Intervention de Hervé Guillou

Mission d'information Fonds marins — Réunion du 29 mars 2022 à 18h00
Audition de M. Hervé Guillou président du comité stratégique de filière des industriels de la mer csf im et vice-président du groupement des industries de construction et activités navales gican.

Hervé Guillou, président du Comité stratégique de filière des industriels de la mer (CSF IM) et vice-président du Groupement des industries de construction et activités navales (Gican) :

Je vous remercie tout d'abord de votre invitation. En tant que représentants de l'industrie, nous sommes très attentifs à cette nouvelle dimension stratégique à la fois civile et militaire que représentent la maîtrise et la connaissance des fonds marins. Le Gican regroupe plus de deux cents entreprises, réalisant près 12 milliards d'euros de chiffre d'affaires et employant 45 000 personnes, quasi exclusivement en France. C'est donc un secteur d'investissement stratégique à la fois pour la technologie et l'emploi, avec le plus important effet multiplicateur entre investissement public et création de richesses.

Il se trouve que je suis aussi président du Comité stratégique de filière des industriels de la mer (CSF IM), laquelle représente 125 000 emplois et 45 milliards d'euros de chiffre d'affaires. Outre le Gican, elle compte dans ses rangs la Fédération des industries nautiques ainsi que l'Association française des entreprises et professionnels au service des énergies, Evolen, qui regroupe la totalité des grands opérateurs du secteur, notamment CGG, Technip Énergies ou Total Énergies, et la Fédération des énergies renouvelables.

C'est l'ensemble de cette filière des industriels de la mer qui a signé avec l'État en 2018 un plan stratégique de filière, avec un chapitre consacré à l'industrie offshore nouvelle génération, avec la volonté commune de développer à la fois nos connaissances et notre activité industrielle dans ce domaine.

Cette feuille de route a été réactualisée en décembre dernier, l'accent étant mis sur les enjeux de souveraineté liés aux fonds marins.

Deux membres du comité stratégique du plan France 2030 sont des représentants actifs de la filière : Carine Tramier, présidente du Conseil d'orientation de la recherche et de l'innovation de la filière des industriels de la mer (Corimer), et Thomas Buret, directeur général de iXblue.

Ce sujet nous tient à coeur aussi parce que nous avons beaucoup contribué aux travaux du Cluster maritime français, alors que nous prêchions dans le désert depuis dix ans. Ce qu'il faut bien comprendre - et une expérience menée pendant vingt ans par le Canada en Papouasie-Nouvelle-Guinée l'atteste -, c'est qu'il n'existe pas de business model dans l'exploration des grands fonds, hormis pour l'exploitation pétrolière. Ceux qui ont cherché à exploiter les nodules ou les ensembles polymétalliques ont tous mis fin à leur activité, faute de rentabilité économique. Quand il a lancé le plan France 2030, le Président de la République a parlé d'exploration et de connaissance des grands fonds marins, mais pas d'exploitation.

De fait, c'est leur exploration qui permet de les connaître, avant, éventuellement, de créer un business model d'exploitation. D'ailleurs, vous savez que de nombreuses ONG réclament un moratoire interdisant toute exploitation des fonds marins, au nom de la protection de l'environnement.

Il n'existe pas une, mais deux stratégies françaises, parfaitement coordonnées : celle qu'a dévoilée le Secrétaire général de la mer, à laquelle nous avons été totalement associés, qui a fait l'objet d'un rapport au Premier ministre ; et celle qu'a annoncée Mme Florence Parly, le volet militaire dit du seabed warfare.

Environ 97 % des grands fonds sont d'une profondeur inférieure à 6 000 mètres : de fait, les objectifs des civils et des militaires se rejoignent. Nos industries sont le plus souvent duales si l'on excepte les opérateurs dans les domaines de l'exploitation pétrolière, de l'hydrographie, de l'océanographie, de la recherche ou les opérations militaires. Cette capacité à mener et à coordonner de front des programmes civils et des programmes de défense est essentielle.

