Nous avons le plaisir d'accueillir M. Olivier Poivre d'Arvor, ambassadeur pour les pôles et les enjeux maritimes. Je souhaite tout d'abord excuser l'absence de Michel Canévet, notre président, qui ne peut être présent aujourd'hui.
Monsieur l'ambassadeur, vous étiez récemment en première ligne pour l'organisation du sommet « Un océan ». À cette occasion, le Président de la République a renouvelé son engagement en faveur de l'exploration des grands fonds marins, qui est l'un des objectifs du plan d'investissement France 2030.
Notre mission d'information a débuté ses travaux en janvier dernier et poursuit ses auditions en vue de la présentation de son rapport en juin prochain. Nous entendons toutes les parties prenantes, notamment les entreprises intéressées par les opportunités qu'offre l'exploration, voire l'exploitation, et les ONG qui s'inquiètent des risques qu'une exploration non maîtrisée pourrait faire courir à un environnement fragile dont le rôle dans la régulation du climat et de la vie est essentiel.
Nous avons entendu le secrétaire général de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM), ainsi que notre ambassadeur auprès de cette organisation, M. Olivier Guyonvarch, sur les problématiques spécifiques à la zone internationale.
Les enjeux de coopération internationale sont nombreux, si nous voulons éviter une compétition effrénée qui risquerait de rendre vains nos propres efforts pour préserver l'environnement.
Enfin, je vous informe que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat.
Le sujet des grands fonds marins est particulièrement passionnant et l'actualité nous permet de pointer du doigt son importance en termes d'indépendance stratégique.
Mes questions portent autour de trois grandes thématiques.
Tout d'abord, quel est votre regard sur la manière dont s'est déroulé le sommet « Un océan » auquel j'ai pu participer ? L'Unesco a annoncé le lancement d'un programme de cartographie de 80 % des fonds marins d'ici à 2030. Quelle place la France peut-elle prendre dans ce projet ?
Ensuite, la France a lancé une redéfinition de sa stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des fonds marins. Où en sommes-nous ? Quelles en sont les perspectives financières ? Je rappelle que le plan France 2030 consacre 300 millions d'euros aux océans et que la stratégie d'exploration et d'exploitation est pourvue du même montant, mais que ces deux sommes ne se cumulent pas entièrement - 500 millions devraient être finalement consacrés à ce sujet - et que le seul projet de cartographie de l'Unesco représente un coût de 5 milliards d'euros.
Enfin, quel regard portez-vous sur la stratégie des autres États ? Quelles sont les coopérations possibles ? La France compte-t-elle prendre des initiatives en la matière au cours de sa présidence du Conseil de l'Union européenne ?
J'ajouterai un point sur les câbles sous-marins : comment assurer leur protection face aux éventuelles menaces ?
Je vous remercie de votre invitation, votre mission d'information est indispensable : nous en sommes à un point où il faut agir, mais nous sommes paralysés par toutes sortes de peurs et d'incompréhensions.
Le dossier des grands fonds est le moins bien documenté parmi les sujets maritimes, que ce soit en France ou à l'international. Qui plus est, s'il peut être intéressant de se référer aux grandes explorations des romans de Jules Verne, cela n'est pas complètement raisonnable. Dans ce dossier, on constate malheureusement que, souvent, la raison ne prime pas ! Nous devons avoir une approche scientifique, honnête.
Le cogito n'est pas français, il est universel. Nous connaissons très peu d'espèces marines, alors que les mers représentent 80 % de la surface du globe, pourcentage qui va d'ailleurs augmenter avec la montée des eaux. Nous connaissons quasiment tout en ce qui concerne la terre et si peu en ce qui concerne la mer. Nous devons apprendre à connaître cette « masse », pas seulement par curiosité ou amour de la science, mais par intérêt bien compris : nous devons savoir quoi en faire pour son propre bien. Si nous ne connaissons pas les phénomènes climatiques ou maritimes, la nature et l'homme ne pourront que s'opposer, ce qui ne serait positif pour personne.
Il est vrai que ce mouvement est tardif. La convention des Nations unies sur le droit de la mer, dite convention de Montego Bay, qui définit la notion de zone économique exclusive ne date que de 1982. Les États ont eu la sagesse de définir ces zones, même s'il reste évidemment des difficultés. Aujourd'hui, des travaux sont en cours au niveau international sur la question de la « colonne d'eau » ; ils pourraient aboutir à la fin de l'année 2022.
En ce qui concerne les grands fonds, la communauté internationale a pris des précautions. Elle a créé l'AIFM il y a près de 30 ans : cette décision collective apporte davantage de transparence et de contrôle. Les moyens de l'AIFM sont limités et son bilan est « raisonnable » : elle n'a pas été surchargée de demandes et une dizaine de permis a été attribuée - je suis presque étonné que cette structure ait été inventée pour si peu...
En tout cas, nous devons travailler tous ensemble sur ces sujets. Il n'y a aucune raison de mettre l'océan sous cloche - d'ailleurs, comment fixer un moratoire pour un organisme vivant ? Nous devons améliorer nos connaissances. La décision de l'Unesco est importante de ce point de vue, mais il faudra dégager une enveloppe financière suffisante... Le projet de « jumeau numérique » de l'océan annoncé par la présidente de la Commission européenne permettra aussi d'avancer dans nos connaissances, en rassemblant des données existantes sur le fond de la mer, sans y aller, donc sans l'endommager. Une autre annonce intéressante a été faite en ce qui concerne la société Mercator, dont la plupart des actionnaires sont européens, je le souligne.
Quel est le rôle de la France ? Avant même la guerre en Ukraine, nous savions que la mer était un enjeu stratégique majeur et que les grands conflits terrestres y auraient des translations - je pense notamment à Taïwan ou plus largement à la mer de Chine méridionale. Qui plus est, plusieurs puissances - la Chine, la Corée du Sud ou le Japon par exemple - se sont montrées intéressées par l'exploitation des grands fonds. Ces acteurs sont poussés par des raisons économiques. Parmi les grandes puissances maritimes, la France est une puissance d'équilibre : nous devons montrer l'exemple et nous emparer de ce dossier, en prenant en compte les réalités locales.
