Je vous remercie tout d'abord de votre invitation.
De prime abord, le sujet sur lequel vous enquêtez ne paraît pas directement lié aux fonctions que j'exerce au pôle financier. Comme vous le savez, je ne travaille pas pour l'administration fiscale, mais pour la justice pénale.
Toutefois, si vous m'avez invité, c'est sans doute parce que vous avez le sentiment qu'il existe finalement un point commun entre ces deux mondes bien distincts. Il me semble que vous n'avez pas tort. En effet, derrière l'évasion fiscale se cachent de nombreux trafics. Ce n'est sans doute pas la seule finalité de l'évasion fiscale, mais c'est une problématique essentielle.
En 1997, peu de temps après l'appel de Genève, que nous avions lancé en 1996, le procureur général de Genève me disait : « Le gros problème, c'est la fraude fiscale. » A l'époque, cette remarque m'avait fait quelque peu sourire... J'avais envie de lui répondre : « La fraude fiscale est une chose ; la criminalité organisée en est une autre. » Aujourd'hui, je prends cette idée beaucoup plus au sérieux.
En réalité, et même si la criminalité organisée ne représente peut-être que 1 % à 5 % de l'évasion fiscale, ces deux pratiques ont en commun un certain nombre d'outils qui appartiennent à ce que l'on pourrait appeler, sans aucune connotation politique, le libéralisme ou la mondialisation financière. Cette mondialisation autorise en effet tous les coups tordus et permet de faire à peu près tout ce que l'on veut sur la planète sans respecter les règles.
Le paradoxe, c'est que les Etats ont des règles internes et constituent des sociétés parfaitement organisées, dans lesquelles on lutte contre la fraude fiscale, on paye des impôts, on fait fonctionner des écoles... En revanche, dès que l'argent franchit les frontières, la loi de la jungle prévaut.
Pour moi, le libéralisme, ce n'est pas cela. Cette philosophie politique devrait permettre aux meilleurs de gagner, mais dans un système concurrentiel parfaitement égal. Or, dans cette jungle internationale, c'est l'opacité qui règne. Il n'existe aucun outil, aucun organe de contrôle pour réguler un tant soit peu cet univers, surveiller ce qui s'y passe et fixer des règles du jeu. En réalité, il n'y a aucune règle. Vous allez penser que je m'éloigne du sujet, mais il me semble au contraire que nous sommes là au coeur du problème.
Voilà quelques années, on nous a dit que le temps des paradis fiscaux était révolu, que ces derniers étaient en voie de disparition, que le G8 ou le G20 devait les supprimer et que l'OCDE allait dorénavant publier une liste de pays « noirs », « blancs » ou « gris ». Je me suis dit que mes dossiers allaient avancer beaucoup plus vite. J'imaginais déjà que, pour toute demande adressée à la Suisse, à Jersey, au Liechtenstein ou à Gibraltar, les portes allaient subitement s'ouvrir sans aucune difficulté.
Force est de constater que la réalité est tout autre : les portes sont loin d'être largement ouvertes - elles sont peut-être entrouvertes, mais il n'est pas toujours facile de trouver le passage ! - ; l'évasion fiscale et les paradis fiscaux se portent très bien.
Face au défi de la résorption des déficits publics, qu'il vous reviendra, bien plus qu'à moi d'ailleurs, de relever, il faut savoir que de l'argent se trouve tout près de nous, bien à l'abri, et qu'il ne participera pas au redressement des comptes publics.
Aujourd'hui, de nombreuses passoires permettent à l'argent de sortir du territoire. C'est un vrai problème, d'autant que ces flux ne manqueront pas de s'accentuer si la pression fiscale venait à augmenter dans un contexte de réduction des déficits. C'est tout le paradoxe.
Il me semble que le monde devrait évoluer vers plus de transparence financière. À l'inverse, l'opacité autorise l'évasion fiscale, mais permet aussi aux trafiquants et mafieux en tout genre de cacher leur argent. Le point commun entre ces pratiques, ce sont les outils utilisés. Même si vous les connaissez déjà, j'en expliquerai brièvement le fonctionnement, puis je répondrai volontiers à vos questions. N'hésitez pas non plus à m'interrompre en cas de besoin.
