Commission d'enquête Evasion des capitaux

Réunion du 22 mai 2012 : 1ère réunion

Résumé de la réunion

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La réunion

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Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Avant de commencer l'audition, je souligne combien le Sénat est honoré par la nomination de l'un de ses membres, Mme Bricq, au Gouvernement. En sa qualité de rapporteur général de la commission des finances, notre collègue avait déjà marqué de son empreinte ce début de mandature. Comme elle était, de surcroît, membre de notre commission, il appartiendra au groupe qui l'a désignée de lui choisir un remplaçant.

Je précise également que, lors de notre déplacement à Bruxelles, nous avons rencontré M. Canfin, député européen, qui lui aussi a été appelé à exercer des responsabilités gouvernementales.

Mes chers collègues, nous accueillons ce matin M. Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris.

Monsieur le juge, je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Renaud Van Ruymbeke prête serment.)

Monsieur Van Ruymbeke, je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire. Vous répondrez ensuite aux questions qui vous seront posées, en priorité à celles de M. le rapporteur, Eric Bocquet, puis à celles des autres membres de la commission.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Je vous remercie tout d'abord de votre invitation.

De prime abord, le sujet sur lequel vous enquêtez ne paraît pas directement lié aux fonctions que j'exerce au pôle financier. Comme vous le savez, je ne travaille pas pour l'administration fiscale, mais pour la justice pénale.

Toutefois, si vous m'avez invité, c'est sans doute parce que vous avez le sentiment qu'il existe finalement un point commun entre ces deux mondes bien distincts. Il me semble que vous n'avez pas tort. En effet, derrière l'évasion fiscale se cachent de nombreux trafics. Ce n'est sans doute pas la seule finalité de l'évasion fiscale, mais c'est une problématique essentielle.

En 1997, peu de temps après l'appel de Genève, que nous avions lancé en 1996, le procureur général de Genève me disait : « Le gros problème, c'est la fraude fiscale. » A l'époque, cette remarque m'avait fait quelque peu sourire... J'avais envie de lui répondre : « La fraude fiscale est une chose ; la criminalité organisée en est une autre. » Aujourd'hui, je prends cette idée beaucoup plus au sérieux.

En réalité, et même si la criminalité organisée ne représente peut-être que 1 % à 5 % de l'évasion fiscale, ces deux pratiques ont en commun un certain nombre d'outils qui appartiennent à ce que l'on pourrait appeler, sans aucune connotation politique, le libéralisme ou la mondialisation financière. Cette mondialisation autorise en effet tous les coups tordus et permet de faire à peu près tout ce que l'on veut sur la planète sans respecter les règles.

Le paradoxe, c'est que les Etats ont des règles internes et constituent des sociétés parfaitement organisées, dans lesquelles on lutte contre la fraude fiscale, on paye des impôts, on fait fonctionner des écoles... En revanche, dès que l'argent franchit les frontières, la loi de la jungle prévaut.

Pour moi, le libéralisme, ce n'est pas cela. Cette philosophie politique devrait permettre aux meilleurs de gagner, mais dans un système concurrentiel parfaitement égal. Or, dans cette jungle internationale, c'est l'opacité qui règne. Il n'existe aucun outil, aucun organe de contrôle pour réguler un tant soit peu cet univers, surveiller ce qui s'y passe et fixer des règles du jeu. En réalité, il n'y a aucune règle. Vous allez penser que je m'éloigne du sujet, mais il me semble au contraire que nous sommes là au coeur du problème.

Voilà quelques années, on nous a dit que le temps des paradis fiscaux était révolu, que ces derniers étaient en voie de disparition, que le G8 ou le G20 devait les supprimer et que l'OCDE allait dorénavant publier une liste de pays « noirs », « blancs » ou « gris ». Je me suis dit que mes dossiers allaient avancer beaucoup plus vite. J'imaginais déjà que, pour toute demande adressée à la Suisse, à Jersey, au Liechtenstein ou à Gibraltar, les portes allaient subitement s'ouvrir sans aucune difficulté.

Force est de constater que la réalité est tout autre : les portes sont loin d'être largement ouvertes - elles sont peut-être entrouvertes, mais il n'est pas toujours facile de trouver le passage ! - ; l'évasion fiscale et les paradis fiscaux se portent très bien.

Face au défi de la résorption des déficits publics, qu'il vous reviendra, bien plus qu'à moi d'ailleurs, de relever, il faut savoir que de l'argent se trouve tout près de nous, bien à l'abri, et qu'il ne participera pas au redressement des comptes publics.

Aujourd'hui, de nombreuses passoires permettent à l'argent de sortir du territoire. C'est un vrai problème, d'autant que ces flux ne manqueront pas de s'accentuer si la pression fiscale venait à augmenter dans un contexte de réduction des déficits. C'est tout le paradoxe.

Il me semble que le monde devrait évoluer vers plus de transparence financière. À l'inverse, l'opacité autorise l'évasion fiscale, mais permet aussi aux trafiquants et mafieux en tout genre de cacher leur argent. Le point commun entre ces pratiques, ce sont les outils utilisés. Même si vous les connaissez déjà, j'en expliquerai brièvement le fonctionnement, puis je répondrai volontiers à vos questions. N'hésitez pas non plus à m'interrompre en cas de besoin.

Ces outils, ce sont bien entendu les paradis fiscaux, qui se caractérisent par une fiscalité allégée, mais aussi par une opacité et un secret bancaire très forts. Il faut citer également les trusts ou les fondations au Liechtenstein - rassurez-vous : une fondation au Liechtenstein a tout sauf un but non lucratif, l'objectif des personnes qui placent leur argent au Liechtenstein n'étant pas de le partager avec d'autres !

Il y a aussi des sociétés, immatriculées au Panama, aux Bahamas ou aux British Virgin Islands, qui forment autant de coquilles offshore et qui prospèrent. Le système « mondial » vous permet d'acheter, pour 10 000 euros, une société panaméenne qui vous garantira l'opacité. Le recours à ces coquilles vides constitue le premier outil de la fraude.

Mais, évidemment, pour faire circuler l'argent, il faut aussi des comptes en Suisse, à Jersey, à Singapour - un territoire très difficile d'accès -, à l'île Maurice, à Gibraltar... Souvent, on fait la confusion, mais, en réalité, il s'agit d'un deuxième outil, distinct du premier.

L'ingénierie comprend donc à la fois des sociétés et des comptes.

L'ensemble est géré par des sociétés fiduciaires, dont vous connaissez tous l'existence, me semble-t-il, et qui reposent sur la fiducie, c'est-à-dire la confiance - c'est un monde dans lequel il faut en effet faire confiance !

Il n'est pas compliqué d'aller voir une fiduciaire à Genève - de surcroît, on y parle français - ou au Luxembourg. Ces sociétés se situent entre la finance et le conseil juridique. Vous allez pouvoir lui confier vos avoirs et elle va vous fournir l'ingénierie, à savoir des sociétés et des comptes. N'importe quelle société fiduciaire dispose dans ses tiroirs de sociétés clefs en main dont les statuts ont été déposés au Panama, aux Bahamas...

Vous serez le bénéficiaire ou l'ayant droit économique de la société offshore que vous aura créée la fiduciaire, et celle-ci ouvrira ensuite des comptes dans des banques au nom de ladite société, d'une fondation au Liechtenstein ou d'un trust - on a en quelque sorte l'embarras du choix. Dès lors, l'opacité est assurée.

Je ne veux pas être pessimiste, mais, lorsque nous voulons lutter contre l'évasion fiscale, ou, comme on le fait dans nos dossiers, contre des trafics en tout genre, qu'il s'agisse de corruption internationale ou de trafic de drogue, nous essuyons un taux d'échec considérable, car, en face, de multiples outils ont été mis en place.

Et encore, le schéma que je vous ai exposé est très simpliste. Dans la réalité, on va multiplier les sociétés écran et les comptes. De plus, nous sommes confrontés à un gros handicap, et l'administration fiscale l'est encore plus que nous, à savoir qu'il est extrêmement difficile de retracer les flux financiers qui transitent via des sociétés offshore et des comptes ouverts à Singapour ou à l'île Maurice.

Il arrive parfois que certains pays ne coopèrent pas, ce qui nous ramène à la volonté du G20 d'éradiquer les paradis fiscaux, que j'évoquais tout à l'heure. Je parle sous votre contrôle, mais il me semble qu'il n'y a plus aujourd'hui aucun pays sur la liste « noire » de l'OCDE.

Le critère affiché était celui de la coopération. Si j'ai bien compris, il suffit que le Liechtenstein signe une convention avec Gibraltar pour que ces deux pays aient chacun un bon point. Et quand vous avez suffisamment de bons points, vous passez du « noir » au « gris » et du « gris » au « blanc ». Vous signez des conventions, et « Tout va très bien, madame la marquise » : vous finissez par ne plus être considéré comme un paradis fiscal.

Il semble toutefois que l'exercice ait ses limites. Je précise que je livre ici l'expérience d'un homme de terrain, qui n'a jamais participé à une quelconque législation. Pour ma part, j'ai les mains dans le cambouis, si je puis dire : je démonte les moteurs et j'essaye de voir comment les flux sont passés. Je perçois ainsi les points d'achoppement.

Quels problèmes pose la coopération entre pays ? Estimons par exemple que l'administration fiscale française souhaite avoir accès au compte de M. X au Liechtenstein. La condition première pour que le Liechtenstein coopère est que vous ayez identifié M. X, sa banque et son compte bancaire. Si vous ne savez pas que M. X dispose d'un compte dans la banque Y, vous ne ferez jamais de demande. C'est presque un peu trop facile pour la partie adverse. Il faut d'abord montrer patte blanche et apporter un élément de preuve dont vous ne disposez jamais. En effet, comment voulez-vous que l'administration fiscale sache que M. X a un compte dans la banque Y au Liechtenstein ou à Jersey ? Dans ces conditions, qu'est-ce que cela coûte à un paradis fiscal de signer une convention avec la France, en promettant sa coopération sous réserve qu'une demande précise et circonstanciée lui soit adressée ? On voit bien les limites de l'exercice.

Toutefois, dès lors que le problème est identifié, il y a forcément une solution. Il me semble en l'occurrence que, si l'on voulait franchir une étape supplémentaire, il faudrait exiger de ces pays deux éléments clés.

Premièrement, il conviendrait de solliciter la centralisation des comptes bancaires, ce que ne font pas des états comme le Luxembourg ou la Suisse. Si, demain, je veux savoir si M. X possède un compte en France, je m'adresse au fichier national des comptes bancaires et assimilés, le FICOBA, et je dispose de la liste de tous ses comptes bancaires. Si je pouvais m'adresser de la même manière à la Suisse et dire : « Voilà, je sais que ce monsieur a un compte en Suisse, mais je ne sais pas dans quel établissement, pourriez-vous questionner l'équivalent du FICOBA ? », un grand pas en avant serait franchi. Mais certains pays refusent de centraliser. Dans ce cas, seul le banquier sait que M. X dispose d'un compte dans cette banque, et encore ce dernier ne conservera-t-il dans son tiroir que le nom de la société panaméenne titulaire du compte, et non celui de M. X.

Deuxièmement, - mais je suis là en plein rêve - on pourrait exiger l'échange de toutes les informations. L'administration fiscale française pourrait ainsi demander à son homologue de Gibraltar - j'imagine qu'il existe quand même une administration fiscale dans ce pays - de lui communiquer la liste de tous les comptes détenus par des ressortissants français dans ce pays, ce qui supposerait qu'une centralisation ait été opérée. Nous serions alors dans un vrai système de transparence.

Fondamentalement, qu'est-ce qui s'opposerait à cette évolution, à part des traditions culturelles ? On met toujours en avant la liberté individuelle. A mon sens, nous devons surtout savoir si nous voulons un monde transparent ou opaque. Si, réellement, les grands pays voulaient imposer aux paradis fiscaux un certain nombre de règles qu'ils s'imposent en interne, ils pourraient le faire. Les Etats-Unis ont ainsi demandé à la Suisse de communiquer toute une liste de comptes ouverts dans une banque. Craignant des représailles, la banque suisse en question a sans doute signé un compromis, mais, en même temps, la législation suisse lui interdisait de révéler ces noms, en raison du principe du secret bancaire. On perçoit donc le rapport de force qui s'exerce. Toutefois, pour moi, il s'agit surtout d'une hypocrisie, car on ne peut à la fois dire qu'on lutte contre les paradis fiscaux et tolérer cette opacité.

Il y a des choix à faire dans l'existence : si les grands pays voulaient vraiment mettre ces petits pays au pas, ce ne serait pas très compliqué. Il suffirait par exemple de dire que, si ces pays ne respectent pas ces règles d'échange, toutes les filiales des banques des pays du G20, ou au moins du G8 seront retirées de ces territoires.

Je ne vise pas spécialement nos banques, car elles vivent dans un système concurrentiel. Il faudrait une démarche globale, internationale. Sauf à leur porter préjudice, on ne peut pas, me semble-t-il, imposer à nos banques des règles que les autres ne s'imposent pas. Tout cela passe donc par une volonté collective. Personne ne peut régler le problème tout seul.

Je suis prêt à présent à répondre à toutes vos questions, mesdames, messieurs les sénateurs.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je vous remercie de cet exposé liminaire, monsieur Van Ruymbeke. Je voudrais d'emblée aborder la question de l'Union européenne, puisque nous sommes quelques-uns à avoir fait le déplacement à Bruxelles la semaine dernière. Nous y avons assisté à des échanges qui, une fois de plus, furent extrêmement intéressants et édifiants.

Chacun jugera par la suite de la sincérité de l'engagement des uns et des autres, mais l'on ne peut pas ne pas constater l'affichage d'une volonté internationale et européenne de lutter contre les phénomènes d'évasion fiscale. Après ce déplacement européen, j'ai le sentiment que nous avons un certain nombre de briques pour construire un mur permettant de combattre l'évasion fiscale, mais que ces briques ne sont pas nécessairement jointes, et qu'il existe un grand nombre de failles, y compris au sein de l'Union européenne, entre la volonté affichée de combattre les mécanismes d'évasion et la réalité.

Je pense par exemple à l'attitude de blocage complet du Luxembourg et de l'Autriche : ces deux pays de l'Union européenne s'opposent aux vingt-cinq autres pour mettre en place une position commune, unanime, sans faille par rapport à ce phénomène. C'est déjà un premier problème.

L'existence, au sein de notre continent, de paradis fiscaux, puisqu'il faut les appeler ainsi, en pose un autre.

On apprend également que seuls quatorze pays de l'Union sont membres du groupe d'action financière, le GAFI, ce qui veut dire que treize autres n'en sont pas membres. Pourquoi ? La question se pose. Peut-être ne voient-ils pas l'intérêt de cet organe, mais voilà en tout cas une faille qui s'ajoute à toutes les autres.

Cela permet finalement à tous ceux qui profitent de ce système de dire : nous faisons comme tout le monde. Si personne ne commence, rien ne changera jamais. Vous avez parlé de volonté collective ; elle est effectivement indispensable. Mais il me semble qu'une volonté politique forte, unanime, sans faille s'impose, et c'est l'un des premiers enseignements que je tirerai, à titre personnel, de ce séjour à Bruxelles, à propos duquel mes collègues pourront également s'exprimer s'ils le souhaitent.

Je voudrais aussi vous citer, monsieur Van Ruymbeke. Vous avez signé, en 1996, l'appel de Genève, qui évoquait une « Europe de l'ombre ». Puisque l'on vient de parler de l'Europe, pourriez-vous, dans un premier temps, éclairer ce point de vue et préciser ce que cette expression recouvre ? Qu'entend-on exactement, dans l'esprit du texte, par « Europe de l'ombre » ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

En effet, certains pays en Europe sont réticents pour avancer. Vous avez cité le Luxembourg, l'un des six membres fondateurs de l'Union : cet Etat a un secret bancaire très fort et il abrite de nombreuses sociétés fiduciaires qui assurent cette ingénierie. Le poids du monde de la finance dans l'économie de ce pays est loin d'être anodin.

Toutefois, à mon sens, il ne faut pas se polariser sur un seul pays. Car le Luxembourg va dire qu'il se passe exactement la même chose en Suisse - on n'est certes plus dans l'Union européenne, mais on n'en est pas loin. Et les Luxembourgeois et les Suisses vous conseilleront d'aller faire un tour à la City : on se trouve alors au coeur de l'un des grands Etats européens et il faudrait, là aussi, sans doute assurer un peu plus de transparence.

Quant aux paradis fiscaux plus traditionnels, ils foisonnent en Europe. Regardez autour de la France, ils sont partout : les îles anglo-normandes, Andorre - dans une moindre mesure -, Monaco, Gibraltar, la Suisse, le Luxembourg ou encore le Liechtenstein.

Ces pays représentent l'Europe de l'ombre. Ils ont pu prospérer, car, traditionnellement, on tolérait la fraude fiscale. Sans aller jusqu'à dire qu'ils offraient une opportunité d'exil politique, on les voyait comme des soupapes de sécurité face au pouvoir politique. Historiquement, ils tirent aussi un peu leur légitimité de cette idée. Mais, aujourd'hui, ils jouent un tout autre rôle. Car ce ne sont plus uniquement des bas de laine, mais des sommes colossales qui passent dans ces paradis fiscaux. Il est en effet extrêmement simple, même pour des sociétés, d'ouvrir des filiales dans ces pays, d'y capitaliser un certain nombre de ressources et de bénéfices pour les soustraire à l'impôt, et ce en toute légalité.

En marge de l'affaire Elf, je me souviens que je m'intéressais au vendeur d'un bien immobilier. En l'occurrence, tout comme vous, lorsque j'achète un bien, je vais chez le notaire, je m'appelle M. X, j'ai affaire à M. Y, point final. En l'occurrence, cette personne avait vendu des parts d'une fondation liechtensteinoise à un tiers. Il n'y avait donc aucune trace de mutation du bien en France. Comme je m'étais un peu offusqué du procédé, je me suis laissé entendre dire en substance par un avocat franco-américain, imprégné de culture américaine : « Monsieur, je ne vois pas ce qui vous permet de dire cela, on vit dans un monde où mon client est parfaitement libre d'aller au Liechtenstein, de créer une fondation et de céder ses parts à qui il veut, sans payer le moindre impôt nulle part. » D'une certaine manière, il avait raison...

Ainsi va l'Europe de l'ombre, l'Europe des paradis fiscaux. La difficulté d'accès aux informations, que nous avions dénoncée avec un certain nombre de juges européens, existe toujours.

Si, demain, je demande des informations sur un compte au Luxembourg, la personne visée et la banque disposent d'un droit de recours, dont l'exercice aura pour effet de suspendre pour plusieurs mois la transmission des informations que je demande. Le Luxembourg refuse de supprimer cette législation sur les recours en avançant l'argument des droits de l'homme. Mais cela signifie donc que la France ne respecte pas les droits de l'homme, car, si notre pays reçoit une demande similaire, il communique les renseignements sans attendre.

Croyez-moi, si j'étais de l'autre côté de la barre, si j'étais une société fiduciaire et si je savais que l'administration fiscale ou la justice devait attendre six mois pour obtenir un compte, je ferais passer l'argent d'un pays à l'autre dans les vingt-quatre heures et je ne me limiterais pas à l'Europe.

Nous devrions donc déjà faire le ménage chez nous, tout en étant conscients que si l'on élimine toutes ces zones un peu floues et un peu sombres en Europe, l'argent va aller ailleurs. Mais commençons peut-être par montrer l'exemple. Pour cela, il faut faire preuve d'une volonté politique forte. Existe-t-elle vraiment ? On peut se poser la question.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Dans ce même appel de Genève, vous sembliez souhaiter la mise en place d'un espace judiciaire européen. Quels en seraient, selon vous, les grands traits ? S'agirait-il d'une législation commune - nous avons déjà abordé la question - ou d'une organisation européenne refondée destinée à traiter spécifiquement de ce sujet ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

L'idée était de bâtir un espace judiciaire européen et de créer un parquet européen qui puisse traiter des dossiers transnationaux. Le constat est simple et dépasse le problème de l'évasion fiscale : tandis que les mafieux et autres trafiquants de drogue ont à leur disposition tous les outils que j'ai décrits pour se jouer des frontières, le juge national, lui, quelle que soit sa bonne volonté, se heurtera toujours aux frontières.

En effet, dès qu'il voudra accéder à un compte ou à une information à l'étranger, en Europe, il devra adresser une requête officielle. Le territoire judiciaire est limité et il lui faudra toujours demander au pays requis de réaliser des investigations pour son compte.

