La méthode du marché pertinent, que l'Autorité applique, découle largement du « droit souple » et de la jurisprudence : elle ne figure pas dans la lettre du code de commerce, mais dans les lignes directrices de l'Autorité, document d'environ 200 pages, et dans la jurisprudence des juridictions de contrôle, Conseil d'État ou juridictions européennes, ainsi que dans notre « pratique décisionnelle ».
Le critère essentiel pour qu'un marché soit considéré comme pertinent est l'homogénéité des conditions de concurrence, et notamment la substituabilité des produits entre eux. C'est ce qui conduit l'Autorité à faire des appréciations très concrètes et très différentes selon les marchés en cause.
Dans l'affaire Siemens-Alstom, qui avait défrayé la chronique pour d'autres raisons, la Commission européenne avait délimité les frontières de toute une série de marchés. Il existe ainsi des rapports de concurrence relativement distants entre des marchés qui n'en demeurent pas moins distincts - voitures et trottinettes, pour prendre un exemple caricatural, ne sont pas sur le même marché aux yeux de l'Autorité de la concurrence. Le consommateur navigue entre la chaîne YouTube, la télévision, Netflix ; pour autant, pour conclure qu'il s'agit là, à chaque fois, d'un seul et même marché, il faut beaucoup plus d'éléments : il faut regarder, entre autres, le prix et les habitudes de consommation. Et, pour savoir s'il existe un marché unique entre publicité télévisée et publicité en ligne, il faudra se demander si les prix sont similaires, si l'on peut accéder de part et d'autre à la même surface de marché - combien de consommateurs touche-t-on ? -, si les usages diffèrent, s'il existe des segments irremplaçables - la jurisprudence a ainsi retenu des seuils permettant de qualifier de « puissants » certains écrans publicitaires.
J'ai évoqué un effet de la décision sur l'appréhension de la puissance des Gafam. La jurisprudence actuelle, élaborée par la Commission européenne et par l'Autorité de la concurrence, établit par exemple que Google est en position dominante sur un certain nombre de marchés, celui, par exemple, de la publicité sur la recherche en ligne, via Google Search. Sur ce fondement, ont été prises des sanctions à l'encontre de Google. Si nous devions demain définir un grand marché englobant publicité en ligne et publicité télévisée comme nouveau marché pertinent, Google ne serait peut-être plus dominant : son comportement ne serait plus apprécié à la même aune. Des comportements qui sont jugés aujourd'hui illégaux au regard du droit de la concurrence ne pourraient plus, demain, être sanctionnés.
Je partage tout à fait votre sentiment : la publicité n'est pas seule en jeu. Cette opération créerait en particulier d'importantes difficultés sur les marchés amont de l'acquisition des droits de diffusion de films et de programmes audiovisuels, mais aussi sur les marchés de la distribution de chaînes. Il se peut par exemple qu'une fusion pose des problèmes de concurrence sur le marché de la diffusion des chaînes de télévision gratuites. Beaucoup de conflits ont ainsi dû être instruits soit par l'Autorité de la concurrence soit par le CSA quant aux tarifs demandés par TF1 et par M6 pour leur reprise sur les box des fournisseurs d'accès à internet (FAI). Si demain ces deux chaînes appartiennent au même groupe, quel sera l'impact sur ces box ou sur d'autres plateformes telles que Molotov ?
Les services de l'Autorité auront à défricher d'autres dossiers, comme celui des liens entre télévision et radio, puisque le groupe M6 comprend des stations de radio, mais l'examen des marchés que je viens d'évoquer promet d'être particulièrement délicat.