Ces outils, ce sont bien entendu les paradis fiscaux, qui se caractérisent par une fiscalité allégée, mais aussi par une opacité et un secret bancaire très forts. Il faut citer également les trusts ou les fondations au Liechtenstein - rassurez-vous : une fondation au Liechtenstein a tout sauf un but non lucratif, l'objectif des personnes qui placent leur argent au Liechtenstein n'étant pas de le partager avec d'autres !
Il y a aussi des sociétés, immatriculées au Panama, aux Bahamas ou aux British Virgin Islands, qui forment autant de coquilles offshore et qui prospèrent. Le système « mondial » vous permet d'acheter, pour 10 000 euros, une société panaméenne qui vous garantira l'opacité. Le recours à ces coquilles vides constitue le premier outil de la fraude.
Mais, évidemment, pour faire circuler l'argent, il faut aussi des comptes en Suisse, à Jersey, à Singapour - un territoire très difficile d'accès -, à l'île Maurice, à Gibraltar... Souvent, on fait la confusion, mais, en réalité, il s'agit d'un deuxième outil, distinct du premier.
L'ingénierie comprend donc à la fois des sociétés et des comptes.
L'ensemble est géré par des sociétés fiduciaires, dont vous connaissez tous l'existence, me semble-t-il, et qui reposent sur la fiducie, c'est-à-dire la confiance - c'est un monde dans lequel il faut en effet faire confiance !
Il n'est pas compliqué d'aller voir une fiduciaire à Genève - de surcroît, on y parle français - ou au Luxembourg. Ces sociétés se situent entre la finance et le conseil juridique. Vous allez pouvoir lui confier vos avoirs et elle va vous fournir l'ingénierie, à savoir des sociétés et des comptes. N'importe quelle société fiduciaire dispose dans ses tiroirs de sociétés clefs en main dont les statuts ont été déposés au Panama, aux Bahamas...
Vous serez le bénéficiaire ou l'ayant droit économique de la société offshore que vous aura créée la fiduciaire, et celle-ci ouvrira ensuite des comptes dans des banques au nom de ladite société, d'une fondation au Liechtenstein ou d'un trust - on a en quelque sorte l'embarras du choix. Dès lors, l'opacité est assurée.
Je ne veux pas être pessimiste, mais, lorsque nous voulons lutter contre l'évasion fiscale, ou, comme on le fait dans nos dossiers, contre des trafics en tout genre, qu'il s'agisse de corruption internationale ou de trafic de drogue, nous essuyons un taux d'échec considérable, car, en face, de multiples outils ont été mis en place.
Et encore, le schéma que je vous ai exposé est très simpliste. Dans la réalité, on va multiplier les sociétés écran et les comptes. De plus, nous sommes confrontés à un gros handicap, et l'administration fiscale l'est encore plus que nous, à savoir qu'il est extrêmement difficile de retracer les flux financiers qui transitent via des sociétés offshore et des comptes ouverts à Singapour ou à l'île Maurice.
Il arrive parfois que certains pays ne coopèrent pas, ce qui nous ramène à la volonté du G20 d'éradiquer les paradis fiscaux, que j'évoquais tout à l'heure. Je parle sous votre contrôle, mais il me semble qu'il n'y a plus aujourd'hui aucun pays sur la liste « noire » de l'OCDE.
Le critère affiché était celui de la coopération. Si j'ai bien compris, il suffit que le Liechtenstein signe une convention avec Gibraltar pour que ces deux pays aient chacun un bon point. Et quand vous avez suffisamment de bons points, vous passez du « noir » au « gris » et du « gris » au « blanc ». Vous signez des conventions, et « Tout va très bien, madame la marquise » : vous finissez par ne plus être considéré comme un paradis fiscal.
Il semble toutefois que l'exercice ait ses limites. Je précise que je livre ici l'expérience d'un homme de terrain, qui n'a jamais participé à une quelconque législation. Pour ma part, j'ai les mains dans le cambouis, si je puis dire : je démonte les moteurs et j'essaye de voir comment les flux sont passés. Je perçois ainsi les points d'achoppement.