Les différentes annonces faites par le Président de la République sont de bonnes nouvelles et elles sont rassurantes. Je rappelle que, dès 1984, François Mitterrand parlait de l'importance de l'exploration et de l'exploitation des grands fonds. Ce n'est pas un sujet nouveau, mais une stratégie et des crédits ont maintenant été définis. Une mission a été mise en place auprès du secrétariat général de la mer, même si elle a certainement besoin d'un accélérateur pour montrer sa pleine efficacité.
Beaucoup se sont interrogés sur le fait que la France se soit abstenue lors du vote, à l'occasion du congrès en septembre 2021 de l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), d'une motion sur un moratoire relatif à l'exploitation des fonds marins. Nous estimons que la discussion doit avoir lieu dans le cadre de l'AIFM, qui est une organisation des Nations unies. Les États devront prendre leurs responsabilités dans ce cadre. L'AIFM prépare un code minier depuis 2015 et devrait le terminer pour la fin de l'année 2022 ou pour 2023 - c'est un travail de longue haleine... Votre mission d'information permettra d'ailleurs de porter la voix de la France sur ces sujets.
En tout cas, je fais confiance à l'AIFM, qui n'est pas une entreprise commerciale ou capitalistique, pour proposer une position mesurée ; elle constitue une forme de garantie, d'autant que l'Union européenne a pris un certain leadership sur ces sujets. La France, acteur d'équilibre, jouera tout son rôle dans ce processus. Il ne s'agit pas dans ce cadre de « racler » les océans qui, je le rappelle, le sont déjà du fait de la surpêche - ce n'est donc pas la première fois que les grands fonds sont menacés !
Il me semble que, dans ce contexte, il serait intéressant d'organiser à l'automne une conférence pour mettre toutes les parties intéressées en France autour de la table - les scientifiques, qui ont assez peu pris la parole jusqu'à maintenant et qui ont pourtant beaucoup de choses à dire, les responsables politiques et administratifs, les ONG, etc. - afin d'apaiser les choses. Je le répète, les enjeux ne sont pas seulement économiques et scientifiques, ils sont aussi stratégiques.
En la matière, la France est vertueuse. Je rappelle par exemple qu'elle n'a pas accordé sa garantie à TotalÉnergies pour le projet Yamal 2 en Arctique, parce que toutes les garanties n'avaient pas été apportées en termes de protection de la biodiversité.
Un dernier point en ce qui concerne les câbles sous-marins. Il est vrai que plus de 90 % des communications passent par les grands fonds, mais il existe beaucoup de fantasmes en la matière. Nous devons prendre les choses au sérieux, mais il n'y a pas de menaces immédiates sur ces câbles. Aujourd'hui, les menaces sont d'abord naturelles avant d'être humaines.
Lors du sommet « Un océan », il a été indiqué que la première stratégie nationale polaire serait annoncée fin janvier. Où en sommes-nous ? Quelles en sont les grandes lignes ?
Les États-Unis n'ont pas ratifié la convention de Montego Bay. Est-ce que cela a des conséquences en ce qui concerne le travail de l'AIFM ?
Comment voyez-vous les appétences de la Russie vis-à-vis de l'Arctique ?
La stratégie polaire m'a été commandée en juin dernier et elle était prête, mais j'ai demandé au Premier ministre un peu de temps pour la reprendre à l'aune de la guerre en Ukraine qui change un certain nombre de choses - chacun en convient... J'étais, d'une certaine façon, idéaliste ; je voulais équilibrer les extrêmes.
La Russie préside en ce moment le Conseil de l'Arctique. Elle dépend de cette région pour 15 % à 20 % de son PIB et les routes maritimes du nord, si elles s'ouvraient, seraient largement sous sa souveraineté. Ce qui se passe aujourd'hui montre que cette zone serait militarisée et qu'elle pourrait devenir un territoire de haute tension, puisque, outre la Russie, plusieurs puissances de l'OTAN y sont présentes et que la Chine estime, par une curieuse perception géographique, qu'elle en est partie prenante.
Ainsi, plusieurs éléments militent pour la prudence. L'Union européenne doit faire entendre sa voix dans cette région qui pourrait devenir inflammable.
Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a validé hier la stratégie polaire que j'ai actualisée. Elle est ambitieuse, en particulier au regard de l'invraisemblable et dramatique décrochage de la France en la matière. Les pôles pourraient devenir des terres de guerre et non de science. La France doit jouer un rôle d'équilibre, en posant le primat de la science et en dégageant un minimum de moyens pour mettre en place sa stratégie - notre dénuement actuel est absurde ! Nous devrons notamment aider les grandes explorations, comme le Polar Pod de Jean-Louis Étienne dans l'océan austral ou le projet de station itinérante Tara dans l'Arctique.
En ce qui concerne la convention de Montego Bay, les États-Unis ne l'ont pas ratifiée pour des raisons juridiques internes, mais mes interlocuteurs m'ont expliqué à plusieurs reprises que les choses fonctionnaient comme s'ils l'avaient fait. En tout cas, il n'y a pas de conséquences particulières du point de vue des fonds marins.
Est-ce que des entreprises américaines ont bénéficié de permis délivrés par l'AIFM ?
Il me semble que oui.
Lors d'une mission précédente, notre attention avait été appelée sur la concentration militaire russe en Arctique. Où en sommes-nous ?
La région est un enjeu évident pour les Russes et nous ne devons pas être innocents, en particulier dans la perspective d'un éventuel - nous n'en sommes pas du tout à ce point - basculement du commerce mondial sur les routes du nord qui seront largement sous contrôle russe. Il est évident que ces routes seraient très militarisées.
Nous devons aussi avoir en tête la volonté de puissance de la Chine, comme l'a montré la première rencontre avec la nouvelle administration américaine qui a eu lieu en Alaska. La Chine jouera donc également un rôle dans cette partie du monde.
Je voudrais revenir à la question du moratoire sur l'entrée en vigueur du code minier. Durant nos auditions, plusieurs remarques nous ont été faites sur les lacunes de l'AIFM, notamment en termes de gouvernance et de transparence. Vous avez proposé de mettre tout le monde autour de la table pour dédramatiser la situation ; cette proposition fait écho à ce que nous disait le représentant du WWF qui parlait de la nécessité de réunir un groupe de travail de type « Grenelle ». Comment pourrions-nous laisser entrer en vigueur le code minier sans cette phase de concertation ?
