J'espère que nous saurons décourager cette tentation, car il serait paradoxal que la construction européenne, faite pour unifier, ne conduise finalement à des séparations supplémentaires.
Le risque est d'autant plus grand que nos règles institutionnelles encouragent la balkanisation. Nous avons reconnu la vocation à l'adhésion de tous les États issus de l'ex-Yougoslavie, qui seront finalement sept. Or, ces sept États auront, au sein de l'Union, un poids sans commune mesure avec celui qu'aurait eu une Yougoslavie unie. Ainsi, une Yougoslavie unie aurait eu 37 ou 38 sièges au Parlement européen ; les sept États successeurs en auront au total plus du double, plus par exemple que la France ou le Royaume-Uni. Et que ce soit au Conseil européen, à la Commission, à la Cour de justice, ces mêmes États pèseront sept fois plus que n'aurait pesé une Yougoslavie unie. À l'encontre du proverbe, la division fait la force !
Il est vrai qu'il s'agit là de problèmes pour le long terme. Mais, à court terme, des difficultés redoutables risquent d'apparaître. Comment les Serbes du Kosovo réagiront-ils à une proclamation d'indépendance ? Serons-nous en mesure d'assurer leur sécurité, de les dissuader de choisir l'exode ? Que se passera-t-il dans la zone Nord, de peuplement serbe et contiguë à la Serbie ? Quelles seront les répercussions sur les fragiles équilibres de la Bosnie-Herzégovine et de la Macédoine ?
À cela s'ajoute que, au Kosovo, tout reste à faire. Ce n'est pas parce qu'un nouvel État apparaît qu'il s'agit d'un État viable. Et l'on risque de rendre l'Europe responsable d'un échec. Je suis allé au Kosovo à plusieurs reprises, je sais donc de quoi je parle.
Il est vrai que le traité de Lisbonne, comme je l'ai déjà indiqué, apporte de nouveaux instruments.
Avec la présidence stable du Conseil européen, l'institution d'un Haut représentant de l'Union, la mise en place d'un service européen pour l'action extérieure et l'attribution de la personnalité juridique, l'Union européenne aura désormais les moyens d'une action cohérente, jouant sur l'ensemble des leviers de l'action extérieure.
Cependant, il faudra du temps pour que le nouveau traité entre dans la réalité. Après son entrée en vigueur, prévue au mieux pour le 1er janvier 2009, il y aura nécessairement une période de rodage, car le traité de Lisbonne, sur certains points, laisse à la pratique le soin de trancher.
Comment vont se répartir les responsabilités entre le nouveau président stable du Conseil européen, le président de la Commission, et le Haut représentant ? Comment fonctionnera le nouveau service européen pour l'action extérieure ? Ce n'est pas dans le traité qu'on peut trouver des réponses précises à ces questions. C'est très largement la pratique qui le fera.
L'année prochaine, l'Union devra donc faire face au problème du Kosovo sans disposer de tous les instruments qu'elle a jugé nécessaire de faire figurer dans le nouveau traité. Seule une constante volonté commune pourra provisoirement les remplacer.
En conclusion, je voudrais dire quelques mots du « comité des sages », ou plutôt du « groupe de réflexion à l'horizon 2020-2030 » comme on l'appelle maintenant.
Tel qu'il est envisagé aujourd'hui, son mandat exclut les questions institutionnelles, et c'est bien. Le débat institutionnel a été tranché par le traité de Lisbonne : tâchons de faire vivre ce traité, avant de songer à revoir une fois de plus les règles de fonctionnement de l'Union.
Son mandat exclut également qu'il s'occupe de la révision des politiques communes et du futur cadre financier de l'Union : là encore, c'est justifié, car il s'agit d'un autre exercice.
En revanche, je suis quelque peu déçu que l'on souhaite, apparemment, cantonner ce groupe dans une réflexion sur l'avenir du modèle européen dans des domaines comme l'économie, la protection sociale, le développement durable, la sécurité intérieure. C'est assurément un aspect important de la question, mais il faudrait aller plus loin. C'est le sens même du projet européen qui fait problème depuis la fin de la guerre froide. Et c'est cette incertitude qui désoriente beaucoup nos citoyens. Pourquoi sommes-nous ensemble ? C'est à cette question qu'il faudrait d'abord répondre avant d'aller plus loin.
Il y a quelques semaines, le ministre des affaires étrangères britannique, David Milliband, déclarait que l'Union n'était pas et ne serait jamais une superpuissance. C'est bien là un aspect essentiel du débat : souhaitons-nous être l'un des pôles de puissance du monde globalisé, souhaitons-nous plutôt devenir une Suisse de 500 millions d'habitants, ou souhaitons-nous encore un autre modèle ?
Lorsque, il y a quarante ans ou cinquante ans, on parlait des « États-Unis d'Europe », le propos était clair : il s'agissait de construire une grande puissance à partir des puissances européennes amenuisées. Aujourd'hui, seul M. Verhofstadt ose encore employer ce terme : faut-il en conclure que ce projet est abandonné ?
Or, on ne peut pas dire que cette question n'a rien à voir avec celle des frontières de l'Europe, ou, si l'on préfère, des limites de l'élargissement. Si l'Union a vocation à réunir un jour à peu près tous les États membres du Conseil de l'Europe, sa vocation est donc celle d'une organisation régionale plus que d'un pôle de puissance. Il est même alors difficile d'expliquer pourquoi l'entreprise devrait se borner à la rive nord de la Méditerranée. Mais la philosophie de la construction européenne, est-ce uniquement de construire la plus vaste zone possible de paix et de commerce ? N'est-ce pas aussi d'incarner et de promouvoir une identité spécifique, et d'exercer une influence sur l'évolution du monde ? Sommes-nous, ou non, une civilisation ?
J'espère que le Conseil européen saura ouvrir la voie à la large réflexion qui est nécessaire. Nous n'arriverons à rien en continuant à éviter les sujets qui fâchent. Comme l'a dit le Président de la République lorsqu'il s'est exprimé à Strasbourg, il faut qu'au sein de l'Europe on soit enfin capable de parler de tout.
Monsieur le secrétaire d'État, parlons-en donc, et bon courage !