Je remercie le Sénat de prêter attention à mes opinions.
Il convient de redonner aux termes de gouvernance et de régulation leur vrai sens. Or, celui-ci n'est pas tout à fait le même, suivant que l'on parle anglais ou que l'on parle français... En anglais, la régulation n'est rien d'autre que la réglementation, alors que les Européens -et les Français en particulier- donnent au mot de régulation un sens, prétendument anglo-saxon, qui n'est pas le même.
La gouvernance de l'Internet est une question de techniques de fonctionnement qui sont toutes, directement ou indirectement, entre les mains d'entreprises privées ou d'administrations américaines ; elles n'ont pas fait l'objet d'accords internationaux ou diplomatiques, de règlements négociés, mais se sont imposées au fil du temps, depuis plus de vingt-cinq ans et se traduisent, de fait, à travers l'ICANN.
Vous avez fort justement évoqué la prochaine session de l'ICANN, qui doit se tenir au Brésil. J'attire votre attention sur le fait que l'ICANN est désormais présidée par un égyptien, Fadi Chehadé. On peut imaginer que cette présidence, ainsi que la position européenne, permettront, au moment où émergent beaucoup d'interrogations sur la gouvernance de l'Internet, y compris aux États-Unis, de passer à une situation où, de manière négociée et plus équilibrée qu'aujourd'hui, il sera tenu compte des positions et des intérêts de tous, à travers un accord international !
Je pense que l'Union européenne devrait plaider, à São Paulo, pour que la gouvernance mondiale de l'Internet soit à tout le moins l'objet d'un certain nombre de principes écrits et négociés, sans que ceux-ci demeurent l'apanage d'un certain nombre d'entreprises, ni de l'administration américaine qui travaille avec ces entreprises !
En matière de données, qui constituent un matériel fondamental de l'économie de l'Internet, nous pourrions, à travers de telles négociations, faire valoir notre point de vue. Ceci rejoint, je crois, les positions d'un certain nombre d'administrations ou d'experts américains, qui se posent la question de la gouvernance de l'Internet. L'Union européenne devrait, selon moi, essayer, dans toute la mesure du possible, d'imposer la négociation d'un accord.
La seconde question concerne la régulation, déjà abondamment traitée, entre autres par le Sénat, et qui concerne l'Union européenne proprement dite. Je place sous cet intitulé un certain nombre d'actions, toutes commandées par l'idée qu'il n'y a aucune raison que nos données et notre propriété intellectuelle soient commandées par la puissance économique, monétaire, et publicitaire d'entreprises extérieures à l'Europe qui, en quelque sorte, font « travailler » les créateurs européens, et exploitent la valeur qu'ils dégagent au profit de leur propre entreprise.
Nous devons faire en sorte que s'institue, d'une manière ou d'une autre, par la régulation, un équilibre entre ceux qui détiennent les savoirs, les logiciels, les produits, les terminaux et la puissance financière, et ceux qui, comme les Européens, n'ont pas encore réussi à faire émerger une industrie compétitive, mais apportent à l'écosystème des milliards de données et de contenus culturels numériques. Il n'existe aucune raison que ce système fonctionne comme c'est le cas aujourd'hui, de manière totalement déséquilibrée, sans aucune considération pour ce qu'apportent les Européens !
Il existe d'abord des considérations à caractère juridique. Chacun sait qu'il existe un débat autour des données. Nous l'avons abordé par le biais de la protection, mais ce débat va au-delà. Je pense qu'il faut en effet considérer les données de manière plus large.
L'autre élément juridique extrêmement important, et qui demande à être, selon moi, réformé, est le droit de la concurrence. En Europe, celui-ci est appliqué de manière totalement déséquilibrée par la Commission, qui met systématiquement en oeuvre la politique de concurrence en tant que compétence exclusive au profit des entreprises dont je parlais, au détriment des acteurs européens, en particulier des ayants droit des contenus culturels numériques.
