Intervention de Jean-Marc Sornin

Mission d'information Fonds marins — Réunion du 16 mars 2022 à 16h00
Audition de M. Jean-Marc Sornin président d'abyssa

Jean-Marc Sornin, président d'Abyssa :

Je vous remercie d'associer les entreprises à vos réflexions. Je répondrai une à une aux questions que vous m'avez adressées.

Pour commencer, permettez-moi d'apporter une précision afin d'éviter toute confusion. Vous souhaitez m'interroger sur la « stratégie nationale d'exploration et d'exploitation des grands fonds marins ». Or, depuis 2015, il s'agit de la « stratégie nationale relative à l'exploration et à l'exploitation minières des grands fonds ». Je tiens beaucoup à cette précision, car je fais une différence entre l'exploration océanographique et la prospection minière.

Dans quelle mesure Abyssa a-t-elle été associée à la définition de cette stratégie ?

Abyssa est adhérente au Cluster maritime français et participe au groupe de travail consacré aux grands fonds marins. À ce titre, nous avons d'abord été audités par Jean-Louis Levet, puis associés à ses travaux, qui sont le fruit d'un processus de concertation. En tant qu'entreprise, nous avons donc été écoutés.

Les financements annoncés dans le cadre du plan France 2030 nous paraissent-ils à la hauteur des enjeux ?

Il est difficile de répondre précisément à cette question, car, sauf erreur de ma part, les montants et les modalités d'attribution ne sont pas encore totalement précisés. Par exemple, le groupe de travail Levet était parvenu à une estimation de 300 millions d'euros pour un démonstrateur technique/évaluateur d'impacts. À l'époque, c'est-à-dire avant l'annonce du plan France 2030, les financements reposaient sur le plan d'investissement d'avenir n°4, via Bpifrance. Les modalités étaient proches de celles d'un concours, donc sans assurance de financement, et les taux étaient limités à 25 %. Cela nous a fait dire malicieusement que la stratégie nationale devait être financée à 75 % par les entreprises. De ce fait, un certain nombre d'industriels ont décidé de ne pas poursuivre. Le plan France 2030 prévoit de nouveaux objectifs complémentaires et une dotation de 300 millions d'euros. Toutefois, les crédits des deux plans ne seront pas strictement cumulés, le montant global étant plutôt de l'ordre de 500 millions d'euros, soit une « cote mal taillée », comme vous avez eu l'occasion de le dire vous-même, Monsieur le rapporteur.

Ce montant est malgré tout considérable. Jamais un tel budget n'a été consacré à l'exploration des grands fonds marins en France. Est-il suffisant ? On parle de 200 millions d'euros pour des développements en R&D : c'est nécessaire pour que la France reste dans le peloton de tête des fournisseurs de matériels océanographiques. On parle également d'une centaine de millions d'euros pour approfondir la connaissance des grands fonds de notre ZEE. Cette somme est en revanche insuffisante pour disposer d'une connaissance complète et détaillée. Il faudra donc faire des choix en termes de localisation et de précision des informations souhaitées.

Par ailleurs, le plan France 2030 a été présenté comme un plan de relance à destination du secteur industriel privé, en complément du programme prioritaire de recherche (PPR), dont le montant est de l'ordre de 50 millions d'euros, mais aussi, en toute logique, en complément de travaux confiés aux organismes d'État, le Service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) et la marine nationale. Est-ce qu'on va, là aussi, avoir une « cote mal taillée » ? Nous manquons d'informations. Il est donc difficile de répondre précisément à la question de savoir si les financements annoncés sont à la hauteur des enjeux. En tous les cas, toutes les entreprises saluent ce plan, car elles n'avaient jusqu'à présent jamais bénéficié de soutien de ce type.

La France est-elle une grande puissance océanographique ou prend-elle actuellement du retard en matière d'exploration des fonds marins ?

De nouveau, je ferai une distinction entre l'exploration océanographique et scientifique et l'exploration ou la prospection minière, car la France occupe une place différente dans ces deux secteurs.

