Nous recevons aujourd'hui le Général Pierre Chavancy, qui dirige la division emploi de l'État-major des armées.
Depuis 2008, le Livre Blanc consacre l'idée d'un continuum entre la défense et la sécurité nationales. Il aborde à ce propos les questions de résilience, dont il fait un objectif fondamental de la stratégie de sécurité nationale mise en oeuvre par l'État et les collectivités publiques dans le cadre de la protection. La contribution des armées s'articule en la matière au dispositif de la sécurité civile. Il nous paraît important de savoir de quelle façon, selon quelles procédures et avec quels moyens.
En examinant le déroulement des opérations de secours dans le Var en juin 2010, nous avons constaté que cette contribution avait été décisive, notamment dans l'utilisation des moyens aériens. Nous avons aussi compris que, dans l'urgence, les procédures avaient été raccourcies, ce qui est heureux. Des conclusions ont-elles été tirées de ce retour d'expérience ?
Plus globalement, nous observons une réduction du format de nos armées, une plus grande spécialisation de leur mission et une projection plus importante de nos forces sur des théâtres d'opérations extérieures. La mission souhaiterait connaître la façon dont ces missions sont conciliées et savoir s'il y a, dans le cas qui nous intéresse, une réserve de forces préalablement positionnée et susceptible d'intervenir au profit de la sécurité civile.
Général Pierre Chavancy - Je vous remercie Monsieur le Sénateur. Je suis en charge, à l'Etat-major des Armées, de l'emploi des forces. Le Colonel Olivier Salaun est mon adjoint pour le territoire national. Il pourra donc répondre à des questions précises, notamment celles qui sont relatives aux événements du Var.
Dans un premier temps, je souhaite vous décrire le contexte global de l'engagement des armées. Ce sujet est très important à plusieurs titres et, en premier lieu, parce que notre Patrie est la terre de nos pères. De plus, nous disposons actuellement, sur le territoire national, d'autant d'hommes que ceux qui sont affectés aux opérations extérieures et, bientôt, la France sera la première zone d'engagement des forces militaires.
Je vais vous communiquer quelques données générales et vous entretenir des spécificités des engagements terrestres. J'aborderai le cas des catastrophes naturelles, qui vous intéresse plus particulièrement. Puis, je vous ferai part des conclusions du rapport d'avril 2012 de l'Inspection Générale de l'Administration (IGA) qui traite des catastrophes naturelles.
Je souhaite au préalable rappeler que le territoire national est constitué de la métropole, des DOM/COM mais également des espaces aériens et maritimes, ainsi que du cyberespace.
Êtes-vous responsable de tous ces espaces ?
Général Pierre Chavancy - En partie : l'Etat-major des armées s'occupe des questions militaires dans ces espaces.
Nous y menons des missions permanentes, qui nous sont attribuées par la loi, ainsi que des missions occasionnelles planifiées. Nous devons également faire face à des missions occasionnelles totalement inopinées comme c'est le cas lors de catastrophes naturelles.
Une typologie des crises est établie par le Secrétariat générale de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui en distingue trois sortes :
· Les crises locales ou régionales, encore appelées crises « au fil de l'eau ». Elles relèvent des Préfets et elles sont déjà identifiées. Ces crises sont relativement récurrentes et faciles à gérer.
· Les crises majeures ou « majeures renforcées » appellent la mise en oeuvre du contrat de protection du territoire prévu par le Livre Blanc, soit le déploiement de forces terrestres pouvant atteindre jusqu'à 10 000 hommes en quelques jours. Ces crises nécessitent une gestion centralisée par la cellule interministérielle de crise.
· Les crises « hors cadre » font appel à tous les moyens disponibles, y compris les réservistes, étant donnée la concomitance d'événements d'importance majeure comme lors des catastrophes naturelles et environnementales.
Tous les dispositifs associés à ces crises font l'objet de documents provenant des services du Premier ministre.
Au sujet du cadre général de l'engagement des armées, le Chef d'Etat-Major des Armées (CEMA) assume les responsabilités de conseiller du gouvernement et de commandant des opérations des troupes. Au-delà des crises, il assume donc le commandement opérationnel sur le terrain. Néanmoins, dans la quasi-totalité des cas, nous ne sommes pas primo intervenants.
En matière de contribution aux missions de sécurité intérieure, l'armée de l'air assure la sûreté de l'espace aérien. Une unité de commandement est affectée à la surveillance permanente des radars et des unités opérationnelles sont en disponibilité sous sept minutes. Huit avions, situés aux quatre coins du territoire, sont prêts à intervenir à tout moment sur ordre. L'Etat-major est en lien direct avec son donneur d'ordre, le Premier ministre.
La sauvegarde maritime revêt un caractère particulièrement interministériel étant donné que le représentant de l'Etat en mer, le Préfet maritime, coordonne les moyens relevant des Ministères de la Défense, des Finances et de l'Intérieur. À ce titre, il a autorité sur les autorités opérationnelles de la Marine nationale et il reporte au Premier ministre. La chaîne des armées n'est donc pas décisionnelle.
Quant aux engagements terrestres, les deux missions principales sont :
· la participation à la lutte contre le terrorisme, à l'exclusion des actes de délinquance. Néanmoins la frontière entre ces deux prérogatives n'est pas toujours claire comme en témoignent les actualités en Guyane ;
· l'intervention lors des catastrophes naturelles.
