Intervention de Yves Le Mouël

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 1er avril 2014 à 14h30
Table-ronde d'opérateurs d'internet

Yves Le Mouël, directeur général de la Fédération française des télécoms (FFT) :

Internet est devenu l'un des plus puissants moteurs du changement social, le « réseau des réseaux » révolutionne la connaissance, la culture, le commerce et l'économie en général - et l'on espère qu'il est aussi un vecteur de croissance et d'emploi, l'avenir le dira. C'est à cette aune qu'on mesure l'importance de la gouvernance d'Internet, mais aussi son urgence - car l'horloge du monde est, désormais, chaque jour un peu plus calée sur l'horloge de l'Internet, où le temps passe plus vite. Dans ces condition, les termes « vision, anticipation, réactivité, équilibre, ouverture, transparence, universalité, rapidité d'action, sécurité », doivent être les maîtres mots d'un modèle de gouvernance adapté à l'Internet d'aujourd'hui, mais aussi capable de préparer celui de demain.

À cette fin, il faut définir une vision partagée de ce qu'est l'Internet, de ce qu'il va devenir, de ce à quoi il sert et de ce à quoi il va servir; se focaliser sur quelques grands principes pour guider l'action, et au premier chef : inclure l'ensemble des parties intéressées au développement pérenne de l'Internet; coopérer à l'échelle mondiale; respecter un équilibre entre les parties prenantes, les responsabiliser et assurer une transparence de l'action. On comprend là que la gouvernance de l'Internet doit être internationale, indépendante de la volonté d'un seul, ou d'un petit nombre d'États, qu'il faut préserver la cohésion de l'Internet dans son ensemble, éviter toute fragmentation du « réseau des réseaux » qui mettrait son existence même en péril; enfin, l'action doit s'appuyer, pour être efficace, sur les entreprises et les citoyens, autant que sur les gouvernements, dans un processus de décision démocratique, participatif, distribué et légitime.

La participation des entreprises à la gouvernance est primordiale, car Internet est une source majeure de croissance, de productivité et d'échanges économiques ; il importe que les entreprises européennes, et en particulier françaises, prennent une part beaucoup plus active à cette gouvernance. Quant aux États, si leur participation à la gouvernance est légitime et indispensable, tout comme la prise en compte de leurs intérêts et de ceux des citoyens qu'ils représentent, ils ne doivent pas disposer d'un poids supérieur à celui des autres parties. La gouvernance de l'Internet doit s'exercer de manière démocratique, dans le cadre d'un processus « bottom up », sans droit de veto des États.

Quels objectifs pour une nouvelle stratégie de l'Europe dans la gouvernance de l'internet ?

Il s'agit d'abord de garantir le droit des citoyens à évoluer dans un environnement de confiance, d'y faire prévaloir les droits et libertés dont les individus disposent dans le monde physique : les opinions transmises sur les réseaux sous forme de données doivent être traités sur la même base légale que leurs équivalents physiques. La connectivité étant devenue un moteur majeur de partage et de diffusion de l'information - en complément des médias traditionnels -, le déploiement des réseaux sous-jacents doit être encouragé, tandis que les initiatives visant à freiner son adoption en vue d'imposer une censure ou d'autres restrictions dans l'accès à l'information, doivent être considérées avec méfiance.

Le respect des droits fondamentaux relève de l'application des politiques publiques qui, en tant que telles, doivent rester du domaine de la loi, laquelle doit être appliquée sans discrimination à l'ensemble des acteurs de la chaîne de valeur ; les acteurs de marché doivent jouer le rôle qui leur incombe lorsque la loi ou le juge l'impose. Il est en particulier indispensable que des règles d'équité s'appliquent entre les acteurs nationaux et les acteurs internationaux, au regard de la loi française.

