L'association « Notre parole aussi libérée » a été mise en place après la création de « La parole libérée », constituée fin 2015 à Lyon. Le combat a démarré à partir de septembre 2010, lorsque je suis allé voir Mgr André Fort, évêque d'Orléans, pour lui rapporter des faits d'agressions sexuelles me concernant, commis dix-sept ans auparavant, en 1993. Je voulais que Mgr Fort prête attention à cette affaire car d'autres camarades, une dizaine, étaient également touchés.
Mgr Fort s'est montré très rassurant lorsqu'il m'a reçu, mais j'ai découvert un an plus tard que l'abbé de Castelet était toujours en fonction auprès d'enfants, notamment auprès de Scouts d'Europe, et qu'il avait été nommé expert sur les questions de pédophilie en droit canon !
J'ai donc écrit à l'évêque d'Orléans, qui entre-temps avait changé, il s'agissait alors de Jacques Blaquart, pour lui signifier que soit il se chargeait de cette question en dénonçant au procureur le prêtre dont il avait la charge, soit je saisissais directement la justice. L'évêque a choisi de transmettre ma lettre au procureur et une enquête préliminaire a été ouverte dans les jours qui ont suivi. L'instruction qui a suivi a été particulièrement longue, puisqu'elle a duré sept ans. Nous nous sommes demandé pourquoi il avait fallu autant de temps, alors qu'il s'agissait de faits qui avaient duré quinze jours dans les Pyrénées. Certes, les faits étaient anciens, mais nous avons soupçonné que cette lenteur était également due au fait que l'évêque, les magistrats et les politiques se côtoyaient.
Entre 2012 et 2016, l'enquête a été quasiment au point mort et les victimes n'ont pas été entendues. Entre 2007 et 2010, je m'étais livré à des recherches sur internet pour retrouver la dizaine de victimes et j'en ai contacté six ou sept. Les enquêteurs se sont servis de mes données mais ils n'ont pas poussé les recherches. Il a fallu d'autres demandes d'actes pour aboutir à l'audition des victimes. Je me suis senti très isolé. En 2016, « La parole libérée » donne une conférence de presse à Lyon : le dossier apparaît alors au grand jour et Mgr Blaquart, deux mois après, déclare qu'un prêtre de son diocèse est également concerné par une enquête. Il a alors suspendu ce prêtre de ses fonctions auprès de la paroisse. Préalablement, en 2011, ce prêtre avait été interdit de côtoyer des jeunes.
Philippe Cottin, également partie civile, et moi avons décidé de nous structurer en association afin de bénéficier de la personnalité morale, de recueillir d'éventuels témoignages d'autres victimes et de créer un espace d'échange et de soutien pour les victimes de l'abbé de Castelet.
Notre association a lancé des appels à témoin et elle a mis en lumière d'autres zones d'ombre : Pierre de Castelet avait agi dans un camp en 1993, mais qu'en était-il d'autres colonies de vacances, sachant que cet abbé était resté au contact de jeunes entre 1990 et 2011 ? De plus, il avait officié pendant dix-huit ans chez les Scouts d'Europe du Loiret. Une troisième personne s'est constituée partie civile, Paul-Benoit Wendling. Une animatrice de la colonie de vacances de 1993, Anne Geiger, avait surpris le prêtre en flagrant délit avec un mineur et elle m'a accompagné depuis 2009. Elle est désormais bénévole dans notre association en qualité de psychologue, puisque tel est son métier à Lausanne.
Suite à la médiatisation de l'affaire, nous avons accueilli la parole de victimes de ce camp, mais aussi celle concernant d'autres affaires dans le Loiret. Le documentaire de Richard Puech qui a été diffusé le 21 mars 2018 sur France 3 a eu un grand impact. Une heure après, une victime de l'abbé Olivier de Scitivaux, un autre prêtre du Loiret qui connaissait bien l'abbé de Castelet, me contactait sur ma page Facebook. Dès 2010, un ancien chef de troupe des Scouts d'Europe m'a donné plusieurs noms de victimes, notamment de ces deux abbés.
