Intervention de Catherine Trautmann

Mission commune d'information sur la gouvernance mondiale de l'Internet — Réunion du 1er avril 2014 à 14h30
Audition de Mme Catherine Trautmann députée au parlement européen ancienne ministre de la culture et de la communication

Catherine Trautmann, députée au Parlement européen :

Je commencerai par un état des lieux sur la question de la gouvernance. Pour avoir été, au cours du mandat 2004-2009, présidente de la délégation du Parlement européen sur la gouvernance de l'Internet auprès de la Commission, j'ai suivi et continue de suivre la question de près, depuis le sommet de Tunis jusqu'au forum de Bakou, et j'ai vu évoluer la position de la Commission, entre le mandat de Mme Redding et celui de Mme Kroes.

Le Parlement a relevé un manque d'ambition de l'Europe sur le sujet. Le constat est partiellement vrai, mais ne doit pas faire oublier certains résultats, ni le fait que les institutions nationales ne sont pas dénuées de responsabilités, n'ayant pas toujours porté ce que proposait la Commission. On a trop volontiers considéré que le sujet était technique, éloigné du champ de la parole publique. Au niveau des institutions européennes, c'est la Commission qui le suit, désormais via la DG Connect, et propose les grandes orientations, ainsi qu'elle l'a fait dans sa communication de 2010, puis dans celle de février 2014. Les États-membres, réunis au sein du Conseil, sont constitués, quant à eux, en groupe de haut niveau, qui prépare le plus souvent les positions européennes pour garantir la cohérence au sein du comité consultatif de l'ICANN, le GAC (Governmental Advisory Committee). Le Parlement européen, pour sa part, est très actif dans le cadre du Forum pour la gouvernance de l'Internet. Notre tâche est de commenter les communications de la Commission. Nous avons, à ce titre, publié un rapport en 2010 sur les prochaines étapes en matière de gouvernance de l'Internet, qui proposait une doctrine et une feuille de route. Mais nous ne pouvions anticiper l'onde de choc qu'a provoquée l'affaire Snowden. Le sommet à venir, au Brésil, sur le net mondial, sera un moment sensible. Et une conférence se tiendra l'an prochain pour commémorer les dix ans du sommet mondial sur la société de l'information de Tunis.

Sur cette question de la gouvernance, l'opposition a été constante entre l'UIT (Union internationale des télécommunications) et l'ICANN, prises dans une querelle de prérogatives. Nous y voyions une guerre de tranchées passéiste, appelée à évoluer. Tel ne fut pas le cas. Jusqu'il y a quelques années, l'opposition entre les tenants d'une gouvernance multipartenariale et les partisans de l'intergouvernemental, fondé sur une diplomatie plus classique, a fait la toile de fond du débat. En Europe, nous penchions plutôt vers la première option, quand la Chine, la Russie, l'Iran, l'Arabie saoudite préféraient la seconde, tandis que les pays émergents, le Brésil, l'Inde, qui hésitaient entre les deux, se sont plutôt ralliés au premier groupe. Nous avons gardé contact avec les parlementaires du Brésil, avec lesquels nous avions travaillé dès le sommet de Tunis. Ils ont contribué à former le ministère du numérique qui a été créé dans ce pays, et qui montre que les Brésiliens sont très allants sur le sujet de la gouvernance de l'Internet. De plus en plus, cependant, on a vu s'élever, dans ces pays émergents, des critiques à l'encontre du multipartenariat.

Cette opposition a connu deux phases. Une guerre de tranchée, tout d'abord, au cours de la période 2005-2010, où les échanges sont restés feutrés. Puis une guerre de mouvement, marquée par le schisme de la conférence de Dubaï, tandis que le travail de la commission science et technologie au service du développement de l'ONU débouchait sur une résolution de l'Assemblée générale appelant à une coopération renforcée, comme l'avait fait le Forum de l'Internet, mais dans le sens, cette fois, d'une tentative de contrepoids au multipartenariat - où compte davantage le privé et moins le gouvernemental. Tendance confirmée par la déclaration de Montevideo, le lâcher de lest des États-Unis sur l'ICANN et les fonctions IANA (Internet Assigned Names and Numbers), qui trouve son prolongement dans la conférence du Brésil.

