les régulateurs, il faudra bien écrire explicitement les garanties que nous entendons proposer en matière de libertés, d'accès, de liberté de choix, de protection des données personnelles.
Avant de nous exposer votre vision de la neutralité du net, pouvez-vous nous indiquer ce que sont, à votre sens, en matière de protection des données, les points de divergence entre le Conseil et le Parlement européens qui freinent l'adoption du texte ?
Vous avez évoqué un travail commun avec vos homologues britanniques. Alors que l'on pouvait penser que l'affaire Snowden améliorerait les choses, il semble qu'un jeu de lobbying venu d'outre-atlantique freine l'adoption du règlement européen. Qu'en est-il exactement ?
Dans le domaine des télécoms, il existe une disparité très forte entre l'Europe et les États-Unis : une centaine d'opérateurs d'un côté, quatre de l'autre. Dans les services mobiles, une vraie concurrence règne chez nous, mais qui ne va pas sans freins entre les marchés nationaux.
En Europe, le marché est fractionné. Les Américains en ont souvent fait un argument et plaident pour un marché harmonisé, aux plans technologique, commercial, juridique, et permettant l'accès aux données personnelles. On comprend, sachant la valeur économique de ces données, ce que cela signifie. Or, au Parlement européen, les groupes n'ont pas les mêmes points de vue. Le PPE est plutôt business friendly quand nous privilégions, de l'autre bord, le citizen friendly, pour parler dans les mêmes termes...D'où des différences d'approche, entre ceux qui veulent le moins de régulation possible, donc le moins possible de définitions à caractère général et public, et ceux qui considèrent que, dès lors que l'on tient au principe de l'accès à Internet pour tous, il faut bien parler d'intérêt public, ou d'espace public, voire, comme le fait le Conseil de l'Europe, de quasi service public.
On retrouve là, à fronts renversés, le débat entre l'ICANN et l'UIT que j'ai évoqué. Nous sommes favorables à une approche multipartenariale, mais avec un cadre. Je suis membre du board de la fondation européenne de l'Internet. Dans nos réunions, comme dans celles du Forum pour la gouvernance de l'Internet, les entreprises européennes ne sont pas assez présentes, actives, organisées ; elles restent sur la défensive, quand les grandes entreprises américaines sont clairement à l'offensive.
On nous a accusés de vouloir encadrer Internet, au risque de freiner l'innovation. C'est caricatural. J'ai constaté combien le lobbying était actif, je l'ai dit à certains opérateurs, pour leur faire comprendre qu'en Europe, liberté ne signifie pas libéralisme total et absence de toute contrainte.
L'affaire de la NSA a provoqué une prise de conscience chez nos collègues, alors que nous discutions de la cybersécurité. La question de la protection des données est devenue politiquement hypersensible. Les parties prenantes sont aujourd'hui beaucoup plus prudentes. Notre vote sur l'exception culturelle dans le mandat de la Commission pour les négociations sur le traité transatlantique, le TTIP, a été très mal accueilli par nos interlocuteurs américains, qui en font reproche à la France. Le débat a très vite débouché, au-delà de seules questions comme celle de la libéralisation des services audiovisuels, sur des enjeux comme notre droit de regard sur le traitement des contenus culturels ou la diversité culturelle et linguistique, qui engage aussi, conformément à la Convention de l'Unesco, le droit de chacun à disposer de sa langue et de son héritage culturel. Le scandale de la NSA en a fait prendre conscience : parler du choix de l'accès dans un Internet ouvert est aussi une façon de poser la même question. C'est ce qui a emporté le vote dans mon groupe. Sont ici en jeu l'expression des libertés personnelles, la protection des données privées et le risque d'espionnage économique - sur lequel les Allemands ont mis l'accent lors des débats sur l'accord Swift. Le Parlement européen a fait le lien entre ces sujets : nous avons voté non à Swift, non à l'Acta, ce qui a fait prendre conscience aux Américains, mais aussi à d'autres, comme les Chinois, que le Parlement européen existait et qu'il pouvait dire non. On a désormais un double cliquet, et cela est très important pour la défense de nos conceptions. Dès lors que, dans les négociations commerciales, nous défendons non seulement des clauses de sauvegarde environnementale et sociale mais aussi de protection des droits et libertés fondamentaux, nous tenons une position forte. La France s'est montrée allante sur le TTIP, sur des questions comme l'origine géographique, mais les conditions que nous avons posées quant à l'exception culturelle ont été vues d'emblée comme une attitude offensive sur la protection des données.