Quels problèmes pose la coopération entre pays ? Estimons par exemple que l'administration fiscale française souhaite avoir accès au compte de M. X au Liechtenstein. La condition première pour que le Liechtenstein coopère est que vous ayez identifié M. X, sa banque et son compte bancaire. Si vous ne savez pas que M. X dispose d'un compte dans la banque Y, vous ne ferez jamais de demande. C'est presque un peu trop facile pour la partie adverse. Il faut d'abord montrer patte blanche et apporter un élément de preuve dont vous ne disposez jamais. En effet, comment voulez-vous que l'administration fiscale sache que M. X a un compte dans la banque Y au Liechtenstein ou à Jersey ? Dans ces conditions, qu'est-ce que cela coûte à un paradis fiscal de signer une convention avec la France, en promettant sa coopération sous réserve qu'une demande précise et circonstanciée lui soit adressée ? On voit bien les limites de l'exercice.
Toutefois, dès lors que le problème est identifié, il y a forcément une solution. Il me semble en l'occurrence que, si l'on voulait franchir une étape supplémentaire, il faudrait exiger de ces pays deux éléments clés.
Premièrement, il conviendrait de solliciter la centralisation des comptes bancaires, ce que ne font pas des états comme le Luxembourg ou la Suisse. Si, demain, je veux savoir si M. X possède un compte en France, je m'adresse au fichier national des comptes bancaires et assimilés, le FICOBA, et je dispose de la liste de tous ses comptes bancaires. Si je pouvais m'adresser de la même manière à la Suisse et dire : « Voilà, je sais que ce monsieur a un compte en Suisse, mais je ne sais pas dans quel établissement, pourriez-vous questionner l'équivalent du FICOBA ? », un grand pas en avant serait franchi. Mais certains pays refusent de centraliser. Dans ce cas, seul le banquier sait que M. X dispose d'un compte dans cette banque, et encore ce dernier ne conservera-t-il dans son tiroir que le nom de la société panaméenne titulaire du compte, et non celui de M. X.
Deuxièmement, - mais je suis là en plein rêve - on pourrait exiger l'échange de toutes les informations. L'administration fiscale française pourrait ainsi demander à son homologue de Gibraltar - j'imagine qu'il existe quand même une administration fiscale dans ce pays - de lui communiquer la liste de tous les comptes détenus par des ressortissants français dans ce pays, ce qui supposerait qu'une centralisation ait été opérée. Nous serions alors dans un vrai système de transparence.
Fondamentalement, qu'est-ce qui s'opposerait à cette évolution, à part des traditions culturelles ? On met toujours en avant la liberté individuelle. A mon sens, nous devons surtout savoir si nous voulons un monde transparent ou opaque. Si, réellement, les grands pays voulaient imposer aux paradis fiscaux un certain nombre de règles qu'ils s'imposent en interne, ils pourraient le faire. Les Etats-Unis ont ainsi demandé à la Suisse de communiquer toute une liste de comptes ouverts dans une banque. Craignant des représailles, la banque suisse en question a sans doute signé un compromis, mais, en même temps, la législation suisse lui interdisait de révéler ces noms, en raison du principe du secret bancaire. On perçoit donc le rapport de force qui s'exerce. Toutefois, pour moi, il s'agit surtout d'une hypocrisie, car on ne peut à la fois dire qu'on lutte contre les paradis fiscaux et tolérer cette opacité.
Il y a des choix à faire dans l'existence : si les grands pays voulaient vraiment mettre ces petits pays au pas, ce ne serait pas très compliqué. Il suffirait par exemple de dire que, si ces pays ne respectent pas ces règles d'échange, toutes les filiales des banques des pays du G20, ou au moins du G8 seront retirées de ces territoires.
Je ne vise pas spécialement nos banques, car elles vivent dans un système concurrentiel. Il faudrait une démarche globale, internationale. Sauf à leur porter préjudice, on ne peut pas, me semble-t-il, imposer à nos banques des règles que les autres ne s'imposent pas. Tout cela passe donc par une volonté collective. Personne ne peut régler le problème tout seul.
Je suis prêt à présent à répondre à toutes vos questions, mesdames, messieurs les sénateurs.