Dans le domaine des télécoms, il existe une disparité très forte entre l'Europe et les États-Unis : une centaine d'opérateurs d'un côté, quatre de l'autre. Dans les services mobiles, une vraie concurrence règne chez nous, mais qui ne va pas sans freins entre les marchés nationaux.
En Europe, le marché est fractionné. Les Américains en ont souvent fait un argument et plaident pour un marché harmonisé, aux plans technologique, commercial, juridique, et permettant l'accès aux données personnelles. On comprend, sachant la valeur économique de ces données, ce que cela signifie. Or, au Parlement européen, les groupes n'ont pas les mêmes points de vue. Le PPE est plutôt business friendly quand nous privilégions, de l'autre bord, le citizen friendly, pour parler dans les mêmes termes...D'où des différences d'approche, entre ceux qui veulent le moins de régulation possible, donc le moins possible de définitions à caractère général et public, et ceux qui considèrent que, dès lors que l'on tient au principe de l'accès à Internet pour tous, il faut bien parler d'intérêt public, ou d'espace public, voire, comme le fait le Conseil de l'Europe, de quasi service public.
On retrouve là, à fronts renversés, le débat entre l'ICANN et l'UIT que j'ai évoqué. Nous sommes favorables à une approche multipartenariale, mais avec un cadre. Je suis membre du board de la fondation européenne de l'Internet. Dans nos réunions, comme dans celles du Forum pour la gouvernance de l'Internet, les entreprises européennes ne sont pas assez présentes, actives, organisées ; elles restent sur la défensive, quand les grandes entreprises américaines sont clairement à l'offensive.
On nous a accusés de vouloir encadrer Internet, au risque de freiner l'innovation. C'est caricatural. J'ai constaté combien le lobbying était actif, je l'ai dit à certains opérateurs, pour leur faire comprendre qu'en Europe, liberté ne signifie pas libéralisme total et absence de toute contrainte.
L'affaire de la NSA a provoqué une prise de conscience chez nos collègues, alors que nous discutions de la cybersécurité. La question de la protection des données est devenue politiquement hypersensible. Les parties prenantes sont aujourd'hui beaucoup plus prudentes. Notre vote sur l'exception culturelle dans le mandat de la Commission pour les négociations sur le traité transatlantique, le TTIP, a été très mal accueilli par nos interlocuteurs américains, qui en font reproche à la France. Le débat a très vite débouché, au-delà de seules questions comme celle de la libéralisation des services audiovisuels, sur des enjeux comme notre droit de regard sur le traitement des contenus culturels ou la diversité culturelle et linguistique, qui engage aussi, conformément à la Convention de l'Unesco, le droit de chacun à disposer de sa langue et de son héritage culturel. Le scandale de la NSA en a fait prendre conscience : parler du choix de l'accès dans un Internet ouvert est aussi une façon de poser la même question. C'est ce qui a emporté le vote dans mon groupe. Sont ici en jeu l'expression des libertés personnelles, la protection des données privées et le risque d'espionnage économique - sur lequel les Allemands ont mis l'accent lors des débats sur l'accord Swift. Le Parlement européen a fait le lien entre ces sujets : nous avons voté non à Swift, non à l'Acta, ce qui a fait prendre conscience aux Américains, mais aussi à d'autres, comme les Chinois, que le Parlement européen existait et qu'il pouvait dire non. On a désormais un double cliquet, et cela est très important pour la défense de nos conceptions. Dès lors que, dans les négociations commerciales, nous défendons non seulement des clauses de sauvegarde environnementale et sociale mais aussi de protection des droits et libertés fondamentaux, nous tenons une position forte. La France s'est montrée allante sur le TTIP, sur des questions comme l'origine géographique, mais les conditions que nous avons posées quant à l'exception culturelle ont été vues d'emblée comme une attitude offensive sur la protection des données.