En ce qui concerne l'exploration océanographique, la France, avec ses instituts de recherche - l'Institut français de recherche pour l'exploitation de la mer (Ifremer), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l'Institut de recherche pour le développement (IRD) - et ses universités est très bien située à l'échelon international. La recherche française dans ce domaine est de très bon niveau. Pour autant, ces organismes d'État ne seront pas en mesure de réaliser la totalité des opérations de reconnaissance de base des fonds marins français de notre ZEE. Est-ce d'ailleurs leur rôle ? La question se pose.

La France prend du retard sur la connaissance de son territoire, sans doute du fait de l'étendue colossale de la ZEE - 11 millions de kilomètres carrés -, mais peut-être aussi par négligence, par manque d'intérêt et par défaillance de la commande publique. Cette partie du territoire français est totalement méconnue ! On n'imaginerait pas disposer à terre d'une telle surface totalement méconnue. À part Abyssa, aucune entreprise française de services ne se positionne pour effectuer cette cartographie. Il est donc nécessaire de soutenir une ou des entreprises susceptibles d'être des champions français dans ce domaine.

En ce qui concerne la prospection minière sous-marine, les actions ciblées sont anciennes, rares et mal connues. Dans ce secteur, la France a pris du retard par rapport à d'autres pays, comme la Chine et la Russie. En Europe, c'est la Norvège qui est la plus avancée, non seulement en termes de connaissances acquises, mais aussi de projets de prospection minière et de développement de matériel technique et scientifique. Il faut que la France renforce ses capacités. C'est typiquement l'un des défis du plan France 2030.

Quel est aujourd'hui l'état de la cartographie des fonds marins ? Quelles sont les zones cartographiées par Abyssa et quel est le degré de résolution de ces cartographies ?

Abyssa a été créée en 2019 et a subi de plein fouet la Covid, dès son décollage, tout d'abord parce que la prospection commerciale internationale a été bloquée, nos clients étant dispersés dans le monde, ensuite du fait de la faiblesse des économies de nos clients, notamment les petits États insulaires dont l'économie est devenue exsangue. Aujourd'hui, nous avons toutefois des projets. Les premières opérations en mer sont prévues cet été en Méditerranée pour I'Office français de la biodiversité (OFB).

En général, la connaissance des territoires sous-marins est très insuffisante. On parle même, dans le cadre du projet pour l'OFB, de « no data zones » !

Alors que, historiquement, les opérations de cartographie bathymétrique classique ont permis sur les zones envisagées un maillage hectométrique avec nos véhicules sous-marins, nous prévoyons une précision d'ordre métrique.

Quels sont les principaux avantages des véhicules sous-marins autonomes développés par Abyssa par rapport aux navires de surface ? D'autres outils doivent-ils être mis au point pour améliorer cette cartographie ?

Abyssa est une société de services qui utilise des véhicules sous-marins et des outils de cartographie, elle n'est pas une société de développement. Nous nous situons en amont et en aval des développements, c'est-à-dire que nous définissons des cahiers des charges pour nos fournisseurs, en fonction de nos objectifs de cartographie, puis nous utilisons les engins et les outils qu'ils ont développés. Notre rôle est de recueillir et de traiter les données, même si nous travaillons avec nos fournisseurs sur des projets collaboratifs.

La précision des résultats obtenus dépend de la distance entre le fond et l'appareil qui effectue la mesure. Plus la profondeur augmente, plus la précision diminue. L'avantage des véhicules sous-marins autonomes, c'est qu'ils peuvent naviguer à une distance des fonds quasiment constante. La précision reste donc la même, quelle que soit la profondeur. C'est une avancée considérable pour la qualité des données. En outre, le concept de flotte de véhicules coordonnés, qui nous a permis d'être lauréats du concours mondial d'innovation et de déposer trois brevets, augmente considérablement l'efficience des campagnes d'exploration océanographiques.

Aujourd'hui, il faut essentiellement développer la capacité de plonger à des profondeurs de 6 000 mètres et concevoir des capteurs et des outils de mesure dans le domaine de la caractérisation de la géodiversité et de la biodiversité. On pourrait même aller jusqu'à prévoir des navires océanographiques. Aujourd'hui, dans certaines zones, y compris dans la ZEE française, les navires que nous utilisons ne battent pas pavillon français.

