Intervention de Camille Morel

Mission d'information Fonds marins — Réunion du 15 mars 2022 à 17h00
Enjeux stratégiques de la maîtrise des fonds marins — Audition de Mme Camille Morel chercheuse en relations internationales à l'université jean moulin lyon-3 M. Nicolas Mazzucchi chargé de recherches à la fondation pour la recherche stratégique frs et Mme Marianne Péron-doise chercheuse asie du nord stratégie et sécurité maritimes institut de recherche stratégique de l'école militaire irsem

Camille Morel, chercheuse en relations internationales à l'université Jean Moulin Lyon-3 :

Je centrerai mon propos sur les câbles sous-marins de communication, même s'il existe d'autres types de câbles sous-marins, comme les câbles d'énergie, qui permettent de relier les plateformes offshore, ou les câbles d'ordre scientifique, par exemple pour observer les océans et prévenir les tsunamis.

Il y a environ 450 câbles sous-marins de fibre optique actifs et en projet dans le monde. Ils permettent de faire transiter une grande majorité - on parle de plus de 98 % - du trafic de données internationales. Cela comprend à la fois les appels téléphoniques vers l'international, mais également la consultation de sites stockés sur des serveurs à l'étranger. Vous l'aurez compris, la majorité de nos activités quotidiennes dépend de ce transfert de données vers l'international.

Il y a évidemment une hétérogénéité de la répartition des câbles sur le globe, d'où des rapports de dépendance et d'inégalités entre les États, en termes à la fois de possibilité de faire remonter les flux à problème sur un câble, mais aussi de capacités d'action sur ces infrastructures, les États n'engageant pas les mêmes moyens en la matière.

Les câbles sous-marins sont évidemment des infrastructures stratégiques, puisqu'ils transportent de l'information. En cela, ils sont un instrument historique de puissance. Des cas de coupures de câbles sous-marins, mais également des actions de censure de renseignements à partir de ces infrastructures, ont été observés en temps de guerre comme en tant de paix.

L'enjeu géopolitique est aujourd'hui renouvelé, pour plusieurs raisons. D'abord, l'importance des câbles sous-marins n'a jamais été aussi élevée. Surtout, cette technologie concerne à la fois l'espace maritime et le numérique, qui sont au coeur du renouveau des puissances sur la scène internationale.

La France est bien dotée en câbles sous-marins. Le territoire métropolitain bénéficie de ses différentes façades maritimes. Il y a aujourd'hui une vingtaine de câbles sous-marins actifs en France et cinq ou six projets pour les cinq prochaines années à venir. Les deux points d'entrée majeurs du trafic vers l'international sont Paris, la capitale étant reliée par le réseau terrestre aux câbles sous-marins de la façade atlantique et de la Manche notamment, et Marseille, qui aura certainement un rôle important à jouer dans les prochaines années, en particulier pour le trafic de données vers l'Asie et l'Afrique.

Les outre-mer sont reliés de manière beaucoup plus hétérogène. Plusieurs territoires, comme Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Saint-Pierre-et-Miquelon, n'ont qu'un seul câble sous-marin. La Guyane en possède deux. La Réunion, la Guadeloupe et Mayotte disposent de trois câbles, contre quatre pour la Martinique. D'autres projets concernant ces territoires sont à venir.

Une carte mondiale des câbles sous-marins existe et est disponible en ligne. Elle contient d'autres informations, notamment sur les propriétaires des câbles. Il est difficile de quantifier une éventuelle dépendance de la France et des territoires d'outre-mer à certains réseaux sous-marins, car plusieurs critères peuvent être pris en compte : la destination de ces câbles, leur capacité et la nature des flux.

Des risques pèsent sur ces infrastructures. Le premier, ce sont les causes accidentelles : à 70 %, les câbles sous-marins sont endommagés par les filets de pêche et les ancres des navires, mais il y a également des phénomènes naturels, comme les séismes sous-marins. Mais il peut aussi y avoir des atteintes volontaires aux réseaux sous-marins. Le contenant et le contenu transporté peuvent être visés. Le contenant peut faire l'objet d'atteintes physiques, par exemple des coupures, ou de détournements d'usage, des câbles ayant une vocation civile pouvant être utilisés à d'autres fins. Et l'intégrité des données transmises peut également être remise en cause.

Plusieurs facteurs de résilience entrent en jeu. D'abord, la multiplicité des différentes liaisons sous-marines permet de regrouper une certaine partie du flux d'un câble endommagé sur un autre. Ensuite, le nombre des acteurs, notamment des fournisseurs de câbles sous-marins, fait diminuer la dépendance d'un État à d'autres ou à des opérateurs privés. Enfin, les réseaux sous-marins ne sauraient exister seuls ; ils doivent être pensés en association avec le réseau terrestre, avec les satellites et avec des équipements nécessaires au bon fonctionnement des communications internationales, comme les data centers.