Le second point qui mérite d'être pris en considération, dans le cadre de la régulation de l'Internet au plan européen, c'est naturellement la fiscalité. Vous le savez, deux grandes questions se posent...
En premier lieu, l'Union européenne est-elle capable d'avoir une position sur la fiscalité des sociétés multinationales les plus importantes qui, toutes, qu'elles soient dans la production physique ou dans l'industrie numérique, optimisent l'imposition de leurs revenus ? Sommes-nous capables, dans les négociations engagées actuellement au sein de l'OCDE et du G20, de distinguer une position européenne et de la faire prévaloir ?
En second lieu, sommes-nous capables de mettre en place, en attendant que les conventions de l'OCDE ne soient modifiées, un système européen, qui pourrait prendre la forme d'une imposition pragmatique permettant d'assurer un prélèvement équitable sur les revenus que ces sociétés tirent des consommateurs de l'Union européenne, qu'il s'agisse de revenus publicitaires, de droits ou d'abonnements ? Ces entreprises, qui ont une activité considérable dans l'Union européenne, ne versent en effet que très peu au Trésor, qu'il soit européen ou américain. C'est d'ailleurs bien pourquoi, pour une fois, le Gouvernement américain et l'Europe sont sur la même ligne dans la renégociation des conventions de l'OCDE.
Je crois qu'il serait très important que nous nous mettions d'accord, pour les quatre à cinq ans à venir, sur notre propre système. On pourrait tenter d'expérimenter des formules comme celles imaginées par le rapport Colin-Collin, appliquées à des données dont il faudrait parvenir à démontrer qu'elles nous appartiennent.
Un des autres aspects de la fiscalité concerne la fiscalité indirecte. Le chantier qui a été ouvert concerne à la fois la technique d'imposition et le taux de TVA.
On doit, dans le cadre de l'harmonisation des techniques d'imposition, à partir du 1er janvier 2015, mettre en oeuvre le régime définitif de la TVA, qui permettra d'appliquer le régime du pays où le service est consommé, et non plus celui du pays où le prestataire de services est installé, ce qui était la règle dans le régime transitoire antérieur. Cependant, le Luxembourg, grand bénéficiaire du régime transitoire, bénéficiera d'un délai supplémentaire. La nouvelle règle ne s'appliquera en effet complètement qu'au 1er janvier 2019, les recettes perçues par le Grand-Duché étant progressivement versées à l'État dans lequel le service est consommé.
La mise en place de ce système est une réforme incontestablement positive, très pertinente pour ce qui concerne le numérique. Bien entendu, ceci ne règle pas la question des taux que l'État, dans lequel le service est consommé, peut appliquer.
Sommes-nous capables, en matière d'oeuvres de l'esprit, de revenir sur l'erreur historique que nous avons commise en 2000 ? Contrairement aux Américains qui, en 1998, ont décidé de mettre en place des systèmes fiscaux favorisant les services électroniques, nous avons décidé, dans le cadre de la directive sur le commerce électronique, d'imposer systématiquement ces services au taux normal de TVA. Nous avons ainsi créé, depuis quinze ans, un véritable fossé de compétitivité entre les entreprises américaines et européennes. Dieu sait si nous n'en avions pas besoin, les entreprises américaines bénéficiant déjà d'un marché de 350 millions de consommateurs directs et, d'autre part, d'une industrie et d'un système de recherche qui produit encore à l'heure actuelle 80 à 90 % de tous les contenus -logiciels, nouveaux produits mis sur les plates-formes, etc. ! Vous le savez, bien que ces produits portent la marque Samsung, ils ne proviennent pas de Corée du Sud, et encore moins d'Europe !
Cette question ne doit surtout pas être considérée comme un nouveau bénéfice que nous distribuerions aux écrivains, aux éditeurs ou aux libraires, mais comme une question centrale : dans une stratégie européenne des services numériques, sommes-nous capables, comme les Américains, d'utiliser l'arme fiscale ?