Gardons bien en tête ce qui a été rappelé par Jean-Marc Daniel de l'Ifremer lors de son audition au Sénat : quand on parle d'un très bas taux de connaissance des fonds marins - moins de 20 % -, on parle surtout du relief, c'est-à-dire de la bathymétrie. On connaît encore moins bien les caractéristiques générales océanographiques, biologiques et géologiques. Il est donc nécessaire de développer des capteurs capables de descendre en grande profondeur.

L'objectif de l'Unesco de cartographier 80 % des fonds marins d'ici à 2030 est-il réaliste ? Abyssa est-elle associée à ce projet ?

Nous ne sommes pas - pas encore ! - associés à ce projet, car nous ne travaillons que sur commande de nos clients. Ce projet est doté de 4,5 milliards d'euros, soit 570 millions d'euros par an jusqu'en 2030. Ce montant est considérable, mais il nous apparaît tout de même faible, compte tenu de l'ambition et de l'étendue du projet, même avec une automatisation des process d'acquisition et de traitement des données. Les modalités de financement des organismes d'État et des entreprises spécialisées étant pour l'instant méconnues, il m'est difficile de dire si l'objectif sera atteint en si peu de temps. Des moyens de surface avec une précision sur la bathymétrie assez faible dans les zones de grandes profondeurs seront peut-être suffisants pour de premières explorations générales.

Qu'a permis d'apprendre l'étude réalisée par Abyssa en Polynésie française en 2019-2020 sur les encroûtements cobaltifères de la zone ?

Cette étude était régulée par la Convention relative à une étude préalable de cadrage pour une stratégie d'exploration des grands fonds marins. Il était clair qu'il s'agissait de cadrer la manière dont les explorations pouvaient être menées sur le territoire de la ZEE de Polynésie. Cette convention s'est inscrite dans la suite logique des conclusions d'une expertise collégiale effectuée par l'IRD et du rapport qu'il avait produit en 2016, dans lequel il recommandait de réaliser des campagnes d'exploration et de produire des connaissances nécessitant le développement de technologies adaptées, notamment en ce qui concerne les encroûtements cobaltifères. L'objectif était donc de développer les outils et les méthodologies permettant à la Polynésie française de programmer des campagnes d'exploration pour inventorier les ressources géologiques et biologiques des grands fonds, puis d'en effectuer une analyse comparative en termes de potentiel minier et de sensibilité écologique.

Il est apparu que les encroûtements polymétalliques des monts sous-marins de Polynésie française sont riches en métaux d'intérêt. La localisation et les potentialités minières de ces encroûtements sont encore mal connues. La stratégie d'exploration des monts sous-marins doit commencer par un site démonstrateur, une sorte de zone de test, basé en Polynésie française, mais à vocation internationale, ce territoire ayant une position centrale par rapport à tous les États insulaires situés autour de lui.

Cette stratégie doit lier techniques conventionnelles et innovantes, car les méthodes conventionnelles de caractérisation des fonds présentent des limites en termes de qualification précise des encroûtements. Les méthodes innovantes en cours de développement par des entreprises françaises permettront, après validation, de qualifier plus efficacement les conditions environnementales et la qualité des gisements. C'est pour atteindre ces objectifs en Polynésie que nous avons créé la société Abyssa Polynésie. Pour nous, la Polynésie est une base pour ensuite accéder à toute la région du Pacifique centre, par exemple aux îles Cook ou à la zone de Clarion-Clipperton.

Quelles sont les actions menées par Abyssa en Nouvelle-Calédonie ? Où en est le projet de création d'un observatoire franco-japonais des fonds marins, qui doit être basé à Nouméa ?

Nous avons créé au début de l'année 2021 Abyssa Nouvelle-Calédonie, qui nous positionne vers le Pacifique Ouest. Je rappelle que la Nouvelle-Calédonie est le seul territoire d'outre-mer à avoir reçu le label « Territoire d'innovation » et qu'Abyssa est l'un des porteurs de projets retenus, notamment pour la création d'une base de déploiement pour les explorations océanographiques dans cette zone.