Notre ténacité a porté ses fruits et nous nous sommes rendu compte de la collusion de plusieurs prêtres pédophiles agresseurs : l'abbé de Castelet avait été prêtre de Meung-sur-Loire de 1988 à 1992. L'abbé de Scitivaux avait exercé dans la même localité jusqu'en 1988. L'abbé Loïc Barjou qui a été condamné en 2006 pour au moins quinze agressions sexuelles qualifiées de viols sur mineurs était, quant à lui, dans la paroisse de 1992 à 1996. Donc, en une quinzaine d'années, trois prêtres pédo-criminels ont exercé dans la même paroisse et ils avaient tous trois fait partie du mouvement Scouts d'Europe.
Depuis ne cessent d'affluer des témoignages de l'Orléanais. La médiatisation de notre procès et ma présence à Lourdes devant les évêques pour demander à l'Église ce qu'elle comptait faire pour prévenir de tels actes et comment elle entendait prendre en charge les victimes ont entraîné un afflux de témoignages, qui ont concerné aussi l'Occitanie, puisque je réside à Rodez.
J'ai enregistré beaucoup de témoignages de personnes âgées de plus de soixante ans : les faits sont prescrits et la plupart des agresseurs sont décédés. Mais ces victimes se libèrent après des dizaines d'années de silence, et elles ne veulent s'adresser qu'à nous. Elles ne souhaitent pas s'adresser à d'autres associations ni à leur diocèse. Mais comment accueillir la parole de ces victimes, comment les accompagner et les orienter ? Notre association va donc élargir son action à l'accueil de la parole des victimes de l'Occitanie. Nous n'avons pas la prétention de travailler au niveau national, d'autant que nous avons chacun nos activités professionnelles.
En milieu rural, les victimes, touchées par le phénomène des taiseux, ont souvent du mal à se libérer de ces traumatismes.
Nous plaçons beaucoup d'espoir dans la commission Sauvé pour les victimes non prescrites mais aussi pour celles dont les faits sont prescrits. Ces personnes veulent être reconnues comme victimes. La justice ne pourra rien faire mais quid de l'Église ? C'est la question que nous avons posée aux évêques en raison de leur devoir moral de chrétiens.
Les évêques ne sont pas tout à fait avertis de ce que peut être un traumatisme. Certains nous ont dit qu'ils n'avaient jamais rencontré de victimes avant nous. Or, ils sont les seuls dans l'Église à pouvoir faire quelque chose, car ils sont les seigneurs dans leur diocèse. Nous attendons donc de leur part une action, en parallèle de l'action publique, à l'égard des victimes.
Me Edmond-Claude Fréty. - Nous avons été le conseil des parties civiles dans le procès d'Orléans. Grâce à cette affaire, nous avons pu lever quelque peu le poids du secret sur les faits de nature sexuelle dans l'Église catholique.
L'instruction a duré presque sept ans et nous avons senti au départ que le secret perdurait. À la fin, les faits se sont révélés d'une telle ampleur qu'ils ont éclaté au grand jour, que ce soit en France ou à l'étranger.
En tant qu'avocat qui a prêté serment il y a dix-huit ans, je pense que l'instruction a été lente et compliquée car elle mettait en cause la hiérarchie du prêtre.
L'enquête préliminaire permettait de mettre en cause le prêtre et de le renvoyer devant une juridiction correctionnelle du fait d'agressions sexuelles sur mineurs. Mais il y avait aussi de sérieuses raisons d'envisager un supplétif pour renvoyer l'évêque du chef de non dénonciation d'atteinte sexuelle sur mineur de quinze ans. Les freins judicaires, sociologiques, culturels font qu'il apparaît difficile de demander à un évêque de rendre compte de son inaction.