L'idée était que, pour un certain nombre d'infractions parmi les plus graves, qui donnent vraiment lieu à une délinquance transnationale, l'on puisse se doter, à l'image du parquet fédéral américain, d'un organe susceptible d'exercer son action librement à l'intérieur de cet espace judiciaire européen.

Mais on se heurte toujours au pouvoir régalien. On a déjà transféré la monnaie, l'euro, avec tous les problèmes que cela pose et les Etats sont réticents à l'idée d'abandonner ce pouvoir régalien qu'est la justice entre des mains qui ne seraient pas exclusivement nationales.

Quel degré d'Europe voulons-nous ? Il y a l'Europe marchande, celle de la libre circulation, mais, en matière de justice - vous allez me dire que la justice a toujours un train de retard -, on reste toujours derrière nos frontières. On a certes créé Eurojust, qui a son utilité, mais qui se limite à un rôle d'assistance. Cet outil va surtout faciliter les contacts entre les juges européens et ceux des pays avec lesquels des accords ont été conclus, comme la Suisse. Il permettra ainsi à un juge espagnol de rencontrer un juge français ou un juge suisse.

Mais, sur le plan politique, on n'a pas voulu se doter d'un parquet européen disposant réellement de prérogatives sur le territoire de l'Union. Voilà un vrai sujet.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Y a-t-il eu des initiatives sur ce projet de création d'un parquet européen ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Oui, notamment un projet soutenu par Mme Delmas-Marty, qui a fait progresser la réflexion, mais qui, malheureusement, est resté dans les tiroirs.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Savez-vous si le Gouvernement a soutenu cette proposition auprès des instances de l'Union européenne ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Je ne sais pas. Je ne suis absolument pas impliqué dans le processus décisionnel européen. Comme je vous le disais tout à l'heure, je suis plutôt les mains dans le cambouis !

Nous avions formulé ce voeu dans l'appel de Genève et nous constatons que le projet n'a pas abouti. En revanche, je ne sais pas qui a demandé, qui a poussé, qui a bloqué. Il faudrait peut-être poser la question aux instances européennes. Si vous auditionnez Mme Delmas-Marty, elle pourra aussi vous expliquer beaucoup mieux que moi les tenants et aboutissants de ce dossier, car elle est vraiment spécialiste de la question. Elle et son équipe avaient bâti un projet politique qui tenait la route, mais qui devait être soutenu par une volonté politique européenne qui, pour l'heure, a toujours fait défaut.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je souhaiterais vous poser une dernière question avant de passer la parole à mes collègues.

Pour en revenir plus spécifiquement à la France, nous avons auditionné pendant les premières semaines de travail de cette commission de multiples services qui s'occupent du sujet, notamment à Bercy. Ces services sont très nombreux et il serait faux de dire que rien n'est fait. Pour autant, diriez-vous que l'outil administratif fiscal français est bien organisé ? Ne manque-t-il pas de coordination ? N'y a-t-il pas trop de cloisonnement entre les services ? Ne pourrait-on pas sensiblement gagner en efficacité ? En effet, en dépit du travail accompli, j'ai le sentiment que nous ne sommes pas à la hauteur des enjeux, y compris chez nous. Quel est votre point de vue sur notre organisation fiscale ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Je ne connais pas bien l'administration fiscale de l'intérieur. Mais je peux témoigner des contacts que j'ai avec les inspecteurs des impôts, puisque vous savez qu'ils peuvent librement accéder aux dossiers que nous traitons. Ils font leur travail, et il y a incontestablement des gens de bonne volonté. En revanche, ils ne se sentent pas toujours forcément soutenus par leur administration. Il est certain qu'ils se heurtent à des difficultés.

Je vais vous donner un exemple qui devrait vous permettre de mieux comprendre les failles du système.

J'ai un dossier qui commence à se construire, dans lequel j'ai obtenu des informations en Suisse et au Liechtenstein. L'administration fiscale a libre accès au dossier. Toutefois, lorsque les inspecteurs viennent consulter celui-ci, je suis obligé de leur dire qu'il peuvent prendre connaissance de tous les éléments du dossier, à l'exception de ceux qui proviennent du Liechtenstein et de Suisse, en raison du principe de la réserve fiscale...

Comme vous le savez, il arrive fréquemment que l'abus de biens sociaux recoupe la fraude fiscale. En effet, si un dirigeant d'une société fait établir une fausse facture à l'étranger, il commet une fraude fiscale, mais également un abus de biens sociaux, dans la mesure où il détourne de l'argent qui doit normalement revenir à la société. On a donc souvent la confusion des deux infractions.

Imaginez que, dans un dossier d'abus de biens sociaux, j'obtienne des informations sur le fait que M. X est bien l'ayant droit économique d'une société panaméenne qui a son compte au Luxembourg, et que l'administration fiscale, qui travaille sur la même personne, vienne me voir. Je serais dans l'obligation de lui dire : « Vous avez le droit de prendre connaissance de tous les éléments du dossier, sauf du fait que ce monsieur possède une panaméenne à l'étranger, qu'il a tant sur son compte, etc. »

C'est une première limite à laquelle se heurte l'administration fiscale.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Est-ce dû à la source de l'information ou à la législation française ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

C'est dû aux règles internationales de coopération.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

On vous remet les informations avec cette réserve concernant la qualification...

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Cela signifie simplement que, lorsqu'un juge national demande une information à un autre pays de l'Union européenne, ce dernier ne les communiquera que sous réserve - pas nécessairement fiscale, cela dépend des pays - : c'est la règle de la spécialité.

On est donc très loin du rêve fou de l'échange total d'informations que j'esquissais tout à l'heure.

Même si un juge pénal obtient des informations, il ne pourra pas communiquer les plus intéressantes d'entre elles à l'administration fiscale.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Si je comprends bien, cette réserve est liée à la qualification d'abus de biens sociaux, qui n'est pas reconnue par d'autres législations ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Non, car, en l'occurrence, si j'ai obtenu de la Suisse des renseignements bancaires dans le cadre d'une enquête sur un abus de biens sociaux, c'est bien parce qu'il y a la double incrimination. Dans la législation suisse, l'incrimination de gestion déloyale correspond peu ou prou aux mêmes faits. Si cette incrimination ne figurait pas dans leur droit, les Suisses n'auraient pas donné l'information, considérant qu'il ne s'agissait pas d'un délit chez eux.

Les pays de l'Union sont à peu près tous d'accord pour réprimer le vol, l'abus de biens sociaux ou le détournement de fonds sociaux, même si les faits répondent à des qualifications différentes.

En l'occurrence, j'ai obtenu l'information du pays requis car l'abus de biens sociaux figure dans sa législation, mais cette information ne peut être utilisée que dans le cadre de mon dossier, et je ne peux pas la communiquer à l'administration fiscale afin qu'elle l'utilise pour un éventuel redressement fiscal.

C'est tout le paradoxe : au pôle financier, rue des Italiens, je saurai que M. Untel possède des comptes au Luxembourg, mais je ne pourrai pas en parler à l'administration fiscale, sinon je viole la règle internationale. Je ne peux même pas leur dire : « Allez chercher ce compte, vous y trouverez des choses intéressantes. » Et même si je m'autorisais à leur donner ce conseil, je ne sais même pas s'ils pourraient avoir accès à l'information. Tout cela manque de fluidité.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Pour m'inscrire dans la même veine, avez-vous pu vérifier, au cours de votre action, que la procédure relative à TRACFIN - traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins - fonctionnait bien ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Cette procédure est très utile au niveau franco-français. Les agents de TRACFIN ont une masse d'informations, puisque l'obligation de dénonciation existe, avec ce qu'ils appellent les déclarations simplifiées. Le handicap, c'est qu'ils ne sont pas très outillés et sont limités juridiquement pour traiter ces informations, mais ils pourraient vous l'expliquer mieux que moi.

Souvent, ils transmettent les informations au parquet - on ne peut pas le leur reprocher, au contraire ! -, mais ils n'ont pas, à mon sens, suffisamment de prérogatives pour opérer un tri sélectif entre ce qui relève véritablement du pénal et ce qui relève uniquement du fiscal ou d'un autre domaine. En la matière, il faudrait peut-être leur donner plus de pouvoirs.

L'autre intérêt, qui est peut-être moins connu, c'est que TRACFIN est en contact avec des structures équivalentes dans d'autres pays, au Luxembourg, par exemple.

Ainsi, lorsqu'une banque luxembourgeoise - le Luxembourg a aussi une législation anti-blanchiment, mais, malheureusement, les banquiers font souvent semblant de ne pas voir ce qui passe chez eux ! - signale qu'une certaine somme d'argent lui paraît suspecte, l'information remonte à cette cellule, qui en informera parfois TRACFIN, lequel la transmettra à la justice. C'est par ce biais que l'on va pouvoir apprendre que M. Untel, sur le dossier duquel on travaille, a un compte à l'étranger.

Comment le sauront-ils ? Alors là, me direz-vous, c'est le dysfonctionnement total ! Je l'ai vu à Jersey, ils ont lu dans un article de presse qu'un dossier est instruit contre untel à tel endroit, qui est recherché dans le cadre d'une affaire pénale en France, ce qui va entraîner un signalement de la banque à l'organe équivalent à Jersey, lequel le signalera à TRACFIN, qui nous le signalera à son tour, et nous permettra de trouver le compte bancaire.

Vous le voyez, il s'agit d'un fonctionnement un petit peu particulier. Toutefois, pour ma part, je raisonne en termes d'efficience. Si on apprend à Jersey, par exemple, par le biais de la presse, qu'une personne est poursuivie pénalement en France, la banque dans laquelle est domicilié le compte de ce client ne pourra plus se cacher derrière son petit doigt en prétextant ne pas être au courant. Elle se sentira donc obligée de le signaler. C'est ainsi que l'information peut nous parvenir. La clé de ces enquêtes, c'est cette information-là.

En effet, dès lors que l'on sait par TRACFIN que ladite personne a un compte dans telle banque, on peut travailler sur cette piste. Dans les banques, - et je pense que cela fait également partie de vos travaux - il y a aussi des services de compliance. La banque, qu'elle soit en Suisse ou au Luxembourg, est maintenant obligée de s'assurer de la licéité des fonds, et ce en vertu des législations anti-blanchiment existantes. Mais on entre là évidemment, vous le sentez bien, dans une zone un peu grise, empreinte d'hypocrisie.

Ainsi, j'ai eu affaire à quelqu'un - ce n'était pas un ressortissant français - qui était poursuivi dans une affaire de corruption. Voici ce qu'il avait répondu à la banque : j'ai effectivement vendu une propriété au Brésil, j'ai hérité et je suis dans les affaires. Jusqu'où va l'obligation de la banque et jusqu'où a-t-elle envie d'aller ? Aussi, il me paraît important d'assurer un contrôle en amont.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

De ce point de vue, diriez-vous que les banques françaises jouent bien leur rôle ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Honnêtement, oui. Je pense qu'il ne s'agit pas d'un problème franco-français. Les grands fraudeurs ou les trafiquants en tout genre ne cachent pas leur argent en France. C'est plutôt le contraire. Notre pays fait partie de ceux qui sont appauvris par de tels comportements. C'est ailleurs que se pose le problème. Si l'on veut faire aboutir ces affaires, il faut améliorer les outils vers l'extérieur. En interne, c'est contrôlé, et même archi-contrôlé.

Je ne veux pas donner de leçons, mais, s'il faut donner une impulsion à l'administration fiscale, on ferait mieux, me semble-t-il, de mettre des moyens vers l'extérieur. A l'intérieur, on va s'attaquer aux plus petits et non pas aux grands flux. Encore une fois, je ne fais pas de politique - cela ne m'intéresse pas , je parle en termes d'efficience : il faudrait sans doute se tourner davantage vers l'extérieur en accroissant un peu plus encore les exigences et se battre aussi à l'échelle internationale pour trouver des solutions là où le système fait défaut. A mon sens, il y a un vrai diagnostic à faire.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je reviens aux banques françaises. C'est reconnu, certaines d'entre elles disposent au niveau mondial d'entités dans les paradis fiscaux. Est-ce compatible avec une attitude responsable en matière de signalement ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Elles font comme tout le monde : une banque anglaise peut le faire, tout comme une banque américaine. On ne peut pas faire abstraction du monde dans lequel on est.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Certes, mais pas tout seul.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Sauf à pénaliser les banques.

Je ne veux pas me faire l'avocat des banques françaises qui ont des filiales aux îles Caïmans, mais on les écoute aussi. Ainsi, ce n'est pas en interdisant demain aux banques françaises d'avoir des filiales là-bas que vous résoudrez le problème, car les clients français concernés iront dans les autres banques, qui, elles, y auront leur filiale. On voit bien qu'il faut engager là une démarche collective, sans quoi cela reviendrait à donner un coup d'épée dans l'eau. Franchement, je me fais là leur avocat ! Sinon on va faire du mal à nos banques : on va créer chez nous du chômage et favoriser la concurrence, une concurrence, qui me paraît, pour le coup, tout à fait déloyale.

Debut de section - PermalienPhoto de Yannick Vaugrenard

Je vous remercie de nous avoir apporté cet éclairage, qui n'est finalement pas de nature à nous rendre optimistes, car pas grand-chose ou peu de choses dépendrait de nous. Cette perspective est un peu pessimiste.

Au début de votre intervention, vous nous avez confortés dans l'idée - nous la partageons tous, me semble-t-il - que les conclusions des sommets successifs du G8 et G20 sur les paradis fiscaux étaient de la poudre de perlimpinpin, qui ne visaient qu'à amuser la galerie. Force est de constater, jour après jour, que les paradis fiscaux perdurent.

Dans votre propos, on ressent bien que rien ne sera possible si l'on n'apporte pas une dimension européenne, voire, mieux encore, mondiale à cette problématique. Compte tenu des déficits publics existants, il y a urgence, pour nous, comme pour d'autres pays européens.

Doit-on rester l'arme au pied, en se disant que l'on ne peut rien faire tout seul ? Vous venez de le souligner avec les filiales, si seules les banques françaises s'attaquent à la question des paradis fiscaux, il s'ensuivra une concurrence déloyale, qui, au final, posera le problème du chômage. Mais c'est toujours la même problématique. Or, à un moment donné, il est probablement indispensable, sans être naïf bien entendu, d'avoir pour principe l'exemplarité, sans quoi rien ne sera jamais possible, ni en France, ni en Europe, ni dans le monde.

Cette réflexion m'amène à vous poser les questions suivantes.

Au niveau national, ne peut-on pas prendre des initiatives qui nous permettraient, d'une certaine manière, d'être exemplaires et efficaces ? Celles-ci pourraient connaître un prolongement dans d'autres pays de l'Union européenne.

Est-ce que le fait de donner à TRACFIN des moyens financiers en matière d'investigation peut présenter un intérêt financier pour le budget de l'Etat français ? TRACFIN a-t-il aujourd'hui suffisamment de moyens ?

Par ailleurs, les textes législatifs en vigueur sont-ils suffisants pour traquer l'évasion fiscale et, surtout, la fraude fiscale ? Ou pensez-vous qu'il existe des moyens plus opérants sur le plan législatif que ceux que nous connaissons aujourd'hui ?

Enfin, concernant la question de l'exemplarité, on discute, on échange, on réfléchit, mais il y a toujours des faits divers qui nous reviennent à l'esprit. Selon vous, est-ce qu'une plus grande et une meilleure indépendance de la justice par rapport au pouvoir politique, quel qu'il soit, serait de nature à permettre une plus grande exemplarité ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Puisque vous me tendez la perche, je commencerai par répondre à votre dernière question : évidemment que ce serait de nature à permettre une plus grande exemplarité ! Renforcer l'indépendance de la justice me paraît nécessaire.

Se pose le problème non pas des juges, qui sont statutairement indépendants, mais du parquet. Dans un pays de tradition jacobine, dans lequel on définit une politique pénale, veut-on, oui ou non, un parquet indépendant ? Personnellement, je pense que c'est compatible avec une modification du statut du parquet, qui lui garantirait effectivement l'indépendance. Cela me paraît fondamental.

Il faut une justice indépendante. Mais le problème ne se pose-t-il pas également en matière fiscale ? Je vois les inspecteurs des impôts travailler, mais ils dépendent aussi, ce que l'on peut parfaitement comprendre, du ministre de l'économie. Or, vous le savez, l'administration fiscale a un pouvoir de transaction. On peut donc se demander s'il faut maintenir le système tel quel. La représentation nationale n'a-t-elle pas son mot à dire ? Il y a des règles de transparence en interne.

Vous m'avez ensuite interrogé sur la législation.

Je vais vous répondre très simplement : il y a déjà trop de lois. Il faudrait peut-être simplifier, supprimer un certain nombre de textes qui ne servent à rien pour se concentrer sur l'essentiel.

Quelles initiatives pourrait-on prendre ? Là, on entre dans un domaine qui n'est pas le mien et je ne m'y aventurerai pas car ce n'est pas du tout mon rôle, c'est celui des politiques.

Lors de l'appel de Genève, nous avions expliqué que notre démarche se fondait sur notre mission de juge. Nous sommes des juges, et nous ne sommes que des juges ; nous ne devons pas dépasser ce cadre. Nous avions signalé que nous ne pouvons pas appliquer la loi de la même manière à tout le monde parce qu'il existe des zones d'ombre qui nous empêchent de travailler. Nous avons tous fait le même constat. À partir de là, nous passons le relais au politique. D'ailleurs, MM. Montebourg et Peillon avaient mis en place une mission parlementaire d'information sur les paradis fiscaux.

C'est aussi un peu le sens de ma démarche aujourd'hui, si elle en a un... Je veux vous dire que vous êtes le législateur et que vous avez ce pouvoir politique. Moi, je suis incapable de vous proposer des solutions, et je n'en proposerai pas, car je n'ai aucune légitimité pour le faire. C'est à vous qu'il revient de les assumer. Ma seule légitimité en quelque sorte, je la ressens en tant que juge et citoyen - et là, j'ai des comptes à vous rendre -, est de vous dire ce qui ne fonctionne pas, pour quelles raisons et quelles seraient les solutions possibles.

Les deux seules solutions de nature à faire véritablement avancer les choses sont celles que j'ai évoquées au début de mon intervention : chaque pays doit mettre en place une centralisation bancaire et il doit y avoir un échange total des informations entre citoyens d'un même pays.

En effet, est-il acceptable qu'un citoyen français puisse avoir un compte au Luxembourg et se voir protégé par la législation luxembourgeoise face à sa propre administration ? Ne serait-il pas légitime que les Luxembourgeois donnent à notre administration fiscale la liste de tous les comptes ouverts par tous les ressortissants français ?

Mais, vous le voyez bien, en posant ce problème, je pose tout de suite un problème politique, qu'il ne m'appartient pas d'assumer. Simplement, je fais le constat qu'il faut aller dans cette voie si l'on veut avancer.

TRACFIN est déjà en place ; il existe en la matière une législation. Ce n'est pas en créant une nouvelle loi ou une nouvelle commission ou autre chose encore que l'on va faire avancer les choses. Je crois plus au constat : il faut faire un constat et, à partir de là, créer une dynamique, qui doit être évidemment européenne et peut être ensuite mondiale.

Vous l'avez dit tout à l'heure, il y a des déficits, et les plus grands pays, dont le nôtre, y sont confrontés. Certes, il y a de l'argent à côté, mais je ne vais pas vous dire de faire comme Philippe le Bel : mettre en prison tous les Templiers et confisquer tous leurs avoirs. Non, je n'irai pas jusque-là ! Mais il y a une réalité. Tous les grands pays ont des déficits, même les Etats-Unis. Jusqu'à quel point vont-ils tolérer que cet argent continue de circuler ? Car l'argent caché ne participera pas à la résorption du déficit, et ce sont toujours les mêmes qui y contribueront. Je pense qu'il y a là un vrai problème politique, au sens large.

On ne peut pas éviter la mondialisation, au contraire. Mais peut-être pourrait-on prévoir une forme de régulation, de contrôle ou d'autocontrôle ? Il faut, me semble-t-il, appliquer un certain nombre de règles à tout le monde, sinon c'est la fraude généralisée.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-France Beaufils

Je formulerai quelques remarques et interrogations.

Tout d'abord, je partage complètement votre réflexion sur les conventions signées entre les pays. Ces derniers temps, la commission des finances a été amenée à en examiner plusieurs, qui ont bien montré qu'il s'agissait vraiment d'une signature de pure forme. Elles n'apportent absolument aucune réponse à ces problèmes.