Nous travaillons en priorité deux dossiers, en lien avec des partenaires locaux, dont la Direction de l'industrie, des mines et de l'énergie de Nouvelle-Calédonie (DIMENC) et l'Ifremer. Nous réalisons une campagne exploratoire dans le parc naturel de la mer de Corail, les objectifs étant de procéder à l'inventaire des patrimoines géologiques et biologiques des monts sous-marins du Sud de la Grande Terre et, le cas échéant, de retrouver l'épave d'un sous-marin japonais torpillé en 1943. Nous menons avec les mêmes interlocuteurs et l'entreprise calédonienne Island Robotics un programme de recherche des sources possibles d'hydrogène naturel en mer. La Nouvelle-Calédonie est dotée de roches mantelliques - des péridotites - qui ont la capacité, sous l'effet de l'eau, de piéger du C02 et d'émettre de l'hydrogène.

Le projet de création d'un observatoire sous-marin profond franco-japonais est en cours d'étude. Aujourd'hui, il s'agit de définir les techniques qui vont être mises en oeuvre, vraisemblablement des lignes de mouillages équipées de divers capteurs du sommet au pied du ou des monts sous-marins retenus.

Quels sont nos projets dans la zone internationale ?

Dans le cadre du plan de relance et du soutien aux emplois de recherche et développement, Abyssa et l'Ifremer ont débuté en janvier 2022 un contrat de recherche collaborative sur la dorsale médio-Atlantique. Il s'agit d'un projet de cartographie des habitats et de modélisation prédictive en environnement marin profond. Nous avons de ce fait créé un emploi et embauché une personne.

D'un point de vue commercial, Abyssa a deux types de cibles internationales, d'une part les ZEE des États insulaires ou côtiers, lesquels sont nombreux à se préoccuper de leur patrimoine sous-marin, des éventuelles ressources biologiques ou minérales et surtout des sensibilités environnementales, d'autre part les zones concédées par l'AIFM dans les eaux internationales, dont la zone de Clarion-Clipperton pour plusieurs concessionnaires.

Quelles pourraient être les conditions d'une éventuelle exploitation des grands fonds marins ?

Je précise de nouveau qu'Abyssa est une société de services effectuant des cartographies sous-marines. Nous ne sommes pas opérateurs d'exploitation de ressources. Pour autant, nous avons des contacts, notamment avec les groupes de travail du Cluster maritime et de la DeepSea Mining Alliance des industriels allemands.

Quels progrès technologiques est-il nécessaire de réaliser pour rendre possible une éventuelle exploitation des fonds marins ?

Le secteur industriel est très soucieux de respecter les sensibilités environnementales, vraissemblablement pour des raisons éthiques, mais aussi pour des raisons d'acceptabilité de leurs projets. Il est absolument nécessaire d'associer et de consulter toutes les parties prenantes.

Les industriels français que nous côtoyons sont dans une démarche de développement par étape, par cliquet, afin d'ajuster les technologies aux contraintes environnementales. Les technologies sont en constante évolution et dépendent étroitement des résultats des campagnes d'exploration océanographique. J'insiste sur le fait qu'il y a une relation très étroite entre la rapidité de connaissance des fonds et les prises de décision des politiques et des industriels. Les décisions doivent être étayées par des arguments forts. Pour cela, il faut avoir la connaissance océanographique des sites. Le secteur industriel français est dans cet état d'esprit, balloté entre le souhait de participer au développement économique des territoires marins et celui de respecter le développement durable.

Quelles sont les conditions pour que le modèle économique de l'exploitation des fonds marins soit rentable ? Je n'ai pas d'avis sur cette question, qui est hors de nos compétences.

Enfin, Abyssa travaille-t-elle au développement d'outils permettant une exploitation des fonds garantissant une préservation de l'environnement marin ? Nous y travaillons non pas de manière directe, mais en oeuvrant pour une meilleure connaissance des sensibilités environnementales et en faisant l'acquisition des données indispensables aux futures études d'impact.

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