L'Union européenne a sans doute été insuffisamment audible et créative pour éviter l'opposition. Sur l'ICANN, Parlement et Commission ont cependant été très actifs, multipliant les contacts avec ses dirigeants successifs et les présidents du GAC. Un vrai problème d'équilibre entre le board et les autres organes consultatifs se pose. La création d'un organe comme le GAC fut une tentative de rééquilibrage, visant à donner plus de poids aux Etats dans un système qui reste fondé sur le multiacteurs. Malgré ces efforts, une double frustration demeure, celle des acteurs de la société civile impliqués dans la gouvernance de l'Internet, qui, de ce fait, comptent moins dans l'architecture de l'ICANN, et celle des Etats, qui voudraient peser davantage. C'est cette insatisfaction qui a débouché sur un pic de tension, au moment de la mise en place des nouveaux gTLDs (generic Top Level Domains), où le board de l'ICANN s'est au reste assez peu préoccupé de ce que souhaitait le GAC. Le Parlement européen a rencontré les responsables de l'ICANN et suivi le lancement de ces nouveaux noms de domaine génériques, qui a donné lieu à des épisodes douteux - voir la façon dont il a été envisagé de départager les propositions ou l'épisode du « .wine ».

L'ICANN ne pourra faire l'économie d'une sérieuse réforme interne, en dépit des engagements de M. Chehadé sur la transparence et la prise en compte des attentes des groupes consultatifs internes. Elle a besoin d'une réforme structurelle - statut juridique, rupture du cordon ombilical avec le département du commerce. Les États-Unis ont certes évolué - et l'ICANN, si l'on compare son fonctionnement à celui de ses débuts, a commencé à acquérir un semblant d'indépendance - mais sont-ils prêts à plus d'ouverture ? Je n'en suis pas certaine. Ils continuent à vouloir assumer un rôle de garant - qui asseoit leur influence - dans le fonctionnement de l'ICANN. S'il n'y a pas de changement, il faudra considérer que le choix de l'ICANN se fait par défaut. Or, une gestion par défaut n'est jamais souhaitable.

Au sein du Forum pour la gouvernance de l'Internet, le Parlement européen a été assez actif mais comme parlementaires, nous demeurions, aux yeux de l'ONU, membres de la société civile. Et la Commission européenne, que nous accompagnions, était en position délicate, puisqu'à l'ONU, ce sont les États qui sont représentés. L'ambassadeur Nitin Desai pensait que nous pourrions constituer une alliance de parlementaires transnationale pour monter un groupe parlementaire. Idée judicieuse, car les parlementaires européens ont toujours joué un rôle conciliant dans les forums, et c'est pourquoi nous avons toujours été bien accueillis, de même que les représentants du Conseil de l'Europe. J'avais, à l'époque, proposé que nous constituions le point d'appui d'un forum européen de l'Internet, mais nos institutions ne l'ont pas permis, la définition de nos compétences comme Parlement nous interdisant de prendre une telle initiative. C'est pourquoi le Conseil de l'Europe, avec lequel nous travaillions de manière concertée, a créé un secrétariat et s'est engagé dans une démarche déterminée, avec l'EuroDIG. Il y a eu débat pour trouver le bon équilibre dans la participation des deux assemblées, mais aujourd'hui, les choses fonctionnent assez bien. Cependant, les dotations restent insuffisantes, et nous manquons de l'appui que pourrait apporter la constitution de forums nationaux - qui manquent dans beaucoup d'Etats membres.