L'adoption du code minier se fera au niveau des Nations unies. La France estime que nous devons tous nous mettre autour de la table pour avancer. Comme vous, j'entends qu'il existe des problèmes de gouvernance à l'AIFM, mais je n'ai pas d'informations précises à ce sujet. Il s'agit d'une organisation internationale censée contrôler et apporter de la transparence ; elle élabore le code minier depuis plus de dix ans et elle a déjà adopté des règlements sectoriels.
Nous avons besoin, à l'échelle de la France, d'une conférence pour que chacun apporte ses arguments.
La France se targue d'avoir rempli l'objectif de 30 % d'aires marines protégées, ce qui a été possible grâce à la contribution des territoires ultramarins. Pour autant, il est aussi prévu qu'un tiers de ces zones soit placé sous « haute » protection. Où en sommes-nous de ce point de vue ? Quelles sont vos recommandations en ce qui concerne le degré de protection ? Devons-nous sanctuariser ces zones ou ouvrir des possibilités de les exploiter ?
Cette question ne relève pas de ma compétence en tant qu'ambassadeur, mais je voudrais tout de même rappeler que la France possède le deuxième domaine maritime du monde et qu'elle est la première à en avoir classé 30 % en aires marines protégées. N'écoutons pas trop les leçons de vertu, qui viennent souvent du monde anglo-saxon, et ne nous mettons pas en permanence de la cendre sur la tête !
Lorsque le Costa Rica et la France ont lancé une coalition en faveur de cet objectif, la date était 2030... Nous y sommes en 2022 ! La France montre l'exemple. Que les autres États fassent pareil ! On pourra juger ensuite du niveau de protection.
J'ajoute que nous parlons de zones où vivent, la plupart du temps, des êtres humains, où sont installées depuis longtemps des communautés de pêcheurs. Ma famille est d'origine mauricienne et je suis persuadé que nous devons préserver ces cultures. La protection de ces zones doit être maximale, mais elle ne doit pas empêcher les activités humaines, quand elles se justifient ou s'expliquent.
Il est vrai que la France atteint l'objectif de 30 % grâce aux Terres australes et antarctiques (TAAF), une zone relativement facile à classer comme aire marine protégée, puisqu'il n'y a pas d'habitants, mais ailleurs il y a aussi des succès substantiels très intéressants - je pense notamment à tout le travail réalisé en la matière par la Polynésie française.
Il me semble qu'il serait intéressant d'associer à la conférence que vous envisagez pour l'automne prochain des enfants et élèves. Nous devons créer une dynamique, une émulation, sur ces sujets.
Il est évidemment très important d'associer les plus jeunes aux questions environnementales, mais l'objectif de cette conférence est que l'ensemble des parties potentiellement intéressées s'expliquent : responsables politiques, ONG ou encore entreprises... - je ne suis pas certain que les entreprises voulant exploiter soient véritablement pléthore à ce stade. Il s'agit plus, dans mon esprit, d'une coalition d'acteurs que d'un sommet. Cette conférence doit servir à régler entre nous un certain nombre de choses. Il ne me semble donc pas complètement pertinent d'y associer des jeunes.
La cité de la mer de Cherbourg - une grande réussite ! - organise des cycles de conférences pour les scolaires.
Cet espace fait en effet un travail formidable. J'ai proposé à ses responsables d'y organiser un événement sur la biodiversité à l'automne prochain.
Je crois à l'importance du partage et de la sensibilisation, si nous voulons que les gens, notamment les jeunes, s'approprient ce type de sujet. Il faut nous placer dans une optique de découverte.
Il faut en effet associer le plus grand nombre à la problématique des grands fonds et des océans - ce sont des puits de carbone auxquels nous devons être très attentifs. Mais faisons aussi attention à ne pas favoriser la culture de la cloche ou du moratoire, à laquelle les jeunes peuvent être sensibles de prime abord.
Pour conclure notre audition, je voudrais que nous évoquions les outre-mer. Les territoires ultramarins offrent de grandes possibilités, mais ils sont parfois vus comme des « coffres-forts » et les positions sont, par moments, manichéennes. Je crois pour ma part qu'il faut étudier chaque situation avec les populations et exécutifs locaux. Je défends l'idée que les outre-mer sont des territoires de solutions. Nous connaissons très peu les océans, y compris la manière dont il faut procéder pour les connaître. Comment voyez-vous les outre-mer dans cette problématique ?
Comme Édouard Glissant, nous devons avoir une pensée complexe. La mer permet de penser la France intelligemment. Les outre-mer ne sont pas seulement des opportunités ou des prolongations de la puissance française ; ce sont de formidables capteurs des influences du monde. Je crois que nous devons développer les compétences scientifiques propres des outre-mer grâce aux ultramarins eux-mêmes - la science ne doit pas être centralisée. Si la situation n'est pas complètement comparable, nous devrions quand même regarder comment le Danemark fait toujours attention à ce que les Groenlandais s'approprient la connaissance. Le trésor, c'est la connaissance !
Nous poursuivons en accueillant maintenant en visioconférence trois chercheurs : Mme Camille Morel, chercheuse en relations internationales à l'université Jean Moulin Lyon-3 ; M. Nicolas Mazzucchi, chargé de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique (FRS) ; Mme Marianne Péron-Doise, chercheuse Asie du Nord, stratégie et sécurité maritimes à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem).
Après avoir entendu des scientifiques, des entreprises, des ONG, nous abordons avec vous la dimension stratégique de la question des grands fonds marins. La hausse des prix des matières premières est une problématique aujourd'hui particulièrement d'actualité. Dans ce contexte, l'intérêt pour les ressources des grands fonds marins se renforcera probablement, même si les technologies ne semblent pas encore tout à fait mûres pour envisager une exploitation.
Les câbles sous-marins sont par ailleurs une source de vulnérabilité, dans le contexte de quasi-guerre économique qui s'impose aujourd'hui, pas seulement dans l'immédiat avec la Russie, mais aussi à long terme entre les États-Unis et la Chine ou même à certains égards entre l'Europe et les États-Unis, avec la possibilité d'écoutes, voire d'actions plus offensives transitant par les grands fonds.