Qu'est-ce qui pourrait remplacer le Safe Harbor, pour une protection effective des données des Européens ?
Voulez-vous dire que les textes établis par le Parlement européen ne vous paraissent pas assez précis ?
Comment rétablir l'équilibre entre les Américains et nous ? Tel était le sens de ma question.
Le Parlement européen est allé aussi loin qu'il le pouvait en considération des différences d'approche au sein des groupes. Sur le Safe Harbor et la protection des données, certains points ne sont pas finalisés. Je pense au transfert de données, mais aussi à la stratégie. Sur ce dernier point, les divisions que l'on constate entre Etats membres se retrouvent au Parlement européen, où les uns considèrent qu'il faut constituer un espace européen du numérique, quand les autres jugent que ce n'est pas nécessaire. Mais le débat évolue, et nous avons dépassé les positions maximalistes. J'aurais tendance à dire que nous sommes plutôt tentés par l'idée d'une initiative européenne en ce domaine, pour garantir la sécurité et la protection des données des ressortissants européens.
Merci de ces éclairages. Il est bon que se nouent des contacts comme celui d'aujourd'hui entre parlementaires européens et nationaux pour affiner le diagnostic.
Je me réjouis de votre initiative ; les travaux de cette mission commune d'information nous seront précieux. Je proposerai, lors du processus européen de révision des textes, que vous puissiez être également entendus. Nous ne sommes qu'un petit groupe de députés européens à suivre ces questions, et nous connaissons nos limites au regard des enjeux. Nous allons établir nos priorités pour la nouvelle Commission. N'hésitez pas à nous faire part de vos préoccupations, car nous pouvons nous en faire l'écho.
Nous avons tout à gagner à travailler ensemble sur tous les sujets, et en particulier sur celui-ci, qui engage des enjeux fondamentaux. Nous aussi ne sommes qu'un petit noyau, et cette mission a également pour objet de provoquer un effet d'entraînement sur ces questions essentielles.
- Présidence de Mme Catherine Morin-Desailly, rapporteure -
Monsieur le Ministre, notre mission commune d'information a pour but de réfléchir aux nouveaux enjeux et à la nouvelle stratégie qu'il conviendrait que l'Europe adopte, dans le cadre d'une réflexion sur la gouvernance mondiale de l'Internet, à la veille de la réunion du NETMundial, qui va se tenir ce mois-ci à São Paulo.
Notre somme plus particulièrement intéressés par les questions fiscales. Pouvez-vous nous faire part de votre point de vue à propos de ce sujet qui nous préoccupe tous ?
Je remercie le Sénat de prêter attention à mes opinions.
Il convient de redonner aux termes de gouvernance et de régulation leur vrai sens. Or, celui-ci n'est pas tout à fait le même, suivant que l'on parle anglais ou que l'on parle français... En anglais, la régulation n'est rien d'autre que la réglementation, alors que les Européens -et les Français en particulier- donnent au mot de régulation un sens, prétendument anglo-saxon, qui n'est pas le même.
La gouvernance de l'Internet est une question de techniques de fonctionnement qui sont toutes, directement ou indirectement, entre les mains d'entreprises privées ou d'administrations américaines ; elles n'ont pas fait l'objet d'accords internationaux ou diplomatiques, de règlements négociés, mais se sont imposées au fil du temps, depuis plus de vingt-cinq ans et se traduisent, de fait, à travers l'ICANN.
