Mes chers collègues, nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête consacrée à la concentration des médias en France. Elle a été constituée, je vous le rappelle, à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Nous accueillons aujourd'hui M. Emmanuel Combe, président par intérim de l'Autorité de la concurrence, et M. Stanislas Martin, rapporteur général. Monsieur Combe, nous avons entendu, voilà quarante-huit heures, Mme Isabelle de Silva, à laquelle vous avez succédé.
Vous êtes professeur d'économie à SKEMA Business School et membre du collège de l'Autorité depuis 2012. Dans l'attente de la nomination du nouveau président, vous exercez l'intérim à ce poste, que nous savons complexe. Pour ce qui concerne le secteur des médias en particulier, l'Autorité va devoir se pencher sur le projet de fusion TF1/M6, dont vous pourrez peut-être nous dire un mot. L'Autorité a également apporté une pierre importante à la réflexion sur le sujet, via l'avis qu'elle a rendu en 2019 à la commission des affaires culturelles de l'Assemblée nationale, qui demeure un document de référence par la profondeur de ses analyses sur le secteur des médias. Nous sommes donc heureux de vous entendre aujourd'hui sur ces sujets.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite, monsieur Combe, monsieur Martin, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Emmanuel Combe et M. Stanislas Martin prêtent successivement serment.
Merci de me donner l'occasion d'exprimer la position de l'Autorité de la concurrence sur ce sujet crucial de la concentration des médias. Je vais vous exposer, dans le temps qui m'est imparti, une vision unifiée de la situation du secteur des médias - télévision, radio, presse écrite - telle qu'elle s'est exprimée notamment dans son avis audiovisuel de 2019, rendu sur saisine de la commission des affaires culturelles et de l'éducation de l'Assemblée nationale. Mais elle reflètera aussi mon propre regard, celui d'un professeur des universités, professeur de sciences économiques à l'université Paris-I et à SKEMA Business School.
Cette vision prend appui sur une réalité statistique qui diffère selon le type de média considéré. Elle s'articule autour d'une notion clé : la disruption.
La disruption, c'est une révolution qui touche à la fois l'offre et la demande, c'est-à-dire les usages. Elle présente quatre caractéristiques.
Tout d'abord, elle conduit à redéfinir les contours des marchés et des produits. L'ambition du disrupteur n'est pas de franchir les barrières existantes pour entrer sur le marché, mais de s'en affranchir en créant de nouveaux marchés et de nouveaux produits.
Seconde caractéristique de la disruption de la disruption : elle révolutionne les usages - nous en faisons l'expérience quotidienne avec le replay, la vidéo à la demande par abonnement (VàDA) permettant de s'abstraire de la contrainte de la simultanéité.
Ensuite, la disruption est souvent portée par de nouveaux acteurs, de nouveaux entrants, qui partent d'une page blanche. Ils ont pour eux l'agilité ; ils ne sont pas dépendants de l'histoire.
Enfin, la disruption est souvent, au départ, un marché de niche : elle est là, sous nos yeux, on ne la voit pas ou on la sous-estime, puis le disrupteur conquiert très vite une grande part de ce nouveau marché selon un processus bien connu de diffusion en « S ».
La disruption dans les médias a pour origine première la technologie ; elle est fille de l'internet et de la 4G. Au travers de ces technologies, de nouveaux modes de diffusion télévisuelle se sont développés, box des fournisseurs d'accès à internet (FAI) ou service par contournement (OTT, over-the-top service) via nos smartphones, tablettes ou ordinateurs. Cette disruption a un impact fort sur les opérateurs en place. Dans notre avis audiovisuel de 2019, nous faisions à cet égard plusieurs constats.
Nous soulignions en particulier, pour ce qui concerne la télévision payante, une baisse du nombre d'abonnés et une pression sur les prix des abonnements. Pour ce qui est de la télévision gratuite, nous mettions en exergue la fragmentation des audiences, la baisse de la durée d'écoute individuelle (DEI) chez les plus jeunes, ainsi qu'une relative stagnation des recettes publicitaires. Nous pointions également un potentiel effet de ciseaux : d'un côté, une stagnation des revenus ; de l'autre, une hausse des coûts d'achat de contenus audiovisuels premium. Et nous envisagions la possibilité - théorique, à ce stade - d'une spirale négative de l'audience.
Face à cette disruption, quelles pourraient être les réponses des acteurs des médias, si je fais pour l'instant abstraction du cadre règlementaire ?
De mon point de vue, cinq stratégies principales, qui ne sont d'ailleurs pas exclusives l'une de l'autre, pourraient être mises en oeuvre.
Je qualifierai la première stratégie de stratégie frontale. Elle pourrait se résumer par une image : face aux nouveaux géants, devenons à notre tour un géant. Cette stratégie essentiellement horizontale procède plutôt par fusions-acquisitions, pour des raisons de rapidité, et se fonde sur l'idée que la taille critique est un facteur clé de compétitivité. Cet argument n'est pas sans fondement : il s'agit d'une industrie de coûts fixes et la grande taille permet d'obtenir de meilleures conditions à l'achat, pour ce qui est des droits audiovisuels notamment. C'est, me semble-t-il, le projet que portent M6 et TF1, tel qu'il nous est en tout cas présenté.
Deuxième stratégie : la stratégie d'intégration verticale, qui consiste à sécuriser la chaîne de valeur des médias. Il s'agit de faire en sorte que le « pétrole » des contenus exclusifs puisse alimenter en continu les tuyaux du numérique. Cette stratégie passe principalement par deux leviers : développer une production interne, en propre ; acheter des droits exclusifs premium ou des catalogues. On notera à cet égard que les nouveaux géants procèdent actuellement à une telle stratégie : d'un côté, remonter vers l'amont - Netflix, Amazon Prime Video ; de l'autre, redescendre vers l'aval des « tuyaux » - Disney+, HBO Max. Ces nouveaux entrants font montre d'ambitions colossales et dépensent des sommes considérables.