Je voudrais vous interroger sur les sociétés de conseil pour l'optimisation fiscale, qui peuvent être aussi des filiales bancaires. Ne pensez-vous pas que notre législation pourrait encadrer cette profession de manière plus efficace ou que les services de l'Etat pourraient surveiller ces sociétés, qui sont de très bons outils pour ceux qui recherchent le bon paradis fiscal ? Quels éléments d'information et d'amélioration pouvez-vous nous apporter en la matière ?

Par ailleurs, pour ce qui concerne les paradis fiscaux, il est souvent question des anciennes colonies anglaises. On sait que la City a beaucoup utilisé tous ces outils pour mener sa politique financière, mais la Grande-Bretagne se trouve aujourd'hui, elle aussi, confrontée au fait qu'un certain nombre de ses ressortissants échappent à l'impôt. Savez-vous si vos homologues britanniques ont aussi une réflexion sur ces sujets ? Quels outils peut-on se donner pour faire face à cette optimisation fiscale, pour reprendre leur langage ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

S'agissant des sociétés de conseil, l'optimisation fiscale est parfaitement légale. Que voulez-vous reprocher à une société de conseil qui va vous recommander d'ouvrir une filiale dans tel pays plutôt que dans tel autre pour payer moins d'impôt, sauf à changer les règles du jeu ? Que faire s'il n'y a pas d'arbitre dans un match de football ? Il n'y en a pas, c'est un fait !

On en revient toujours à la même problématique : si vous contrôlez les sociétés de conseil fiscal en France, les gens iront à Genève, et le problème sera réglé. Il ne faut pas tomber dans l'excès de contrôle en interne. Je crois que c'est quand même très contrôlé en France. Si l'on se cantonne au contrôle en interne, on passe à côté du problème. Il faut aller voir ce qui se passe à l'extérieur de nos frontières.

Concernant la Grande-Bretagne, il est en effet paradoxal de constater que ce pays qui a un secret bancaire très fort, qui connaît une importante évasion fiscale, enregistre aussi des déficits.

Si on veut combler le déficit, il faut augmenter les impôts ; cela entraînera une plus grande évasion fiscale encore dans la mesure où il sera plus rentable de placer ses fonds à l'extérieur. Là aussi, il faut savoir ce que l'on veut : un système totalement libéral ? Une optimisation fiscale totale permettant, par exemple, aux multinationales de défiscaliser ? D'ailleurs, on ne voit pas pourquoi elles ne le feraient pas puisqu'on les autorise à le faire. Tout le paradoxe est là, et c'est un problème de choix politique. Les Etats vont-ils éternellement tolérer ce système, qui est complètement poreux, et les prive, finalement, de ressources légitimes ?

À cet égard, je citerai un exemple. Un représentant du Liechtenstein m'a confié un jour que nous avions trop d'impôts en France. Je lui ai alors répondu : mais si, demain, vous souffrez d'un cancer, je ne suis pas sûr que vous alliez vous faire soigner à l'hôpital de Vaduz - d'ailleurs, je ne suis pas certain qu'il y en ait un ! Vous viendrez dans un pays dans lequel il y a des hôpitaux, des collectivités, et donc des personnes qui paient des impôts. Il faut donc savoir ce que l'on veut. Mais c'est un problème politique.

Debut de section - PermalienPhoto de Francis Delattre

Concernant la saisine pour fraude fiscale, la France présente un petit particularisme : la saisine est faite par le parquet, après avis d'une commission. Selon vous, cette procédure fonctionne-t-elle correctement ? Ne pensez-vous pas qu'elle devrait relever du droit pénal général ?

Par ailleurs, tout le monde parle des îles Caïmans, mais il se trouve qu'elles ont signé les accords de réciprocité prévus dans la convention de l'OCDE.

Pour vous, cela ne veut rien dire, car il s'agit en fait de coquilles d'entreprises conçues ailleurs, de droit panaméen ou autre. Même si le propriétaire est européen, on a peu de chance de le retrouver dans les informations transmises annuellement au titre de la réciprocité. Est-ce de cette façon que vous voyez les choses ?

Enfin, n'y aurait-il pas dans notre droit pénal interne des qualifications entre l'évasion fiscale et le blanchiment de nature à solidifier un peu plus nos murs, pour reprendre l'image utilisée tout à l'heure ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Le blanchiment de l'argent, c'est un problème simple, et c'est, là aussi, un problème de choix.

Sont punis pour un tel délit tous ceux qui, par exemple, font passer l'argent dans des circuits offshore. Toutefois, pour que le blanchiment existe, il faut démontrer que le placement est le produit d'une infraction.

Un jour, j'ai rencontré un intermédiaire qui avait quelques dizaines de millions de dollars placés, disons à Gibraltar, pour ne pas trahir le secret professionnel. Comme j'avais été saisi d'un dossier de blanchiment d'argent, je lui ai demandé d'où venait cet argent, car je n'en connaissais pas l'origine et ses activités n'étaient pas très claires. Sa réponse a été : « Je ne vous le dirai pas, car cela ne vous regarde pas ! » Que vouliez-vous que je fasse ? Le torturer jusqu'à ce qu'il me réponde ? Non ! J'ai pris mon bâton de pèlerin et j'ai envoyé une commission rogatoire internationale à Gibraltar, pour me rendre compte au bout de deux ans qu'il me faudrait x années pour parvenir à mes fins, car l'argent circulait d'une place à l'autre. D'ailleurs, je n'y suis pas arrivé parce qu'il y a eu, à un moment donné, une faille dans la coopération, comme cela existe malheureusement avec certains pays. Il s'avère que cette personne a obtenu un non-lieu.

Si l'on veut changer la règle, il faudrait - mais certains vont hurler ! - inverser la charge de la preuve : à partir du moment où vous avez de l'argent sur un compte, vous devez prouver que cet argent a une origine licite, sinon cela constitue un fait de blanchiment d'argent. Mais on n'y est pas prêt. Quand on parle d'évasion fiscale, qui est un délit, on se dit que l'on trouvera derrière une fraude fiscale, qui en est également un. Mais accepte-t-on l'idée que l'on puisse avoir de l'argent comme cela dans d'autres pays sans en justifier l'origine et sans que cela constitue du blanchiment ? En fait, il faut savoir ce que l'on veut.

Aujourd'hui, le problème, c'est que si l'on trouve beaucoup d'argent dont l'origine n'est pas justifiée et même si la personne est suspecte, c'est à vous d'apporter la preuve de l'origine, ce qui est parfois très difficile, voire impossible.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Oui. On a un délit qui est très large. Mais ce n'est pas parce que de l'argent circule en vingt-quatre heures de Gibraltar à Jersey, puis en Suisse, que cela constitue pénalement du blanchiment. Si l'on n'a pas l'infraction d'origine, on ne pourra pas poursuivre la personne. Cela pose aussi le problème de la fraude fiscale. L'autorité publique est-elle en droit d'exiger de chacun une transparence sur l'origine de ses revenus, de ses fonds ?

Aujourd'hui, on est en retrait par rapport à cette question, et la lutte contre le blanchiment est tout de même quelque part très entravée.

Sans avoir une vision manichéenne, je peux vous dire ceci : plus c'est noir de l'autre côté - prenez les trafiquants de drogue ou encore les mafieux, par exemple -, plus le système sera sophistiqué, plus le circuit de blanchiment sera compliqué et moins on pourra caractériser l'origine de l'argent. Alors que si l'on pouvait demander aux mafieux de justifier l'origine de grosses sommes d'argent sur un compte, ce qu'ils ne pourraient pas faire puisque l'origine est évidemment frauduleuse, on inverserait complètement les choses et on serait beaucoup plus efficace au niveau du résultat.

Toutefois, on ne tomberait pas alors uniquement sur des mafieux, seraient également concernées des personnes qui fraudent, qui détournent des fonds des sociétés. Est-on prêt, dans ce domaine, à inverser la charge de la preuve ?

Debut de section - PermalienPhoto de Francis Delattre

Que pouvez-vous nous dire sur la saisine directe du parquet ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

C'est le pouvoir du ministre ! C'est plus un problème de transparence entre les assemblées et le ministre. Faut-il mettre en place un système de contrôle qui évite l'arbitraire ? Voilà le vrai problème qui est posé.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Vous voulez dire par les agents des impôts ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Oui, pourquoi pas !

Debut de section - PermalienPhoto de Francis Delattre

Je comprends mieux le système. On dit que les îles Caïmans font partie des quarante pays à avoir signé des accords de réciprocité...

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Il y a aussi de l'argent aux îles Caïmans. Il peut y avoir de l'argent.

Je vais vous donner l'exemple des Bahamas, qui ont exactement la même problématique. J'ai envoyé il y a six mois une commission rogatoire aux Bahamas. Il a fallu six mois pour qu'elle arrive. Pourquoi ? Parce qu'il n'y a pas de convention directe. Je ne peux donc pas l'envoyer directement à l'attorney général. C'est un monde à l'époque d'Internet ! Aujourd'hui, si je vais sur Internet, je trouve l'adresse de l'attorney général, mais je n'ai pas le pouvoir de lui envoyer directement la commission rogatoire.

Savez-vous par où passe cette commission rogatoire ? Je la transmets au procureur de la République, qui l'envoie au procureur général, qui l'envoie au ministre de la justice, qui l'envoie au ministère des affaires étrangères, qui l'envoie à l'ambassade de France, qui l'envoie au ministère des affaires étrangères des îles Caïmans : il faut des mois avant qu'elle n'arrive ! Et le circuit est le même dans l'autre sens !

Il faudrait peut-être faciliter les contacts directs en faisant confiance aux juges, aux attorneys et aux procureurs qui sont sur le terrain et généraliser le système de transmission.

Tout à l'heure, vous avez parlé de législation, mais ce sont les outils dont nous avons le plus besoin : les lois existent, encore faut-il pouvoir les appliquer au niveau international.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Il faut les simplifier, bien sûr ! Et je pense que c'est la même chose pour l'administration fiscale.

Debut de section - PermalienPhoto de Jacques Chiron

Pouvez-vous nous confirmer ce qui nous a été dit à Bruxelles récemment, à savoir que, au niveau des relations avec Monaco, l'administration française a beaucoup de pouvoirs, sauf en matière de fraude fiscale ? Avez-vous eu à le constater au cours de vos enquêtes ?

Par ailleurs, on sait que seuls quinze pays appartenant à l'Union européenne sont membres du GAFI, alors que l'Eurogroupe comprend dix-sept pays. A tout le moins, l'ensemble des pays de l'Eurogroupe pourraient être membres du GAFI.

Ensuite, vous avez évoqué la question d'inverser la charge de la preuve. Cela pourrait-il émaner d'une initiative parlementaire ? Peut-on, dans le cadre législatif, inverser cette charge, au moins - ce serait un minimum - pour le citoyen français ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Absolument ! Il suffit d'une loi, mais il faut aussi qu'elle passe le stade du Conseil constitutionnel.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

En inversant la charge de la preuve, on va quand même très loin puisque l'on crée en quelque sorte une présomption. Il y a donc là un vrai problème qui est posé, mais il faut bien sûr le poser.

Vous m'avez interrogé sur Monaco. Je suis incapable de répondre sur le plan fiscal parce que je ne relève pas de l'administration fiscale. Sur le terrain pénal, je puis vous dire que Monaco coopère très bien.

Pour avoir à examiner des comptes sur place, je puis vous dire que cela marche très bien. Je parle d'expérience. Il y a eu, à un moment donné, un flou parce qu'il fallait que les demandes passent par la Chancellerie. Là aussi, il faudrait créer un contact direct : il faut passer par le procureur général de Monaco.

Je vais vous dire une chose : lorsque j'ai une demande à faire à Genève - et je travaille souvent avec la Suisse -, je transmets directement par fax ou par mail ma demande au procureur de Genève, que je connais. Je n'ai pas besoin de demander l'autorisation à la Chancellerie. On dit toujours que l'on envoie un exemplaire par la voie diplomatique. Mais, à Genève, je peux bloquer de l'argent dans les vingt-quatre heures, et il en est de même au Luxembourg. Cela montre bien que ça peut fonctionner, mais grâce aux conventions.

Il n'en a pas toujours été ainsi, et il y a un certain nombre de pays, tels que Hong Kong - c'est loin, Hong Kong ! - pour lesquels la demande doit passer par la Chancellerie, le ministère de la justice, etc. D'entrée de jeu, vous savez que vous perdez presque un mois ou deux. En plus, à Hong Kong, ils arguent toujours du fait que quelque chose ne va pas : par exemple, une virgule n'est pas à sa place. On peut toujours vouloir coopérer, mais, dans certains pays, il y a toujours des problèmes là où il n'y en a pas ailleurs. Le dialogue n'est jamais direct, il faut passer par la Chancellerie. La procédure est très lourde et, à chaque fois, cela prend des mois et des mois. Si, dans un dossier, vous avez trois circuits qui passent par Hong Kong, Singapour ou encore l'île Maurice, que j'ai citée tout à l'heure, vous imaginez...

À l'île Maurice, certaines demandes de commissions rogatoires ne sont jamais arrivées, elles se sont perdues avant d'arriver sous les cocotiers ! Lorsque vous demandez au bout d'un an où est passée votre commission rogatoire, on vous répond qu'on n'a rien reçu.

Ce sont là des questions concrètes de coopération. L'idée, simple, c'est que chaque autorité judiciaire puisse avoir un contact direct avec l'autorité judiciaire qui exécute. Il serait déjà énorme d'arriver à ce résultat.

Permettez-moi de prendre encore l'exemple des Bahamas.

J'ai perdu des mois avec les Bahamas, sans que je puisse faire autrement, jusqu'au jour où j'ai appelé la Chancellerie pour lui demander ce qu'il était advenu de ma commission rogatoire. On m'a répondu : elle est partie au Quai d'Orsay ; on va les appeler. Je leur ai dit que j'allais moi aussi les appeler - vous savez, le Quai d'Orsay n'aime pas trop qu'on l'appelle ! - et j'ai appris que ma commission rogatoire était à l'ambassade de France à Kingston, une ville que je ne connaissais pas du tout, à la Jamaïque. Vous le voyez, il y a toujours des grains de sable qui font qu'il faut avoir des contacts directs.

Si vous voulez mon avis sur l'administration fiscale, il faut faire confiance aux inspecteurs des impôts, comme vous le disiez tout à l'heure. Eux aussi doivent pouvoir avoir des contacts directs, parce que, chaque fois, les circuits sont compliqués : il suffit que quelqu'un laisse traîner le dossier sur son bureau et cela prend un mois. C'est ce que j'appelle l'efficience. Moi, je crois beaucoup à l'efficience. Mais je sais malheureusement que si j'ai, demain, une demande à faire aux Bahamas, j'en ai pour trois mois au moins avant que celle-ci arrive. J'ai beau appeler partout, je ne peux rien faire.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Avant de conclure et de passer la parole au rapporteur, je voudrais savoir, monsieur le juge, si vous estimez, eu égard à votre expérience, que les choses sont plus faciles aujourd'hui. Certes, on peut penser que la coopération des paradis fiscaux répertoriés sur les listes de l'OCDE ne va pas assez vite. Mais les responsables que nous avons reçus ici ont indiqué que l'on procède par phases sur le plan international et que les critères vont se renforcer au fur et à mesure.

Vous avez cité un certain nombre de pays européens avec lesquels vous coopériez. Avez-vous, aujourd'hui, plus de facilités à obtenir des renseignements qu'il y a une dizaine d'années ?

Nous avons auditionné le ministre du budget, l'entraide internationale se développe ; des réponses sont apportées. Avez-vous tout de même le sentiment que des barrières ont été assez rapidement levées en matière de coopération, même si, comme vous l'avez relevé, ce n'est pas encore satisfaisant ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Vous avez cité l'appel de Genève en 1996.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Je ne vais pas dire qu'il n'y a pas eu de progrès depuis 1996. Bien sûr qu'il y en a eu ! Mais il existe encore énormément de failles dans ce système.

Il est vrai que l'on peut obtenir aujourd'hui certaines informations. Récemment, j'ai pu en obtenir sur des comptes au Liechtenstein : la coopération a été totale. Les îles anglo-normandes coopèrent aussi très bien depuis des années. Si Singapour pose encore problème, tout comme l'île Maurice ou Gibraltar, il y a eu, globalement, des avancées ; il ne faut pas non plus noircir le tableau. Au sein de l'Europe, il y a eu quelque part une prise de conscience. Et puis, vous le savez, ces pays n'aiment pas être montrés du doigt. Il y a un progrès réel.

Toutefois, je le constate quand même à mon niveau, le système devient de plus en plus sophistiqué, avec des structures offshore et des valises de billets qui circulent dans certains pays. Voilà à quoi on aboutit ! D'ailleurs, je me demande toujours comment cela peut encore exister.

Oui, c'est mieux, mais il y a encore beaucoup à faire. Je suis d'ailleurs ravi de vous apporter mon témoignage parce que vous pouvez, me semble-t-il, porter la parole et avoir une action plus politique. Je ne veux pas noircir le tableau : il y a des difficultés, mais aussi des progrès. Tout cela n'est donc pas insoluble. Au contraire, il faut continuer sur cette voie et, dirai-je même, amplifier le mouvement, tout en ayant conscience qu'on ne réglera pas tout. On peut vouloir améliorer les choses en France, mais ce n'est pas là qu'il faut essentiellement faire porter l'effort.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Il faut agir au moins au niveau européen, voire, c'est évident, au niveau du G8 ou du G20.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Pour ma part, j'ai bien compris : vous avez une vision fédérale de la justice au niveau européen.

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Oui.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

En matière de fraude fiscale, il nous a été indiqué voilà quelque temps que l'enquête préliminaire était la règle, et l'instruction l'exception. Quel est votre avis ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Ce n'est pas propre à la fraude fiscale. Il ne vous a pas échappé que, depuis quelques années, les juges d'instruction sont de moins en moins saisis, et ce pas uniquement en matière fiscale. On a développé le concept d'enquête préliminaire, qui, à mon sens, présente un double handicap : d'une part, il n'y a pas de débat contradictoire à ce stade, les avocats n'ayant pas accès au dossier ; d'autre part, il existe toujours une suspicion du fait que les procureurs ne sont pas indépendants, ce dont ils souffrent d'ailleurs. Pourquoi ne pas leur donner cette indépendance ? Dès lors, il n'y aurait plus de suspicion.

On l'a vu dans un certain nombre de dossiers éminemment sensibles, on a retardé au maximum l'ouverture d'une information judiciaire en ayant recours à l'enquête préliminaire. Tout cela donne une image très négative de la justice, ce que, personnellement, je déplore. Mais cela n'est pas spécifique à la fraude fiscale.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

M. Carpentier, directeur de TRACFIN, que nous avons auditionné, a proposé de créer une infraction de dissimulation de fonds à l'instar de celle de non-justification des ressources : la personne devrait démontrer l'objet licite de tout montage opaque ou opacifiant, sinon elle serait en infraction. Que pensez-vous de cette proposition ?

Debut de section - Permalien
Renaud Van Ruymbeke, premier juge d'instruction au pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris

Cette proposition rejoint exactement ce que je vous disais tout à l'heure sur l'inversion de la charge de la preuve. On l'appelle autrement. C'est peut-être plus subtil d'entrer par cette porte-là plutôt que de dire que l'on va inverser la charge de la preuve. On peut effectivement créer un délit de non-justification. C'est une très bonne idée.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Je vous remercie, monsieur le juge, de votre participation.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Mes chers collègues, nous accueillons Mme Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation IFRAP, fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques, et M. Julien Lamon, directeur des recherches de l'association Contribuables associés.

Madame, monsieur, je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal. En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.

Madame Verdier-Molinié, levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(Mme Agnès Verdier-Molinié prête serment.)

Monsieur Lamon, levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Julien Lamon prête serment.)

Je vous remercie.

Madame, monsieur, je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire, puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Eric Bocquet, et des membres de la commission. Madame Verdier-Molinié, vous avez la parole.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié, directeur de la fondation IFRAP

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir bien voulu auditionner la fondation IFRAP.

Avant de commencer mon exposé, je tiens à rappeler que la fondation IFRAP est un think tank, c'est-à-dire un laboratoire de réflexion, et qu'elle est reconnue d'utilité publique depuis 2009. Elle s'est donné pour but d'évaluer les politiques publiques, dans la perspective de l'encouragement de la croissance économique, de la création d'emplois et de la recherche de l'équilibre de nos finances publiques.

