Intervention de Emmanuel Combe

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 15 décembre 2021 à 17h00
Audition de M. Emmanuel Combe président par intérim et M. Stanislas Martin rapporteur général de l'autorité de la concurrence

Emmanuel Combe, président par intérim de l'Autorité de la concurrence :

Merci de me donner l'occasion d'exprimer la position de l'Autorité de la concurrence sur ce sujet crucial de la concentration des médias. Je vais vous exposer, dans le temps qui m'est imparti, une vision unifiée de la situation du secteur des médias - télévision, radio, presse écrite - telle qu'elle s'est exprimée notamment dans son avis audiovisuel de 2019, rendu sur saisine de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale. Mais elle reflètera aussi mon propre regard, celui d'un professeur des universités, professeur de sciences économiques à l'université Paris-I et à SKEMA Business School.

Cette vision prend appui sur une réalité statistique qui diffère selon le type de média considéré. Elle s'articule autour d'une notion clé : la disruption.

La disruption, c'est une révolution qui touche à la fois l'offre et la demande, c'est-à-dire les usages. Elle présente quatre caractéristiques.

Tout d'abord, elle conduit à redéfinir les contours des marchés et des produits. L'ambition du disrupteur n'est pas de franchir les barrières existantes pour entrer sur le marché, mais de s'en affranchir en créant de nouveaux marchés et de nouveaux produits.

Seconde caractéristique de la disruption de la disruption : elle révolutionne les usages - nous en faisons l'expérience quotidienne avec le replay, la vidéo à la demande par abonnement (VàDA) permettant de s'abstraire de la contrainte de la simultanéité.

Ensuite, la disruption est souvent portée par de nouveaux acteurs, de nouveaux entrants, qui partent d'une page blanche. Ils ont pour eux l'agilité ; ils ne sont pas dépendants de l'histoire.

Enfin, la disruption est souvent, au départ, un marché de niche : elle est là, sous nos yeux, on ne la voit pas ou on la sous-estime, puis le disrupteur conquiert très vite une grande part de ce nouveau marché selon un processus bien connu de diffusion en « S ».

La disruption dans les médias a pour origine première la technologie ; elle est fille de l'internet et de la 4G. Au travers de ces technologies, de nouveaux modes de diffusion télévisuelle se sont développés, box des fournisseurs d'accès à internet (FAI) ou service par contournement (OTT, over-the-top service) via nos smartphones, tablettes ou ordinateurs. Cette disruption a un impact fort sur les opérateurs en place. Dans notre avis audiovisuel de 2019, nous faisions à cet égard plusieurs constats.

Nous soulignions en particulier, pour ce qui concerne la télévision payante, une baisse du nombre d'abonnés et une pression sur les prix des abonnements. Pour ce qui est de la télévision gratuite, nous mettions en exergue la fragmentation des audiences, la baisse de la durée d'écoute individuelle (DEI) chez les plus jeunes, ainsi qu'une relative stagnation des recettes publicitaires. Nous pointions également un potentiel effet de ciseaux : d'un côté, une stagnation des revenus ; de l'autre, une hausse des coûts d'achat de contenus audiovisuels premium. Et nous envisagions la possibilité - théorique, à ce stade - d'une spirale négative de l'audience.

Face à cette disruption, quelles pourraient être les réponses des acteurs des médias, si je fais pour l'instant abstraction du cadre règlementaire ?

De mon point de vue, cinq stratégies principales, qui ne sont d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre, pourraient être mises en oeuvre.

Je qualifierai la première stratégie de stratégie frontale. Elle pourrait se résumer par une image : face aux nouveaux géants, devenons à notre tour un géant. Cette stratégie essentiellement horizontale procède plutôt par fusions-acquisitions, pour des raisons de rapidité, et se fonde sur l'idée que la taille critique est un facteur clé de compétitivité. Cet argument n'est pas sans fondement : il s'agit d'une industrie de coûts fixes et la grande taille permet d'obtenir de meilleures conditions à l'achat, pour ce qui est des droits audiovisuels notamment. C'est, me semble-t-il, le projet que portent M6 et TF1, tel qu'il nous est en tout cas présenté.