Troisième stratégie : la différenciation ; face au nouvel entrant, au disrupteur, il s'agit de renforcer sa spécificité, de se spécialiser selon ses avantages comparatifs, d'accentuer les niches sur lesquelles on a un avantage. Dans le cas de la télévision gratuite, cela pourrait consister à miser encore davantage sur les programmes de flux, le direct, les journaux télévisés, les émissions de divertissement, les émissions culturelles.
Quatrième stratégie : la complémentarité. Elle consiste à travailler avec et pour ces nouveaux géants, par exemple en les diffusant. Canal+, ainsi, devient un agrégateur. C'est également ce que font certains FAI. Cela peut consister aussi, par exemple, à coproduire des séries avec ces nouvelles entreprises.
Dernière stratégie, bien connue : la diversification des activités, donc des revenus. Pour la presse écrite, il s'agira de monétiser les inventaires publicitaires ou à percevoir des droits voisins. Les médias télévisuels, eux, miseront sur la plateforme OTT - francetv.fr, MYTF1, 6play. Cette stratégie peut consister également à faire payer les FAI pour qu'ils distribuent les chaînes. Quant aux stations de radio, on pourrait imaginer qu'elles monétisent demain les podcasts qui connaissent un vif succès.
Mais, pour se déployer, ces différentes stratégies doivent nécessairement tenir compte de leur environnement juridique. Je fais bien sûr référence à la réglementation sectorielle de l'audiovisuel. L'Autorité de la concurrence a montré, dans son avis de 2019, que le cadre de la loi de 1986, qui fut adapté en son temps aux spécificités de l'époque, à savoir la rareté des fréquences, avait bien atteint son objectif, mais que le monde avait changé, avec l'arrivée du numérique et des plateformes OTT notamment. Nous constations, dans cet avis, une véritable asymétrie réglementaire qui conduit à un déséquilibre concurrentiel entre géants du numérique et opérateurs installés. À mon sens, cette asymétrie est plus marquée dans les médias audiovisuels que dans la radio.
Tout l'enjeu est dès lors de remettre à plat ces règles sectorielles. Il ne s'agit absolument pas de déréguler, mais plutôt de réécrire les règles. En quel sens ? Il n'appartient pas à l'Autorité de la concurrence, mais au législateur de le dire.
Néanmoins, permettez-moi de signaler deux méthodes opposées, mais en réalité assez complémentaires, qui peuvent être retenues. Une première méthode consiste à assouplir les contraintes qui pèsent sur les opérateurs historiques - c'est tout le sens des propositions de réforme que nous avons portées dans notre avis audiovisuel de 2019. La seconde méthode consiste à faire participer les nouveaux acteurs à l'équilibre de notre écosystème - taxe GAFA, Digital Markets Act (DMA). Dans le cas de la production audiovisuelle, cela passe, par exemple, par des obligations de financement de la création ; tel est l'esprit de la directive Services de médias audiovisuels (SMA) transposée en décembre 2020. Dans la presse, cela passe par de nouvelles sources de revenus, et en particulier par la rémunération des droits voisins.
Si nous devons remettre à plat la régulation sectorielle, nous devons dans le même temps continuer à miser fermement sur le droit de la concurrence. Ce droit transversal et plastique a démontré toute son utilité pour lutter contre les abus de position dominante, contre les ententes anticoncurrentielles, mais également pour contrôler les concentrations selon une méthode éprouvée.
Je rebondirai immédiatement sur votre conclusion. Exposant toutes les possibilités de régulation qui s'offrent à nous, vous soulignez que le droit de la concurrence est essentiel. Que peut faire ce droit pour mettre de l'ordre et de la justice dans ce secteur ?
Le droit de la concurrence a une caractéristique : il s'agit d'un droit transversal, qui s'applique à tous les secteurs et repose sur des concepts plastiques - c'est là toute sa force. Il est donc moins dépendant des circonstances que d'autres droits et sait évoluer en fonction de l'évolution de la réalité économique.
Ce droit a toujours su s'adapter aux nouvelles réalités. Voyez Google et les droits voisins : l'Autorité de la concurrence n'a fait qu'appliquer le bon vieux droit de la concurrence, via la notion d'abus de position dominante, cette catégorie assez générique pour être déclinée en de multiples cas particuliers. Ce peut être en effet un abus d'éviction, mais aussi un abus d'exploitation, lorsque j'impose, par exemple, des conditions discriminatoires, non objectives, non transparentes, à l'un de mes clients. En d'autres termes, ce droit n'a pas besoin d'être réinventé pour « courir » après le réel : il est suffisamment plastique pour appréhender les situations les plus nouvelles, parce qu'il repose sur des concepts très généraux, entente, abus de position dominante, contrôle des concentrations.
Un mot sur les fusions-acquisitions. Lorsque nous avons eu à analyser l'affaire Fnac/Darty, en 2016, une question redoutable se posait à nous : faut-il prendre en compte le fait que les clients achètent aussi sur Amazon, qui n'a pas de marché local, mais, au mieux, un marché national? C'est la notion de marché pertinent, notion assez souple, qui repose sur un principe très simple, le principe de substituabilité, qui nous a permis de faire évoluer notre doctrine eu égard à cette difficulté technique.