Nous aborderons aussi au cours de cette audition les problématiques de l'Indo-Pacifique, qui intéressent particulièrement la France et ses outre-mer. Les grands fonds marins sont l'un des terrains d'influence des puissances de cette région.
Je précise que cette audition est captée et diffusée sur le site internet du Sénat.
Nous avons déjà mené plusieurs auditions sur des aspects techniques liés aux potentialités supposées des grands fonds marins. Avec cette table ronde, nous souhaitons aborder la question sous un angle stratégique au travers de trois chapitres : les ressources de ces fonds ; les câbles sous-marins - la récente éruption volcanique aux îles Tonga a montré l'importance de cette question - ; la zone de l'Indo-Pacifique.
Je centrerai mon propos sur la question de l'exploitation des métaux stratégiques dans les grands fonds marins.
Je me suis intéressé aux dépendances de l'Union européenne, et en particulier de la France, c'est-à-dire aux importations de ces différents métaux essentiels à nos économies. Nos dépendances les plus importantes sont relatives à de grands pays miniers, qui se trouvent également être des puissances géopolitiques extrêmement fortes, comme la Chine, la Russie et les États-Unis. Pour ces derniers, il peut s'agir d'un levier stratégique. Une telle situation pourrait nous engager à une diversification de nos fournisseurs.
Qu'il s'agisse des outre-mer français ou de l'ensemble des territoires mondiaux, les possibilités sont extrêmement vastes. L'International Seabed Authority procède depuis un certain nombre d'années à des travaux d'exploration dans la zone de fracture de Clipperton, à des fins à la fois de recherche et de connaissance scientifique sur les nodules polymétalliques, mais aussi, et surtout de mise en oeuvre d'un code de conduite et de travail pour ces régions, dont une partie se situe dans les eaux internationales.
Les outre-mer français, notamment, mais pas exclusivement, la Polynésie française, sont une zone potentiellement extrêmement riche en nodules polymétalliques et en sulfures polymétalliques. Les nodules sont dans le fond des mers et regrouperaient une part substantielle de métaux variés. Ils contiendraient, dans une proportion restant à déterminer selon les endroits, des métaux extrêmement communs, comme le cuivre ou le nickel, et des métaux beaucoup plus rares. Les sulfures polymétalliques présentent une particularité : il s'agit non pas de ramasser, mais de casser des structures potentiellement riches en métaux. L'exploitation des encroûtements cobaltifères riches en ferromanganèse nécessiterait aussi de casser le plancher océanique.
L'enjeu environnemental est majeur s'agissant d'une exploitation qui consiste soit à racler le fond des océans, soit, dans le cas des sulfures et des encroûtements, à être encore plus invasifs. Les rejets auront des conséquences extrêmement fortes sur la faune et la flore marines, dans des régions déjà soumises à des pressions environnementales très importantes.
Quid de l'intérêt économico-stratégique de l'exploitation de tels métaux en grande profondeur, notamment dans les outre-mer français ? Il y a un déficit dans les approvisionnements actuels et futurs d'un certain nombre de métaux « communs » ou « stratégiques ». Selon l'Agence internationale de l'énergie, la demande sur l'ensemble des métaux destinés notamment, mais pas exclusivement, aux nouvelles technologies énergétiques a tendance à exploser, et pas forcément là où l'on s'y attendrait le plus. Les terres rares ont été, à mon sens, beaucoup trop mises en avant ces dernières années, alors qu'il y a des questions bien plus sensibles, comme le lithium, le graphite, le cobalt et le nickel. L'envolée des prix du carbonate de lithium et le décrochage prévisible entre la production et la demande créent un risque de déficit dans les approvisionnements, renforçant l'hypothèse de la nécessité d'une exploitation des ressources marines.
Toutefois, la situation d'apparent décrochage entre offre et demande doit aussi s'examiner au regard de l'exploitation minière terrestre. Selon les chiffres fournis par l'État américain, qui est l'un des principaux cartographes du secteur marin mondial, il existe d'ores et déjà des situations d'extrême sous-exploitation - évidemment, cela ne concerne pas des pays tels que les États-Unis, la Russie ou la Chine - des ressources minières terrestres, qu'il s'agisse de minerais communs, comme le cuivre ou le nickel, ou de minerais « stratégiques » ou « rares », comme les terres rares, le vanadium, le tantale ou le graphite.
On constate ainsi un décrochage entre une demande qui s'annonce de plus en plus forte et une production qui est très faible. C'est pour des raisons liées au prix que des ressources très majoritairement concentrées en Australie et en Amérique du Sud sont peu exploitées. Dans l'exploitation des ressources minières stratégiques, l'incertitude sur les prix est une question majeure. Selon les analyses de l'International Seabed Authority, pour l'ensemble des métaux qui se trouveraient de manière assez générique dans les nodules polymétalliques, c'est-à-dire le manganèse, le nickel, le cobalt et le cuivre, l'incertitude prix est d'environ 90 %. Or le prix est un levier extrêmement important dans la décision d'ouvrir ou non de nouvelles mines.
Si l'on va exploiter des terres rares très majoritairement en Chine malgré les réserves dont dispose le Brésil, c'est pour des raisons de prix. La Chine maintient volontairement des prix extrêmement bas sur les composés en terres rares.
La problématique du prix est à corréler avec les enjeux majeurs que sont le développement économique des outre-mer et le coût environnemental de l'exploitation. Malgré la hausse de la demande, les niveaux d'incertitude sur les prix des différentes matières premières sont si élevés que les grandes entreprises minières ne sont guère enclines à s'engager dans un domaine tel que l'exploitation sous-marine des nodules et sulfures polymétalliques et des encroûtements.
Si l'International Seabed Authority pousse énormément sur l'exploration, elle est plus prudente sur l'exploitation. D'ailleurs, l'ensemble des rapports de la direction générale de la pêche et des affaires maritimes (DG Mare) de l'Union européenne quant au développement de l'économie minière bleue souligne la difficulté de procéder à une évaluation entre rentabilité économique et protection environnementale et surtout l'absence d'intérêt particulier de la démarche.
Au demeurant, dans les outre-mer français, la base énergético-industrielle est destinée à alimenter le système actuel. Pour y développer très fortement une exploitation minière, il faudrait augmenter substantiellement la production électrique et les systèmes énergétiques locaux. Cela aurait des répercussions importantes sur l'environnement. Dès lors, les conséquences environnementales cumulées de l'exploitation minière, puis de la séparation, du raffinage et du traitement minier seraient sans doute peu soutenables. Et, dans le même temps, il y aurait toujours l'incertitude sur les prix.