Vous avez fort justement évoqué la prochaine session de l'ICANN, qui doit se tenir au Brésil. J'attire votre attention sur le fait que l'ICANN est désormais présidée par un égyptien, Fadi Chehadé. On peut imaginer que cette présidence, ainsi que la position européenne, permettront, au moment où émergent beaucoup d'interrogations sur la gouvernance de l'Internet, y compris aux États-Unis, de passer à une situation où, de manière négociée et plus équilibrée qu'aujourd'hui, il sera tenu compte des positions et des intérêts de tous, à travers un accord international !
Je pense que l'Union européenne devrait plaider, à São Paulo, pour que la gouvernance mondiale de l'Internet soit à tout le moins l'objet d'un certain nombre de principes écrits et négociés, sans que ceux-ci demeurent l'apanage d'un certain nombre d'entreprises, ni de l'administration américaine qui travaille avec ces entreprises !
En matière de données, qui constituent un matériel fondamental de l'économie de l'Internet, nous pourrions, à travers de telles négociations, faire valoir notre point de vue. Ceci rejoint, je crois, les positions d'un certain nombre d'administrations ou d'experts américains, qui se posent la question de la gouvernance de l'Internet. L'Union européenne devrait, selon moi, essayer, dans toute la mesure du possible, d'imposer la négociation d'un accord.
La seconde question concerne la régulation, déjà abondamment traitée, entre autres par le Sénat, et qui concerne l'Union européenne proprement dite. Je place sous cet intitulé un certain nombre d'actions, toutes commandées par l'idée qu'il n'y a aucune raison que nos données et notre propriété intellectuelle soient commandées par la puissance économique, monétaire, et publicitaire d'entreprises extérieures à l'Europe qui, en quelque sorte, font « travailler » les créateurs européens, et exploitent la valeur qu'ils dégagent au profit de leur propre entreprise.
Nous devons faire en sorte que s'institue, d'une manière ou d'une autre, par la régulation, un équilibre entre ceux qui détiennent les savoirs, les logiciels, les produits, les terminaux et la puissance financière, et ceux qui, comme les Européens, n'ont pas encore réussi à faire émerger une industrie compétitive, mais apportent à l'écosystème des milliards de données et de contenus culturels numériques. Il n'existe aucune raison que ce système fonctionne comme c'est le cas aujourd'hui, de manière totalement déséquilibrée, sans aucune considération pour ce qu'apportent les Européens !
Il existe d'abord des considérations à caractère juridique. Chacun sait qu'il existe un débat autour des données. Nous l'avons abordé par le biais de la protection, mais ce débat va au-delà. Je pense qu'il faut en effet considérer les données de manière plus large.
L'autre élément juridique extrêmement important, et qui demande à être, selon moi, réformé, est le droit de la concurrence. En Europe, celui-ci est appliqué de manière totalement déséquilibrée par la Commission, qui met systématiquement en oeuvre la politique de concurrence en tant que compétence exclusive au profit des entreprises dont je parlais, au détriment des acteurs européens, en particulier des ayants droit des contenus culturels numériques.
Le second point qui mérite d'être pris en considération, dans le cadre de la régulation de l'Internet au plan européen, c'est naturellement la fiscalité. Vous le savez, deux grandes questions se posent...
En premier lieu, l'Union européenne est-elle capable d'avoir une position sur la fiscalité des sociétés multinationales les plus importantes qui, toutes, qu'elles soient dans la production physique ou dans l'industrie numérique, optimisent l'imposition de leurs revenus ? Sommes-nous capables, dans les négociations engagées actuellement au sein de l'OCDE et du G20, de distinguer une position européenne et de la faire prévaloir ?