Nous avons posé une question simple aux consommateurs : si les prix à la Fnac ou chez Darty venaient à augmenter de 5 à 10 %, que feriez-vous ? Certains nous ont répondu qu'ils achèteraient sur Amazon. Un marché pertinent, c'est toujours une somme d'indices, mais vous voyez qu'à l'aide d'un concept assez élémentaire, celui de substituabilité de la demande, nous avons pu faire évoluer notre jurisprudence. Je parle là, bien sûr, d'un cas très particulier, qui n'a pas vocation à être généralisé : celui de la distribution de produits « bruns » (télévisions et autres produits audio) en magasin physique et en ligne.
La force du droit de la concurrence, c'est paradoxalement sa dimension générale, qui lui permet d'échapper aux contingences du contexte économique.
Mettons les pieds dans le plat. Vous êtes en train d'instruire un dossier relatif à un projet de fusion entre deux grands groupes audiovisuels. La question est : quel est le marché pertinent ? Jusqu'où va aller votre plasticité, eu égard à votre jurisprudence constante en la matière ? Mme de Silva, comme d'autres, évalue à 70 % du marché publicitaire la part de marché résultant d'une telle fusion. Nous confirmez-vous qu'à 70 % il y a abus de position dominante ?
En vérité, il est prématuré pour moi de vous répondre. Vous répondre que 70 % représentent une part de marché élevée reviendrait à considérer que le marché pertinent est en effet celui que vous avez défini. À ce stade, je rappellerai - c'est très important, ce n'est pas une clause de style, et c'est pourquoi j'ai souhaité que le rapporteur général de l'Autorité de la concurrence soit présent à mes côtés - que nous sommes dans le temps de l'instruction. Des tests de marché ont été envoyés à tout le monde, annonceurs, producteurs, distributeurs, FAI ; nous sommes en train de recueillir les opinions des uns et des autres. Ce serait une faute de ma part que d'exprimer une position sur ce que serait le marché pertinent.
Je comprends et respecte votre prudence. Je formule une simple demande de vérification : sommes-nous tous d'accord que la part de marché résultant d'une telle fusion se situerait autour de 70 % du marché publicitaire de l'audiovisuel ?
Pour les économistes comme pour la jurisprudence, la part de marché est un critère important, mais n'est pas l'alpha et l'oméga de l'analyse. Je vais le dire autrement, au risque de surprendre : une part de marché de 70 % n'implique pas nécessairement un impact négatif sur la concurrence.
Vous anticipez ma deuxième question. Commençons par nous mettre d'accord sur une base commune d'information : le résultat d'une telle fusion serait-il bien une part de marché de 70 % ?
Oui, si vous définissez le marché pertinent comme vous l'avez fait.
À jurisprudence constante, c'est bien le chiffre de 70 % du marché publicitaire de la télévision qu'il faut retenir ?
C'est en effet le chiffre qui est avancé par les parties ; à ce stade, nous ne l'avons pas vérifié. Il paraît vraisemblable, mais je ne pourrai répondre avec certitude à votre question que lorsque je recevrai le rapport du service d'instruction, à la mi-2022.
À supposer que le chiffre de 70 % soit le bon, eu égard à la jurisprudence de l'Autorité sur ce secteur, la situation de concurrence issue d'une telle fusion serait-elle considérée comme acceptable ?
Tout dépend des cas. La part de marché est une condition nécessaire, mais pas suffisante. Vous pouvez avoir 100 % de part de marché sans être pour autant en position dominante. Je vous livre un cas de jurisprudence : en 2000 - à l'époque, c'est le ministre de l'économie qui contrôlait les concentrations -, Air Liberté a fusionné avec AOM.
L'analyse repose sur les mêmes concepts.
Premier concept : il faut évaluer le degré de contestabilité du marché : y a-t-il ou non des entrées possibles sur ce marché ? Si vous arrivez à démontrer qu'une entrée est crédible, probable, dans un laps de temps relativement limité - souvenez-vous de la polémique Siemens/Alstom : tel était bien l'enjeu du débat, abstraction faite des parts de marché -, alors on peut conclure que la concurrence n'est pas affectée négativement.
Second facteur : le contre-pouvoir des clients.
Ce que dit la jurisprudence, c'est qu'il faut regarder en premier lieu - vous avez complètement raison - la part de marché, mais que celle-ci n'épuise pas la totalité du sujet. Il est des cas assez surprenants où des parts de marché tout à fait considérables n'emportent pas d'abus de position dominante, parce que le marché est contestable ou parce que le contre-pouvoir des clients est important.
Vous nous dites, en vous fondant sur des exemples tirés d'autres secteurs que l'audiovisuel, que la part de marché est un élément déterminant, mais non exclusif de l'analyse.
Dans le secteur de l'audiovisuel, avez-vous des exemples à me donner où le critère de la part de marché a été mis en balance avec d'autres ?
Comme l'a dit Emmanuel Combe, la part de marché est le fondement de l'analyse, bien qu'elle puisse être contre-balancée par d'autres éléments. La jurisprudence européenne indique qu'au-delà de 50 % il existe une présomption de position dominante. Elle n'est pas irréfragable : les parties peuvent argumenter en faveur d'un renversement de cette présomption. Et je n'ai pas souvenir de cas dans le secteur de l'audiovisuel.
Le critère décisif retenu à l'appui de vos décisions a donc toujours été, pour ce qui est de ce secteur, la part de marché ?
Les deux contre-exemples que j'ai en tête sont dans le secteur aérien et dans celui des foires et salons - la fusion Paris Nord Villepinte/Porte de Versailles.
Prenez-vous en compte d'autres critères que le critère économique, comme celui de la diversité ?