Par conséquent, ce qui apparaît comme le plus faisable économiquement et politiquement pour l'Union européenne et la France, y compris pour les outre-mer, c'est le recyclage. La mine urbaine est probablement la solution qui a le plus d'avenir aujourd'hui.
Je centrerai mon propos sur les câbles sous-marins de communication, même s'il existe d'autres types de câbles sous-marins, comme les câbles d'énergie, qui permettent de relier les plateformes offshore, ou les câbles d'ordre scientifique, par exemple pour observer les océans et prévenir les tsunamis.
Il y a environ 450 câbles sous-marins de fibre optique actifs et en projet dans le monde. Ils permettent de faire transiter une grande majorité - on parle de plus de 98 % - du trafic de données internationales. Cela comprend à la fois les appels téléphoniques vers l'international, mais également la consultation de sites stockés sur des serveurs à l'étranger. Vous l'aurez compris, la majorité de nos activités quotidiennes dépend de ce transfert de données vers l'international.
Il y a évidemment une hétérogénéité de la répartition des câbles sur le globe, d'où des rapports de dépendance et d'inégalités entre les États, en termes à la fois de possibilité de faire remonter les flux à problème sur un câble, mais aussi de capacités d'action sur ces infrastructures, les États n'engageant pas les mêmes moyens en la matière.
Les câbles sous-marins sont évidemment des infrastructures stratégiques, puisqu'ils transportent de l'information. En cela, ils sont un instrument historique de puissance. Des cas de coupures de câbles sous-marins, mais également des actions de censure de renseignements à partir de ces infrastructures, ont été observés en temps de guerre comme en tant de paix.
L'enjeu géopolitique est aujourd'hui renouvelé, pour plusieurs raisons. D'abord, l'importance des câbles sous-marins n'a jamais été aussi élevée. Surtout, cette technologie concerne à la fois l'espace maritime et le numérique, qui sont au coeur du renouveau des puissances sur la scène internationale.
La France est bien dotée en câbles sous-marins. Le territoire métropolitain bénéficie de ses différentes façades maritimes. Il y a aujourd'hui une vingtaine de câbles sous-marins actifs en France et cinq ou six projets pour les cinq prochaines années à venir. Les deux points d'entrée majeurs du trafic vers l'international sont Paris, la capitale étant reliée par le réseau terrestre aux câbles sous-marins de la façade atlantique et de la Manche notamment, et Marseille, qui aura certainement un rôle important à jouer dans les prochaines années, en particulier pour le trafic de données vers l'Asie et l'Afrique.
Les outre-mer sont reliés de manière beaucoup plus hétérogène. Plusieurs territoires, comme Wallis-et-Futuna, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Saint-Pierre-et-Miquelon, n'ont qu'un seul câble sous-marin. La Guyane en possède deux. La Réunion, la Guadeloupe et Mayotte disposent de trois câbles, contre quatre pour la Martinique. D'autres projets concernant ces territoires sont à venir.
Une carte mondiale des câbles sous-marins existe et est disponible en ligne. Elle contient d'autres informations, notamment sur les propriétaires des câbles. Il est difficile de quantifier une éventuelle dépendance de la France et des territoires d'outre-mer à certains réseaux sous-marins, car plusieurs critères peuvent être pris en compte : la destination de ces câbles, leur capacité et la nature des flux.
Des risques pèsent sur ces infrastructures. Le premier, ce sont les causes accidentelles : à 70 %, les câbles sous-marins sont endommagés par les filets de pêche et les ancres des navires, mais il y a également des phénomènes naturels, comme les séismes sous-marins. Mais il peut aussi y avoir des atteintes volontaires aux réseaux sous-marins. Le contenant et le contenu transporté peuvent être visés. Le contenant peut faire l'objet d'atteintes physiques, par exemple des coupures, ou de détournements d'usage, des câbles ayant une vocation civile pouvant être utilisés à d'autres fins. Et l'intégrité des données transmises peut également être remise en cause.
Plusieurs facteurs de résilience entrent en jeu. D'abord, la multiplicité des différentes liaisons sous-marines permet de regrouper une certaine partie du flux d'un câble endommagé sur un autre. Ensuite, le nombre des acteurs, notamment des fournisseurs de câbles sous-marins, fait diminuer la dépendance d'un État à d'autres ou à des opérateurs privés. Enfin, les réseaux sous-marins ne sauraient exister seuls ; ils doivent être pensés en association avec le réseau terrestre, avec les satellites et avec des équipements nécessaires au bon fonctionnement des communications internationales, comme les data centers.
Il est compliqué d'évaluer les zones les plus à risques en matière de câbles sous-marins, dont la protection n'est pas la même de bout en bout ; elle varie largement en fonction des acteurs privés chargés de la gestion.
En général, près des côtes, les câbles sous-marins sont installés en faible profondeur, mais ils bénéficient souvent de couches supplémentaires de protection et ils sont enterrés sous le sable, ce qui limite les risques d'endommagement. Mais ils sont plus confrontés aux activités concurrentes de l'espace maritime et peuvent être abîmés par des navires ou des filets de pêche.
À l'inverse, en haute mer, le câble est moins protégé. Souvent, il est simplement posé dans le fond des mers. Certes, la profondeur limite l'accès au réseau. Néanmoins, ces espaces sont plus propices à des actions discrètes. Le cadre international facilite aujourd'hui l'intervention des États, notamment dans un contexte de guerre, sur les câbles situés en haute mer.
En outre, la circulation des bateaux chargés de la pose, mais aussi de la réparation des câbles dans les eaux est plus difficile dans les zones de conflit et de piraterie.
Il existe des zones de concentration intense de passage des câbles sous-marins, comme le détroit de Luçon ou le détroit de Malacca.
Les câbles sous-marins sont aujourd'hui essentiellement entre les mains d'acteurs privés. Ce sont principalement des opérateurs de communications réunis en consortiums, mais il peut s'agir d'autres acteurs privés, comme des banques. Les géants du net américain, comme Google, Amazon ou Facebook, qui sont arrivés en 2010, représentent aujourd'hui la majorité des investisseurs. La protection des infrastructures est majoritairement gérée par ces acteurs privés, qui ont passé des accords de maintenance en fonction des zones géographiques existantes.