En second lieu, sommes-nous capables de mettre en place, en attendant que les conventions de l'OCDE ne soient modifiées, un système européen, qui pourrait prendre la forme d'une imposition pragmatique permettant d'assurer un prélèvement équitable sur les revenus que ces sociétés tirent des consommateurs de l'Union européenne, qu'il s'agisse de revenus publicitaires, de droits ou d'abonnements ? Ces entreprises, qui ont une activité considérable dans l'Union européenne, ne versent en effet que très peu au Trésor, qu'il soit européen ou américain. C'est d'ailleurs bien pourquoi, pour une fois, le Gouvernement américain et l'Europe sont sur la même ligne dans la renégociation des conventions de l'OCDE.
Je crois qu'il serait très important que nous nous mettions d'accord, pour les quatre à cinq ans à venir, sur notre propre système. On pourrait tenter d'expérimenter des formules comme celles imaginées par le rapport Colin-Collin, appliquées à des données dont il faudrait parvenir à démontrer qu'elles nous appartiennent.
Un des autres aspects de la fiscalité concerne la fiscalité indirecte. Le chantier qui a été ouvert concerne à la fois la technique d'imposition et le taux de TVA.
On doit, dans le cadre de l'harmonisation des techniques d'imposition, à partir du 1er janvier 2015, mettre en oeuvre le régime définitif de la TVA, qui permettra d'appliquer le régime du pays où le service est consommé, et non plus celui du pays où le prestataire de services est installé, ce qui était la règle dans le régime transitoire antérieur. Cependant, le Luxembourg, grand bénéficiaire du régime transitoire, bénéficiera d'un délai supplémentaire. La nouvelle règle ne s'appliquera en effet complètement qu'au 1er janvier 2019, les recettes perçues par le Grand-Duché étant progressivement versées à l'État dans lequel le service est consommé.
La mise en place de ce système est une réforme incontestablement positive, très pertinente pour ce qui concerne le numérique. Bien entendu, ceci ne règle pas la question des taux que l'État, dans lequel le service est consommé, peut appliquer.
Sommes-nous capables, en matière d'oeuvres de l'esprit, de revenir sur l'erreur historique que nous avons commise en 2000 ? Contrairement aux Américains qui, en 1998, ont décidé de mettre en place des systèmes fiscaux favorisant les services électroniques, nous avons décidé, dans le cadre de la directive sur le commerce électronique, d'imposer systématiquement ces services au taux normal de TVA. Nous avons ainsi créé, depuis quinze ans, un véritable fossé de compétitivité entre les entreprises américaines et européennes. Dieu sait si nous n'en avions pas besoin, les entreprises américaines bénéficiant déjà d'un marché de 350 millions de consommateurs directs et, d'autre part, d'une industrie et d'un système de recherche qui produit encore à l'heure actuelle 80 à 90 % de tous les contenus -logiciels, nouveaux produits mis sur les plates-formes, etc. ! Vous le savez, bien que ces produits portent la marque Samsung, ils ne proviennent pas de Corée du Sud, et encore moins d'Europe !
Cette question ne doit surtout pas être considérée comme un nouveau bénéfice que nous distribuerions aux écrivains, aux éditeurs ou aux libraires, mais comme une question centrale : dans une stratégie européenne des services numériques, sommes-nous capables, comme les Américains, d'utiliser l'arme fiscale ?
J'en viens au troisième sujet et à la politique industrielle qu'il conviendrait de mener, à travers des régulations, des mesures fiscales, etc., pour faire que le marché intérieur ne soit plus seulement un espace de circulation, mais devienne aussi un espace de production. Nous ne serions plus seulement une Europe de consommateurs, ouverte, sans frontière, sans douane, avec nos 500 millions de consommateurs, mais une Europe dans laquelle nous serions capables de conduire une stratégie industrielle, et faire en sorte qu'existent des entreprises qui fournissent ces produits ou ces services...
Nous en avons la capacité car, dans beaucoup de domaines -logiciels, produits innovants, objets connectés, oeuvres de l'esprit- nous disposons d'un socle considérable, que nous avons été jusqu'à maintenant incapables de valoriser, l'exemple de la musique étant le plus violent et symptomatique.