À titre principal, nous adoptons plutôt une approche par le prix. Néanmoins, on peut considérer que la qualité, entendue aussi au sens de diversité, est un paramètre de concurrence. Nous l'avons fait notamment dans des décisions relatives à la presse régionale : nous acceptions la fusion-acquisition ou la reprise en imposant comme condition, ou plutôt comme remède, le maintien séparé des rédactions en chef, au motif justement d'éviter la réduction de la diversité de l'offre.
Second exemple, dans le domaine des magazines automobile : la fusion Reworld/Mondadori, au terme de laquelle un opérateur aurait possédé trois des quatre grands titres français. Nous avons estimé, au nom de la diversité éditoriale, que cet opérateur devait revendre l'un de ces titres. Dans ce cas, le remède n'a donc pas été un remède comportemental, mais un remède structurel exigé en contrepartie de l'autorisation.
Nous avons donc bien, dans la presse, quelques exemples de prise en compte explicite de l'argument de la diversité.
Dans le domaine de la télévision, avons-nous de tels exemples ? Je citerai le cas Canal+/TPS, en 2012. Parmi les mesures correctives que nous avons exigées, j'en mentionne deux très intéressantes : la diversité des acteurs de la télévision payante devait être favorisée ; Canal+ avait l'obligation de ne pas remettre en cause le système de financement du cinéma français, qui est structuré autour d'un acteur verticalement intégré. Nous avions écrit : « L'abondance et la qualité de cette production profitent au consommateur final et l'Autorité est soucieuse de ne pas déstabiliser cet équilibre. »
À titre principal, nous regardons l'impact sur les prix et sur les quantités, mais rien n'empêche l'Autorité - c'est bien un paramètre de la concurrence - de prendre en compte l'éventuelle réduction de la qualité du produit ou la diversité des titres, ce qui peut conduire à des remèdes soit comportementaux soit structurels.
Le périmètre pertinent était jusqu'à présent celui de l'audiovisuel tel qu'on le connaît. Nous sommes tombés d'accord : la part de marché du nouvel acteur issu de la fusion serait de 70 % de ce périmètre. Mais certains arguent que le marché pris en compte n'est plus le marché pertinent, puisque de nouveaux entrants ont fait leur apparition.
Quel est l'état de votre réflexion ? Sur quels éléments pourrait reposer un changement de marché pertinent ?
Nous sommes dans le temps de l'instruction et non du collège ; j'aurais le sentiment de préjuger de cette question si j'exprimais la moindre opinion.
Le droit de la concurrence repose sur des notions si génériques qu'elles s'appliquent à tous les secteurs. Dans le cas que vous évoquez, la question à laquelle il va falloir répondre est la suivante : si, après la fusion, le prix augmente pour les annonceurs, ceux-ci pourront-ils se reporter sur d'autres médias ? On retrouve fondamentalement la question de la substituabilité. Je suppose que les tests de marché qui ont été envoyés aux annonceurs permettront d'y répondre. Nous demandons aux annonceurs : si le spot télévisuel voit son prix augmenter, quelle sera votre réaction ? Vous reporterez-vous sur Google ou sur Facebook ? Ou considérez-vous que les écrans « puissants » de TF1 et de M6 sont incontournables ? Pour quels motifs faites-vous de la publicité à la télévision ? Ces motifs sont-ils les mêmes que ceux qui vous conduisent par ailleurs, peut-être, à faire de la publicité sur Facebook ?
Les tests sont-ils réalisés aussi sur la part restante de l'audiovisuel, qui échappera à cette fusion géante ? Quid de l'effet sur les prix pour les petites chaînes, ou pour l'audiovisuel public ?
C'est un point fondamental : après la première étape, qui analyse la substituabilité et le marché pertinent, viendra la seconde étape : quels sont les impacts, au pluriel, sur la concurrence ? Je pense aux effets horizontaux de la fusion, à ses effets congloméraux, à ses effets verticaux : l'impact de l'opération sur l'écosystème sera pris en compte dans toutes ses dimensions. Troisième étape : quels sont les remèdes ?
Vous avez pointé le problème principal que pose l'opération. Ce n'est pas le seul ; je pense au marché des achats de droits. La future entité disposera-t-elle, sur certains types de programmes, d'une puissance d'achat telle que les producteurs indépendants deviendront dépendants ? À l'heure actuelle, l'opération n'est pas formellement notifiée, mais, conformément à nos lignes directrices, TF1 nous a donné son accord pour que nous commencions l'instruction, ce qui fut fait au mois de septembre. Nous avons envoyé 150 questionnaires sur l'acquisition de droits, sur la distribution des chaînes TNT via internet, sur la publicité. Un nouveau questionnaire sur la publicité est prêt ; nous l'enverrons en janvier. Nous avons prévu d'interroger 1 000 annonceurs afin d'étudier leurs comportements en tant que clients : quand vous voulez toucher telle cible, Google ou Facebook sont-ils substituables, par exemple, à un écran puissant ? Quel est le coût par personne touchée d'une publicité sur internet ? Sur une chaîne hertzienne ?
La définition du marché pertinent de la publicité télévisée est clairement inscrite dans les jurisprudences nationale et européenne ; nous échangeons à ce propos avec nos collègues de la Commission européenne, bien qu'il s'agisse d'une compétence nationale. Un marché de la publicité digitale a été défini via des décisions concernant Google, sans que ni TF1 ni M6 n'apparaissent dans le paysage. La jurisprudence, donc, est très bien établie. Et TF1 de brandir une thèse : notre vision serait dépassée, les marchés ayant évolué.