Il est évidemment impossible d'assurer une surveillance permanente. D'ailleurs, cela aurait peu de sens, étant donné que les coupures sont quasi quotidiennes, mais elles sont gérées par les opérateurs sans que les utilisateurs soient réellement conscients des problèmes sur les réseaux.
La question se pose différemment pour des îles isolées ou pour des pays peu ou mal reliés par câbles sous-marins.
Le rôle des États sur la protection des infrastructures sous-marines augmente. Il y a une politisation du sujet sur la scène internationale. Cela entraîne de plus en plus de mesures de protection et de surveillance de la part de l'État, au moins sur les infrastructures sous-marines qui traversent les eaux sous souveraineté.
Les partenariats public-privé sont un sujet essentiel. Ils se développent partout sur le globe, d'où des interrogations sur les liens entre certains industriels et certains États.
Les moyens de l'État pour répondre à l'objectif de protection me semblent satisfaisants. La France fait partie des quelques pays qui possèdent des moyens technologiques pour aller en profondeur, jusqu'à 6 000 mètres, les autres étant les États-Unis, la Russie, la Chine et le Japon. La stratégie ministérielle adoptée récemment a vocation à multiplier les moyens d'action en profondeur de notre pays ; c'était là une mesure indispensable. Il ne me paraît pas indispensable d'aller au-delà des 6 000 mètres de profondeur. Cela permet déjà de couvrir 97 % de la superficie des océans.
Les moyens mis en oeuvre dans le cadre de la stratégie ministérielle me semblent adaptés au contexte maritime d'hybridité. Nous le savons, les fonds marins sont propices à la dissimulation et à la discrétion des actions. Cette stratégie vise à assouplir les modes d'intervention dans les fonds marins.
Il y a toutefois des axes d'amélioration, notamment en matière de partage capacitaire. Le savoir-faire technologique en matière de câbles sous-marins est encore entre les mains d'acteurs privés. L'État ne pouvant pas se substituer à ces derniers, il me paraît important de renforcer le partage d'informations avec eux, notamment sur la cartographie, mais également en cas d'incident. Aujourd'hui, ce sont les acteurs privés qui ont connaissance en premier des dommages que peut subir le réseau.
Par ailleurs, il me semble important que l'État débloque un certain nombre de financements sur des outils qui sont en place, mais qui n'ont pas été mobilisés.
Les fonds marins ne doivent pas être pensés de manière cloisonnée. À mon sens, il faut y associer l'espace terrestre, l'espace extra-atmosphérique et l'espace cyber, dans une réflexion plus générale. Aujourd'hui, le régime applicable sur la zone internationale des fonds marins peut entrer en conflit avec un certain cadre légal existant, notamment sur les eaux sus-jacentes.
Je remercie votre mission d'information de m'inviter pour évoquer l'espace indo-pacifique. Les enjeux sont de nature politico-militaire. L'approche géopolitique est au premier plan des préoccupations : plusieurs pays riverains ont diffusé une stratégie indo-pacifique insistant sur le fait maritime. Il s'agit de protéger un certain nombre d'éléments découlant de cette maritimité, c'est-à-dire d'assurer la défense de l'économie bleue de l'ensemble des pays concernés, dont certains sont particulièrement vulnérables.
Dans l'Indo-Pacifique, la France est une île. Elle est présente à travers des îles dans l'océan Indien, dont La Réunion, et dans le Pacifique. Elle a des préoccupations liées à la sécurisation de ses énormes espaces maritimes, mais également de ses espaces aériens. La connectivité est un concept au coeur d'un ensemble de stratégies indo-pacifiques.
La préoccupation de la Chine pour les terres rares explique en grande partie son intérêt pour l'exploitation des fonds marins. D'autres pays asiatiques partagent la même inquiétude concernant la sécurisation de leurs approvisionnements en métaux. Des pays comme la Chine, le Japon et la Corée sont extrêmement avancés technologiquement. Ils vont particulièrement vite dans leur développement et dans l'acquisition de nouvelles technologies d'exploration. Ils ont de grandes ambitions et une zone économique exclusive qu'ils exploitent.
La position de la Chine est particulière. Ce pays contrôle pratiquement 95 % des terres rares dans le monde. Les fonds marins sont riches en terres rares. Elle y porte un intérêt particulier pour réussir sa transition écologique. En effet, on retrouve les terres rares dans un certain nombre de composants d'éoliennes, de batteries ou encore de panneaux solaires. La Chine voudrait consolider sa position d'hégémonie sur le marché mondial des terres rares, qui lui offre un levier stratégique et politique extrêmement intéressant. Elle aimerait aussi continuer à nourrir sa croissance et répondre à ses propres besoins en terres rares. Elle a noté la richesse en terres rares et en ressources minérales de toutes sortes, par exemple en nodules polymétalliques, des fonds de la mer de Chine du Sud. Elle a déjà commencé à conduire des recherches dans des zones économiques exclusives contestées avec ses voisins, notamment avec la Malaisie et le Vietnam. Cela crée évidemment des tensions. La Chine poursuit son expansion maritime en poldérisant massivement la mer de Chine du Sud. Pour des raisons stratégiques qui lui sont propres, elle veut sécuriser son accès aux terres rares en se tournant vers le domaine maritime. Elle a des capacités d'exploitation. Elle développe des coopérations avec un certain nombre de pays.
La Chine veut être autonome dans les hautes technologies, dans la robotique, dans la communication. Tous ces domaines impliquent un accès aux terres rares. Elle va donc intensifier ses recherches et ses capacités d'exploration des fonds marins. Elle attend très clairement la mise en oeuvre du code minier de l'Autorité internationale des fonds marins (AIFM), afin de pouvoir avoir accès de manière plus opérationnelle aux potentielles terres rares. Elle en a la capacité technologique. Elle dispose de compétences pour l'extraction dans les grandes profondeurs. Elle va continuer à affirmer ses droits souverains au détriment de ses voisins en mer de Chine du Sud.
