Non. Je me suis reconnu dans leur regard. Un jeune exprimait des pensées suicidaires, j'ai compris qu'il fallait intervenir. Mais j'ai eu contre moi toute l'équipe d'animation et le diocèse. J'en ai référé à la psychologue de l'enseignement catholique, lui disant qu'il fallait suivre ces trois jeunes. Mais je me suis heurté à un mur, et même au harcèlement de l'association diocésaine de Rodez, qui voulait me pousser à la démission. Il y a eu une enquête préliminaire, une mise en examen pour agressions sexuelles, ce qui a déclenché contre moi les foudres de tout le diocèse. À cause de la pression, et parce que j'ai menacé de tout dire à la presse, on m'a finalement proposé une rupture de contrat de travail à l'amiable : cela m'a permis de m'extraire de ce milieu. La presse avait pris le parti du prêtre, car à Rodez comme à Orléans, il y avait des collusions, ce prêtre était porté au pinacle, admiré des politiques, il appartenait à de nombreuses associations et il paraissait destiné à devenir évêque. Personne ne voulait s'intéresser à ces jeunes.
Il a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et à une obligation de soins ; il a fait appel et a été condamné à nouveau par le tribunal de Montpellier, obligé de quitter le diocèse. Mais moi aussi j'ai quitté le diocèse, car j'avais perdu ma famille du diocèse, et mes amis, à qui l'on avait monté la tête.
Après cette double peine, j'ai commencé à mener moi-même l'enquête sur mon histoire ; j'ai retrouvé mon agresseur sur internet, paradant au milieu de jeunes, et j'ai compris alors que j'étais à la croisée des chemins : soit abandonner et me noyer, soit me saisir de la question. La foi en le Christ m'a beaucoup aidé pour aller au-delà de ces murs et cesser d'avoir peur.
J'ai découvert que ce prêtre avait été protégé par un, par deux, par trois évêques. Le troisième, Mgr Fort, plutôt compatissant, m'a dit qu'il y aurait examen psychiatrique, que l'intéressé ne nuirait plus. Or je retrouve celui-ci en photo neuf mois plus tard, encore entouré de jeunes, dans un camp des Scouts d'Europe, et nommé expert sur les questions de pédophilie : il y a de quoi devenir paranoïaque ! Néanmoins j'ai toujours conservé ma foi ; mais j'étais révolté contre cette Église des hommes qui a enterré la parole de dizaines, voire de centaines de milliers de personnes, que j'entends tous les jours... Je m'estime chanceux qu'après vingt-cinq ans on me reconnaisse comme victime, que le procureur nous remercie. J'ai été heureux que la justice française nous ait enfin écoutés, ait manifesté de l'empathie, ait avec objectivité fait le procès non de l'Église mais du silence et de la complicité de crime de la part de tous ceux, religieux ou laïcs, qui sont restés silencieux.
Nous lançons un vaste appel à témoins pour dépasser cette loyauté invisible qui meurtrit des dizaines, des centaines, des milliers de victimes - qui ont notre âge, voire plus et vivent encore avec ça. La semaine dernière encore, une femme de soixante-neuf ans, épouse d'un élu, m'a confié que tout remontait à présent et qu'elle vivait avec ce poids depuis soixante ans.
Que peut faire la justice ? Que peut faire le législateur ? Et que peut faire l'Église ? Nous sommes à l'heure de vérité, et il ne faut plus laisser des enfants en danger, ni des adultes sans réponse. Le traumatisme d'une victime, on peut en disserter pendant des heures, mais lorsqu'on ne l'a pas vécu, il est difficile de le comprendre. La rencontre de victimes avec le public aide à se rendre compte de ce qu'est le traumatisme. Certains évêques, comme Mgr Blaquart, ont assumé, mais ils sont sous le poids de la solitude. À Rodez, j'ai prévenu Mgr Fonlupt. Pourtant, à la journée qu'il organise le 27 mars prochain, il n'accueillera pas de victimes !
La majorité des cellules d'écoute sont inutiles et dangereuses, car l'objectivation des faits est effectuée par l'évêque lui-même. De quel droit ? Je mets à part la cellule d'écoute de Paris et peut-être celle de Montpellier, qui fait un travail remarquable avec le CHU, des médecins, des psychologues et des psychiatres. Les autres objectivent des situations, ce qui me pose un cas de conscience.
Combien de temps faudra-t-il attendre pour que les paroles se libèrent ? Vont-elles rester enterrées à tout jamais à cause de pareilles institutions ? Je me sens assez démuni face à un combat si lourd, qui est le combat d'une vie. Ce n'est pas facile pour ma famille, pour mes proches, pour mes amis prêtres qui se voient traités de sales pédophiles - car il y a aussi des victimes collatérales dans l'Église.