Nous prenons cette thèse de façon totalement agnostique : vérifions ! À la fin du premier semestre 2022, nous livrerons au collège de l'Autorité un rapport - des éléments chiffrés, des préconisations. Un débat contradictoire aura lieu, et le collège appréciera. Voilà comment les choses se passent.
Nous sommes dans la phase d'enquête ; nous traitons cette affaire qui suscite beaucoup de passions comme n'importe quelle opération de concentration. Nous y consacrons malgré tout des ressources considérables, à notre échelle : 7 rapporteurs, dont 4 du service des concentrations, qui en compte 20, et 3 du service économique, qui en compte 8, sachant que nous sommes 120 dans les services d'instruction. La dernière fois que nous avions déployé de tels moyens, c'était pour la fusion Canal+/TPS. Décidément, la télévision est gourmande en ressources...
Imaginons que cette fusion ait eu lieu. Quelles sont, d'après vous, les conditions qui permettraient de concilier cette naissance d'un géant français avec le respect du droit de la concurrence ? Quelles sont les garanties qui pourraient rendre tenable une telle fusion ?
Nous allons analyser, une fois instruite la question du marché pertinent, les impacts sur la concurrence, c'est-à-dire, à titre principal, sur les prix, dont le prix des spots télévisuels. Une fusion qui conduirait à faire monter les prix aurait par définition un effet anticoncurrentiel.
Nous pouvons également prendre en compte des impacts de la fusion sur la diversité et sur la qualité des programmes. C'est bien toujours sous ces angles que nous apprécions une opération.
Dès lors que l'impact est significativement négatif, vous connaissez la réponse : soit il existe des remèdes, structurels - revente de chaîne, par exemple - ou comportementaux - maintien séparé des régies publicitaires ou des équipes qui négocient les droits d'achat en amont, les output deals, comme nous l'avions fait pour Canal+/TPS.
La dernière solution, dans des cas extrêmes, s'appelle l'interdiction. L'Autorité a pour la première fois l'année dernière fait usage de ce pouvoir d'interdire, à deux reprises. Cette faculté n'exclut pas, d'ailleurs, que le pouvoir politique, en fonction d'autres impératifs tout aussi légitimes - la concurrence ne dit pas tout d'une situation -, puisse réviser cette décision. C'est la phase 3, en quelque sorte : le ministre de l'économie a toujours la possibilité, dans les deux sens, d'interdire une fusion qui a été considérée comme compatible avec les règles concurrentielles ou d'autoriser une fusion qui a été interdite, comme il l'a fait en 2018 dans l'affaire Cofigeo/William Saurin.
Si vous autorisez l'opération, cela signifie qu'il n'y aura pas d'impact dommageable sur les prix. Il doit donc être possible de vérifier a posteriori que de tels effets négatifs ont bel et bien été évités.
Tout dépend de la nature des remèdes : s'il s'agit de remèdes comportementaux, ils sont censés être suivis ; s'il s'agit de remèdes structurels, nous partons du principe qu'ils suffisent par eux-mêmes à faire disparaître le problème.
À bien vous écouter, on comprend pourquoi vous êtes professeur. Votre propos est limpide ; merci pour cette séance de formation continue. Vous avez clairement cadré notre objet : substituabilité, contre-pouvoirs.
L'aspect générique du droit de la concurrence devrait être, pour nous, une indication. Nous aimons beaucoup écrire des lois - des lois très bavardes - qui, pour la plupart, sont de circonstance, quand les lois-cadres, elles, nous manquent.
Vous avez identifié la télévision, la radio, la presse écrite. Vous avez évoqué les nouvelles technologies. Faites-vous une différence, s'agissant de la même marque, entre un spot publicitaire télévisé et un spot publicitaire diffusé sur YouTube ?
C'est l'éternelle question de la substituabilité ; à ce stade, je ne peux pas vous répondre - les tests de marché sont lancés.
À l'évidence, les annonceurs répondront que toute campagne publicitaire n'obéit pas aux mêmes motivations : il peut s'agir de convertir à l'achat ou il peut s'agit d'une campagne de notoriété. Une campagne de notoriété peut-elle se faire aussi bien sur Facebook que sur un écran puissant d'une grande chaîne de télévision gratuite ? La nature du message que l'on veut faire passer est fondamentale.
Nous étudierons également ce que nous répondent les annonceurs quant aux formats : les formats publicitaires sont-ils les mêmes à la télévision et sur Facebook ? Je n'en ai pas l'ombre d'une idée... Sont-ce les mêmes équipes, au sein des agences médias et des régies publicitaires, qui mettent en oeuvre ces programmes de dépenses publicitaires ?
Nous n'aurons les réponses, qui seront très pointues, qu'à l'issue du grand test de marché que nous avons lancé auprès de 1 000 annonceurs.
Selon Isabelle de Silva, pour que l'Autorité de la concurrence donne son accord au projet de fusion TF1/M6, il faudrait qu'elle modifie le marché pertinent - le nouveau groupe serait ultra-dominant sur celui de la publicité télévisée : 75 % de part de marché - pour l'élargir à la publicité en ligne. Suivez-vous cette piste ?
Vous avez dit qu'il fallait réécrire les règles : assouplir les règles et faire participer les nouveaux acteurs. Pouvez-vous développer ?
Je commencerai par votre seconde question : l'idée de réécrire les règles, c'était là l'esprit même de notre avis audiovisuel de 2019, dans lequel nous formulions plusieurs propositions.
