Je suis ravie d'échanger de nouveau avec vous sur le sujet des médias qui nous a occupés au cours de mon mandat. Comme vous l'avez indiqué, je m'exprimerai en tant qu'ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence, et non pas au titre de mes fonctions au Conseil d'État, et sans engager l'Autorité dans sa formation actuelle.
Permettez-moi au préalable de revenir sur la façon dont l'Autorité de la concurrence a eu à connaître au cours des cinq années écoulées, du sujet de la concentration dans le secteur des médias.
L'Autorité a pour mission essentielle de protéger le bon fonctionnement concurrentiel des marchés, dans tous les secteurs de l'économie, tout en tenant compte des spécificités de chaque secteur. Pour exercer son contrôle, elle se fonde sur les produits et services spécifiques offerts par le secteur ainsi que les réglementations applicables qui s'y attachent. L'impact des réglementations est très fort dans le secteur audiovisuel.
L'Autorité dispose des prérogatives qui lui sont conférées par le législateur et elle a consacré des efforts importants au secteur des médias au cours des années écoulées, notamment parce qu'il a été affecté de manière très sensible par la révolution numérique. Dans ses analyses, elle a constaté l'émergence de grandes plateformes - Google et Facebook dans le secteur de la publicité en ligne, mais aussi ainsi que de grandes plateformes OTT - Over-the-top - comme Netflix, ou encore Apple ou Amazon, également présents dans d'autres segments du marché -, et différents types de production de contenus.
Cette révolution s'est appuyée sur une révolution technologique bien sûr, avec la présence de réseaux très performants, les débits, le téléphone portable.
Comment l'Autorité a-t-elle appréhendé ces problématiques, au travers de ses trois grandes missions que sont le contrôle des concentrations, le contrôle des pratiques anticoncurrentielles et le pouvoir d'avis et de recommandation ?
Sa première prérogative, particulièrement importante dans le secteur des médias, touche au contrôle des concentrations : celui-ci s'exerce quand les seuils des chiffres d'affaires sont remplis, et dans une étroite articulation avec la Commission européenne : certaines opérations, les plus importantes, peuvent être examinées par l'une ou l'autre de ces deux institutions. Un débat a ainsi été engagé pour savoir quelle autorité serait saisie pour examiner l'opération de fusion TF1/M6.
Lorsque l'autorité est saisie d'une opération de concentration, elle cherche à savoir si celle-ci est de nature à dégrader la situation concurrentielle. Il s'agit de prévenir les effets indésirables sur le fonctionnement du marché. Parfois, elle exerce ce pouvoir avec d'autres autorités sectorielles, en matière bancaire ou d'assurance, par exemple, et particulièrement dans le domaine de l'audiovisuel, avec le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). L'Autorité peut également être conduite à porter des appréciations plus qualitatives, en lien avec le pluralisme. En effet, elle doit s'attacher à savoir si, du fait de la concentration, l'offre est réduite pour le consommateur. Elle examine ainsi l'impact d'une opération sur le consommateur, le lecteur de journaux, l'auditeur de chaînes audiovisuelles, le spectateur, mais aussi sur plusieurs acteurs de l'écosystème, tels que les producteurs audiovisuels ou de films, ou les éditeurs de chaînes télévisées.
Je prendrai quelques exemples pour illustrer mon propos.
Au cours des dernières années, de nombreuses opérations de rachat ont eu lieu dans la presse quotidienne régionale (PQR), mais aussi dans la presse magazine. Alors que certaines opérations conduisaient à former des formes de monopoles locaux, l'Autorité a conditionné certaines opérations au maintien de rédactions séparées pour éviter que le lecteur n'ait plus accès qu'à un seul quotidien régional. Dans la presse magazine, elle a conditionné son autorisation favorable à l'opération consistant à racheter les titres de la presse automobile au fait que l'un des deux titres soit revendu pour éviter l'apparition d'un monopole. Nous faisons donc un examen très fin de la situation.
Dans le domaine audiovisuel, dans le cadre de la fusion Canal+/TPS, l'Autorité a soumis cette opération à toute une série de conditions, par exemple en matière de distribution, afin de protéger les chaînes qui figuraient dans les bouquets. Elle avait notamment pris en compte le rôle de Canal+ dans le financement du cinéma français comme facteur de diversité culturelle.
Cette grande révolution numérique dont je parlais au début de mon propos et l'évolution de la concentration des droits concernant le cinéma américain nous ont notamment conduits à alléger les contraintes qui pesaient sur certains opérateurs. En 2019, nous avons ainsi levé une partie des contraintes qui pesaient sur Canal+. Le contrôle des concentrations peut donc évoluer lorsque la contrainte concurrentielle, elle-même, évolue.