Dès lors qu'il n'existe à ce jour aucun business model en matière d'exploitation des fonds marins, il n'existe aucun business model industriel. Aussi, tant que ne seront pas créées les conditions permettant l'émergence de cycles économiques viables, nous soutenons les recommandations du Secrétaire général de la mer de recourir aux financements par la commande publique. C'est ce qui explique le retard pris : ils étaient partis avec l'idée d'un financement privé à hauteur de 50 à 70 % ; or aucun industriel ne s'engagera dans une telle proportion en l'absence de rentabilité économique.

Aujourd'hui, même si des discussions sont en cours sur le ratio, l'idée est désormais admise que c'est la commande publique qui doit permettre de financer l'exploration des grands fonds, même si quelques programmes de R&D peuvent marginalement recourir à des financements duaux. Aucun industriel ne descend à 6 000 mètres juste pour se faire plaisir !

Dès lors qu'il est question de commande publique et de souveraineté, on parle aussi de politique industrielle. Ne renouvelons pas les erreurs que nous avons faites avec les drones aériens : en 1991, la France était la première nation européenne en la matière ; en 2002, les Israéliens et les Américains nous avaient largement devancés, et il nous aura fallu du temps pour rattraper notre retard. Car, bien évidemment, il est toujours plus intéressant, sur le plan financier, d'acheter un drone israélien ou de louer un drone américain que de développer un drone français ou européen.

Outre les Américains, les Norvégiens, grâce à leur industrie du pétrole, ont massivement financé Kongsberg Gruppen pour développer des outils liés à la recherche pétrolière et à la maîtrise des grands fonds.

Puisque nous disposons du deuxième plus vaste domaine maritime au monde, mettons l'accent sur notre politique de souveraineté et notre politique industrielle pour nous permettre de développer les outils et d'acquérir les connaissances scientifiques nécessaires à l'exploration des fonds marins : bateaux, drones, moyens de communication, exploitation des données - la maîtrise du big data est ce qui a la plus grande valeur - pour en faire un business.

On doit accorder la plus grande attention à cette chaîne continue qui va de l'exploration à la connaissance, de la connaissance à l'exploitation.

En France, le secteur de l'exploration des grands fonds est d'assez haut niveau, mais très fragmenté. Je ne connais pas combien de salariés compte Abyssa, mais je sais qu'ils n'interviennent que dans l'hydrographie et l'exploitation des données y afférentes.

Citons également Technip, CGG, iXblue, le sous-marin autonome Ulyx, grâce auquel l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) peut explorer les fonds marins jusqu'à 6 000 mètres, ou les entreprises de fabrication d'instruments de mesure. Dans le domaine militaire, citons le Nautile, qui date du début des années 1980, mais, depuis trente ans, la Marine s'est peu intéressée à la question.

Donc, les acteurs sont nombreux, mais d'une taille réduite. Faute de business model, nous ne sommes pas dans une logique de filière industrielle, avec une chaîne d'exploitants à l'image de la chaîne armateurs-fabricants de bateaux-équipementiers-entretien-exploitation.

Pourtant, les enjeux sont nombreux. Dans le domaine militaire, on compte trois grands sujets de souveraineté : la capacité à protéger les réseaux de communication profonds, par lesquels transite 90 % de notre « valeur »; et à savoir ce qui s'y passe ; la capacité à aller récupérer des objets dans les grands fonds ; la capacité à intervenir sur les installations des fonds marins.

Dans le domaine civil, citons : l'hydrographie ; la connaissance de la colonne d'eau ; la capacité à acquérir une connaissance suffisante des fonds pour cartographier précisément certains d'entre eux.

Tant les militaires que les civils sont confrontés au défi des capteurs : sonars, caméras d'observation, mesures biologiques ou chimiques dans la colonne d'eau. S'agissant de la navigation, il faut pouvoir se repérer par 4 000 mètres de fond - dans ce domaine, nous avons un leader mondial avec iXblue. De même, il faut augmenter la capacité des nouvelles batteries lithium-ion pour accroître la durée des missions, tout en assurant leur sécurité. En outre, il faut pouvoir transmettre les données sans consommation excessive d'énergie, au détriment de la propulsion.

Enfin, il faut relever le défi de l'intelligence artificielle et du big data. Avec un seul drone, il faudrait 3 500 ans pour cartographier notre seule zone. Réaliser cette opération dans un délai raisonnable en nécessiterait plusieurs centaines et impliquerait des stratégies coordonnées. Par la suite, il faut aussi pouvoir exploiter les données issues de ce travail de cartographie.