Les forums, de surcroît, n'ont aucun pouvoir de contrainte pour faire prendre des décisions normatives. D'où l'idée du Parlement européen de rendre du punch au Forum de l'Internet, pour en faire un terrain d'action.

La première édition du forum français, le 10 mars, a été critiquée, mais on ne doit pas s'en alarmer outre mesure, car cela a été le cas partout, je puis le dire pour avoir suivi de près le premier forum national britannique, qui a fini par trouver ses voies.

La gouvernance couvre un champ très large de politiques, et c'est pourquoi j'avais proposé, en 2005, la constitution d'une commission spéciale sur le numérique. Je n'ai hélas pas été suivie et l'on voit à présent s'élever, entre commissions, une querelle de leadership. Si c'est à la commission de l'industrie que revient ce rôle de tête, car l'approche technologique prévaut, se posent aussi des questions relatives à la protection des données et à l'impact sur la culture ou bien encore au droit des consommateurs, sur lesquelles interviennent d'autres commissions. D'où un risque de parcellisation de l'approche, à l'heure où des frictions de plus en plus fortes se manifestent entre conceptions de la souveraineté, non seulement entre les Etats-Unis et l'Europe, mais, au sein de l'Europe, entre l'idée d'une souveraineté juridictionnelle territorialisée ou distribuée entre Etats membres et Union européenne.

Notre inquiétude est de voir déteindre le cadre juridique d'un pays sur un autre, comme on l'a déjà vu avec les Etats-Unis. Les écoutes de la NSA n'ont pas porté sur les seuls ressortissants américains. D'où la résolution présentée par notre collègue Claude Moraes, largement débattue, sur la protection des données personnelles et le respect des droits et libertés fondamentales.

Avec l'accord Swift et le second accord Acta, les Américains commencent à se demander si les Européens vont faire une condition, dans les accords commerciaux, de la protection des droits fondamentaux. Au-delà de la question économique, très prégnante dès lors que les géants américains comme Google ou Apple sont concernés, ils se posent aussi la question du cadre dans lequel la société du numérique pourra continuer d'avancer. S'ils sont inquiets de leurs prérogatives, ils sont aussi de plus en plus conscients que peut émerger, y compris chez eux, un mouvement citoyen en faveur de la transparence. Sans compter que la sensibilité mondiale est en phase avec la position européenne, la plus complète et la seule à poser un cadre juridique susceptible de défendre les droits et libertés. N'oublions pas la censure qui existe dans certains pays, et qui s'est manifestée jusqu'au sommet de Tunis, où l'on vit censurer jusqu'à des interventions de chef d'Etat, et où l'atelier que nous avions tenu sur la censure et le respect des droits fondamentaux fut un moment de grande tension. Une tension qui demeure avec un certain nombre d'interlocuteurs dans le monde...

Pour ce qui concerne la neutralité, un vote doit intervenir cette semaine sur le règlement européen ; pour la protection des données, viendront aussi une directive et un règlement, mais après le vote, la discussion avec le Conseil risque d'être ardue, eu égard aux positions du Royaume Uni. Sur la régulation ex ante, il existe, depuis la fin des années 1990, un cadre juridique évolutif. Nous devrons le réviser au cours de la prochaine législature, pour en venir à un cadre plus équitable entre opérateurs et GAFA, notamment. Sur la politique industrielle, l'Union européenne a perdu beaucoup de terrain, tant en termes de capacité manufacturière que d'influence sur la politique des normes. Sur la fiscalité, un groupe de haut niveau a été mis en place.

Au total, les réponses sont éparses et des manques demeurent pour consolider des instruments solides. Il n'y a pas eu de révision effective de la directive service universel, qui aurait permis de définir positivement les conditions d'accès à Internet, ni de la directive commerce électronique, alors même qu'elle donne lieu à des divergences d'interprétation. La nouvelle législature devra s'y atteler, pour donner à notre cadre juridique une cohérence d'ensemble qui nous permettra d'agir plus efficacement.

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