Je l'ai dit à l'audience et je le redis devant vous : le changement de chef de parquet et de magistrat instructeur a modifié la donne dans ce dossier. En outre, le fait que d'autres parties civiles aient rejoint M. Savignac a permis de ne plus le faire passer pour un « Torquemada » de l'Église catholique : il est une victime parmi d'autres victimes. Les enfants devenus adultes veulent que l'infraction qu'ils ont connue en août 1993 soit jugée. Je n'avais jamais vu des refus de demandes d'acte comme ceux auxquels j'ai assisté. Pour la première fois, il a fallu que je demande un entretien au parquet pour indiquer que le dossier comportait des faits de non dénonciation, ce qu'évoquaient d'ailleurs les procès-verbaux de la gendarmerie. Il a fallu que j'aille voir le juge d'instruction un mois plus tard pour une audition, à l'occasion de laquelle j'ai constaté que des réquisitions supplétives ne figuraient toujours pas dans le dossier. Il a fallu que j'écrive une nouvelle fois au parquet pour le mettre face à ses responsabilités. Ces réquisitions ont finalement été versées au dossier, mais le parquet a demandé la prescription de ses propres réquisitions ! Grâce au changement de procureur de la République, le parquet s'est montré plus volontariste. Lors du procès, le réquisitoire a été remarquable : tout a été dit et qualifié. Même si l'audience n'a duré qu'une grande demi-journée, elle a permis de faire le tour de la question. Chacun a pu s'exprimer et les responsabilités ont été abordées. Si l'on met de côté le fait que ces faits se sont déroulés dans un milieu et dans une ville catholiques, cette lenteur n'est pas compréhensible alors que les faits sont assez simples a investiguer et à caractériser. Lorsque les faits sont de nature délictuelle et qu'ils sont anciens, les parquets et les magistrats instructeurs estiment qu'ils ont d'autres affaires à instruire.
La culture du secret dans l'Église est tellement forte qu'il faut du temps et la victime doit faire le travail de dénonciation, si la hiérarchie ne respecte pas son obligation légale de dénonciation.
Je suis heureux du jugement d'Orléans, qui est très bien motivé. L'audience avait de la tenue, mais il faut aller vers une investigation complète de ces faits. Il ne faut pas non plus dramatiser : ce n'est pas le procès de l'Église mais il faut laisser la justice faire son travail sur des faits de nature sexuelle et faire en sorte que l'obligation de dénonciation soit respectée.
Me Antoinette Fréty. - Ne conviendrait-il pas de dépayser hors du diocèse et de l'archevêché ce type de dossier, afin que la chaîne pénale ait alors un regard extérieur, détaché des acteurs des faits reprochés ? Cela serait facile à mettre en place et se pratique, pour d'autres infractions... Nous parlons ici de crimes commis dans le cadre de l'Église, mais cela vaut pour d'autres institutions.
Il serait bon que les avocats, les procureurs, les juges d'instruction et les officiers de police judiciaire soient formés à la manière d'aborder la parole de l'enfant. Depuis les procès d'Outreau, il me semble qu'elle est trop facilement remise en question ou négligée.
À Orléans, nous avons eu un premier jugement. Il y aura d'autres dossiers, car la parole se libère. Pourquoi ne pas créer un parquet national spécialisé (pas forcément permanent) pour la criminalité sexuelle sur enfants, avec des magistrats et des juges d'instruction formés à entendre la parole de l'enfant ? Un parquet spécialisé existe bien pour les infractions financières.
Je veux aussi aborder la question de la mixité dans l'Église, sujet délicat bien sûr : les premières révélations émanent toujours de laïcs, de sexe féminin. Ne faudrait-il pas, dans les camps et plus largement les structures qui reçoivent des enfants, prévoir un encadrement mixte ? Je ne dis pas que les femmes sont exemptes de perversités...