Pour réduire cette asymétrie règlementaire entre les nouveaux géants, auxquels rien ne s'impose, et les opérateurs historiques, nous proposions de faire évoluer les obligations relatives à la production audiovisuelle - la part réservée à la production indépendante, notamment, est de 75 % pour le cinéma - ainsi que les obligations de diffusion - le quota d'oeuvres françaises et européennes, en particulier.
Nous proposions également une réflexion sur la question des jours interdits. Cette réflexion a eu lieu ; en témoigne le décret d'août 2020.
Concernant la publicité à la télévision, il existe toujours des secteurs interdits, ce qui n'est plus le cas au cinéma. Ces secteurs interdits ne le sont pas, je le rappelle, pour les opérateurs numériques.
Nous attirions par ailleurs l'attention du législateur sur le fait que les grands acteurs de la télévision ne pouvaient pas faire de publicité segmentée - c'est désormais le cas. Ne pourrait-on pas imaginer que, demain, ils puissent faire de la publicité ciblée, comme les opérateurs du numérique, ce qui est encore différent ? Cela poserait de redoutables problèmes : comme nous regardons souvent la télévision via notre FAI, à qui appartiendraient les données personnelles ? Un débat juridique épineux aura lieu sur l'usage et la propriété de ces données.
Quelques mots sur le dispositif anticoncentration, qui repose sur trois grands piliers - la règle des 49 % de détention du capital, le nombre maximal de sept autorisations d'émettre, la règle des « deux sur trois » régissant les seuils de concentration plurimédias. Il nous semblait que ce dispositif pouvait être revu, concernant à tout le moins la détention du capital. Cette régulation doit être non pas allégée, mais réécrite, parce qu'elle est figée - alors que l'économie a changé - et défavorable aux acteurs historiques, et notamment à l'intégration verticale vers la production, que les nouveaux géants, eux, pratiquent allègrement. Elle est en outre assez complexe.
Quant à la prise en compte de la publicité en ligne, c'est l'un des sujets principaux du test de marché.
Dans notre avis audiovisuel de 2019, nous évoquions des pistes. Nous mettions en exergue une certaine convergence des caractéristiques : certaines chaînes combinent du linéaire et du non linéaire - on peut regarder la télévision gratuite sur sa tablette, où peuvent s'afficher des publicités ciblées. Néanmoins, nous insistions sur le fait qu'il existait plutôt, en la matière - mais c'était en 2019 -, une complémentarité qu'une substituabilité.
Publicité en ligne et publicité télévisuelle ont des caractéristiques physiques différentes ; appartiennent-elles pour autant à des marchés différents ? Un train n'est pas un avion ; pour autant, on peut considérer que, s'agissant du trajet Paris-Londres, ils appartiennent au même marché pertinent. Des produits différents peuvent appartenir au même marché et, réciproquement, des produits apparemment identiques n'appartiennent pas nécessairement au même marché, si les usages sont différents.
Cette question a irrigué toute notre réflexion depuis le début : celle de la délimitation des marchés pertinents. Attendons le résultat des tests de marché ! Quelque 1 000 annonceurs sont consultés - je l'ai appris aujourd'hui, comme vous, ce qui prouve la séparation entre l'instruction, qui instruit, et le collège, qui, en son temps, prendra ses responsabilités. Nous allons disposer d'un panel de réponses tout à fait considérable qui nous permettra d'y voir clair.
Je m'associe aux propos de Jean-Raymond Hugonet : merci pour la qualité de vos explications.
Je voudrais revenir sur le passé : à l'occasion de fusions dans la presse écrite ou dans d'autres médias, vous avez déjà rendu des avis, émis des préconisations, pris des décisions. Où se limite votre pouvoir ? Une fois rendue votre décision, peut-il arriver qu'il y ait des dérapages ? Est-ce à la justice, le cas échéant, d'intervenir ?
Au niveau européen, par ailleurs, comment cela se passe-t-il dans ce genre de cas, celui de grandes fusions donnant naissance à des groupes d'envergure internationale ?
En réalité, il ne s'agit pas d'un avis, mais d'une décision qui va s'imposer aux entreprises, quelles qu'elles soient. Bien sûr, cette décision est susceptible de recours devant le Conseil d'État et elle est prise sous réserve du pouvoir d'évocation du ministre de l'économie et des finances. D'une certaine manière, elle s'apparente à une décision antitrust. Quand on inflige à Google une amende de 500 millions d'euros, il ne s'agit pas d'un simple avis.
Que va-t-il se passer après la fusion ? C'est une question tout à fait fondamentale. Dans l'hypothèse où la fusion a lieu, on apportera soit des remèdes comportementaux, que l'on pourra suivre notamment via un mandataire - s'ils ne sont pas respectés, il y aura des injonctions -, soit des remèdes structurels, en estimant qu'à eux seuls, par leur nature même, ils résolvent le problème. Dès lors, il n'y aura pas lieu de procéder à une autre analyse, si ce n'est sous un angle totalement différent, qui n'est plus le contrôle des concentrations, mais l'antitrust, pour détecter un abus de position dominante ou - sait-on jamais - un comportement d'entente sur le marché.
Si d'aventure l'entreprise dérive, c'est-à-dire si elle ne respecte pas ses engagements comportementaux, nous disposons d'un pouvoir de sanction. On l'a vu récemment dans l'affaire Google : les injonctions n'ont pas été respectées et une sanction de 500 millions d'euros a été prononcée. Nous avons le pouvoir de faire respecter nos décisions, y compris par des sanctions pécuniaires significatives.