En ce qui concerne l'exil fiscal, nous nous intéressons plus particulièrement à l'exil de nos entrepreneurs, parce qu'ils sont nos créateurs de richesse. Depuis de nombreuses années, nous réfléchissons à la meilleure manière de développer, en France, des entreprises de croissance, fortement créatrices d'emplois, afin d'avoir, dans notre pays, ce que nous appelons de « bons riches », qui investissent dans notre avenir collectif. Cette question nous paraît fondamentale, parce que la France ne peut pas miser entièrement sur la dépense publique pour créer de l'emploi marchand : il faut donc inciter ceux qui en ont les moyens, soit parce que leurs revenus sont élevés, soit parce qu'ils détiennent un patrimoine important, à investir dans les entreprises qui créent les emplois de demain, notamment les « gazelles », ces entreprises à fort potentiel de croissance dont nous manquons.

Je vous fais grâce de tous les chiffres que nous avons publiés, mais nous avons montré que, sur 500 000 entreprises créées chaque années en France - le nouveau statut d'auto-entrepreneur a contribué à augmenter le nombre de ces créations -, 40 000 seulement créent au moins un emploi. Cette situation est inquiétante car, selon ces statistiques, des pays comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni font deux fois mieux que nous. Nous considérons donc que, pour créer ces emplois marchands, il importe d'inciter nos riches à rester en France. Or il nous semble que la pression qui s'exerce aujourd'hui sur les grands patrimoines et les hauts revenus ne va pas dans le bon sens.

Vous m'avez demandé de présenter notre estimation du nombre de milliards d'euros qui auraient quitté la France. Cet exercice est très difficile à mener à bien. Toutefois, selon les chiffres publiés par Eric Pichet, professeur et spécialiste de ces questions patrimoniales, près d'un tiers de ceux qui appartiennent à la plus haute tranche de l'impôt de solidarité sur la fortune, l'ISF, - celle qui était taxée à 1,8 %, soit 700 personnes en tout - s'expatrient chaque année, en raison des contraintes fiscales. Parmi ces personnes figurent de nombreux créateurs de richesse. Ces derniers temps, environ 10 milliards d'euros auraient ainsi quitté notre pays chaque année, soit un total de près de 200 milliards d'euros depuis le début des années 2000. Cette évaluation est corroborée par une estimation du patrimoine français aujourd'hui localisé en Suisse, qui serait de l'ordre de 94 milliards d'euros selon Le Temps, chiffre qui nous semble correct.

Ces 200 milliards d'euros représentent, selon nous, un manque à gagner pour les entreprises françaises en termes d'investissement. Nous connaissons de nombreux entrepreneurs qui, à un moment ou un autre, sont partis en Belgique, mais ils ne sont pas partis parce qu'ils ne voulaient plus créer de richesse dans notre pays. Par exemple, le créateur d'une start up qui a très bien marché et a été revendue plusieurs millions d'euros se trouve redevable de sommes importantes au titre de l'ISF, avant même qu'il ait pu réinvestir dans d'autres entreprises qui, n'étant pas considérées comme connexes ou complémentaires, ne relèvent donc plus de l'outil de travail. Or ces personnes sont de véritables business angels, puisque, une fois qu'elles ont réalisé la vente de leur propre entreprise, elles veulent conserver une occupation entrepreneuriale tout en investissant dans les entreprises des autres, mais on ne les encourage pas à le faire.

Tout le monde connaît l'exemple de Denis Payre, fondateur de Business Objects, qui est parti en Belgique, en est revenu, mais n'exclut pas de repartir, compte tenu des annonces politiques en matière fiscale.

Tout le monde connaît également l'exemple de Marc Simoncini : fondateur de Meetic qu'il a vendu pour 200 millions ou 300 millions d'euros, il a créé un fonds, Jaïna Capital, qui investit dans des start up et aide donc des jeunes qui partent de rien à créer de nouvelles entreprises. Il a lui-même annoncé récemment sur les ondes que, puisqu'il devait payer l'ISF sur l'argent qu'il avait investi dans des start up, argent que l'on ne peut considérer comme faisant partie de sa fortune, et que l'administration fiscale lui répondait qu'elle ne pouvait rien faire pour lui, il envisageait de s'expatrier en Belgique. L'affaire nous paraît délicate : même si l'intéressé explique qu'il continuera à investir en France par l'intermédiaire de son fonds d'investissement, nous savons bien qu'une personne qui quitte la France pour des raisons fiscales a toujours du mal à continuer à investir sur le sol français.

Ces affaires illustrent une de nos préoccupations majeures : sans ces investisseurs privés, nous considérons que la France ne pourra jamais développer les entreprises de croissance qui existent dans des pays comparables, comme le Royaume-Uni et l'Allemagne, car ces pays encouragent, avec des leviers différents, l'investissement dans les entreprises de demain. Nous voudrions donc attirer l'attention de votre commission d'enquête sur le fait qu'il faudrait peut-être imaginer un statut spécifique pour ces « investisseurs providentiels », pour reprendre la traduction québécoise de business angels, qui font le choix d'investir leur fortune non pas dans des oeuvres d'art - comme vous le savez, celles-ci échappent à l'ISF -, mais dans une plus grande oeuvre d'art, à savoir des entreprises qui seront capables de créer des emplois et de faire baisser le taux de chômage des jeunes. Cette préoccupation doit animer tous ceux qui s'intéressent à l'avenir de la France.

La fondation IFRAP a beaucoup travaillé sur ces questions au cours des dernières années. Certains d'entre vous le savent, elle a été à l'origine de la « mesure ISF-TEPA » qui permet de déduire de l'ISF les investissements réalisés dans des PME. La fondation aurait souhaité que soient privilégiées les petites entreprises selon la définition communautaire, c'est-à-dire celles qui comptent moins de cinquante salariés pour un total de bilan inférieur à 10 millions d'euros. En effet, nous considérons qu'il faut aiguiller le peu d'argent obtenu grâce aux incitations fiscales vers les entreprises qui courent le plus de risques et non vers les PME qui sont parfois déjà très développées et peuvent assez facilement financer les investissements qui leur sont nécessaires par l'intermédiaire des banques ou des sociétés de capital-risque. Avec la mesure ISF-TEPA, notre idée était de réorienter les investisseurs vers les petites entreprises de définition communautaire et nous avons été parmi les premiers à alerter le ministère des finances sur le fait que, pour éviter les effets d'aubaine, il fallait exclure les entreprises de leasing ou de l'immobilier du bénéfice de cette mesure, afin de le réserver à celles qui en avaient le plus besoin. La fondation IFRAP est particulièrement attachée à la pérennisation de cette mesure qui permet à ceux qui en ont les moyens d'investir dans les entreprises - avec les ajustements que j'évoquais, c'est-à-dire en la réservant aux plus petites entreprises, en accord avec les lignes directrices de l'Union européenne relatives aux phases d'amorçage et de démarrage.

Nous nous sommes également penchés sur l'article 199 terdecies-0 A du code général des impôts, dit « réduction Madelin », qui permet de déduire de l'impôt sur le revenu les investissements réalisés dans les entreprises. Nous sommes inquiets, parce que cette réduction est concernée par le plafonnement global des niches fiscales, révisé à la baisse chaque année. Or nous considérons que certaines niches sont prioritaires, notamment celles qui permettent l'investissement direct. Aujourd'hui, la déduction est plafonnée à 18 %, alors qu'elle s'élevait à 25 % avant le plafonnement global des niches, en 2006.

Cette question est importante, car la réduction Madelin, aujourd'hui, n'incite plus du tout à investir dans les entreprises. Nous avons obtenu que l'Assemblée nationale relève le plafond de cette réduction à 100 000 euros pour un couple, mais avec le « coup de rabot » à 18 % et le plafond global des niches, cette mesure perd tout caractère attractif. Nous souhaiterions, bien que cela paraisse difficile dans le contexte budgétaire actuel, que l'on établisse une distinction entre les niches potentiellement créatrices d'emplois et celles qui le sont moins, afin que les premières soient pérennisées, avec des plafonds plus hauts - peut-être faudrait-il même que la réduction Madelin ne soit pas prise en compte dans le plafond global des niches -, parce que ce type d'investissement nous paraît plus important que les investissements dans les départements et collectivités d'outre-mer ou dans les monuments historiques, même si ceux-ci sont également importants ! L'emploi doit primer absolument dans les politiques publiques des prochaines années, beaucoup plus que cela n'a été le cas ces derniers temps - on peut même estimer que les dernières mesures prises l'ont été plutôt à la marge.

Nous souhaitons donc favoriser l'émergence d'investisseurs privés dans les entreprises et permettre à ces personnes particulièrement fortunées de diriger leurs investissements vers les gazelles, les start up, etc. C'est également la raison pour laquelle nous appelons de nos voeux un « plan start up » qui pourrait comporter plusieurs mesures, dont des mesures fiscales, même si toutes les mesures souhaitables ne relèvent pas de la fiscalité.

Enfin, je souhaite ajouter un mot sur l'annonce du relèvement du taux marginal de l'impôt sur le revenu à 75 % : la question du sort à réserver aux footballeurs a été évoquée à cette occasion par les médias, mais celle du sort des serial entrepreneurs revêt une importance majeure. Il faudrait vraiment établir une différence entre ceux qui vivent de rentes et ceux qui vivent d'investissements à risques, en réfléchissant notamment à ce que l'IFRAP a appelé « l'impôt-risque » : en effet, les banques ou les sociétés de capital-risque n'investissent pas dans les start up, parce que ces investissements sont extrêmement risqués. Comme l'explique très bien M. Simoncini, la plupart des entreprises dans lesquelles il investit ne grossissent pas, elles disparaissent, mais certaines vont rencontrer un succès phénoménal. Il conviendrait donc de tout faire pour que ceux qui ont su prendre ces risques au service de la société puissent bénéficier d'une fiscalité plus favorable. Plusieurs pistes mériteraient d'être explorées, mais il me semble tout aussi important de conserver en France ces entrepreneurs, ces investisseurs, ces business angels que de garder des footballeurs ! Il faut donc faire en sorte que la fiscalité soit le plus possible au service de la création de richesse.

Des mesures comme l'exit tax ou le relèvement du taux marginal de l'impôt sur le revenu à 75 % relèvent d'une logique punitive : non seulement elles ne rapporteront rien au budget de l'État - leur produit a été évalué entre 150 millions et 200 millions d'euros par an -, mais elles lui feront même perdre les recettes correspondant à tous les autres impôts qu'auraient pu payer les personnes visées ! Plutôt que d'imaginer une fiscalité punitive, il conviendrait donc d'imaginer une fiscalité incitative. Nous pourrions également évoquer les fondations ou la création par des personnes fortunées d'oeuvres au service de l'intérêt général.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Mes chers collègues, avant de passer la parole à M. Lamon, je vous rappelle qu'il remplace ce matin M. Alain Mathieu, président de l'association Contribuables associés, retenu par un empêchement d'ordre familial.

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je tiens également à vous remercier d'avoir bien voulu auditionner l'association Contribuables associés. Notre association est la première association de contribuables de France : elle compte, à l'heure actuelle, un peu plus de 200 000 membres répartis sur l'ensemble du territoire et vit exclusivement des donations individuelles de ses membres et sympathisants. En tant que défenseurs de l'ensemble des contribuables français, donc de l'ensemble des Français, dans notre action pour une fiscalité au service de la croissance et de l'efficacité du fonctionnement des institutions publiques, nous avons essayé d'apporter une pierre à l'édifice de la compréhension des mécanismes d'émigration et d'immigration. Nous avons fait réaliser une étude par Jean-Paul Gourévitch, expert international en ressources humaines. Les résultats de cette étude permettent d'estimer les montants en capital humain et en capital qui s'échappent chaque année de France.

Cette étude a été réalisée en 2009, mais ses chiffres portent grosso modo sur l'année 2007 : ce retard s'explique par le fait que les rapports les plus riches d'informations quant à l'estimation de l'émigration et de l'évasion fiscales - qui sont en général des rapports du Sénat ! - sortent toujours un peu en retard...

Debut de section - PermalienPhoto de Francis Delattre

Mais non ! Nous sommes en avance : la preuve, vous êtes là...

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Premier constat : ce champ d'étude est très peu défriché. Très peu de données fiables sont disponibles, qu'il s'agisse de travaux universitaires ou de travaux de think tanks. L'absence de chiffres a tendance à favoriser les prises de position idéologiques ou dogmatiques ; en revanche, les chiffres sont indispensables pour éclairer la prise de décisions rationnelles.

Si l'on s'en tient au registre informatisé Racine, registre officiel des Français de l'étranger - notion que nous retiendrons pour l'ensemble de l'étude -, le nombre des Français expatriés s'élèverait à 1,326 million. Après recoupement avec les chiffres des ambassades des pays vers lesquels nos compatriotes s'expatrient le plus et des enquêtes auprès du ministère des affaires étrangères, on peut affirmer que ce chiffre est très largement sous-estimé - un rapport sénatorial le montrait également...

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Il estimait le nombre des Français expatriés à 2,3 millions ; notre propre estimation s'établit à 2,39 millions. Ce chiffre s'est stabilisé sur les dernières années de l'enquête, 2005, 2006 et 2007, en revanche, il est en augmentation lente, mais constante, sur dix ans. Il semblerait donc que les Français s'expatrient plus et les raisons en sont nombreuses.

Si l'on s'intéresse aux flux, 233 000 Français sortent du territoire chaque année, mais environ 168 000 rentrent, la différence représente donc une perte de 65 000.

Trois raisons principales expliquent ces départs : la poursuite des études - mais ces étudiants sont voués à revenir sur le territoire national, avec un bagage universitaire enrichi -, l'émigration fiscale, qui intéresse plus particulièrement votre commission d'enquête, et une émigration professionnelle. Quand on s'intéresse aux incidences de l'émigration sur les capitaux, il faut s'intéresser aussi au capital humain et intellectuel, et pas seulement au capital financier ou à la base taxable qui pourrait être récupérée.

L'émigration professionnelle représente plus de 50 % de l'émigration totale et connaît une progression régulière. Les raisons invoquées par les personnes concernées sont : une rémunération plus attractive, un chômage moins important dans les pays de destination, un marché de l'emploi plus flexible...

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-France Beaufils

Les études montrent aussi que ces migrants reviennent très vite dès qu'ils rencontrent un problème de santé, par exemple !

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Je reviendrai sur les causes des retours.

Je ne détaillerai pas les chiffres relatifs à la structure de la population qui s'exile, mais on peut malgré tout retenir que la moyenne des revenus nets des foyers exilés s'établit à 48 000 euros par an, soit le double du revenu moyen français, ce qui s'explique en partie par un niveau d'études plus élevé. Qui s'expatrie ? Des gens ayant des talents, de l'argent et en quête d'un meilleur niveau de vie. Ces considérations sont importantes, car elles vont servir de base à l'évaluation des sommes perdues par l'État.

Le coût de l'émigration s'évalue comme la différence entre des dépenses initiales et des recettes, puisque les expatriés rapatrient aussi de l'argent en France.

Les dépenses initiales comprennent des dépenses de formation et de santé. Tous les Français qui ont été formés par l'école gratuite française coûtent cher : quand ils s'expatrient, la France perd une partie de son investissement. Dans notre estimation, il s'agit de la part la plus importante du capital humain perdu, que nous évaluons à 5 milliards d'euros par an.

Il convient d'évaluer ensuite le manque à gagner dû à l'évasion fiscale. On estime le nombre des Français qui quittent le territoire pour des raisons fiscales à 11 200 par an. Ce chiffre s'appuie sur des extrapolations établies à partir de données émanant de Suisse et de Belgique, destinations prioritaires des exilés fiscaux.

Selon nos estimations, ces départs représentent une perte annuelle de 1,279 milliard d'euros au titre de l'ISF, de 286 millions d'euros pour l'impôt sur les sociétés, de 660 millions d'euros au titre de l'impôt sur le revenu, de 93 millions d'euros pour les impôts sur les successions, de 34 millions d'euros au titre d'autres impôts, de 830 millions d'euros pour la TVA et la TIPP et, enfin, de 800 millions d'euros au titre des impôts locaux et des cotisations sociales. Le total du manque à gagner pour l'État, par année, est estimé à 11,117 milliards d'euros, dont un peu plus de la moitié en impôts et 40 % en dépenses initiales de formation.

Heureusement, il y a des gains. Les Français à l'étranger opèrent des transferts de fonds sur des comptes français. Des impôts sur le revenu sont perçus, ainsi que de l'ISF, des impôts sur les sociétés et quelques cotisations. A ces gains, viennent s'ajouter les économies réalisées par l'État pour la formation des Français qui partent avec leur famille. Nous avons essayé de comparer ce qui était comparable.

Globalement, ces compatriotes exilés rapportent à l'État 3,32 milliards d'euros par an. En soustrayant les gains aux pertes totales, qui s'élèvent, je le rappelle, à 11,117 milliards d'euros, il apparaît que l'État français perd chaque année 8 milliards d'euros.

Si l'on raisonne en stock global de Français expatriés, lequel est à peu près constant, et non en flux, on obtient quasiment les mêmes chiffres. Nous avons perdu 180 milliards d'euros en éducation puisque ces personnes formées ne rapporteront rien à l'État. Nous avons perdu en patrimoine, depuis la création de l'ISF, 2 300 milliards d'euros, soit une fuite vers l'étranger de 115 milliards d'euros par an en vingt ans.

Ces 2 300 milliards d'euros sont perdus à un double titre. Ils sont perdus au titre de l'ISF ; si l'on raisonne en termes constants, la perte pour l'État est de l'ordre de 25 milliards d'euros. Mais ils sont surtout perdus au titre de la collectivité globale : 2 300 milliards d'euros de capitaux qui se sont échappés de France, c'est 2 300 milliards d'euros de capitaux qui ne créeront pas de richesse en France. Notre pays s'est donc appauvri de cette somme en vingt ans.

Le coût brut pour l'État, si l'on raisonne uniquement au niveau fiscal, s'élève à 233 milliards d'euros. Cette somme représente les impôts perdus depuis vingt ans sur le stock des Français de l'étranger.

Je vais terminer mon propos liminaire. Nous disposons de chiffres. Que faire ? Nous avons cherché à revenir aux causes de l'expatriation. Selon les sondages réalisés par le ministère des affaires étrangères et le CEM, près de 30 % des personnes interrogées ne souhaitent pas revenir en France pour les raisons suivantes : « une France où rien ne bouge », « pas d'avenir en France », « changer d'air », « taxes et impôts trop lourds », « le travail en France n'est pas motivant ». Un tiers de nos compatriotes qui s'exilent et qui ne reviendront pas le font pour des raisons réglementaires et fiscales.

Afin de nourrir le débat, nous avons élaboré quelques propositions, qui ne sont pas chiffrées.

Nous proposons un retour vers la stabilité réglementaire et fiscale. Pour cela, il conviendrait de mettre fin à l'inflation réglementaire et à la créativité fiscale. C'est la stabilité qui engendre la croissance.

Nous proposons également de valoriser la recherche et l'entrepreneuriat par une concurrence universitaire pour une meilleure formation et une meilleure adéquation recherche-entreprises pour que les jeunes formés à l'université restent en France. Par ailleurs, il conviendrait de cibler les publics jeunes et de valoriser le travail ainsi que la création d'entreprises.

Nous proposons aussi de s'orienter vers une plus grande neutralité fiscale : suppression de l'ISF et des niches corporatistes ; élargissement de la base de l'impôt et diminution des taux marginaux, car il existe une corrélation très forte entre la faible progressivité de l'impôt, la création d'entreprises et la création de richesses.

Enfin, nous proposons plus de responsabilité fiscale et une régionalisation de la fiscalité. Notre slogan est : « une collectivité, un impôt » afin de rendre la fiscalité plus lisible et de coller au principe empirique selon lequel plus le pays est petit, plus la collectivité qui taxe est maîtresse de sa fiscalité et la rend lisible, plus elle peut la maîtriser et plus elle peut attirer des entrepreneurs, des investisseurs ou de gros contribuables.

Telle est la conclusion de ma présentation.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Je vous remercie, monsieur Lamon.

La parole est à M. le rapporteur.

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Tout à fait !

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je n'ai jamais été sollicité. Pourtant, je partage votre souci, qui est de défendre l'ensemble des contribuables français.

Si je rejoignais votre association, je devrais acquitter une cotisation.