La Chine se heurtera toutefois à un certain nombre d'acteurs assez hostiles à une telle exploration des fonds marins. Ceux-ci souhaitent obtenir un moratoire sur l'exploration, jugeant insuffisantes les connaissances dont disposent les principaux acteurs quant aux dégâts sur l'environnement maritime. La perspective de voir des tracteurs géants racler les fonds marins inquiète un certain nombre de pays et d'organisations environnementales. C'est également le cas d'États océaniens, par exemple les îles Cook ou les îles Tonga. Tous s'inquiètent du développement d'activités d'exploration dans une zone effectivement riche en terres rares et en nodules polymétalliques : la zone de fracture Clarion-Clipperton.
La Chine est aidée dans ses ambitions par ses bonnes relations avec l'Autorité internationale des fonds marins. Cette dernière, qui est localisée en Jamaïque, délivre des permis d'exploration permettant de mieux connaître l'environnement, mais également de préparer le terrain en vue de possibles exploitations. À ma connaissance, trente et un permis ont été délivrés, majoritairement dans la zone de fracture Clarion-Clipperton, au large du Mexique. Il semblerait que la Chine ait cinq contrats. C'est une bonne moyenne. Cela lui permettrait d'exploiter approximativement 238 000 kilomètres carrés, soit une zone extrêmement vaste.
La Chine bénéficie de ses capacités financières et techniques, mais aussi de sa capacité à projeter des stratégies de long terme. Elle dispose d'acteurs étatiques liés à la gestion des fonds marins très bien organisés qui lui permettent d'avoir une programmation et un suivi de long terme dans ses projections en matière de potentiel d'exploration.
Elle est très active auprès de l'AIFM. Elle a été parmi les premiers États à mettre en place un représentant permanent. Elle sponsorise un certain nombre de recherches permettant de développer des travaux d'exploration et d'accélérer le passage au stade de l'exploitation. Elle est également l'un des principaux contributeurs au budget de cette autorité.
Vous le voyez, elle se prépare pour le jour où elle recevra le signal lui indiquant qu'elle peut exploiter les fonds marins.
Il n'y a pas de mise en oeuvre d'une potentielle exploitation des fonds marins dans le cadre de la stratégie dite des « routes de la soie ». Mais il y a tout de même une proximité dans les objectifs. La dimension maritime de ces routes, qui est importante, vise grosso modo à moderniser un certain nombre d'infrastructures portuaires dans l'océan Indien, jusqu'à la Méditerranée, mais sans oublier la partie mer de Chine du Sud. Il s'agit donc de moderniser des infrastructures portuaires, d'aménager des ports en eaux profondes, d'adosser des réseaux de voies ferrées à des infrastructures maritimes pour faciliter le commerce et les échanges.
L'une des craintes identifiées s'agissant de la mise en oeuvre de ces routes maritimes réside dans leur usage dual : la marine de guerre de l'armée populaire de libération pourrait, tout comme la marine marchande, bénéficier de facilités logistiques, d'escales, de réparations sur les côtes de l'océan Indien ou du Pacifique. Certes, un usage dual peut évidemment venir en soutien d'opérations scientifiques ou de recherches, et les facilités logistiques peuvent aider au déploiement de missions exploratoires de prépositionnement de matériel. Il peut donc effectivement y avoir des interactions en matière de soutien logistique.
La politique d'influence chinoise, qui se déploie désormais via le projet des « routes de la soie », est assez ancienne. L'objectif a longtemps été de réduire l'espace diplomatique, donc l'influence et les capacités d'action, de Taïwan pour mettre en avant la revendication d'une seule Chine.
Au final, que ce soit en Afrique ou dans le Pacifique, la Chine a réussi à réduire considérablement l'influence de Taïwan. Dans le Pacifique sud, dix États lui ont fait allégeance. En échange, elle augmente ses aides au développement.
La Chine a une politique déjà très enracinée, dans l'océan Indien comme dans le Pacifique sud. Un sommet Chine-Océanie est en place depuis des dizaines d'années. Il repose sur un certain type d'aide au développement, dont on connaît les limites : des prêts liés, prises d'intérêts dans l'économie locale, politique de séduction culturelle s'incarnant dans la mise en place d'instituts Confucius...
Tout cela permet à certains de disposer de facilités dans l'accès aux ressources locales, par exemple les ressources halieutiques pour ce qui concerne le Pacifique sud, avec peut-être des achats de licences de pêche ou des prises d'intérêts dans des entreprises liées aux mines.
L'ensemble est amplifié par la route maritime de la soie et la systématisation de cette politique vis-à-vis de partenaires voisins de la France, qui ont effectivement pu être attirés un temps par la capacité qu'a la Chine de moderniser les infrastructures. Il y a un besoin que l'Australie, grand partenaire de la zone, n'a peut-être pas suffisamment pris en compte dans sa relation avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le Vanuatu et les îles Fidji, États qui mettent le doigt sur les effets nocifs de la politique d'influence chinoise dans le Pacifique sud.
Monsieur Mazzucchi, prenez-vous également en compte les conséquences environnementales du recyclage ?
Les conséquences environnementales du recyclage sont effectivement tout sauf neutres. Mais celles de l'exploitation des terres rares sont aussi extrêmement fortes, ce qui explique en grande partie le quasi-monopole chinois. Les dix-sept terres rares se trouvent dans des dépôts de certaines roches, dont la principale, la monazite, est radioactive.
Or l'exploitation d'une roche radioactive et les processus de séparation chimique utilisés, avec des acides industriels extrêmement forts qui entraînent des rejets dans les nappes phréatiques, ont des conséquences environnementales majeures. Aussi, un certain nombre d'États occidentaux, dont la France et la plupart de nos partenaires, ont préféré externaliser cette pollution vers des territoires asiatiques moins sensibilisés à cette question.
Le recyclage étant pratiqué selon les standards industriels en vigueur en Europe, ses effets environnementaux sont beaucoup moins forts que ceux de la production d'un certain nombre de métaux.