J'en viens aux aspects internationaux. Évidemment, la France n'est pas isolée en Europe : des opérations similaires sont en préparation ou en cours en Belgique et aux Pays-Bas. Nous sommes en liaison étroite avec nos homologues de ces deux pays pour assurer la cohérence de nos analyses. Selon toute vraisemblance, l'Allemagne sera le prochain pays à intervenir. Le sujet part de la France, mais il est potentiellement paneuropéen. À ce titre, nous menons de nombreux échanges avec nos collègues de la Commission européenne, qui suit cette question de manière informelle.
Vous parlez de marchés pertinents, d'impacts et de remèdes. Or la fusion prévue donnerait naissance à un groupe de dix chaînes. Ce dernier devra donc en restituer au moins trois : savez-vous déjà lesquelles ? Les futurs acquéreurs de ces chaînes sont-ils dans une situation similaire ? Comment se forge votre décision finale ? Prendra-t-elle en compte la restitution de ces trois chaînes ?
En parallèle, à quel moment interviendra la saisine de la future Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) ? Comment l'avis de cette instance et votre décision s'articuleront-ils ?
L'Autorité de la concurrence a l'obligation de saisir la future Arcom, d'abord pour qu'elle rende un avis sur l'opération. Nous avons eu des contacts très précoces, dès le début de la procédure.
La question de la cession des chaînes relève bien de la prérogative du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). Normalement, l'Autorité sera informée avant sa propre décision de la cession de ces trois chaînes : c'est nécessaire pour que nous puissions connaître le paysage concurrentiel. Ensuite - je raisonne en théorie, car, pour l'heure, le collège n'a pas commencé l'instruction -, l'Autorité pourrait en déduire que l'on doit céder des chaînes pour apporter un remède structurel.
Il y a donc deux procédures parallèles. Les entreprises vont procéder à la cession de trois chaînes. L'Autorité devra nécessairement prendre en compte ces cessions dans son analyse concurrentielle. Mais, si remède il y a, elle pourra demander des cessions de chaînes supplémentaires.
Nous avons sollicité le CSA pour avis. Grâce à sa connaissance fine du secteur, il va aussi nous apporter des éléments concrets et quantifiés. Cette source neutre et objective est très précieuse, comme l'avis de l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) dans d'autres domaines.
En vertu des règles anti-concentration, sinon critiquées, du moins discutées par l'Autorité de la concurrence en 2019, nous prendrons acte des conséquences sur la concurrence de la cession de ces trois chaînes. Cela étant, le sujet, c'est TF1 et M6. Le reste est tout de même un peu périphérique.
Si un acquéreur possédant d'autres médias est intéressé par l'une des trois chaînes, pouvez-vous faire valoir que son acquisition va déstabiliser le paysage audiovisuel dans son ensemble ?
Le CSA va désigner les trois chaînes qui doivent être cédées ou va se mettre d'accord avec TF1 à ce titre ; ensuite, des acquéreurs seront retenus. En fonction des chiffres d'affaires réalisés, il est possible que ces acquisitions soient de nouvelles opérations de concentration devant être notifiées à l'Autorité de la concurrence. Cela ne reviendra pas à mettre en cause la décision du CSA. En revanche, nous pourrons ainsi dire à TF1 qu'il ne peut pas choisir tel acquéreur.
Monsieur Combe, vous avez commencé votre propos liminaire par une description très précise et intéressante du secteur sur le plan économique. Bien sûr, votre décision finale sera de nature juridique ; mais doit-on en déduire qu'elle dépendra aussi des enjeux économiques, voire stratégiques, que vous avez présentés ?
Comme toujours, la décision sera une conjugaison de droit et d'économie, car le droit de la concurrence est très lié à l'analyse économique. Cela étant, ce sera d'abord une décision de droit, susceptible de recours. L'économie ne prend pas le pas sur l'argument juridique. Nous sommes tenus par un certain nombre de critères juridiques extrêmement stricts.
J'ai évoqué différentes stratégies en faisant abstraction du cadre réglementaire : nous, Autorité de la concurrence, n'avons pas à les intégrer en tant que telles. Il s'agit de stratégies privées, qui peuvent heurter le droit de la concurrence. Je pense notamment à la stratégie frontale, qui procède justement par fusion-acquisition.
Nous devons comprendre ces stratégies dans le cadre d'une analyse positive. Mais ce n'est pas parce que nous les comprenons que nous allons forcément les « bénir ». Ce sont deux sujets différents : nous devons, d'une part, comprendre la motivation de l'opération et, de l'autre, apprécier son impact sur la concurrence. Au fond, c'est toute la question de la discordance entre l'intérêt public et les intérêts privés.
Comment et par qui sont désignés les membres du conseil ? Quel est leur profil ?
Il s'agit là d'une question fondamentale.
Souvent, on pense au collège comme à une entité désincarnée. Or, le collège, c'est dix-sept personnes : un président, quatre vice-présidents et douze membres venant de divers horizons. Pour être parfaitement précis, cinq personnalités sont issues du monde dit « de la production, artisanat, distribution ». Nous comptons donc des représentants du secteur privé, ce qui est nécessaire.
Je suis à l'Autorité de la concurrence depuis 2005 ; à cette époque, on parlait d'ailleurs encore du Conseil de la concurrence.
Cette composition assure la diversité des points de vue. Au sein du collège, siègent à la fois le président d'une association de consommateurs, des représentants des grands corps - Conseil d'État, Cour des comptes -, un professeur de droit de Paris-I et un professeur de sciences économiques. C'est cette richesse qui assure l'impartialité et la qualité des décisions. En effet, les membres ne sont pas toujours d'accord. Le collège n'est pas une chambre d'enregistrement, mais un lieu de débat, et c'est bien lui qui décide.
Tout à fait et, en cas de voix égales, la voix du président compte double.