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Ce n'est pas une obligation. Vous pouvez faire un don.

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

C'est effectivement une possibilité qui vous est offerte.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

L'ensemble des contribuables français, dans mon esprit, cela signifie la nation française. J'ai donc du mal à entendre certains propos.

Première précision, parmi les créateurs de richesses, classez-vous dans la même catégorie les entreprises du CAC 40, qui sont soumises à un IS de 8 %, et les PMI-PME, lesquelles sont soumises à un IS de 30 % ou 33 % ?

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Dans l'étude que nous avons réalisée, nous nous sommes intéressés aux Français à titre individuel. Nous ne nous sommes donc pas penchés sur les entreprises du CAC 40. Nous avons uniquement tenté de suivre les flux de population, de foyers fiscaux, de familles et nous avons essayé de calculer, afin d'évaluer le manque à gagner, ce que ces personnes auraient payé si elles n'étaient pas parties.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je reviens à l'objet de cette commission d'enquête, à savoir l'évasion fiscale et les paradis fiscaux. Il se vérifie d'audition en audition que cette pratique est exclusivement répandue parmi les gros patrimoines et les hauts revenus. Elle concerne beaucoup moins les 25 millions ou 26 millions de salariés que compte notre pays. Il s'agit donc d'un vrai sujet, d'où ma question.

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Je suis d'accord. L'ISF est payé par les classes moyennes et les personnes riches, mais pas par les personnes extrêmement riches puisqu'elles s'expatrient.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

J'ai effectué un séjour à Bruxelles la semaine dernière. Nous avons déjeuné avec un avocat fiscaliste très en vue et très compétent et qui compte parmi sa clientèle de nombreux contribuables français, notamment des contribuables de ma région, le Nord. Selon lui, pour justifier leur choix, ces contribuables emploient les mêmes termes que vous, à savoir ceux d'oppression, de stigmatisation, de maltraitance. Tout cela me semble quelque peu excessif. Le slogan de votre association est : « contre l'oppression fiscale ». Qu'entendez-vous exactement par « oppression fiscale » ?

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Avant de répondre à votre question sur la base line de Contribuables associés, je tiens à préciser qu'en utilisant les mots « oppression fiscale » et « instabilité », je n'ai fait que citer les Français qui ont répondu aux enquêtes du ministère des affaires étrangères. Ce ne sont pas mes termes.

Quant à l'objet de notre association, à savoir « contre l'oppression fiscale et la pression des contribuables », il est en effet possible de s'interroger sur le sens que nous lui donnons. Mais lorsque l'impôt est trop élevé - notre pays présente un taux de prélèvement parmi les plus élevés au monde -, on peut légitimement se demander si on ne pourrait pas faire mieux en dépensant moins. Tel est notre objectif.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

En ce qui concerne le fond, à savoir la fiscalité, qui semble être un des moteurs de l'évasion fiscale et, surtout, de la concurrence entre les différents pays en Europe et dans le monde, je voudrais remettre un peu les choses en place. Je ne pense pas que la fiscalité soit l'unique critère de choix pour l'implantation d'une entreprise sur un territoire donné. Des études récentes et des exemples concrets le montrent.

Je vais citer encore une fois l'exemple de ma région, car c'est celui que je connais le mieux. L'entreprise Toyota a préféré s'implanter dans le Valenciennois, plus exactement à Onnaing, plutôt qu'en Pologne ou en Hongrie. À l'époque où ce choix a été fait, la taxe professionnelle, impôt dû par les entreprises, existait encore. Cela n'a pourtant pas dissuadé Toyota de faire un tel choix. Fort heureusement, d'autres critères ont joué. Vous en avez cité certains, notamment la qualification de la main-d'oeuvre. En effet, une main-d'oeuvre qualifiée, motivée, bien soignée entre pour une bonne part dans la création de richesses.

L'existence d'infrastructures est également une donnée fréquemment prise en compte. La ville de Seclin, dans mon département, avait la réputation d'avoir une taxe professionnelle très élevée. Elle dispose pourtant d'une zone d'activité industrielle extrêmement développée, avec des entreprises à forte valeur ajoutée ; je pense à Dassault Aviation. Il y a une quinzaine d'années, à la question de savoir pourquoi ils étaient implantés dans une commune où la TP est très élevée, les responsables d'entreprise répondaient clairement : parce que l'autoroute Paris-Lille est proche, parce qu'il y a l'aéroport de Lesquin et la voie ferrée. Les infrastructures sont donc très importantes pour l'implantation des entreprises.

Par ailleurs, une étude récente sur le développement économique réalisée pour la communauté urbaine de Lille par un cabinet indépendant a montré que le troisième critère de choix d'implantation sur un territoire donné était l'accès au très haut débit, ce qui nous a surpris.

Le cadre de vie et les investissements réalisés par les collectivités pour les entreprises comptent également : routes, tuyaux, éclairage, garderies, crèches et écoles pour les enfants des salariés, etc. La taxe professionnelle contribue donc au développement tous azimuts d'un territoire. L'entreprise en profite, et c'est très bien. Selon moi, c'est ainsi que doit se concevoir le développement.

Il est important de nuancer l'idée selon laquelle la France n'aime pas les riches. Le propos n'est pas là. La richesse doit servir à l'intérêt commun. Le souci de défendre l'ensemble des contribuables devrait animer tous les parlementaires dans une République digne de ce nom.

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

C'est également l'esprit qui anime Contribuables associés.

L'étude que nous avons réalisée a pour objet de montrer que l'argent est perdu pour la collectivité, et donc pour l'ensemble des Français.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Avant de passer la parole à mes collègues, je donnerai un dernier exemple.

Vous avez évoqué la déperdition des talents. Je connais des polytechniciens qui ont fait le choix, mais on ne peut pas leur jeter la pierre, d'aller s'installer à Londres, à la City, pour travailler dans le secteur de la banque et de la finance. Ils conçoivent des algorithmes pour faire du trading haute fréquence. Certes, un tel choix relève de la liberté individuelle, mais il n'en demeure pas moins que l'État et le contribuable ont financé la formation de ces gens. Il serait normal que cette intelligence, cette matière grise, cette connaissance du monde soit mise au service de la résolution des grands problèmes humains. Telle est la conception idéaliste qui est la mienne.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Très souvent, nous sommes abreuvés de chiffres au cours des auditions, même si certaines d'entre elles font exception à la règle. Or d'une audition à l'autre ces chiffres varient dans des proportions ahurissantes. Qui croire ?

D'un point de vue scientifique, comment aboutissez-vous à certains chiffres ? Tout à l'heure, vous avez affirmé que 11 200 Français par an quittaient la France pour des raisons fiscales. Bercy, quant à lui, avance le chiffre de 800 foyers fiscaux.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Même en imaginant que ces foyers fiscaux sont très prolifiques, je n'arrive pas à faire cadrer 800 foyers fiscaux avec 11 200 Français expatriés. En raison de cette contradiction, je ne crois ni les chiffres de Bercy ni les vôtres. Il y a eu d'autres exemples de chiffres divergents.

Vous avez évoqué la perte en impôts. Votre exposé a retenu mon attention parce que vous avez quitté la sphère fiscale et que vous avez raisonné également en perte de « matériel humain », même si je ne n'aime pas cette expression, et en investissement humain. Votre analyse est intéressante si vos chiffres sont exacts, je dis bien : si vos chiffres sont exacts.

En tout état de cause, ma question est simple : comment justifiez-vous scientifiquement les chiffres que vous avez avancés ?

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

L'IFRAP a beaucoup travaillé sur l'ISF et l'évasion fiscale. Je laisse donc Agnès Verdier-Molinié répondre à cette question.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Je comprends parfaitement vos interrogations, monsieur le sénateur.

Nous avons essayé de chiffrer les pertes en milliards d'euros ayant quitté la France. En ce qui concerne les hauts patrimoines, les pertes se situeraient autour de 200 milliards d'euros depuis le début des années 2000. Néanmoins, l'évaluation est difficile. C'est pourquoi nous avons repris des chiffres officiels publiés par la Suisse sur les patrimoines étrangers qui sont détenus dans ce pays. On considère qu'un peu moins de la moitié des plus grandes fortunes de France sont parties vers la Suisse ; une autre partie est allée en Belgique et au Royaume-Uni. C'est pourquoi on arrive à 200 milliards d'euros.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Donc, vous confirmez le chiffre. Les deux associations sont d'accord sur ce chiffre : c'est déjà ça !

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Qu'est-ce qui est scientifique et qu'est-ce qui relève du domaine du fantasme dans ces calculs ?

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Nous ne sommes pas d'accord sur l'évaluation du nombre de milliards parce que nous, nous nous cantonnons au sujet évoqué aujourd'hui par votre commission d'enquête, à savoir le départ des hauts patrimoines.

Concernant les hauts patrimoines, nous évaluons la perte à environ 200 milliards d'euros depuis 2000. J'ai abondamment évoqué ce point avec le professeur Pichet, qui a publié de nombreux ouvrages de référence sur la question de l'ISF. Selon lui, cette évaluation, qui est peut-être a minima, est acceptable par tous. Je le répète néanmoins : ce chiffre ne concerne que les hautes fortunes.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Absolument !

Des chiffres ont été publiés dans les différents rapports du sénateur Marini. Nous avons des chiffres depuis 1997, qui ont été répertoriés par l'IFRAP il y a peu de temps. Les chiffres montrent qu'il existe depuis 2002 une accélération des départs dans le flux migratoire des assujettis à l'ISF. Nous expliquons cet état de fait par l'apparition à cette époque de start up dans les secteurs innovants, Internet ou autres. Ces entreprises, qui grossissent rapidement, favorisent l'émergence de nouvelles fortunes. Outre les créateurs d'entreprise, il y a aussi des artistes, des sportifs, etc. Néanmoins, ces entreprises à fort potentiel de croissance ont changé la donne concernant les hauts patrimoines.

En 2005, le chiffre des 800 foyers que vous avez cité est atteint. Puis la courbe diminue un peu, certainement en raison de la mise en place du bouclier fiscal par le gouvernement Villepin, qui posait comme principe qu'aucun contribuable ne devait acquitter en impôts directs plus de 60 %, hors CSG et hors CRDS, de ses revenus. Après cette date, les chiffres repartent à la hausse, certainement en raison de l'instabilité fiscale.

Ce dernier facteur est un paramètre important : nous avons noté que le plafonnement des niches décidé ces dernières années s'était accompagné d'une augmentation du nombre des départs. Une incertitude existait en ce qui concerne le maintien ou non du bouclier fiscal.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Cinq lois de finances en un an, surtout en période de crise, c'est nécessairement source d'instabilité fiscale.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Tout à fait !

Par ailleurs, la dernière loi de finances pour 2011 a modifié le barème de l'ISF et a supprimé le bouclier fiscal. L'année dernière, cela a été assez ubuesque, puisque la date de paiement de l'ISF a été repoussée au mois de septembre. Cette année, il y aurait deux dates de paiement de l'ISF : ceux dont le patrimoine s'élève entre 1,3 million et 3 millions d'euros feront une déclaration simplifiée avec leurs revenus, mais ceux dont le patrimoine est supérieur à 3 millions d'euros paieront le 15 juin et devront verser de l'ISF en plus le 15 septembre ou le 30 septembre, on ne sait pas. Les assujettis à l'ISF sont souvent totalement perdus. Ils ne savent plus à quel moment ils doivent payer l'ISF. Il ne s'agit pas forcément de très gros patrimoines : avec la hausse des prix de l'immobilier, 1,3 million d'euros sont vite atteints par des foyers qui ne disposent pas forcément de revenus très importants pour peu qu'ils aient acheté leurs biens à un moment où les prix étaient plus bas.

C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il a été décidé de supprimer la tranche entre 800 000 et 1,3 million d'euros. La nouvelle majorité ne semble pas vouloir remettre en question cette suppression. C'est donc que le problème est réel et que la forte augmentation des valeurs immobilières ces dernières années a fait basculer dans l'ISF des foyers qui ne se considèrent pas comme étant riches.

Quoi qu'il en soit, je comprends votre interrogation, monsieur le sénateur. En réalité, il est très difficile d'évaluer combien de milliards d'euros ont quitté la France pour des raisons fiscales.

Faisons confiance à Éric Pichet : à peu près un tiers de la haute tranche à 1,8 % part tous les ans et fait partie des 600 à 800 foyers fiscaux qui s'exilent. Donc, un tiers des quelque 700 personnes de la tranche supérieure, qui se renouvelle évidemment, quitte le territoire national. Ces chiffres concernent l'ancienne tranche supérieure à 16 millions d'euros, qui était imposée à 1,8 %. Les taux ont changé, mais cela va certainement être modifié de nouveau. Bref, ces chiffres nous paraissent exacts.

A nos yeux, il s'agit d'une question importante car, parmi ces contribuables, se trouvent des investisseurs potentiels dans nos entreprises de demain. Dans les pays anglo-saxons, notamment, l'investissement en faveur des jeunes entreprises s'opère naturellement grâce à des incitations fiscales comme celles de l'EIS, dont je ne décrirai pas aujourd'hui les mécanismes, mais qui prévoient des plafonds très élevés, de l'ordre de 800 000 livres sterling pour un couple. De tels dispositifs incitent les riches contribuables à prendre des risques avec leur argent. Certes, une partie des pertes est prise en charge par l'État, environ 30 %, mais ce n'est pas énorme. L'idée est de favoriser l'investissement privé par rapport à l'investissement d'État, car les investisseurs privés font souvent preuve de plus de discernement, leur propre argent étant en jeu. Par ailleurs, les éventuelles pertes sont également supportées par eux.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Bécot

Je veux revenir sur le dispositif ISF-TEPA et la prise en compte des TPE.

Il me semble utile d'aider les très petites entreprises. Les PME, même si elles ont des besoins, arrivent aujourd'hui à se financer, ce qui n'est pas le cas des TPE qui ont plus de difficultés à trouver des financeurs, car les banques ne suivent plus. Un coup de pouce en leur faveur serait le bienvenu. A mes yeux, ce serait une niche très intéressante.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier- Molinié

Je partage votre point de vue, monsieur le sénateur.

La fondation IFRAP s'est aperçue, car nous travaillons depuis de nombreuses années sur cette question, qu'il existait un trou de financement lors de l'amorçage des TPE. Les sommes recherchées par les créateurs d'entreprise au cours des cinq premières années varient entre 100 000 et 1 million d'euros. C'est une vraie difficulté.

Les personnes fortunées investissant plus de 100 000 ou 200 000 euros par an dans des petites entreprises communautaires, c'est-à-dire qui ont moins de cinq ans et qui comptent moins de cinquante salariés, devraient être considérées comme des investisseurs actifs.

Nous nous sommes heurtés à une difficulté avec Bercy. La loi de modernisation de l'économie a mis en place la société de capitaux à transparence fiscale. L'idée était de permettre à la fois à l'entrepreneur et aux investisseurs de déduire de leur fiscalité personnelle les pertes réalisées dans une entreprise de moins de cinq ans, de moins de cinquante salariés et dont le bilan total est inférieur à 10 millions d'euros, donc la petite entreprise communautaire.

Cette société de capitaux à transparence fiscale, aujourd'hui, ne fonctionne pas. C'est l'article 239 bis AB du code général des impôts. Ce statut ne fonctionne pas car, contrairement à ce qui était prévu dans l'exposé des motifs de la loi adoptée par le Parlement, l'instruction fiscale considère que les investisseurs ne sont pas des investisseurs actifs. Par conséquent, ils ne peuvent rien déduire de leur fiscalité personnelle. Seuls l'entrepreneur et les personnes occupant des fonctions de dirigeant sont concernés par le dispositif. Aujourd'hui, aucun investisseur n'irait se risquer à déduire les pertes de sa fiscalité personnelle, car on pourrait lui contester le fait d'être un investisseur actif.

Pour que ce statut intéressant fonctionne, il suffirait d'adopter un seul amendement. Tous les fiscalistes l'ont confirmé.

Pourquoi ce dispositif est-il intéressant ? Parce que, au lieu d'aider à l'entrée, l'État aide à la sortie : une partie des éventuelles pertes peuvent être déduites de l'IR. Si l'investisseur réalise des gains, ceux-ci sont imposés normalement.

Il existe un principe dans la fiscalité française : la « tunnelisation » des revenus. On ne peut pas déduire d'un revenu salarial une perte commerciale. C'est un problème puisque l'investisseur privé, de type business angel, qui souhaite investir dans une société de capitaux à transparence fiscale va, s'il enregistre des pertes, être amené à déduire d'autres sources de revenu.

Si le rapport de la commission d'enquête pouvait faire état de cette difficulté, ce serait positif. Ce dispositif existe depuis 2008, mais ne fonctionne pas. C'est regrettable, car il s'agit d'une façon intéressante d'orienter l'argent des personnes fortunées vers les entreprises, l'État ne payant qu'à la sortie. Bien sûr, ce dispositif n'est pas cumulable avec le dispositif Madelin ni avec l'ISF-TEPA.

Il faut réfléchir à ce genre de dispositifs qui permettent d'inciter les investissements créateurs de richesse.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Comment expliquez-vous que les contribuables fortunés allemands ou belges, qui ne sont pas soumis dans leur pays à l'ISF, pratiquent eux aussi l'expatriation, notamment vers la Suisse ?

Question corrélée, pourquoi l'association Contribuables associés considère-t-elle que l'ISF est injuste ?

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Je ne crois pas avoir utilisé l'adjectif « injuste » dans le document.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je lis : « l'association milite pour la suppression de l'ISF jugé injuste ».

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Et des niches fiscales !

Nous sommes favorables à la clarification et à la neutralité de l'impôt. Notre étude invite à la neutralité. Les chiffres ont été produits non par nous, mais par un chercheur indépendant. Rien ne l'obligeait à aller dans notre sens. Cette personne a cherché à mesurer ce qui ne l'est pas aujourd'hui. Elle s'est intéressée aux Français, aux flux de migration et aux coûts pour la France.

Il n'existe aucune statistique sur le sujet. Les registres nationaux sont incomplets, ils doivent être recoupés avec les registres d'autres pays. Nous sommes donc dans le flou le plus total.

Notre étude apporte une pierre à l'édifice. Elle s'appuie sur une démarche globale dans le suivi des expatriés. Évidemment, en réalisant des enquêtes, on s'aperçoit que ces Français sont plutôt riches : ils gagnent généralement deux fois plus que le Français moyen. Comme ils sont riches et bien formés, il est utile de savoir ce que cela rapporterait au pays s'ils ne s'expatriaient pas.

Pour rebondir sur la question de M. Pillet, nous n'avons pas la prétention d'avoir des chiffres exacts, nous tentons simplement de nous livrer à une estimation.

L'expatriation ou l'évasion fiscale, selon l'étude d'un chercheur indépendant suisse, Pierre Bessard, est le problème des pays qu'il qualifie d'« enfers fiscaux », c'est-à-dire des pays à fiscalité élevée. J'ai mis cette étude sur la clé USB. Naturellement, les citoyens, notamment les riches, votent avec leurs pieds et s'en vont habiter sous des cieux où on leur confisque moins d'argent. Ce n'est pas moi qui affirme que leur impôt est confiscatoire, c'est eux qui le prouvent en votant avec leurs pieds et en partant s'installer dans des pays à fiscalité plus clémente.

L'étude de Pierre Bessard est très intéressante. Elle montre que ce qui incite les hauts contribuables européens à quitter leur pays pour aller en Suisse, c'est la stabilité fiscale suisse et la stabilité des institutions bancaires. Leurs capitaux sont protégés et ils ont une vision à long terme de l'évolution de la fiscalité, donc de la part de capital qu'ils perdront et qui ira nourrir l'État suisse, par exemple.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Si un tiers des contribuables se délocalisent chaque année, au bout de trois ans il n'en reste plus un seul : cette proportion est-elle bien crédible ?

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Il s'agit d'un tiers de la plus haute tranche de l'ISF.

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Je souhaite juste pointer une contradiction par rapport aux chiffres de Bercy.

Bercy raisonne en ISF qui disparaît. L'administration fiscale ne comptabilise que les assujettis à l'ISF qui payaient l'ISF et qui ne le paient plus. Or, puisque beaucoup de contribuables savent compter, on peut raisonnablement penser qu'une partie de ceux qui vont être assujettis à l'ISF partent avant de devoir acquitter cet impôt. Nos calculs sont fondés sur ce principe.