Quelques pays commencent aujourd'hui à concevoir cette stratégie européenne des services numériques. La France est en tête de ces pays. Nous avons été de ceux qui ont fait la proposition la plus articulée au Conseil européen du 25 octobre, en partie consacré à ce sujet, mais malheureusement largement détourné par les questions très urgentes de l'immigration. Un certain nombre des conclusions qui en sont sorties ne sont pas nulles, loin de là, mais demeurent naturellement très modestes.
La ministre de la culture français a présenté à ses collègues, sous présidence lituanienne, le 26 novembre, un mémorandum pour une stratégie européenne des services numériques distribuant des contenus culturels numériques, en particulier le livre.
Dans deux jours va avoir lieu, au Palais de Chaillot, un forum européen organisé par le ministère de la culture, au cours duquel il sera question de trouver le moyen, avec les acteurs culturels, les équipes gouvernementales, les agences, de créer une sorte d'alliance en faveur d'une politique européenne de la culture profitant de l'environnement numérique.
L'attachement aux identités, le poids des histoires et des politiques culturelles nationales font que la culture a été, depuis l'origine, soigneusement écartée de la sphère communautaire. On peut aujourd'hui, dans les traités, conduire quelques actions d'appui ou programmes, comme « Europe Créative », actuellement mis en oeuvre, mais il n'existe pas de compétences européennes, ni même de compétences partagées.
Pour ma part, je pense que les services de distribution numérique des oeuvres de l'esprit, par définition transfrontières, nous conduit à élaborer une réponse européenne et même, sous certains aspects, une réponse communautaire.
C'est pourquoi, sans attendre que l'on modifie un jour de nouveau les traités et que l'on crée une compétence partagée dans certains domaines culturels entre la Commission et les États membres, je pense que l'on pourrait essayer de conduire, notamment sous forme de coopération renforcée, des actions auxquelles seraient associés sept, huit, dix douze États membres. De ce point de vue, le programme du Gouvernement allemand est très encourageant. Il rejoint nos positions sur beaucoup de sujets mais, comme toujours en Allemagne, le programme du Gouvernement est une chose, les prises de position et l'action en sont une autre et doivent composer avec les compétences des Länder. Il y a encore aujourd'hui beaucoup d'indétermination. On aura peut-être l'occasion de le vérifier à Chaillot, dans quelques jours...
En matière de données, la position allemande sur le projet de la directive est très différente de la question française. L'Allemagne est indécise. De ce fait, tout partenariat ou coalition d'un certain nombre d'États membres destiné à réaliser une coopération renforcée dans ce domaine est très difficile à mettre en oeuvre.
Enfin, la formule européenne de gouvernance se heurte au fait que les États membres sont divisés sur ces sujets. Certains n'ont pas d'opinion ; d'autres pensent qu'il suffit de consommer ce que l'outre-Atlantique nous donne de meilleur et à moindre prix, dans une optique très libérale. Une troisième catégorie de pays, menés par la France, estime que, pour les oeuvres de l'esprit - mais pas seulement - une identité nationale et une identité européenne sont nécessaires. Il s'agit, outre la France, de l'Espagne, de l'Italie, de la Belgique, de la Suède, des Pays-Bas à certains égards, et de l'Allemagne.
Quelques points de détail s'agissant des chantiers relatifs à la TVA : en France, on a récemment voté le principe de l'alignement du taux de TVA de la presse écrite et de celui de la presse en ligne. La France commence à être rejointe par d'autres pays, comme le Luxembourg. On sait que ceci implique l'adhésion de la Commission européenne, du Parlement européen et du Conseil de l'Union européenne. Quel état des lieux dressez-vous à ce propos ? Quel est le degré d'avancement de cette question ?
Par ailleurs, vous avez présenté le 1er janvier 2015 comme la date à laquelle s'appliquera le taux de TVA du pays où le service électronique est consommé. Les États sont-ils prêts à cette échéance ? Lors de nos auditions, il y a presque dix-huit mois de cela, on nous avait expliqué que ceci allait entraîner des difficultés administratives et bureaucratiques. Quelle appréciation portez-vous à ce sujet ?