Pour prendre un autre exemple, nous avons autorisé le rapprochement entre TF1, M6 et France Télévisions pour créer la plateforme de vidéo à la demande par abonnement - Subscription Video On Demand (SVoD) - Salto parce qu'il était de nature, non pas à dégrader la concurrence, mais à faire apparaître un nouvel acteur dans ce secteur.
Lors de ces différentes opérations, nous avons examiné chacun des marchés affectés, et ce après avoir identifié les différents marchés pertinents et interrogé les acteurs pour apprécier la situation. Concernant la fusion TF1/M6, nous analysons le marché de la publicité gratuite, celui de l'acquisition des droits du cinéma et des programmes audiovisuels, tout particulièrement, ainsi que le marché de la distribution des chaînes. Il s'agit également de savoir si les entreprises qui achètent des espaces publicitaires à la télévision seront affectées en termes de prix et de conditions et d'apprécier le risque de dégradation de la situation concurrentielle. Bien souvent, pour des opérations aussi larges et complexes, les conséquences doivent être appréciées de manière horizontale - entre les deux chaînes de télévision qui se regroupent et les autres chaînes de la télévision numérique terrestre (TNT) -, de manière verticale - sur les producteurs audiovisuels ou de cinéma - et en aval - sur les entreprises qui achètent de la publicité et sur les spectateurs.
Vous avez parlé des droits voisins. L'Autorité est très vigilante sur les pratiques anticoncurrentielles dans le secteur audiovisuel. Au cours de ces dernières années, nous avons été destinataires d'un certain nombre de saisines portant sur l'accès aux droits des films ou des oeuvres d'expression originale française (EOF) ou encore sur les sujets de la publicité - TF1 était puissant sur ce marché. L'émergence des Gafa - Google, Apple, Facebook et Amazon - nous a conduits à intervenir dans de nombreuses situations pour prendre en compte cette nouvelle forme de puissance et définir la façon dont le droit de la concurrence doit s'appliquer à ces plateformes. Ces affaires me semblent avoir un lien assez direct avec le sujet des médias. Nous avons condamné Google pour non-respect des règles en matière de publicité. Demain, une telle appréciation pourrait concerner les sujets d'accès à des magasins d'applications.
Concernant les droits voisins, il s'agissait d'apprécier la façon dont cette loi, qui avait pour objectif de rééquilibrer le partage dans la chaîne de valeur, avait été ou non correctement appliquée par Google. S'en est suivie la mesure conservatoire que vous connaissez, qui n'a pas été respectée et nous a conduits à condamner cette entreprise à une amende de 500 millions d'euros.
Enfin, je mentionnerai la décision Google-News Corp Inc. Trois groupes de presse - Le Figaro, News Corp Inc et le groupe Rossel La Voix - nous avaient saisis pour abus de position dominante concernant la vente des espaces publicitaires en ligne. Nous avons sanctionné fortement Google, qui a pris un certain nombre d'engagements en la matière. Ce type de décision peut permettre aux acteurs de la presse de faire valoir leurs droits, y compris sur le plan indemnitaire.
Pour conclure, j'évoquerai les recommandations de l'Autorité de façon plus générale, en citant deux avis, l'un sur la publicité en ligne et l'autre sur le secteur audiovisuel.
Le premier avis, sur la publicité en ligne, que nous avons rendu en 2018 illustrait le nouveau contexte que nous connaissions avec la puissance des plateformes et ce nouvel univers qui concurrence fortement les médias traditionnels. S'agissant du second avis, sur l'audiovisuel (rendu à la demande de la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale) nous avons eu la satisfaction de constater que certaines de nos recommandations avaient été reprises par le Gouvernement, puis par le Parlement ; je pense, par exemple, à la grande réforme de la publicité, des secteurs interdits et des jours interdits, ainsi qu'à une amorce de rééquilibrage de la régulation. Ce rééquilibrage, s'il est amorcé, n'est pas achevé. Le panorama que nous avions alors décrit dans notre avis - un secteur des médias traditionnels extraordinairement réglementé et sujet à une réglementation souvent très datée - souffre de la comparaison avec le monde des plateformes, non régulé, sur un certain nombre de points, notamment en matière de règles sur la publicité ciblée ou des obligations de production, partiellement corrigées par la directive Services de médias audiovisuels (SMA), pour ne prendre que ces deux exemples.
Nous avions indiqué que l'un des chantiers urgents était celui de la réglementation de l'audiovisuel. Le régime du contrôle des concentrations mérite une profonde remise à jour, car il nous semblait très daté. Ce sujet est encore d'actualité, et c'est tout l'objet de votre commission d'enquête.