Dans notre étude, nous avons fait une règle de trois approximative, car nous ne disposons pas de statistiques fiables. On s'aperçoit que parmi les Français qui partent s'installer en Suisse ou en Belgique, beaucoup n'ont pas rejoint la force de travail suisse ou belge. Ils s'installent donc dans ces pays non pas pour y travailler, mais pour placer leur fortune. C'est sur ces bases, en faisant une règle de trois, que l'on trouve le chiffre de 1,2 milliard d'ISF perdu.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Monsieur le rapporteur, on ne peut pas comparer la situation des hauts contribuables français avec celle de leurs homologues allemands ou britanniques. Nous sommes quasiment un des seuls pays où l'ISF existe.

S'agit-il d'un impôt injuste ? Je l'ignore. Je sais, en revanche, qu'il existe un particularisme français à l'égard des très hauts patrimoines et que, de ce point de vue, nous ne sommes pas compétitifs sur le plan international. Cela apparaîtra d'ailleurs certainement à la lecture de votre rapport.

Une question m'intéresse : l'optimisation est-elle proportionnelle à la pression fiscale dans le contexte européen ? Existe-t-il des études sur ce point en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Espagne et en Belgique, pour prendre nos cinq principaux voisins ? Avez-vous des études sur ce point ?

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Nous avons examiné les études pour obtenir des chiffres précis sur le rapport entre l'évasion fiscale et le poids des impôts, mais nous n'avons rien trouvé. Les travaux de Pierre Bessard s'intéressent au niveau de la pression fiscale globale. Il est avéré que les flux sont plus importants des pays où la fiscalité est élevée vers les pays où la fiscalité est basse.

J'ai également joint à ma présentation une étude intéressante, qui fait le lien entre créations d'entreprise, investissements et pression fiscale générale. D'après cette étude microéconomique et économétrique, la corrélation est très forte.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

J'ai peu de chiffres à citer sur cette question.

Néanmoins, il est certain que chaque pays a ses propres spécificités fiscales. Le rapport de la Cour des comptes compare les fiscalités française et allemande. Par exemple, la recette d'IR en Allemagne est bien supérieure à la recette d'IR en France. Par ailleurs, on sait clairement que les personnes quittant la France pour la Belgique ont un patrimoine considérable, mais pas forcément des revenus très importants. En effet, en Belgique, les impôts sur les revenus sont plus élevés qu'en France.

Puisqu'il n'y a pas d'harmonie fiscale entre les pays membres ou non-membres de l'Union - je pense à la Suisse -, tout dépend donc de la situation de chaque contribuable. C'est ce que l'on constate d'ailleurs en Suisse où les cantons ont des dispositifs fiscaux différents s'adaptant plus ou moins bien à la situation des expatriés.

Que cela plaise ou non, c'est le principe de la concurrence fiscale qui prévaut entre les pays. Voilà pourquoi il existe également des flux d'expatriés de l'Allemagne vers la Suisse.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Pour 140 milliards d'euros, soit un montant supérieur à celui qui concerne la France.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Absolument.

Comme l'a souligné M. le président, concernant les assujettis à l'ISF, l'exil fiscal est beaucoup plus important. Il existe une spécificité française en matière d'exil fiscal liée à l'ISF. La question est de savoir comment faire ensuite pour que les expatriés très riches investissent quand même en France. Nous n'avons pas encore de réponse.

Par ailleurs, les 200 milliards que nous avons évoqués concernent seulement les assujettis à l'ISF. Si l'on tient compte des contribuables qui n'étaient pas encore assujettis à l'ISF ou de ceux qui ont fait fortune à l'étranger, il n'est pas impossible que les chiffres soient plus importants.

Vous avez parlé des polytechniciens, monsieur le rapporteur. Effectivement, beaucoup de jeunes Français formés dans nos grandes écoles sont partis dans la Silicon Valley et ont fait fortune en créant leur start up. Ils ne sont jamais entrés dans les écrans radar de Bercy ou des modestes fondations comme celle que je dirige. Ces Français créent de la richesse ailleurs.

L'expatriation des personnes formées dans les grandes écoles françaises pose ainsi la question du remboursement des frais de scolarité.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Non seulement ces personnes s'expatrient, ce qui a un coût, mais elles créent de la richesse ailleurs. Il serait intéressant de comparer la France et l'Allemagne de ce point de vue. Malheureusement, nous manquons de données, mais, si vous le souhaitez, nous pouvons travailler dans ce sens.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je formulerai une dernière remarque. Concernant le modèle économique, j'en viens à me dire qu'il faudrait faire comme les Iles Vierges britanniques, qui comptent environ 25 000 habitants, soit l'équivalent d'Alençon, d'Orange ou de Lambersart dans le Nord, et 450 000 entreprises ! Pour autant, les Iles Vierges britanniques n'occupent pas la première place dans le classement économique mondial...

Debut de section - Permalien
Julien Lamon, directeur des études de l'association Contribuables associés

Vous prenez un exemple extrême.

Nous disposons de comparaisons intéressantes : l'indice de liberté économique réalisé par Heritage ou l'indice de facilité à faire du business de la Banque mondiale. Il y a aussi le BEM, un bureau qui mesure les créations d'entreprise dans le monde. Pour chercher les meilleurs modèles, inspirons-nous des démocraties dont la population est relativement comparable à la nôtre.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Les Iles Vierges britanniques sont un exemple intéressant. Visiblement, beaucoup de compagnies aériennes y installent leur structure de leasing d'avions. Tout n'est pas parfait, même avec des entreprises dont les capitaux sont en partie détenus par des États.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Des entreprises d'Etat sont domiciliées aux Iles Vierges britanniques ?

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

Non, mais des compagnies aériennes peuvent passer par les Iles Vierges britanniques pour faire du leasing d'avions.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

La Banque européenne d'investissement, m'a-t-on dit, aurait des liens avec les îles Caïmans...

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier- Molinié

Je ne dispose pas d'informations sur ce sujet.

Le Royaume-Uni et l'Allemagne ont passé avec la Suisse un accord appelé Rubik, permettant de récupérer beaucoup de milliards de recettes d'impôts.

La fondation IFRAP s'est déclarée favorable à la signature par notre pays de cet accord. Pour l'instant, la France n'a pas voulu le signer, ce qui est regrettable. En effet, nous avons évalué que cela rapporterait la première année près de 2 milliards d'euros de recettes supplémentaires. Assez rapidement, nous atteindrions 4 milliards ou 5 milliards d'euros par an.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Si chacun tire son plan dans son coin, cela affaiblira, de fait, la démarche de l'Union européenne. Nous devons conduire une action homogène.

Debut de section - Permalien
Agnès Verdier-Molinié

A l'heure actuelle, l'Italie négocierait également. C'est tout le problème du pragmatisme.

Quoi qu'il en soit, l'IFRAP est absolument favorable à la signature de cet accord.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Dont acte.

En ce qui concerne l'accord Rubik, la phase diplomatique a commencé. A plusieurs reprises, la commission d'enquête a auditionné un certains nombre d'intervenants à ce sujet. L'Allemagne et le Royaume-Uni ont signé cet accord, mais le parlement allemand n'est pas pour l'instant en mesure de le ratifier. La Commission européenne est hostile à cet accord. Il faudra attendre de voir si une majorité se dégage. En France, le gouvernement sortant a précisé quelle était sa position. Il appartiendra au Gouvernement qui vient de prendre ses fonctions de préciser la sienne. En tout état de cause, nous sommes au début du processus.

Personne ne demande plus la parole ?...

Madame Verdier-Molinié, monsieur Lamon, je vous remercie de votre participation et de vos témoignages.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Mes chers collègues, nous accueillons M. Eric de Montgolfier, procureur général près la cour d'appel de Bourges.

Je vous rappelle, monsieur le procureur général, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.

En conséquence, je vous demande de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité. Levez la main droite et dites : « Je le jure ».

(M. Eric de Montgolfier prête serment.)

Je vous remercie.

Monsieur le procureur général, avant que M. le rapporteur puis les membres de notre commission d'enquête vous posent leurs questions, je vous donne la parole pour un exposé liminaire.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier, procureur général auprès de la Cour d'appel de Bourges

La raison de mon audition devant votre commission d'enquête n'est sans doute pas sans rapport avec le dossier HSBC dont j'ai eu la charge à Nice.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Ce dossier a effectivement été évoqué à plusieurs reprises au cours des auditions devant notre commission.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier, procureur général auprès de la Cour d'appel de Bourges

Certaines questions qui me sont parvenues hier me semblent en effet comporter quelques arrière-pensées concernant le dossier HSBC.

La fraude fiscale est un thème récurrent pour la justice et, depuis que je suis magistrat, je le rencontre, ce qui m'amène à faire une double constatation.

La première, c'est que l'institution judiciaire peine toujours, même si cela s'est amélioré, à exercer la répression dans ce domaine particulier. Je m'étais d'ailleurs efforcé, en des temps très anciens, de mettre certains dossiers de fraude fiscale aux périodes où les magistrats eux-mêmes devaient subir la contrainte fiscale, ne serait-ce que pour les aider à comprendre que l'impôt était prélevé dans l'intérêt de la collectivité.

Il ne faut pas oublier que, derrière chaque magistrat, il y a aussi un homme ou une femme qui paie des impôts et que globalement, à tort ou à raison - peut-être en partie à raison -, le système fiscal paraît quelque peu inéquitable dans notre pays. C'est d'ailleurs, selon moi, l'origine du problème de la répression de la fraude fiscale tant les magistrats eux mêmes sont impliqués dans le dispositif. On n'est bon juge que si l'on n'est pas intéressé par la cause dont on a à connaître. Or tout contribuable, et les juges sont des contribuables, se sent éminemment concerné.

Je cherche depuis des années la raison de ces réticences.

J'en viens au second aspect de la question, à la seconde constatation. La fraude fiscale proprement dite - c'est la volonté du législateur - n'est pas directement accessible au ministère public. Elle fait partie de ces contentieux dont l'autorité judiciaire n'est pas écartée mais dans lesquels elle n'a pas vocation à prendre des initiatives, ce qui peut créer, sinon des frustrations, du moins une approche peut-être plus aiguë que dans les contentieux dont l'autorité judiciaire a la charge.

Les services fiscaux n'apprécient guère que la justice prenne des décisions, qu'il s'agisse de poursuites ou de jugements, qui s'écartent de leurs constatations. En clair, les services fiscaux aiment bien être suivis, d'où un filtre encore plus serré que celui que l'on peut connaître dans d'autres contentieux, toujours avec cette crainte des services fiscaux d'un classement par le parquet, voire d'une relaxe par le tribunal de grande instance ou par la cour d'appel.

Il faut bien admettre aussi que, quand il s'agit de la répression de la fraude fiscale, le temps n'a plus la même valeur que pour d'autres contentieux où l'on nous demande de plus en plus, non sans raison d'ailleurs, d'intervenir aussi rapidement que possible. Je ne compte plus les dossiers, dans les trois postes que j'ai occupés en tant que procureur de la République, à Chambéry, Valenciennes et Nice, dans lesquels la saisine était extrêmement tardive.

Compte tenu du temps que prennent les filtres successifs - la volonté du ministre, la Commission des infractions fiscales - puis la mise en forme des dossiers et leur transmission à l'autorité judiciaire, en l'espèce au ministère public, il n'est pas rare de recevoir les dossiers quinze jours avant la prescription de l'action publique, voire la veille, c'est-à-dire quatre ans après la commission des faits.

Ce n'est pas un détail : il faut admettre que cette saisine parfois acrobatique nous oblige à des réponses un peu tranchées. Ou bien on prend le parti d'utiliser nos attributions dans le vague, sans prendre le temps de bien approfondir le dossier au fond et on interrompt la prescription, ce qui peut satisfaire les services fiscaux, ou bien on exerce nos attributions. Or interrompre la prescription n'est pas un acte neutre : cela signifie que l'on pénètre déjà dans le processus répressif.

Il m'est arrivé à quelques reprises, saisi dans ces conditions que j'estimais anormales, de classer. J'ai donné les raisons du classement à l'administration fiscale, qui est peut-être mieux placée que bien d'autres victimes pour les connaître - elle sait d'ailleurs les réclamer directement ou, quelquefois, par l'entremise du ministère de la justice, ce qui ne me paraît pas anormal -, à savoir qu'il n'était pas justifié d'attendre quatre ans moins deux ou trois jours pour demander l'exercice des poursuites. Il m'est aussi arrivé de classer, je ne vous le cache pas, parce que je trouvais que l'utilisation de la voie pénale avait quelque résonance politique, pour ne pas dire politicienne. J'ai ainsi classé un dossier de fraude fiscale qui m'était soumis quarante-huit heures avant l'expiration du délai de prescription contre quelqu'un ayant dénoncé pour corruption un élu de mon ressort. Je trouvais qu'il y avait là comme une connexité assez fâcheuse dans l'utilisation de la voie pénale.

Voilà, brossé à grands traits, le panorama de la fraude fiscale. Il n'y a pas à proprement parler de difficulté juridique en matière de répression de la fraude fiscale en dehors de ce que j'ai évoqué, sinon une certaine volonté de la jurisprudence de faire l'impasse en quelque sorte sur la voie réservée à l'administration fiscale. A travers le délit de blanchiment de fraude fiscale, la jurisprudence a ouvert une voie que je considère, en tant que magistrat, comme un peu dangereuse. Il me semble que la volonté du législateur est assez claire et, quoi que l'on en pense et même si on la conteste, elle passe par l'administration fiscale.

En acceptant de considérer que le ministère public pourrait déclencher dans ce domaine des poursuites au prétexte de blanchiment de la fraude fiscale, on a ouvert une brêche sur laquelle je ne comprends pas que le législateur n'intervienne pas. Toutes les ouvertures jurisprudentielles significatives, et il y en a quelques-unes dans nos textes, devraient d'ailleurs, à mon sens, conduire le Parlement à intervenir pour nous dire clairement ce qu'il en pense.

Nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation un peu bâtarde, que j'ai rencontrée dans le dossier HSBC. Cela commence par une évasion fiscale, une fraude fiscale pour parler clairement. Si vous mettez vos capitaux dans une banque suisse sous couvert de l'anonymat, vous entrez dans un processus de blanchiment, puisque l'argent entré de cette manière pourra être récupéré à la sortie. La banque en question sert finalement de lessiveuse, que l'argent provienne d'une activité criminelle ou d'une activité commerciale dissimulée, donc de la fraude fiscale.

Il y a là un problème qui se pose aujourd'hui et qui, à mon sens, doit être résolu. Se greffe dessus, parce que nous sommes dans le domaine du secret, j'allais dire de la pénombre - les fraudeurs s'affichent rarement sur la place publique -, un vrai sujet qui concerne peut-être davantage le Parlement que la justice, à savoir la nature des preuves que l'on peut fournir.

Que s'est-il passé dans le dossier HSBC ?

Nous recevons une commission rogatoire des autorités helvétiques qui nous informent, sans trop entrer dans le détail, qu'un dénommé Falciani, domicilié dans notre ressort, a dérobé des données informatiques on ne sait pas très bien sur quoi elles portent et nous demandent, au titre de l'entraide pénale internationale, de perquisitionner au domicile de cette personne et de l'entendre, ce que nous faisons. A cette occasion, nous « découvrons » des données, si l'on peut appliquer ce terme à des données figurant de manière fragmentée dans un ordinateur. M. Falciani nous déclare que ces données correspondent à l'ensemble des comptes de la banque HSBC Patrimoine.

La difficulté à laquelle le parquet de Nice, sous ma responsabilité, a bien sûr réfléchi était la suivante : pouvions-nous nous emparer de ces données ? Je ferai une comparaison qui vaut ce qu'elle vaut : si nous avions trouvé un cadavre dans un placard, aurais-je dû regarder ailleurs en me disant que cela ne concernait pas la commission rogatoire internationale et laisser le cadavre en place ? Or ledit cadavre avait une certaine importance pour les intérêts globaux de notre pays. J'ai décidé que nous pouvions légitimement, dans le cadre de la perquisition effectuée à la demande du parquet fédéral de Berne, conserver ces données.

Il s'est ultérieurement posé la question de savoir si nous avions le droit de nous en servir. Vous connaissez la suite, je pense. Dans le cadre des prescriptions du livre des procédures fiscales, ayant ouvert une enquête sur des procédures qui pouvaient démontrer des faits de blanchiment - je cherchais du blanchiment d'avoirs criminels, pas du blanchiment de fraude fiscale au sens propre -, j'ai décidé de communiquer ces éléments aux services fiscaux.

Je tiens à préciser qu'il s'agit non pas de listes, comme dans une autre affaire dont on a beaucoup parlé ces dernières années, mais de données informatiques dans lesquelles il faut pénétrer. Nous pouvions difficilement y parvenir sans l'aide de M. Falciani et, pour ce qui concerne l'autorité judiciaire, sans l'aide de l'IRCGN, l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale.

Reste l'impureté relative de ces preuves. La justice avait-elle le droit de s'en servir ? Ma réponse est « oui ». Vous le savez, il y a eu divergence au sein de la Cour de cassation, ce qui est toujours un peu malsain. Une des chambres civiles de la Cour, saisie d'une opération de perquisition fiscale à domicile contestée par l'un des fraudeurs, a considéré que la preuve était impure et que l'administration fiscale ne pouvait pas s'en servir. Cependant, ce n'est pas dans le dossier pénal que la question s'est posée.

Était-ce licite ou pas ? Nous attendons la réponse de la chambre criminelle dans le dossier pénal, puisqu'un dossier pénal est actuellement entre les mains du parquet de Paris.

Nous savons que c'est illicite en matière fiscale, du point de vue d'une chambre civile de la Cour de cassation. En revanche, dans l'affaire Bettencourt, la chambre criminelle a estimé que peu importait l'origine des preuves. Ce n'est pas rien d'avoir une telle dissension au sein de la Cour suprême ! Je ne suis pas sûr que cela se réglera par la jurisprudence, ni même par la voie de l'assemblée plénière ; ce ne sera que le point de vue de l'autorité judiciaire.

Nous avons cette autre difficulté, étant observé que l'on peut considérer dans cette affaire qu'en communiquant aux services fiscaux, dans le cadre du livre des procédures fiscales, ce que j'estime avoir conservé normalement, j'ai, en fait, « blanchi » l'origine des données informatisées que je détenais judiciairement...

La situation se pose clairement en ces termes. Il s'est produit quelques incidents périphériques. J'étais partisan de conserver ces données. Un débat a eu lieu. Un texte permet au garde des Sceaux de décider que les autorités françaises conservent les éléments recueillis dans le cadre d'une commission rogatoire internationale si leur restitution est contraire aux intérêts de notre pays. J'ai plaidé en ce sens auprès de la Chancellerie, en indiquant qu'il me paraissait contraire aux intérêts de notre pays de rendre des données qui mettaient en évidence des fraudes importantes réalisées à son détriment. Ce point a été très discuté et la décision a demandé beaucoup de temps. Elle a été prise un jour dans un sens ; le lendemain, Le Canard Enchaîné - je n'y étais pour rien, je vous assure - a rendu public le fait qu'elle allait être rendue et j'ai finalement reçu un ordre différent de la Chancellerie, celui de conserver les données. Nous n'avons donc rendu aux Suisses que des copies de ce qui avait été découvert lors de la perquisition.

Dans cette affaire, il est intéressant de constater à quel point les autorités helvétiques ont pris fait et cause pour le banquier qui avait donné asile à des capitaux sortis en fraude de notre pays. Ce sont des problèmes de coopération internationale dont on connaît bien les limites, puisqu'il existe souvent des réserves en matière fiscale en ce domaine, mais je vous avoue qu'en l'occurrence les courriers que j'ai reçus du parquet fédéral de Berne, outre qu'ils étaient désagréables, ce qui n'est pas bien grave, étaient particulièrement insistants, comme si les intérêts de la Suisse et de HSBC se confondaient.

C'est l'une des limites de ce dossier. Une autre solution procédurale aurait pu être adoptée. Nous avons créé Eurojust et la France y a un représentant. Je considérais que ce dossier devait être remis à Eurojust, ce qui permettait à tous les pays concernés d'y prendre leur part, et pas seulement la France ou l'Italie. Des capitaux d'une centaine de pays, petits et gros, sont impliqués ; les comptes sont nombreux et représentent beaucoup d'argent, étant observé que, initialement, pour simplifier notre tâche et essayer de trouver le bon créneau d'attaque, nous avions demandé à l'IRCGN de ne considérer que ceux des comptes qui affichaient une somme supérieure ou égale à un million d'euros ; en deçà, nous n'avons pas mené de recherches. Donc, tous les noms que nous avons extraits sont relatifs à une détention de un million d'euros et plus.