Deuxième stratégie : la stratégie d'intégration verticale, qui consiste à sécuriser la chaîne de valeur des médias. Il s'agit de faire en sorte que le « pétrole » des contenus exclusifs puisse alimenter en continu les tuyaux du numérique. Cette stratégie passe principalement par deux leviers : développer une production interne, en propre ; acheter des droits exclusifs premium ou des catalogues. On notera à cet égard que les nouveaux géants procèdent actuellement à une telle stratégie : d'un côté, remonter vers l'amont - Netflix, Amazon Prime Video ; de l'autre, redescendre vers l'aval des « tuyaux » - Disney+, HBO Max. Ces nouveaux entrants font montre d'ambitions colossales et dépensent des sommes considérables.

Troisième stratégie : la différenciation ; face au nouvel entrant, au disrupteur, il s'agit de renforcer sa spécificité, de se spécialiser selon ses avantages comparatifs, d'accentuer les niches sur lesquelles on a un avantage. Dans le cas de la télévision gratuite, cela pourrait consister à miser encore davantage sur les programmes de flux, le direct, les journaux télévisés, les émissions de divertissement, les émissions culturelles.

Quatrième stratégie : la complémentarité. Elle consiste à travailler avec et pour ces nouveaux géants, par exemple en les diffusant. Canal+, ainsi, devient un agrégateur. C'est également ce que font certains FAI. Cela peut consister aussi, par exemple, à coproduire des séries avec ces nouvelles entreprises.

Dernière stratégie, bien connue : la diversification des activités, donc des revenus. Pour la presse écrite, il s'agira de monétiser les inventaires publicitaires ou à percevoir des droits voisins. Les médias télévisuels, eux, miseront sur la plateforme OTT - francetv.fr, MYTF1, 6play. Cette stratégie peut consister également à faire payer les FAI pour qu'ils distribuent les chaînes. Quant aux stations de radio, on pourrait imaginer qu'elles monétisent demain les podcasts qui connaissent un vif succès.

Mais, pour se déployer, ces différentes stratégies doivent nécessairement tenir compte de leur environnement juridique. Je fais bien sûr référence à la réglementation sectorielle de l'audiovisuel. L'Autorité de la concurrence a montré, dans son avis de 2019, que le cadre de la loi de 1986, qui fut adapté en son temps aux spécificités de l'époque, à savoir la rareté des fréquences, avait bien atteint son objectif, mais que le monde avait changé, avec l'arrivée du numérique et des plateformes OTT notamment. Nous constations, dans cet avis, une véritable asymétrie réglementaire qui conduit à un déséquilibre concurrentiel entre géants du numérique et opérateurs installés. À mon sens, cette asymétrie est plus marquée dans les médias audiovisuels que dans la radio.

Tout l'enjeu est dès lors de remettre à plat ces règles sectorielles. Il ne s'agit absolument pas de déréguler, mais plutôt de réécrire les règles. En quel sens ? Il n'appartient pas à l'Autorité de la concurrence, mais au législateur de le dire.

Néanmoins, permettez-moi de signaler deux méthodes opposées, mais en réalité assez complémentaires, qui peuvent être retenues. Une première méthode consiste à assouplir les contraintes qui pèsent sur les opérateurs historiques - c'est tout le sens des propositions de réforme que nous avons portées dans notre avis audiovisuel de 2019. La seconde méthode consiste à faire participer les nouveaux acteurs à l'équilibre de notre écosystème - taxe GAFA, Digital Markets Act (DMA). Dans le cas de la production audiovisuelle, cela passe, par exemple, par des obligations de financement de la création ; tel est l'esprit de la directive Services de médias audiovisuels (SMA) transposée en décembre 2020. Dans la presse, cela passe par de nouvelles sources de revenus, et en particulier par la rémunération des droits voisins.

Si nous devons remettre à plat la régulation sectorielle, nous devons dans le même temps continuer à miser fermement sur le droit de la concurrence. Ce droit transversal et plastique a démontré toute son utilité pour lutter contre les abus de position dominante, contre les ententes anticoncurrentielles, mais également pour contrôler les concentrations selon une méthode éprouvée.

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