Selon Bruxelles, ceci devrait se faire comme prévu au 1er janvier. Beaucoup de progrès ont été accomplis depuis que le règlement d'application a été acté...
S'agissant de l'état des lieux en matière de taux de TVA sur les services en ligne, il est, selon que l'on voie le verre à moitié vide ou à moitié plein, préoccupant ou inspirant. L'actuelle Commission, on en est maintenant sûr, ne prendra pas position sur ce sujet, faute de vouloir affronter le débat. Elle ne présentera ni proposition, ni étude d'impact. Elle dispose de tous les éléments pour le faire, mais le commissaire en charge, appuyé par le Président de la Commission, a décidé que ce n'était pas politiquement opportun. La prochaine Commission et le prochain Parlement vont avoir à se déterminer, en fin d'année ou au début de l'autre.
Par rapport à la situation qui prévalait fin 2010 ou début 2011, lorsque Mme Kroes, dans sa communication sur l'agenda numérique, en août 2010, a pour la première fois soulevé la question des taux divergents de TVA, la Commission a travaillé sur le sujet. Le débat a été ouvert, ce qui constitue le principal acquis que la France et moi-même avons obtenu à ce sujet. On dispose donc de certains éléments mais, pour des raisons politiques, la Commission ne veut pas agir. Aucune pression n'y a changé quoi que ce soit.
Je souligne que l'Allemagne étant passée dans le camp des pays favorables au taux réduit, pour peu que la Commission fasse une proposition, elle y sera favorable...
L'Allemagne ne prendra sans doute pas d'initiative concernant le livre. Mais vous connaissez la situation de la presse de ce pays : celle-ci y est très puissante. On peut imaginer que le Gouvernement allemand et le Bundestag bougent à ce sujet. Je ne le crois toutefois pas. J'ai plutôt le sentiment que l'Allemagne est politiquement pour, mais qu'elle ne fera rien pour mettre en oeuvre une quelconque procédure, si ce n'est à partir d'une proposition de la Commission. On ne peut cependant jamais savoir...
Le sujet de la presse en ligne est le même que celui du livre mais, concernant le contentieux, nous en sommes à un stade préalable. Je pense que la France va recevoir un jour une mise en demeure de la Commission européenne. Sera-ce avant ou après les élections européennes ? Je ne le sais pas, mais un contentieux va sûrement être engagé...
Les deux sujets sont toutefois différents : s'agissant de la presse en ligne, nous demandons un taux super réduit qui n'existe pas dans l'annexe III, mais, dans ce domaine, la Commission ne pourra pas se défendre en arguant qu'il n'existe pas de substitution entre le marché physique et le marché numérique, contrairement au marché du livre.
On a beau expliquer à la Commission qu'aux États-Unis, Barnes et Noble ferment le tiers de leurs librairies, et que cela a probablement quelque chose à voir avec le fait que 22 % à 23 % du marché du livre sont tenus par le numérique, dont 80 % par Kindle, rien n'y fait !
Il est manifeste que la presse écrite est en train de mourir de la distribution numérique gratuite ! Il est donc impossible que la Commission refuse d'établir la neutralité fiscale entre ces deux activités. C'est un argument plutôt favorable à la presse écrite... C'est un sujet pour les prochaines élections au Parlement européen et pour la nouvelle Commission.
J'ai omis de préciser, à propos de la régulation, que la notion de propriété intellectuelle est essentielle. L'actuelle Commission va agir sur ce plan, le commissaire Barnier devant présenter, au plus tard en juin, un livre blanc sur la révision éventuelle de la directive de 2001, à la suite de la grande consultation qui s'est achevée au mois de février.
Vous connaissez les positions de la France sur ce sujet. La plupart des États membres ont indiqué qu'ils ne voulaient pas revenir sur la directive de 2001, mais la Commission est soumise à de très fortes pressions de l'industrie, d'une part, et des internautes, d'autre part, ainsi que des activistes de l'Internet.