Pour être complet, j'ajoute que nous avons connu quelques épisodes un peu curieux ; certains noms dont on connaissait l'existence - ils n'étaient pas neutres - ont disparu puis sont revenus ; des incidents techniques se sont produits...

J'en ai terminé, monsieur le président.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Nous vous remercions, monsieur le procureur général.

La parole est à M. le rapporteur.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Monsieur le procureur général, vous avez évoqué le dossier HSBC que nous avions bien sûr à l'esprit, et pour cause. Lorsque le ministre du budget de l'époque avait médiatisé cette liste, il était question de 3 000 noms. De votre côté, vous citez une liste proche de 8 000 noms.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Il s'agit du nombre de Français, personnes physiques.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Comment expliqueriez-vous cette différence importante dans les chiffres ?

Par ailleurs, un hebdomadaire français a récemment publié un article sur ce sujet laissant entendre que la liste aurait été manipulée - j'emploie à dessein le conditionnel. Quelle est votre appréciation sur ce commentaire ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Vous me posez des questions, mais je ne puis vous livrer que des appréciations.

En dehors de tout contexte politique, c'est avec étonnement que j'ai pris connaissance, pendant l'été, du communiqué du ministre du budget faisant état de 3 000 noms. Je me suis dit en souriant qu'il s'agissait peut-être bien de notre dossier, mais je ne retrouvais pas ce chiffre. J'avais déjà livré des indications complètes aux services fiscaux, à savoir la copie des données informatiques dont je disposais. Il faut toutefois accepter l'idée que nos découvertes furent évolutives.

Comme je vous l'ai dit, il ne s'agit pas d'une liste ni d'un catalogue, ce serait trop facile. En réalité, M. Falciani, pour des raisons qui m'échappent encore, nous a livré par bribes ce qu'il détenait. Avant que l'autorité judiciaire n'aille chercher ces données - je l'ai su plus tard -, il semble que des tractations aient eu lieu avec les services fiscaux, ce qui n'est pas peu dans ce dossier.

Qu'a fait le ministre du budget ? A-t-il minoré ce chiffre volontairement ? Le chiffre correspondait-il à ce qui avait été extrait pas ses services à ce moment-là ? S'agissait-il non pas des données que nous avions communiquées mais de celles qui avaient déjà été obtenues par ses services avant que nous n'intervenions ? Pour ma part, je fais suffisamment confiance au ministère des finances de l'époque pour penser que c'était une stratégie intelligente. M. Woerth a indiqué que ses services détenaient une liste de 3 000 personnes ayant ouvert des comptes dans des banques suisses sans citer HSBC Patrimoine, ce qui a provoqué un mouvement intéressant. Il y a en effet beaucoup plus de gens qui détiennent de l'argent dans des banques suisses qu'il n'y en a dans la seule HSBC. Un certain nombre d'entre eux, sans avoir un compte à HSBC, se sont alors sentis concernés et se sont livrés, dans ce que l'on a appelé à Bercy « la cellule de dégrisement », à une sorte de remords actif : transigeons, négocions. Dans mon entourage même, quand la nouvelle a commencé à se répandre, on m'a dit qu'un tel aimerait savoir si telle banque était concernée...

Il y avait donc une stratégie que j'ai trouvée plutôt fine.

Je ne peux pas vous expliquer pourquoi il y a une différence de chiffres. Il faut le demander à M. Woerth. Il est possible qu'elle provienne, non pas d'une erreur technique, mais d'un stade de connaissance inférieur à celui auquel nous devrions un jour parvenir. Il m'était expliqué par les techniciens que ces données informatiques étaient susceptibles de remplir un train de marchandises !

Il est possible que M. Woerth n'ait pas disposé de toutes les données à l'époque du communiqué. Il s'agissait peut-être aussi d'une stratégie qui a permis, d'après le directeur de la vérification fiscale qui m'a souvent tenu informé, de récupérer pas mal d'argent de la fraude. Je n'ai pas d'autre opinion sur la question ; il y a des possibilités différentes.

Vous m'avez interrogé sur la manipulation des données. Les premiers à en parler furent les Suisses. J'ai d'abord eu un contact téléphonique avec la procureure fédérale suisse au sujet de la remise de la copie des données. Je lui ai demandé comment procéder afin de ne pouvoir être soupçonné, en cas de perte, de l'avoir égarée volontairement. Elle m'a répondu que, de toute façon, elle savait que j'allais les truquer. Ce n'était guère aimable, mais passons... Nous avons fait en sorte de remettre la copie à l'ambassade dans les conditions formellement les moins contestables. La procureure fédérale suisse m'a tout de même écrit que, d'après on ne sait trop qui, il n'y avait pas tout. Cela prouve qu'il y avait sans doute encore plus de personnes concernées, et seule HSBC avait dû pouvoir lui fournir la liste de ses heureux clients.

Les données ont-elles été truquées ? Sans vouloir me défausser, je vous avoue que je n'en sais rien, et ce pour une bonne raison : on parle volontiers de l'indépendance de l'autorité judiciaire, mais ce n'est pas tant la nôtre qui est en cause dans la réussite des dossiers que celle des services auxquels nous devons nous adresser. C'est le vrai sujet.

Je demande à l'IRCGN de transformer, avec l'aide de M. Falciani, des données informatisées en données exploitables. Il me faut des noms, des lieux et des sommes. Comment voulez-vous que je sache si l'on m'a transmis toutes les données ou seulement une partie ? Je n'ai aucune possibilité de le vérifier, pas plus que je ne puis m'assurer, quand je lis une audition dans un dossier, que tous les propos ont été retranscrits.

Nous vivons dans un système fondé sur la confiance de l'autorité judiciaire dans les services auxquels elle s'adresse. Un tel dossier comportant quelques risques de politisation, j'avais préféré m'adresser à la gendarmerie nationale, qui est parfois moins sujette aux pressions diverses, ainsi qu'à la douane judiciaire. J'ai été conduit à me poser un certain nombre de questions sur mes choix au vu des mouvements qui se sont produits par la suite au sein de ces services. Mais quels choix avais-je ? De toute façon, le risque est toujours grand et, plus les affaires sont susceptibles de politisation, plus il est difficile pour le ministère public d'être certain des services qu'il choisit pour exécuter ses instructions.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Monsieur le procureur général, certains de ces comptes étaient-ils détenus par des étrangers, par des personnes morales ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

La répartition que nous avons adoptée pour essayer d'être efficaces a été la suivante. Nous avons demandé à la gendarmerie d'enquêter sur les personnes physiques. Il y avait tellement de noms que nous avons défini un certain nombre de paramètres. Nous avons essayé de déterminer, d'abord dans le ressort de Nice, si, parmi les détenteurs de grosses sommes, certains aspects pouvaient indiquer une origine criminelle. C'est ce qui m'intéressait le plus.

En droit, compte tenu de la jurisprudence de la Cour de cassation, je pouvais légitimement considérer qu'ils faisaient tous du blanchiment. Cependant, il faut tenir compte des moyens de la justice. Le Sénat a l'habitude qu'on évoque le sujet, mais il y a un vrai problème. Il s'agissait d'un dossier énorme, auquel je n'avais pas les moyens de faire face à Nice. C'est la raison pour laquelle la Chancellerie a décidé, Nice ayant extrait ce qui l'intéressait, de le transmettre à Paris plutôt que d'attribuer aux différents parquets concernés les cas qui en relevaient.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Pour les cas d'évasion fiscale internationale, quels sont les vecteurs les plus prisés, d'une manière générale, par les particuliers ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Vous me demandez un conseil ? Ne rêvons pas trop : les gens honnêtes auront toujours du retard par rapport aux gens malhonnêtes. J'ai coutume de dire que la justice ne rend pas honnête, elle rend juste intelligent. Chaque avancée dans un domaine particulier est annihilée, dans les jours qui suivent, par un effort d'imagination que nous n'avons pas. Je suis procureur, j'ai donc choisi délibérément mon camp et j'avoue ne pas avoir beaucoup d'imagination pour savoir ce que l'on peut faire pour violer la loi.

Est-ce si difficile que cela de procéder à une évasion fiscale ? La voie électronique offre certainement des possibilités qui n'existaient pas autrefois. Il y a des moyens très simples.

J'ai été surpris de constater, dans les dossiers que j'ai eus entre les mains concernant ma circonscription, mais pas seulement, que des personnes dégageant des profits qui se retrouvaient dans leurs comptes suisses, propriétaires, par exemple, d'appartements à Paris, émargeaient au RSA. Comment peut-on être propriétaire de biens immobiliers à Paris, faire évader des profits considérables et bénéficier des minima sociaux ? C'est une grande question, qui rejoint des thèmes qui ont été abordés dernièrement. Il faut l'étudier sereinement, je vous le dis sans esprit partisan. Comment est-ce possible ? Je connais d'autres cas de propriétaires immobiliers émargeant de la même manière. Après tout, la solidarité nationale peut s'exercer autrement qu'au profit des plus riches, en tout cas sûrement pas au profit des fraudeurs !

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Je reviens sur une précédente question, monsieur le procureur général : je ne pense pas avoir entendu votre réponse sur l'existence, dans cette liste, de comptes autres que français, de comptes de personnes morales.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

J'avais bien le sentiment d'avoir oublié quelque chose. Je vous l'ai dit, la gendarmerie s'occupait des personnes physiques. En dehors d'une nébuleuse, nous avons été sidérés de constater le nombre d'employés d'HSBC Patrimoine détenteurs de comptes. S'agissait-il de comptes pour tiers ? Je ne compte pas trop sur les Suisses pour nous aider sur ce point.

Il y avait beaucoup d'inconnus. Il y avait également des comptes immobiles. Vous le savez, un compte concernant Patrice de Maistre, toujours dans l'affaire Bettencourt, a suscité beaucoup de passion. J'ai donc vérifié : le compte était immobile depuis cinq ans je crois, ce qui n'exclut pas que le même puisse apparaître dans des comptes de sociétés, mais je n'en ai pas la démonstration.

Il y avait enfin des comptes de sociétés, que nous avons confiés à la douane judiciaire. À ce moment-là, la douane judiciaire avait à sa tête un magistrat que je connaissais, avec lequel il était plaisant de travailler, qui a été remplacé pour un autre. Nous n'avons pas tous très bien compris ce qui se passait. Franchement, je n'ai pas constaté une production considérable de la douane judiciaire.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

S'agissait-il d'un listing purement français ou comprenait-il des étrangers ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Il s'agissait d'un listing international, c'est en cela que la saisine d'Eurojust avait de l'intérêt.

J'ai rencontré le procureur de Turin, qui souhaitait avoir accès à la liste. Il voulait le plus de renseignements possibles et j'étais prêt à lui fournir toute la liste. La Chancellerie a rendu un arbitrage et il a obtenu les données concernant les seules personnes de nationalité italienne, soit - je cite les chiffres de mémoire - environ 6 000 comptes de personnes physiques. Il n'y a pas eu, à ma connaissance, d'autres approches. J'en ai parlé à des magistrats belges. Je n'ai pas vu arriver, par voie de commission rogatoire internationale, de demande des autorités belges, ni d'autres autorités, en dehors des Italiens. Un parquet allemand s'est également manifesté.

Comme vous le savez, il existe des accords de coopération fiscale en dehors des accords de coopération judiciaire. Je pense qu'une bonne part des échanges sont passés par la voie fiscale plus que par la voie judiciaire. Je ne sais pas quels renseignements ont été donnés ou refusés : là, je ne maîtrise plus rien. C'est pourquoi j'aurais préféré qu'Eurojust soit saisi, un organisme composite qui aurait permis à chacun d'accéder aux données qui le concernaient.

Je mentionnerai également une curiosité : une commission du sénat des Etats-Unis m'a appelé pour me demander de lui envoyer une copie. J'ai expliqué que nous étions tenus par un certain nombre de règles et que je souhaitais que la demande passe par les autorités compétentes. Ils ne comprenaient pas mes réticences. J'ai fait valoir que nous étions un pays de droit latin, qu'il était essentiel pour un procureur de s'en tenir au droit. Je n'ai pas eu d'autre demande et j'en ai été quelque peu étonné, sauf à penser que tout est passé par la voie fiscale.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Y a-t-il eu des suites judiciaires, après la transmission de ces documents ? Des poursuites ont-elles été engagées ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Oui, dans mon ancien ressort. Ensuite, il faut poser la question au procureur de Paris.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Pour Nice, il s'agit de trois ou quatre enquêtes, me semble-t-il.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Dans votre propos liminaire, vous avez évoqué le classement de certains dossiers. Ces décisions de classement sont-elles motivées ? Si elles ne le sont pas, pour quelles raisons ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Théoriquement, elles le sont. La loi est claire sur ce point : le code de procédure pénale prévoit que les classements sont motivés. Le procureur que j'étais motivait ses classements, mais je n'étais pas celui qui traitait le plus de dossiers dans mon parquet. Je disposais peut-être d'un peu plus de temps que les autres. Par ailleurs, la nature de certains dossiers faisait que je m'astreignais à motiver les classements.

Il se pose un problème de charge de travail. Je suis dans un heureux ressort où le parquet le plus chargé est saisi de 10 000 procédures par an, avec cinq magistrats pour les traiter. J'étais à la tête d'un parquet de quinze magistrats traitant 86 000 procédures par an : le ratio n'est pas exactement le même - et je parle de dossiers actifs. Quelle que soit l'insistance du chef de parquet dans le sens d'une véritable motivation des classements sans suite, je peux concevoir, autour de moi, qu'il faille parfois aller vite.

D'autres solutions existent pour motiver un classement. Vous pouvez toujours demander au parquet de vous expliquer. Je m'étais réservé, dans mes précédentes fonctions, ces contestations de classement ; quand je les rejetais, je motivais ce qui n'avait pas été motivé.

Le code de procédure pénale prévoit en outre le recours devant le procureur général. La procédure est finalement assez méconnue, certains préférant qu'elle le reste pour s'éviter du travail... Le texte est clair : si vous n'êtes pas d'accord avec le procureur de la République qui a classé votre dossier, vous formez un recours devant le procureur général, qui a l'obligation de vous expliquer, de manière motivée, s'il l'accepte ou le rejette.

Par conséquent, d'une manière ou d'une autre, à travers les différentes voies de droit, si vous acceptez de tenir compte d'une vraie charge de travail, il est cependant toujours possible d'obtenir une motivation.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Monsieur le procureur général, vous soulignez, ce que je crois juste, le problème du rapport de l'institution judiciaire, et d'ailleurs des Français en général, à la fraude fiscale. Vous nous indiquez que le ministère public n'est pas directement partie prenante dans l'initiative des poursuites. Le regrettez-vous ? Vos propos laissaient entendre que, au fond, c'était plutôt une bonne chose. Ma première question est la suivante : vous paraît-il opportun que nous travaillions à une évolution du droit sur ce point ou pensez-vous au contraire qu'il soit préférable que l'administration fiscale garde, si je puis dire, l'initiative ?

J'ai bien entendu vos remarques sur les saisines de dernier moment, mais n'est-ce pas la pratique de l'administration fiscale qui pose problème plus que le principe, à moins que les deux ne soient liés ?

Ma deuxième question porte sur la saisine d'Eurojust, que vous aviez suggérée. Vous a-t-on donné des arguments pour ne pas choisir cette voie ? A qui revient l'initiative de saisir Eurojust - je ne suis pas juriste - sur une affaire telle que le dossier HSBC ?

Ma troisième question porte sur la création d'un éventuel haut-commissaire au blanchiment ou à l'évasion fiscale. En vous écoutant, on a l'impression que, du fait de l'empilement des intervenants, au reste logique, l'ensemble de la chaîne susceptible de « traquer » la fraude fiscale perd ici ou là en efficacité. Une structure distanciée par rapport aux institutions existantes serait-elle de nature à veiller à ce qu'elles soient toutes sur le pont pour concourir à l'intérêt général ? En clair, cette idée vous paraît-elle bonne et, dans l'affirmative, verriez-vous pour ce faire une forme d'organisation, de configuration ? Je suis préoccupée de constater, à vous écouter, qu'une partie de notre administration ne semble guère motivée sur le sujet et qu'il n'y a pas qu'une simple distance des magistrats à la question de la fraude fiscale.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

La dernière question m'intéresse tellement que j'en ai oublié la première !

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

La première question concernait le problème du droit et le monopole de l'administration fiscale sur la poursuite des affaires, alors que le parquet ne peut pas initier la poursuite.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Dans notre pays, on a pris depuis quelque temps le pli dangereux de considérer que la justice peut tout et doit intervenir sur tout.

J'ai participé voilà quelques années au ministère de la justice à des travaux avec le Conseil d'État - ils n'ont pas abouti, je vous expliquerai pourquoi - portant sur la question suivante : une part des infractions étant de nature technique, est-il nécessaire de faire intervenir le juge autrement que comme recours au titre des libertés ? Après tout, c'est ce qui se passe avec l'amende forfaitaire - le timbre amende. Les services de police constatent une infraction, vous imposent la sanction ; si vous l'acceptez, c'est fini. Vous pouvez la contester devant le juge en fin de course, mais vous n'allez pas directement devant le juge.

Depuis quelques années, force est de constater que le juge est mis à toutes les sauces. Si l'on ne pénalise pas des dispositions prohibitives, on a l'impression qu'elles n'existent pas, ce qui, de mon point de vue, constate l'échec d'une société. Une société qui ne vit que dans et par la répression est une société en perdition, je vous le dis en tant que magistrat. Peut-être aurais-je intérêt à travailler moins pour le même prix, mais vous aurez bien compris qu'il ne s'agit pas de cela ici. Avec la réflexion que me permet l'expérience, je constate l'existence d'un vrai problème. Finalement, on se disperse et, le faisant, on épuise la répression.

Je souhaitais que certains contentieux - fiscalité, urbanisme, environnement - soient gérés par les administrations, leurs décisions pouvant être contestées devant le juge. C'est là que tout a achoppé. Nous avons eu une grande discussion - j'étais commissaire du Gouvernement - avec la section de l'intérieur sur la question de savoir qui serait le juge : c'est par nature un contentieux des libertés, disais-je, ce sera donc le juge judiciaire, et le Conseil d'État de me répondre que, s'agissant de décisions administratives, ce serait le juge administratif. Nous nous sommes séparés aimablement là-dessus, mais nous n'avons pas avancé d'un pouce !

Je ne suis pas hostile à ce que l'administration intervienne parce qu'elle a une technicité, des moyens, une connaissance que nous n'avons pas nécessairement. Le seul problème est celui, plus général, de l'équité. Il faut que les interventions des uns et des autres soient équitables.

Le malaise autour de la justice est accentué dans notre pays quand certains ont le sentiment que la loi qui leur est appliquée ne l'est pas à d'autres. Mon expérience du ministère de la justice en la matière est lointaine, mais je crains qu'elle ne soit toujours aussi vivace. Je me souviens de deux dossiers concernant d'importantes fraudes fiscales constatées par la Commission des infractions fiscales dont le classement a été ordonné, ce qui est parfaitement illicite, sur l'ordre du garde des Sceaux. Comme aucun procureur n'a cru devoir passer outre au nom de la loi, ce qu'ils auraient pu faire, ce sont deux importants dossiers qui ont été écartés.

J'ai encore le souvenir d'un autre dossier : la commission des services fiscaux s'était engagée - j'étais le chef du bureau de l'action publique pour les affaires économiques et financières, à l'époque - à ce qu'une fois déposée après avis conforme de la Commission des infractions fiscales aucune plainte pour fraude fiscale ne soit jamais retirée. L'une d'elles, au moins, l'a pourtant été. Il s'agissait de favoriser un électeur influent dans le sud-est de la France, à la veille d'une élection présidentielle. J'ai protesté, tempêté, mais l'administration, ne l'oublions pas, cela fait aussi partie de l'épure, est dans la main du pouvoir politique. Les cas qui me viennent à l'esprit concernaient la droite et la gauche, pour simplifier les choses ; tout le monde s'y est retrouvé.

Le système tel qu'il existe me conviendrait à condition qu'il soit équitablement conduit et que la neutralité de l'administration soit respectée. On ne peut pas non plus ignorer que la CIF n'est saisie que sur la volonté du ministre : c'est peut-être cela qu'il faut corriger. Mais faut-il laisser un tel pouvoir dans la main de la seule administration ?