Les interconnexions du système qui régit nos activités économiques et sociales sont très fragiles. Les câbles sous-marins peuvent être détériorés et l'intégrité des données peut être menacée. Edward Snowden a révélé que les États-Unis ont profité de leur centralité dans le réseau pour surveiller et capter des données numériques d'autres pays. D'ailleurs, ce ne sont pas les seuls. De nouvelles routes numériques maritimes, comme le câble qui relie le Portugal au Brésil, sont en train de se créer. Mais l'ensemble est très vulnérable : dix des treize serveurs qui abritent toutes les utilisations d'internet sont détenus aux États-Unis et la totalité de la gestion du réseau est entre les mains d'acteurs privés. À partir du moment où l'on considère qu'il s'agit d'un enjeu stratégique et vital, voire d'un bien commun de l'humanité, quelle gouvernance mondiale peut-on envisager ?
La crise actuelle nous fait redécouvrir la convention de Montreux, issue de la crise des détroits dans les années 1930. Nous voyons bien aujourd'hui l'importance stratégique des détroits de Malacca et de Singapour. Des bases militaires s'implantent. Quelle régulation internationale pour garantir la continuité des connexions du trafic maritime dans ces détroits stratégiques, même en cas de conflit ?
La problématique des câbles sous-marins est relativement peu évoquée à l'échelon régional et international. Pourtant, historiquement, cela avait été l'un des premiers sujets de coopération entre les États. Une première convention entre États avait été signée en 1884 pour protéger ces infrastructures, alors identifiées comme vitales. Malheureusement, les circonstances, notamment le monopole britannique en la matière, ont conduit à maintenir une capacité d'action des États sur les câbles sous-marins en temps de guerre. Par la suite, il y a eu peu de régulation à l'échelon international, jusqu'à la convention internationale de Montego Bay.
La convention de 1884 est toujours en vigueur. Mais des lacunes importantes demeurent. Je pense que les négociations actuelles au sein des Nations unies sur la question environnementale conduiront à remettre la question à l'agenda.
L'Union internationale des télécommunications est aujourd'hui la seule véritable enceinte internationale à gérer les infrastructures de communication. Mais la régulation opérée est uniquement technique et ne concerne pas les problématiques d'accès ou de diversification des infrastructures sur le sol des différents États.
Plusieurs initiatives d'ordre privé émergent pour intégrer les États à des réflexions plus générales sur la protection des infrastructures. Néanmoins, comme il s'agit d'une problématique souveraine, je pense qu'il sera malheureusement difficile de parvenir à d'éventuelles négociations aboutissant à préserver ces infrastructures de tout type d'action.
Sur le volet haute mer, il est évidemment possible d'agir. Il y a notamment des réflexions universitaires sur les moyens d'adapter le corpus international existant aux câbles sous-marins. Il peut effectivement s'agir de les considérer comme des biens communs ou des infrastructures sur lesquelles il serait possible d'élargir la protection, par exemple en cas d'attaque terroriste. Pour l'instant, ces initiatives ne donnent lieu à aucune action concrète.
Les présentations des trois intervenants étaient très riches et nous ont permis d'avoir des regards complémentaires.
Lors du One Ocean Summit, l'Unesco a émis le voeu de cartographier 80 % de nos océans à l'horizon 2030, ce qui est particulièrement ambitieux. Existe-t-il une centralisation des données cartographiques ?
Le projet d'Elon Musk de déploiement de satellites de faible altitude pour multiplier les communications par internet pourrait-il remettre en cause une partie de l'utilité de nos câbles sous-marins ou aboutir à une redistribution des cartes ?
Compte tenu de la position et de l'action de la Chine dans le Pacifique sud, comment la France peut-elle agir plus efficacement grâce à ses territoires d'outre-mer ? La Nouvelle Calédonie et la Polynésie française sont aujourd'hui membres à part entière du Forum des îles du Pacifique. Cette carte est-elle suffisamment utilisée par la France ?
Il existe une carte publique de l'Union internationale des télécommunications qui montre les interconnexions entre les réseaux sous-marins et les réseaux terrestres, ainsi que, de manière schématique, les tracés suivis par ces câbles. Évidemment, il ne s'agit pas des routes précises : le sujet est sensible. La seule cartographie précise qui existe est celle qui est réalisée individuellement par les États, par exemple par l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer) dans le cas de la France.
Certaines entités, comme l'International cable protection committee (ICPC), procèdent à une mise en commun des tracés en vue de sensibiliser les pêcheurs, mais je crois que cette carte n'est pas diffusée publiquement.
Jusqu'à présent, les câbles sous-marins bénéficiaient d'une protection par l'invisible. Mais le surplus d'informations produites aujourd'hui rend ces infrastructures plus vulnérables. La centralisation des informations aurait une utilité certaine pour les États, mais leur publication créerait de nouveaux risques.
Beaucoup d'initiatives en matière satellitaire émergent. Mais aucune technologie, pas même les constellations satellitaires, n'a la capacité de transmettre autant d'informations que les câbles sous-marins. Le rôle des satellites est complémentaire, notamment pour les territoires mal reliés ou pour la navigation.
Pour permettre à la France de consolider ses capacités d'action dans la région sous un angle stratégique, c'est-à-dire militaire, économique et politique, il faut accentuer les coopérations existantes, ne pas hésiter à parler de mutualisation des moyens et s'appuyer, peut-être plus qu'on ne l'a fait jusqu'à présent, sur les capacités de l'Union européenne, qui est un investisseur très important dans la zone.
La mutualisation vaut aussi pour le domaine militaire. Nous connaissons les difficultés de la France à surveiller sa vaste zone économique exclusive et son espace aérien, ainsi qu'à honorer certains engagements auprès de micro-États insulaires voisins ou à se porter à leur secours. La zone est extrêmement fragile et soumise à d'intenses pressions environnementales et météorologiques. J'ai en tête l'exemple d'un avion de patrouille indien se déployant à La Réunion pour un certain nombre de missions de surveillance maritime. La France est un membre actif de la Commission de l'océan Indien, notamment pour assurer la protection de l'économie bleue. Le Japon, qui possède une flotte de patrouilleurs maritimes, pourrait peut-être envisager d'en prépositionner un dans le Pacifique sud sur une base française.
Je pense qu'il faudrait également profiter davantage des capacités financières et diplomatiques de l'Union européenne dans l'espace indo-pacifique notamment dans le cadre de la stratégie Global Gateway.
La France soutient de telles initiatives, mais elle pourrait peut-être en tirer davantage parti pour asseoir et consolider son empreinte et sa présence au sein de l'espace indo-pacifique.
Ces auditions ont fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 19 h 20.