J'en viens au troisième sujet et à la politique industrielle qu'il conviendrait de mener, à travers des régulations, des mesures fiscales, etc., pour faire que le marché intérieur ne soit plus seulement un espace de circulation, mais devienne aussi un espace de production. Nous ne serions plus seulement une Europe de consommateurs, ouverte, sans frontière, sans douane, avec nos 500 millions de consommateurs, mais une Europe dans laquelle nous serions capables de conduire une stratégie industrielle, et faire en sorte qu'existent des entreprises qui fournissent ces produits ou ces services...
Nous en avons la capacité car, dans beaucoup de domaines -logiciels, produits innovants, objets connectés, oeuvres de l'esprit- nous disposons d'un socle considérable, que nous avons été jusqu'à maintenant incapables de valoriser, l'exemple de la musique étant le plus violent et symptomatique.
Quelques pays commencent aujourd'hui à concevoir cette stratégie européenne des services numériques. La France est en tête de ces pays. Nous avons été de ceux qui ont fait la proposition la plus articulée au Conseil européen du 25 octobre, en partie consacré à ce sujet, mais malheureusement largement détourné par les questions très urgentes de l'immigration. Un certain nombre des conclusions qui en sont sorties ne sont pas nulles, loin de là, mais demeurent naturellement très modestes.
La ministre de la culture français a présenté à ses collègues, sous présidence lituanienne, le 26 novembre, un mémorandum pour une stratégie européenne des services numériques distribuant des contenus culturels numériques, en particulier le livre.
Dans deux jours va avoir lieu, au Palais de Chaillot, un forum européen organisé par le ministère de la culture, au cours duquel il sera question de trouver le moyen, avec les acteurs culturels, les équipes gouvernementales, les agences, de créer une sorte d'alliance en faveur d'une politique européenne de la culture profitant de l'environnement numérique.
L'attachement aux identités, le poids des histoires et des politiques culturelles nationales font que la culture a été, depuis l'origine, soigneusement écartée de la sphère communautaire. On peut aujourd'hui, dans les traités, conduire quelques actions d'appui ou programmes, comme « Europe Créative », actuellement mis en oeuvre, mais il n'existe pas de compétences européennes, ni même de compétences partagées.
Pour ma part, je pense que les services de distribution numérique des oeuvres de l'esprit, par définition transfrontières, nous conduit à élaborer une réponse européenne et même, sous certains aspects, une réponse communautaire.
C'est pourquoi, sans attendre que l'on modifie un jour de nouveau les traités et que l'on crée une compétence partagée dans certains domaines culturels entre la Commission et les États membres, je pense que l'on pourrait essayer de conduire, notamment sous forme de coopération renforcée, des actions auxquelles seraient associés sept, huit, dix douze États membres. De ce point de vue, le programme du Gouvernement allemand est très encourageant. Il rejoint nos positions sur beaucoup de sujets mais, comme toujours en Allemagne, le programme du Gouvernement est une chose, les prises de position et l'action en sont une autre et doivent composer avec les compétences des Länder. Il y a encore aujourd'hui beaucoup d'indétermination. On aura peut-être l'occasion de le vérifier à Chaillot, dans quelques jours...
En matière de données, la position allemande sur le projet de la directive est très différente de la question française. L'Allemagne est indécise. De ce fait, tout partenariat ou coalition d'un certain nombre d'États membres destiné à réaliser une coopération renforcée dans ce domaine est très difficile à mettre en oeuvre.
Enfin, la formule européenne de gouvernance se heurte au fait que les États membres sont divisés sur ces sujets. Certains n'ont pas d'opinion ; d'autres pensent qu'il suffit de consommer ce que l'outre-Atlantique nous donne de meilleur et à moindre prix, dans une optique très libérale. Une troisième catégorie de pays, menés par la France, estime que, pour les oeuvres de l'esprit - mais pas seulement - une identité nationale et une identité européenne sont nécessaires. Il s'agit, outre la France, de l'Espagne, de l'Italie, de la Belgique, de la Suède, des Pays-Bas à certains égards, et de l'Allemagne.