J'ai gardé ce secret pendant douze ans. En 1993, si les adultes avaient fait leur travail, nous n'aurions pas eu en 2018 à faire face à notre agresseur au tribunal. Les adultes, à la fin du camp, nous ont simplement dit : « Si c'est trop dur pour vous, parlez à vos parents. » Les familles n'ont reçu aucune lettre de l'association pour les informer. Le prêtre, lui, a été envoyé dans un autre camp. Une messe, obligatoire, a été organisée pour lui dire adieu : nous étions placés au coeur même de l'eucharistie ! Le Christ fragile et vulnérable était convoqué pour purifier les pêchés de cet homme. Notre fardeau est aussi là : nous avions entre onze et treize ans, nous avons été agressés non seulement dans notre corps et notre âme, mais également dans notre foi. C'est une triple peine qui déchiquette. Il est difficile de s'en relever. J'avais treize ans, la foi avait un rôle important pour moi, mais tout s'est désagrégé. On se retrouve distordu, dissocié, face au mur de loyauté énorme érigé devant nous. Dénoncer, c'est trahir notre famille spirituelle, c'est trahir notre famille, qui a confiance en l'Église - c'est la loyauté invisible. J'ai gardé, honteux, coupable, ce secret. J'ai dû, à l'église, faire face à cet homme qui avait une emprise sur nous, qui était à la fois le directeur administratif et spirituel et s'attribuait des compétences d'infirmier. Pour nous, il était un modèle... J'ai donc tout enfoui, et j'ai eu une adolescence très difficile, avec des pensées suicidaires - à seize ans, je me posais bien des questions sur mon existence sur terre. C'est la musique qui m'a sauvé. Mais les suicides sont nombreux après de tels traumatismes.
Je n'ai pas parlé à mes parents, pour ne pas les culpabiliser, ni à mon accompagnateur spirituel. Je suis resté dans la foi, me suis enfermé dans la conviction que le Christ allait m'aider. Cela m'a gardé en vie. Entre 1998 et 2004, j'ai retrouvé une certaine paix intérieure, accompagné par un prêtre. Je voulais entrer dans les ordres comme religieux, d'autant que la distorsion que j'avais vécue à treize ans me faisait fuir la sexualité : elle me semblait sale. Je souhaitais devenir frère et missionnaire en Amérique latine, mais le supérieur d'une communauté m'en a dissuadé, me conseillant plutôt de faire des études.
Puis j'ai été animateur dans un internat de Rodez, où officiait aussi mon accompagnateur spirituel, devenu directeur du foyer. Durant la première année où j'y travaillais, des jeunes sont venus me trouver, me disant qu'ils avaient été agressés par le père Bruno... Mon accompagnateur spirituel ! J'ai parlé à plusieurs personnes de l'équipe, au vicaire épiscopal, qui a transféré l'information à l'évêque de Rodez. Je me suis trouvé face à un nouveau mur, les gens ne voulaient pas entendre. Ils me culpabilisaient et affirmaient que cela ne me concernait pas. À ce moment-là, tout est remonté à la surface. Par le biais d'une assistante sociale à qui j'avais présenté les jeunes, j'ai moi-même pris conscience de la nécessité de faire un travail sur moi, de prendre en mains mon histoire.