Les membres et le président sont désignés par le Président de la République, sur proposition du ministre de l'économie et des finances.
La variété de cette composition a été voulue par le législateur ; elle permet d'assurer la diversité des points de vue et, surtout - j'ai pu le vivre, depuis seize ans -, la qualité des décisions. Le regard d'un président d'association de consommateurs n'est pas nécessairement celui d'un professeur de droit, qui n'est pas non plus celui d'un professeur d'économie.
On le sait, le conseil comptera bientôt un nouvel acteur : le futur président. Y a-t-il d'autres membres dont le mandat arrive à échéance d'ici à l'examen du dossier, à la mi-février 2022 ?
Tout à fait. Non seulement trois membres dont le mandat a expiré demandent à être renouvelés, mais le Président de la République, sur proposition du ministre de l'économie et des finances, doit nommer deux nouveaux membres qui ne peuvent être renouvelés, car ils ont déjà fait deux mandats. Ces membres doivent être nommés dans les semaines à venir.
Vous avez conscience que votre instruction va être scrutée de près. La réputation et l'autorité de votre institution dépendront beaucoup de la précision et de l'indépendance de votre travail, quel que soit le sens de la décision prise.
Nous avons auditionné une spécialiste du sujet, Julia Cagé. Selon elle, pour une décision de ce type, on peut interroger l'indépendance de l'Autorité de la concurrence, comme celle du CSA d'ailleurs. Elle ajoute qu'il faudrait aller chercher un avis indépendant auprès de la Commission européenne, hors des pressions auxquelles le pouvoir politique, et donc vos institutions, peuvent être sujets, même si, par leur pertinence, beaucoup de décisions prouvent le courage du collège. Que pensez-vous d'une telle proposition ?
Mon expérience me permet de vous répondre avec certitude. Peu après mon arrivée en février 2005 au Conseil de la concurrence, devenu Autorité en 2009, nous avons traité de la fameuse affaire du cartel de la téléphonie mobile. À la clef, nous avons prononcé une amende de 534 millions d'euros. C'est la première affaire que j'ai eu à traiter.
En seize ans, je n'ai jamais ressenti la moindre pression ou la moindre interférence. De plus, ce qui prévient toute partialité, c'est la diversité des profils. Excepté de petites affaires, soumises à un juge unique, aucune décision n'est rendue par un individu : cela n'existe pas.
Les grandes affaires sont soumises, sinon à l'ensemble du collège, du moins à un grand nombre de ses membres. Par définition, ces membres jugent et apprécient en leur âme et conscience. Je ne vois pas sur quel fondement l'on pourrait considérer qu'il faut dessaisir l'autorité d'une affaire jugée trop importante.
J'ai été chargé de l'affaire des produits d'hygiène et d'entretien, qui s'est soldée par une amende de 980 millions d'euros. D'autres collègues ont traité l'affaire Apple, qui s'est conclue par 1,2 milliard d'euros d'amende. Il faudrait les interroger : je ne crois pas qu'ils aient le sentiment d'avoir subi la moindre pression de qui que ce soit.
J'ai donc du mal à comprendre l'argument de Julia Cagé, pour laquelle j'ai par ailleurs le plus grand respect. Raisonner ainsi, c'est méconnaître le fonctionnement concret de notre institution.
L'interrogation ne portait pas sur d'éventuelles pressions des acteurs susceptibles d'être sanctionnées. Julia Cagé rappelait simplement que les membres sont nommés par décret du Président de la République et parlait de pressions du pouvoir politique. Cela étant, je prends note de votre réponse.
Au sujet du domaine pertinent, vous nous apprenez que l'enquête porte sur 1 000 annonceurs pour le marché publicitaire et qu'il faut également tenir compte des coûts de production. L'enquête s'étend-elle à cet impact ?
Enfin, le marché des données personnelles semble le plus prisé de notre époque : il faut dire qu'il rapporte beaucoup. Commencez-vous à l'appréhender dans vos travaux ?
Le questionnaire qui sera envoyé au début de janvier prochain est ciblé sur la publicité et va bien couvrir les 1 000 premiers annonceurs. Par ailleurs, nous avons déjà envoyé 150 questionnaires en septembre et en octobre derniers. Nous attendons les réponses. À ce titre, nous nous sommes adressés notamment au volet de production, qui, avec le marché publicitaire, est l'élément principal du dossier.
Nous nous intéressons à d'autres sujets, comme le marché de la publicité à la radio, qui est lui aussi concerné.
À ma connaissance, et sauf erreur de ma part, aucun marché des données personnelles n'a été identifié et délimité comme tel. Le fait de détenir un grand nombre de données confère une puissance de marché, notamment dans le domaine de la publicité, pour la publicité ciblée, que ce soit en search ou en display. Si Google et Facebook ont été qualifiés de puissances de marché importantes, voire considérés comme étant en position dominante, c'est aussi parce que les données personnelles qu'ils détiennent les dotent d'une puissance de feu en matière de publicité ciblée.
Quant à la publicité télévisuelle, telle qu'elle existe aujourd'hui, elle ne laisse pas de place à la publicité ciblée, ou elle ne lui en accorde que très peu. Pour le moment, le sujet est donc moins sensible - c'est moins vrai en matière de replay.
Pourtant, il pourrait être bon de légiférer au sujet de la publicité ciblée.
Tout à fait. Nous l'avons d'ailleurs recommandé dans notre avis de 2019.
Messieurs, nous vous remercions de ces éléments très précis ; désormais, nous mesurons mieux l'ampleur du travail que vous attend. Bien sûr, nous suivrons avec attention l'instruction et la décision de l'Autorité.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 20.