Afin de préserver le dynamisme d'Internet et proposer à ses utilisateurs un environnement digne de confiance et sécurisé, le rôle et les responsabilités des parties prenantes - y compris les pouvoirs publics ayant pour objectif de conduire les politiques publiques dans le cadre du respect des droits fondamentaux en ligne - ainsi que le champ des problématiques couvertes par la gouvernance de l'Internet, doivent être clarifiés et la transparence doit être améliorée.

Autre grand objectif : garantir la pérennité de l'Internet, qui est un réseau ouvert, distribué, fondé sur des standards non propriétaires. Cette nature doit être préservée et la résilience des infrastructures améliorée, pour proposer aux utilisateurs un environnement sécurisé, respectueux des droits des individus et des entreprises, afin de préserver sa capacité à évoluer et réaliser son potentiel de croissance économique et d'innovation. Internet doit donc rester un espace unique, non-fragmenté, où toutes les ressources sont accessibles, quelle que soit la localisation de l'utilisateur et du fournisseur. La fragmentation est probablement le risque le plus important pesant sur le futur d'Internet et doit être évitée à tout prix. Ce qui ne doit pas exclure des efforts renouvelés dans le sens d'une diversification de l'infrastructure sous-jacente, afin de renforcer la résilience et la robustesse de l'Internet, ainsi que vers des mesures nécessaires à la protection des droits fondamentaux et au respect de la vie privée. La confiance placée dans les communications IP et la résilience des systèmes cryptographiques sont des clés indispensables au développement du réseau et doivent constituer un objectif prioritaire pour toutes les parties. Internet doit pouvoir continuer à évoluer, en absorbant l'explosion du nombre d'usagers, de terminaux et du volume de données consommées. La capacité des infrastructures à s'adapter à une demande croissante et à une multiplication des usages (objets connectés, big data...) constitue l'une des clés du développement de l'économie numérique que les parties prenantes doivent prendre en compte dans l'élaboration de la gouvernance de l'Internet.

Quelles pistes la direction de l'ICANN propose-t-elle pour faire évoluer la gouvernance d'Internet ?

Les orientations présentées récemment par le président de l'ICANN, M. Fadi Chehadé, paraissent aller dans le bon sens, en particulier sa volonté d'une plus grande indépendance de l'ICANN envers les USA, d'un meilleur équilibre entre toutes les parties prenantes, mais aussi d'une gestion plus internationalisée et de règles et pratiques plus transparentes. La question se pose également d'étendre les compétences de l'ICANN, en matière de sécurité et de protection des données. Une telle option, cependant, suppose de revisiter complètement la gouvernance actuelle, pour s'assurer du respect des principes que j'ai rappelés.

La mainmise des États-Unis sur la gouvernance du « réseau des réseaux » est l'une des raisons majeures de la captation par les entreprises américaines de l'essentiel de la valeur ajoutée dans la chaîne de valeur du numérique mondial. Après avoir été la grande absente de cette première phase de l'Internet, l'Europe ne peut donc plus se permettre, sous peine d'un nouveau recul en termes politiques, économiques et culturels, de ne pas assumer son statut de première communauté économique mondiale, dans la définition du cyberespace de demain, celui de l'Homo numericus, capable d'interagir avec ses semblables et avec des milliards d'objets et de robots connectés. Pour peser, face aux États-Unis et à leurs challengers économiques et idéologiques, Chine et Russie, l'Europe doit être présente et parler d'une même voix, en fédérant les entreprises, aussi bien que les États et les citoyens. La gouvernance de l'Internet est un enjeu économique autant que culturel et sociétal, c'est un enjeu de souveraineté dont l'Europe doit se saisir pour réaffirmer les principes fondamentaux portés par l'Union depuis sa création : respect des droits fondamentaux des citoyens, liberté des échanges et de circulation, liberté d'information, diversité.

Dans ce défi européen, la France est bien armée pour faire entendre la voix de la détermination et de l'urgence, pour mobiliser les acteurs et l'opinion; pour réussir, il faudra être présent et vigilant dans la durée et faire preuve de constance, de cohérence et d'unité.

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