Il est compliqué d'évaluer les zones les plus à risques en matière de câbles sous-marins, dont la protection n'est pas la même de bout en bout ; elle varie largement en fonction des acteurs privés chargés de la gestion.

En général, près des côtes, les câbles sous-marins sont installés en faible profondeur, mais ils bénéficient souvent de couches supplémentaires de protection et ils sont enterrés sous le sable, ce qui limite les risques d'endommagement. Mais ils sont plus confrontés aux activités concurrentes de l'espace maritime et peuvent être abîmés par des navires ou des filets de pêche.

À l'inverse, en haute mer, le câble est moins protégé. Souvent, il est simplement posé dans le fond des mers. Certes, la profondeur limite l'accès au réseau. Néanmoins, ces espaces sont plus propices à des actions discrètes. Le cadre international facilite aujourd'hui l'intervention des États, notamment dans un contexte de guerre, sur les câbles situés en haute mer.

En outre, la circulation des bateaux chargés de la pose, mais aussi de la réparation des câbles dans les eaux est plus difficile dans les zones de conflit et de piraterie.

Il existe des zones de concentration intense de passage des câbles sous-marins, comme le détroit de Luçon ou le détroit de Malacca.

Les câbles sous-marins sont aujourd'hui essentiellement entre les mains d'acteurs privés. Ce sont principalement des opérateurs de communications réunis en consortiums, mais il peut s'agir d'autres acteurs privés, comme des banques. Les géants du net américain, comme Google, Amazon ou Facebook, qui sont arrivés en 2010, représentent aujourd'hui la majorité des investisseurs. La protection des infrastructures est majoritairement gérée par ces acteurs privés, qui ont passé des accords de maintenance en fonction des zones géographiques existantes.

Il est évidemment impossible d'assurer une surveillance permanente. D'ailleurs, cela aurait peu de sens, étant donné que les coupures sont quasi quotidiennes, mais elles sont gérées par les opérateurs sans que les utilisateurs soient réellement conscients des problèmes sur les réseaux.

La question se pose différemment pour des îles isolées ou pour des pays peu ou mal reliés par câbles sous-marins.

Le rôle des États sur la protection des infrastructures sous-marines augmente. Il y a une politisation du sujet sur la scène internationale. Cela entraîne de plus en plus de mesures de protection et de surveillance de la part de l'État, au moins sur les infrastructures sous-marines qui traversent les eaux sous souveraineté.

Les partenariats public-privé sont un sujet essentiel. Ils se développent partout sur le globe, d'où des interrogations sur les liens entre certains industriels et certains États.

Les moyens de l'État pour répondre à l'objectif de protection me semblent satisfaisants. La France fait partie des quelques pays qui possèdent des moyens technologiques pour aller en profondeur, jusqu'à 6 000 mètres, les autres étant les États-Unis, la Russie, la Chine et le Japon. La stratégie ministérielle adoptée récemment a vocation à multiplier les moyens d'action en profondeur de notre pays ; c'était là une mesure indispensable. Il ne me paraît pas indispensable d'aller au-delà des 6 000 mètres de profondeur. Cela permet déjà de couvrir 97 % de la superficie des océans.

Les moyens mis en oeuvre dans le cadre de la stratégie ministérielle me semblent adaptés au contexte maritime d'hybridité. Nous le savons, les fonds marins sont propices à la dissimulation et à la discrétion des actions. Cette stratégie vise à assouplir les modes d'intervention dans les fonds marins.

Il y a toutefois des axes d'amélioration, notamment en matière de partage capacitaire. Le savoir-faire technologique en matière de câbles sous-marins est encore entre les mains d'acteurs privés. L'État ne pouvant pas se substituer à ces derniers, il me paraît important de renforcer le partage d'informations avec eux, notamment sur la cartographie, mais également en cas d'incident. Aujourd'hui, ce sont les acteurs privés qui ont connaissance en premier des dommages que peut subir le réseau.

Par ailleurs, il me semble important que l'État débloque un certain nombre de financements sur des outils qui sont en place, mais qui n'ont pas été mobilisés.

Les fonds marins ne doivent pas être pensés de manière cloisonnée. À mon sens, il faut y associer l'espace terrestre, l'espace extra-atmosphérique et l'espace cyber, dans une réflexion plus générale. Aujourd'hui, le régime applicable sur la zone internationale des fonds marins peut entrer en conflit avec un certain cadre légal existant, notamment sur les eaux sus-jacentes.

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