Une structure étatique, l'Etat-major interministériel de zone (EMIZ), est en place aux niveaux départemental, zonal et national. Néanmoins, d'autres administrations sont également parties prenantes telles que la Santé, le Transport, l'Agriculture ou l'Environnement. Une organisation militaire parallèle à l'EMIZ existe à tous les niveaux : le Centre de Planification et de Conduite d'Opérations (CPCO) regroupe toutes les opérations sur le territoire national ou à l'extérieur, tandis que les structures zonales, les EMIAZDS, et le Centre Opérationnel des Délégués Militaires Départementaux sont des structures totalement dédiées.
Je souhaite rappeler quelques principes généraux :
· Les pompiers, policiers et gendarmes sont primo intervenants, à la différence de l'armée.
· La décision d'engagement est centralisée. Le rapport de l'IGA a souligné que, paradoxalement, cette centralisation est justement un gage d'efficacité.
· Le dialogue entre les corps civils et militaires se base sur l'expression du besoin, la traduction en termes de moyens engagés revenant toujours au CEMA. Il est plus efficace pour un Préfet d'exprimer une demande en termes d'effet à obtenir, le militaire traduisant en termes d'hommes ou de matériels.
Ne serait-il pas plus efficace que les personnes sur le terrain justement définissent les moyens à mettre en oeuvre puisqu'ils connaissent les lieux ?
Général Pierre Chavancy - Bien entendu, la réalité du besoin est mieux appréhendée au niveau local. Néanmoins, le CEMA a, pour sa part, une connaissance approfondie des moyens militaires et de leurs capacités.
Il devrait exister davantage de ressources prédéfinies par scenario, par type de besoins et prêtes à être employées, selon la survenance des événements. Néanmoins, une chaîne militaire permanente couvre les 96 départements français, surtout dans ce que nous appelons les « déserts militaires ».
L'une des raisons pour lesquelles la centralisation s'avère plus efficace est que nos moyens sont de plus en plus échantillonaires et très inégalement répartis. À titre d'illustration, les matériels les plus souvent engagés lors de catastrophes naturelles sont les moyens du génie, ce qui touche à l'environnement, ainsi que des hélicoptères. Or, l'affectation de ces matériels exige une vision globale des ressources, de leur localisation et de leur disponibilité. Par exemple, si une menace nucléaire survenait dans le Sud Est de la France, il est peu probable que les acteurs locaux aient connaissance de la seule unité de lutte contre les armes nucléaires NRBC. En outre, cette unité, composée de militaires, pourrait être en opération à ce moment-là. Enfin, les moyens les plus proches ne sont pas forcément ceux qui peuvent être déployés le plus rapidement. Les plans d'affectation sont donc suivis par les armées, qui ont une vision quotidienne du positionnement des moyens. Cette surveillance est centralisée dans une cellule située à Lille pour l'Armée de terre.
Combien de temps est nécessaire pour mobiliser les moyens ?
Général Pierre Chavancy - L'échelle de prise de décision d'engagement est de l'ordre de la minute dans le cas d'une intervention urgente. L'arrivée des moyens peut prendre quelques heures, ou moins, s'ils sont acheminés par avion plutôt que par la route. Tout dépend du degré d'urgence.
Il est donc très important d'indiquer précisément le problème.
Général Pierre Chavancy - Exactement. Il peut s'agir d'une route nationale bloquée par des troncs d'arbres pour laquelle le délégué militaire départemental choisit de recourir aux moyens du génie ou à l'infanterie. La réponse à un même problème peut-être multiple selon le degré d'urgence, la disponibilité des moyens et la configuration des lieux. La compétence du militaire dans ce domaine doit vraiment être reconnue et respectée.
Néanmoins, nous devons progresser en termes de pédagogie pour faire comprendre à tous les niveaux que les armées n'ont plus les moyens dont elles disposaient il y a encore une dizaine années. La position des Préfets est également difficile puisqu'ils doivent rendre des comptes à tout moment.
On appelle « zones de déserts militaires » les départements qui ne comprennent aucune unité militaire, mais où sont précisément basés les délégués militaires départementaux les plus aguerris pour compenser l'absence d'unités.
Nous utilisons un réservoir unique de forces. En effet, le contrat opérationnel du Livre Blanc, qui prévoit le déploiement de forces terrestres pouvant atteindre 10 000 hommes, est honoré en puisant dans des effectifs disponibles. Ces effectifs varient tous les jours. Au centre de Lille, une personne est exclusivement et quotidiennement dédiée à la recherche de ces 10 000 hommes, en cas de besoin, étant donné que nous n'avons pas les moyens de dédier des unités aux crises en permanence.
Ce réservoir unique de forces intervient dans les missions intérieures ou à l'extérieur. À raison de 2 200 hommes par jour, à compter du 1er janvier 2013, la première zone d'engagement des armées françaises sera le territoire national avec le retrait des soldats français engagés en Afghanistan.
Quelles seront leurs missions ?
Général Pierre Chavancy - Il s'agit essentiellement du plan Vigipirate, de l'opération Harpie de lutte contre l'orpaillage illégal en Guyane et d'autres missions plus ponctuelles telles que les Jeux olympiques.
Concernant le cas particulier des catastrophes naturelles, je vais prendre l'exemple de l'inondation de Draguignan en juin 2010 pour illustrer l'importance pour les acteurs locaux d'exprimer un problème plutôt que de demander des solutions. Le Préfet a finalement obtenu trois fois plus d'hélicoptères qu'il ne l'avait initialement demandé. Je souligne que la volonté des militaires n'est pas de minorer les moyens affectés, mais bel et bien de répondre au mieux au problème.
Dans ce cas de figure, il était tout de même difficile d'évaluer la situation. J'ai l'impression que le Préfet ne prenait pas la mesure des évènements, les toutes premières heures. C'est la raison pour laquelle il a d'ailleurs fait appel à l'Armée.