La neutralité du Net fait l'objet d'un débat important. Mme Kroes en a proposé une version controversée dans son projet de règlement, « Continent connecté ». Quel est votre point de vue sur cette question ? La neutralité du Net est-elle, selon vous, et selon sa définition, propice à améliorer la gouvernance de l'Internet ?
C'est l'un des sujets dont il faudrait parler dans l'accord international que j'appelle de mes voeux sur la gouvernance de l'Internet.
La neutralité est aujourd'hui définie comme la faculté offerte aux hébergeurs, aux opérateurs, aux fournisseurs d'accès, aux intermédiaires techniques, etc., d'exercer leur libre choix à propos de la manière dont fonctionne le système. Pour certains, la neutralité signifie la possibilité d'intervenir, comme les opérateurs téléphoniques qui veulent réguler les débits ; c'est la conception de Mme Kroes. Pour d'autres, la neutralité est synonyme de totale liberté. C'est le point de vue des activistes de l'Internet.
Ce concept est un concept fourre-tout, qui devrait faire l'objet d'une définition. Ma définition comporte la capacité d'intervenir, et pas seulement parce qu'il faut faire barrage aux contenus pédopornographiques, criminels ou autres. Je pense qu'un accord doit tenir compte du fait que ce système technique ne peut fonctionner comme s'il ne comportait pas un certain nombre de contraintes. Toute la question est de savoir qui détient la capacité de mettre en oeuvre ou d'aménager ces contraintes.
La question de la neutralité est celle du pouvoir. Les activistes de l'Internet ou certaines compagnies comme Google sont partisans d'une totale liberté, celle-ci les arrangeant ; en revanche, d'autres intermédiaires techniques, ou des opérateurs, qui gèrent le trafic, sont favorables au fait de conserver une possibilité d'intervention. Toute la question est de savoir quel accord international le prévoit, et qui « a la main sur le robinet », si je puis utiliser cette image...
Aujourd'hui, la neutralité du Net, ce sont les jeux olympiques de l'hypocrisie ! Aucune notion n'est aujourd'hui plus manipulée en fonction des intérêts de chacun ! Pour sortir de cette ambiguïté, néfaste pour tout le monde, et d'abord pour les internautes, il faut que l'on s'entende sur une définition. Lors de l'e-G8 de 2011, à Deauville, la question avait commencé à être évoquée. Les Américains l'avaient écartée, mais je ne suis pas sûr que, six ans après, le sujet n'ait pas suffisamment mûri pour être à nouveau évoqué.
Il ne faut pas non plus, si l'on veut définir une certaine neutralité et prendre des mesures, donner le sentiment qu'on légifère uniquement en fonction de certains intérêts. C'est probablement la raison pour laquelle les propositions de Nelly Kroes sont aujourd'hui controversées et apparaissent trop unilatérales, d'où la nécessité de se mettre d'accord sur un cadre négocié.
Nous sommes cependant dans un système où les accords diplomatiques sont totalement dépassés, les puissances en cause n'étant pas des États, ni des organisations internationales, mais de grands groupes. Il faut arriver à réunir autour de la table un ensemble de pouvoirs publics, étatiques, privés, et économiques, pour essayer de faire avancer une telle réglementation.
C'est extrêmement difficile ; les groupes privés qui détiennent le pouvoir bénéficient de la situation actuelle. Qui pourrait les obliger à venir à la table des négociations ? En 2011, lors des réunions précédant le G8, qui avaient eu lieu à Paris, aux Tuileries, les propos que M. Schmidt avait tenus au nom de Google étaient clairs : le bien de l'humanité impliquait qu'il n'y ait rigoureusement aucune entorse à la neutralité, ni aucun frein à la puissance de l'entreprise qu'il dirige !
En tout état de cause, il est très important que ceci figure au débat européen -mais je ne suis pas sûr que ce soit le cas.
La réunion est levée à 18 heures 25.