La France compte des industriels capables de mener à bien ce travail : Saft dans le domaine des batteries, Schlumberger, Technip, CGG, Bourbon ou Énergie de la Lune dans le domaine de l'exploration ; pareillement dans le domaine des drones et, dans une moindre mesure, dans celui des ROV (Remotely Operated Vehicles), ou dans le domaine des capteurs. La difficulté, c'est d'associer tous ces acteurs pour faire émerger une filière cohérente. Sans compter la nécessité de disposer de bateaux.

Le Corimer, même s'il lui arrive d'être critiqué, est l'outil reconnu par le comité stratégique de filière et par le Gouvernement pour coordonner l'ensemble des initiatives industrielles. Grâce à la concertation entre le directeur général des entreprises et le Secrétaire général de la mer, les délais ont été considérablement raccourcis, le volume des subventions a été doublé l'an passé et elles le seront de nouveau cette année, pour atteindre 60 millions d'euros. Carine Tramier connaît très bien tous ces sujets.

La limite de l'exercice, c'est que ne peuvent être retenus dans le cadre de ces appels à projets passés par le Corimer que ceux qui sont viables sur le plan économique. On peut trouver un industriel pour développer un capteur ayant plusieurs applications possibles ; en revanche, impossible de trouver un investisseur pour un projet de véhicule destiné aux grands fonds en l'absence de client potentiel !

Donc, la commande publique est nécessaire non seulement pour développer des prototypes, mais également pour atteindre le stade de l'industrialisation et des démonstrations technologiques et opérationnelles.

La coopération avec les autres industriels européens est très peu développée. Ni en Allemagne, ni en Italie, ni en Espagne il n'existe de business model. En revanche, en Allemagne, l'État prend en charge tout le processus, de la recherche fondamentale jusqu'à l'industrialisation des produits. Notre message est donc le suivant : ne faisons pas simplement de la R&D, allons au terme du processus, jusqu'au développement industriel de prototypes. C'est ce qui nous permettra d'être un jour qualifiés.

La commande publique doit passer par l'Ifremer et la Délégation générale de l'armement, qui disposent d'une maîtrise d'ouvrage.

Il faut veiller à répartir les budgets entre une part de R&D, à hauteur de 20 à 30 % - avec un financement dual des industriels, même si cela n'est pas évident faute de débouchés - et une part de commande publique d'équipements et de systèmes et en direction d'opérations d'exploration et d'acquisition des connaissances. Les premières orientations du Comité interministériel de la mer (CIMer) vont dans ce sens, mais attendons de voir.

Nous avons découvert, comme beaucoup d'entre vous, l'objectif de l'Unesco de cartographier au moins 80 % des fonds marins d'ici à 2030. Il est question d'y consacrer 4,5 milliards d'euros. Personnellement, je n'ai aucune idée de la façon dont ils veulent s'y prendre ! Nous n'avons pas été consultés... La France devrait a priori largement bénéficier de ce programme, d'autant que nous avons des entreprises ou des organismes disposant du savoir-faire.

De même, nous n'avons pas d'élément sur l'aspect minier de la question. Rappelons que le Commissariat à l'énergie atomique, au début des années 1980, avait déjà engagé d'importants programmes pour l'exploitation des nodules des grands fonds. Cependant, toute exploitation étant à ce jour interdite, il n'existe aucune dynamique en la matière, bien que nous disposions d'acteurs compétents comme Eramet ou Technip.

S'agissant de la coopération industrielle entre États, nous sommes favorables à des programmes européens en la matière. Cela passe là encore par la commande publique. Deux voies sont possibles : la voie de la coopération en matière de défense avec des pays comme les Pays-Bas, le Portugal ou l'Espagne, qui disposent d'un vaste espace maritime, coopération que la France pourrait pousser même si la connaissance des grands fonds est un enjeu de souveraineté ; la voie de la coopération en matière civile, inexistante à ce jour dans les programmes européens.

Grâce à nos outre-mer, nous disposons d'une des plus vastes ZEE. Dès lors que nous aurons développé les outils nécessaires et que nous aurons les financements requis pour lancer des campagnes d'exploration, les outre-mer seront nécessairement une base arrière. Les opportunités sont légion.

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