Si l'on trouve, pour peu que cela existe, une autorité indépendante qui contrôle l'ensemble du dispositif, qui ait accès à l'ensemble des éléments et qu'ainsi les plaintes pour fraude fiscale répondent aux seuls besoins de la Nation, à des qualifications claires, à des paramètres certains, j'aime autant ! Je ne tiens pas franchement à aller devant le juge. Je sais quelle difficulté j'ai eu à obtenir des condamnations dans ces domaines.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

La deuxième question concernait Eurojust : pour quelles raisons n'avez-vous pas saisi Eurojust ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Franchement, je ne savais pas comment on saisit Eurojust. Vous le savez, on crée de choses comme cela et puis ensuite...Je connaissais peu ou prou sa composition, l'existence d'un représentant de la France et il me semblait que c'était le bon emploi. Si vous croyez que le garde des sceaux motive souvent ses décisions auprès des procureurs lorsqu'il refuse leurs suggestions, vous vous faites des illusions... Ah non ! Pas Eurojust!, m'a-t-on seulement répondu.

Je voulais aussi assurer la répartition et la diffusion des listes de fraudeurs. La fraude ne porte pas seulement atteinte à notre pays. Je considère que la solidarité européenne, voire au-delà, justifiait que l'on s'adresse à Eurojust.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

La troisième question de Mme Lienemann portait sur un éventuel haut-commissaire chargé du blanchiment et de la fraude fiscale.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Ma réponse rejoint celle que j'ai faite à votre première question. Je n'y suis pas hostile.

D'abord, je le répète, trop de temps s'écoule avant que les plaintes soient déposées : les filtres successifs, les services... Localement, c'est extrêmement compliqué. Il m'est arrivé, dans une affaire concernant un notaire - l'une des plus importantes études de France -, compte tenu de fraudes nombreuses et considérables, d'intervenir auprès du directeur des finances publiques pour l'inciter à intervenir. Il m'a répondu que cela ne les intéressait pas. Puis, finalement, le nécessaire a été fait.

Quand je considère le temps passé à convaincre la chaîne des responsables pour que l'information remonte, puis, arrivée en haut, redescende enfin, pourquoi ne pas, en effet, instituer un haut commissaire ?

Je ne suis pas hostile à l'idée d'un traitement administratif de ce contentieux particulier, sous réserve in fine de pouvoir s'adresser au juge comme garant des libertés. Cependant, il faudra constituer une autorité vraiment indépendante. Dans notre pays, les autorités indépendantes le sont surtout par les adjectifs, si je puis me permettre cette remarque. Certaines solutions pourraient être plus intéressantes. Je vous livre celle qui me vient à l'esprit pour le Conseil supérieur de la magistrature, à laquelle je tiens: j'aimerais que certaines autorités dites indépendantes soient l'émanation même du Parlement.

Debut de section - PermalienPhoto de Michel Bécot

Nous avons évoqué tout à l'heure la surveillance des personnes physiques. Sur les personnes morales, les entreprises, en revanche, je n'ai pas l'impression qu'il y ait de suivi.

J'aimerais avoir votre opinion sur l'indépendance de la justice, dont on parle beaucoup, pour le parquet, entre autres. Si les élus que nous sommes ou le commun des mortels constatent un dysfonctionnement de cette justice dans l'exercice de son travail, la responsabilité du magistrat est engagée. Bien sûr, au sein du ministère de la justice, le conseil de discipline pourra être saisi, mais, au-delà, qui pourrait le contrôler ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Vous avez émis une opinion sur l'absence de surveillance des personnes morales. Je suis chargé non pas de la surveillance de la fraude dans les entreprises mais de la répression de la fraude, à condition qu'elle me soit signalée.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Le listing de HSBC comprenait des personnes physiques et des personnes morales. Y a-t-il eu également un suivi pour les personnes morales ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Oui, mais j'ai lâché le dossier à un certain moment et je ne sais plus très bien ce qui s'est passé pour les personnes morales.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Il faut interroger le procureur compétent, monsieur le président, et je ne le suis pas.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

C'est la question que se posait mon collègue et je la trouvais intéressante.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Initialement, nous nous en sommes occupés. Nous nous sommes également rendu compte que, dans ces données informatiques, figuraient des leurres. Il nous manque des clés. Qui est derrière qui ?

J'ai demandé aux enquêteurs de se focaliser notamment sur les entreprises ayant vocation à placer des fonds, qui pourraient constituer des relais opportuns pour placer son argent ailleurs. Je crois que nous devrions y être attentifs. Je ne suis pas certain du scrupule de l'honnêteté, sans doute, je ne peux faire que des présomptions dans ce domaine - de ces entreprises : dès lors qu'il y a du profit au bout, je ne suis pas sûr que l'on soit très regardant sur la piste empruntée.

Je considère qu'un certain nombre d'entreprises en France ont vocation à aider les gens à placer leurs capitaux ailleurs. Si c'est licite, cela ne me dérange pas. Ne devrait-on pas assurer là une surveillance particulière ?

Je vous ai déjà, me semble-t-il, livré l'essentiel de ma pensée sur l'indépendance. Je considère que l'indépendance du parquet n'est pas le sujet. On se focalise sans cesse sur l'indépendance des magistrats. Certes, c'est un peu notre faute, nous n'arrêtons pas d'en parler ! Quelquefois, j'aimerais qu'on la vive plus et qu'on en parle moins ! De quelle indépendance parle-t-on ? Un magistrat qui met ses convictions dans la balance est-il indépendant ?

En tant que procureur, à Chambéry, j'ai eu à poursuivre un chef d'entreprise qui dirigeait une importante structure hôtelière à Aix-les-Bains. Le président du tribunal correctionnel a accueilli le prévenu, qui avait tout de même bien violé la loi, en lui faisant part de toute l'admiration du tribunal pour l'oeuvre qu'il avait accomplie ! Assez ennuyé je représentais à l'audience le ministère public, je me suis levé et ai alors conseillé au président de quitter son siège s'il avait des problèmes d'indépendance. Cela a provoqué un certain émoi, mais un peu aussi calmé le magistrat. Toujours est-il que ce magistrat m'a répondu que c'était précisément son indépendance ! Ce à quoi je lui ai rétorqué qu'il devait sans doute plaisanter, car c'était tout le contraire de l'indépendance.

Pour ma part, je ne souscris pas à l'idée de supprimer les instructions individuelles : c'est gentil, mais dangereux. Faut-il - cela rejoint la deuxième partie de votre question - livrer la justice à l'arbitraire des juges ? La justice est un bien commun, elle n'appartient ni aux juges ni aux procureurs. Nous en sommes les serviteurs, rien de plus. Je crains que ce pays, qui n'aime pas sa justice, n'en ait surtout peur. Or une société qui a peur des juges, qui vit dans et par la répression, est une société en souffrance.

Je considère, tout en respectant l'indépendance de la décision judiciaire, que la justice doit faire l'objet d'une surveillance attentive des institutions. Faut-il encore que celle-ci ne soit pas partisane : on ne peut pas sanctionner un magistrat parce qu'il a rendu une décision qui ne plaît pas si celle-ci est conforme au droit. Ceux qui jugent la justice et les juges doivent aussi distinguer ce qui relève de l'erreur et ce qui relève de la faute. Or, ces derniers temps, il me semble que l'on a beaucoup confondu l'erreur et la faute.

Si un juge de l'application des peines a libéré une personne qui, conformément à la règle, était libérable, mais que sitôt sortie elle recommence, même si le JAP a pris toutes les précautions - nous ne sommes pas dotés de facultés divinatoires, sinon nous serions des surhommes -, on va le lui reprocher publiquement, sévèrement, de très haut quelquefois. C'est injuste, parce qu'il s'agit sans doute d'une erreur d'appréciation - la réalité démontre que c'était une erreur - mais où est la faute ? Quelle faute voulez-vous punir ? Ou alors reprochez à ceux qui l'ont nommé qu'il ne soit pas capable de déterminer ce qui va arriver.

Juger est un métier difficile - je ne le dis pas pour la défense de l'institution, j'essaie de ne pas être corporatiste -, beaucoup plus compliqué qu'on ne le croit. J'avais apprécié l'initiative qui avait conduit, il y a de cela plusieurs années, quelques sénateurs dans les parquets. L'expérience les avait beaucoup marqués. Ils avaient compris que le métier n'était pas si facile, que ce n'était pas de l'arithmétique. Que l'on nous désigne comme des laxistes ordinaires me fait hurler de rire : à croire que, ayant décidé d'être laxiste, on choisisse de devenir juge ! Pourquoi se gêner ? C'est n'importe quoi !

Simplement, nous sommes pris au piège entre des paramètres parfois contradictoires. Entre la loi et la sécurité, il y a parfois un réel combat, « illégal » aux yeux de l'opinion publique, comme dans vos esprits. Si je vous dis qu'il m'est arrivé de faire libérer un criminel parce que les délais de procédure n'avaient pas été respectés, vous serez étonnés. Pourtant, si j'avais fait le contraire, j'aurais violé la loi. Attendez-vous des magistrats qu'ils violent la loi ?

C'est à vous de l'expliquer, au lieu de nous tirer dessus comme vous le faites.

Le Parlement est, selon moi, la première des institutions de la République. Si les parlementaires raisonnent comme n'importe quel citoyen face à ce type de question, ne vous étonnez pas du résultat. J'ai récemment relaté cet épisode et l'on m'a répondu : « Vous n'y songez pas, vous deviez... » Je devais quoi ? Je me suis personnellement retrouvé devant un tribunal correctionnel sous une accusation comparable. Il m'a été reproché d'avoir gardé quelqu'un que j'aurais dû libérer. J'ai été relaxé. Vous voyez, on a le droit de se constituer, même contre un magistrat !

Vous cherchez des sanctions possibles : la voie pénale en fait partie. Je me suis retrouvé une fois devant un tribunal correctionnel, deux fois comme témoin assisté. Cela ne me dérange pas : il était assez intéressant de se trouver de l'autre côté, je ne vous le cache pas, à condition que cela se finisse bien et, avec la justice, on ne sait jamais...

C'est votre réaction qui me trouble, quand j'entends dire : il ne fallait pas le libérer. Or il fallait que je le libère ! Voulez-vous que la justice soit soumise à l'arbitraire des magistrats ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Alors, ne répondez pas « non » aux deux questions. Je dois libérer le criminel parce que c'est la loi ? Oui ! Vous ne voulez pas de l'arbitraire des magistrats ? Non ! Encore une fois, vous ne pouvez pas répondre « non » à chaque fois. Il y a forcément une alternative. C'est votre choix, mais ne nous demandez pas tout et le contraire de tout !

Vous cherchez nos responsabilités. Je l'avoue, le corps judiciaire a été un petit peu lent à s'émouvoir sur la recherche de responsabilité. Pour ma part, j'ai assez payé de ma personne en recherchant quelques responsabilités de magistrats. J'ai fini par l'emporter, mais il a vraiment fallu certains concours de circonstances et quelques hommes honnêtes au sein de l'institution. Je sais comment procèdent toutes les institutions, et je ne suis pas sûr que le Parlement soit, lui aussi, complètement à l'abri de cette petite tendance à serrer les rangs. Ne nous laissez pas serrer les rangs ! Et si je pouvais quelquefois vous empêcher de serrer les vôtres, je le ferais bien volontiers...

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Monsieur le procureur général, je voudrais vous poser une question concernant les transactions.

Tant que la justice n'est pas saisie, tant que le procureur n'est pas saisi ou, en tout cas, qu'il n'est pas aux commandes, l'administration fiscale, qu'il s'agisse des impôts directs ou de la douane, a un pouvoir de transaction. Je crois savoir que la plupart des affaires importantes, comme les petites, d'ailleurs, surtout en matière de douane - très peu viennent devant les tribunaux correctionnels -, font l'objet d'une transaction. Or vous ne pouvez intervenir pour donner votre avis que lorsque la juridiction a été saisie. Lorsque le jugement n'a pas encore été rendu, pensez-vous ...

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

On transige avec la douane notamment : quelqu'un est interpellé...

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

On peut transiger. On peut accepter une transaction tant qu'aucune décision définitive n'est rendue.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

Tout à fait.

Etes-vous satisfait du fait que n'importe quelle transaction, quels que soient l'intensité de l'infraction et le préjudice commis envers l'Etat, puisse échapper à l'avis du procureur, dans un premier temps, et du juge, dans un second temps, après que la décision a été rendue ? On laisse tout de même à l'administration la possibilité de juger en quelque sorte la réalité, pour ne pas dire la moralité, des poursuites.

Autrefois, avant la mise en place de la Commission des infractions fiscales, lorsque l'on examinait, sur une année, le rôle du tribunal correctionnel, il était assez curieux de constater que l'administration fiscale avait poursuivi une personne exerçant une profession libérale, un entrepreneur, un agriculteur, un cadre, mais que les poursuites avaient plus valeur d'exemplarité que de justice fiscale.

Jusqu'où la transaction doit-elle être autorisée et laissée au libre arbitre de l'administration ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Qui trop embrasse mal étreint ! Je crains que notre système pénal ne soit aujourd'hui beaucoup fondé sur les transactions, y compris celles qui sont proposées par le procureur. Même si on les appelle aussi « alternatives à la poursuite », il s'agit toujours de transactions, quand ce n'est pas du chantage, monsieur le sénateur...

Lorsque je dis à quelqu'un : « C'est cela ou la comparution publique devant le tribunal », si vous n'appelez pas cela du chantage, moi, je ne sais pas comment l'appeler ! Mais c'est un chantage noble, institutionnel et judiciarisé ; vous l'avez voulu ainsi dans le code de procédure pénale. Posez-vous la question : est-ce légitime ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

C'est un peu plus que de la persuasion ! La persuasion, c'est la force de la conviction. Là, c'est autre chose : c'est ceci ou cela ! Et on choisit toujours la proposition moindre, à moins d'être un peu suicidaire ; mais, dans ce domaine, j'en connais peu !

On a, il est vrai, un mauvais système. C'est pour cette raison qu'il est toujours compliqué de le prendre par bribes. Pour ma part, je pense qu'il faut engager une réforme globale de la justice, en sachant ce que l'on veut faire. En réalité, nous avons des capacités de jugement assez étroites, assez limitées. Je conviens de ce que, peut-être, nous pourrions faire mieux. Mais tout un ensemble de paramètres entrent en jeu : la présence de l'avocat, l'aide juridictionnelle, et une aide juridictionnelle accordée à temps. Tous ces paramètres retardent et limitent nos capacités de jugement.

Dans tous les postes que j'ai occupés - je le vois encore aujourd'hui dans le centre de la France -, j'ai dressé le même constat : on cherche des solutions intermédiaires, et elles sont souvent mauvaises. En effet, c'est précisément parce qu'elles sont intermédiaires qu'elles vont créer un sentiment d'inégalité. Or c'est le pire que l'on puisse faire en matière de Justice.

Pour ce qui me concerne, je suis assez favorable à l'exemplarité. Dans un précédent poste, je me suis étonné du fait que peu d'avocats fassent l'objet de poursuites pour fraude fiscale. Pourtant, Dieu sait si j'ai communiqué des lettres de clients à l'administration fiscale au motif que ceux-ci devaient régler les honoraires en espèces, avec parfois quelques preuves à l'appui. Je m'en étais entretenu avec un haut responsable de l'administration fiscale, lui faisant remarquer que certains avaient droit aux « attentions » de son service, tandis que d'autres étaient totalement ignorés. Sa réponse a été intéressante : « Monsieur le procureur, on les pressure déjà tellement ; vous ne voulez pas, en plus, qu'on les poursuive ! » Vous voyez, quand l'administration fiscale en est à ce point, cela pose un réel problème.

Notre mission est de traiter non pas telle ou telle partie de la délinquance, mais l'ensemble de la délinquance. Or il est extrêmement difficile d'expliquer aux uns les raisons pour lesquelles on ne poursuit pas tel autre pour des faits qu'ils peuvent juger, à tort ou à raison d'ailleurs, comparables, ou, en tout cas, justiciables. C'est là que réside l'autre difficulté.

Tout système qui renforce ce problème et donne à la Nation tout entière, aux personnes que nous poursuivons et que nous jugeons, et au service desquelles nous sommes, le sentiment que la justice frappe les uns et épargne les autres est mauvais.

La transaction fait couler beaucoup d'encre. On voit bien que les citoyens ne sont pas égaux devant la transaction : il vaut mieux être un chanteur célèbre ou un couturier réputé ; cela coûte moins cher de frauder.

Debut de section - PermalienPhoto de François Pillet

En tout cas, il ne passe pas devant le tribunal correctionnel !

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Mais, même avec la transaction, c'est déjà payer moins que ce que l'on devait !

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Je n'y suis pas hostile, puisque j'y ai moi-même recours, mais il faudrait que cette pratique soit encadrée. Dans un pays qui se veut être un pays de droit - on ne cesse de nous le répéter depuis quelques années ! -, cela me gêne que le droit y soit parfois accessoire et qu'il existe un peu trop de possibilités d'arbitraire ; d'où le débat sur l'indépendance.

Si la personne qui est devant vous a une bonne tête, vous êtes, il est vrai, naturellement, tenté d'être plutôt gentil, accommodant ; dans le cas contraire, vous êtes plutôt enclin à avoir un comportement inverse. Est-ce cela, l'indépendance, monsieur le sénateur ?

On dit que la justice est aveugle, mais cela ne signifie pas qu'elle ne sait pas où elle va ; cela veut dire que les magistrats ne doivent pas tenir compte d'un certain nombre d'indices comme la puissance ou la sympathie. Mais il est vrai que l'on nous demande beaucoup et que nous pouvons donner peu par rapport à ce que la nature humaine commande.

Voilà où est la véritable indépendance et pas dans la résistance aux pressions. Depuis le temps que je suis magistrat, les pressions des pouvoirs politiques ne m'impressionnent pas. D'ailleurs, ce sont plutôt les femmes des présidents de la République qui, de temps en temps, s'en mêlent ; ce n'est pas le pouvoir politique...

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Non, c'est de l'abus de qualité !

Debut de section - PermalienPhoto de Yannick Vaugrenard

Avant de revenir sur la question des comptes HSBC patrimoine, je veux réagir aux réponses que vous venez d'apporter à notre collègue.

Je ne partage pas tout à fait la philosophie de la première réponse que vous lui avez apportée, mais celle que vous venez de faire me convient pleinement. D'ailleurs, elle me semble quelque peu en contradiction avec la première.

Vous dites que les citoyens doivent avoir confiance en la justice de leur pays. Pardonnez-moi si ce n'est pas exact...

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

C'est une phrase très médiatique, monsieur le sénateur, que je n'utilise pas !

Debut de section - PermalienPhoto de Yannick Vaugrenard

J'avais l'impression que c'était ce que vous vouliez dire sur le fond, mais sans doute ai-je mal compris...

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Lorsque l'on dit que l'on croit en la justice de son pays, c'est que, en général, on en a besoin ! C'est tout ! Souvent on en espère plus qu'il ne conviendrait...

Debut de section - PermalienPhoto de Yannick Vaugrenard

Si les citoyens semblent aujourd'hui éprouver une certaine méfiance à l'égard de la justice, c'est parce qu'ils ont à l'esprit certains faits divers : un magistrat ayant commis une erreur qui était une faute grossière - en témoigne l'affaire d'Outreau -, a pu continuer à exercer sa profession sans problème majeur, alors que la sanction aurait été terrible et immédiate pour un salarié travaillant dans n'importe quelle entreprise de France et de Navarre.

Par ailleurs, on le sait bien, selon que l'on est puissant ou misérable, pour reprendre la formule habituelle, la justice n'est pas tout à fait la même. Vous venez d'ailleurs de le démontrer en établissant un parallèle entre ceux qui fraudent et la ménagère qui, pour nourrir ses enfants, a commis un vol à l'étalage - il y a malheureusement eu des faits divers célèbres de cette nature. C'est pour cette raison que nos concitoyens n'ont malheureusement pas forcément une confiance pleine et entière dans notre justice.

J'entends bien que c'est la justice des hommes : ce sont les hommes qui jugent, avec, bien entendu, leur marge d'erreur. Mais si le juge se réfère uniquement à la procédure, avez-vous le sentiment qu'il respecte l'esprit de la loi ? Le juge doit respecter l'esprit dans lequel le législateur a voté la loi. Or si le juge se retranche, d'une certaine manière, derrière la procédure, j'ai, pour ma part, le sentiment qu'il ne respecte pas forcément l'esprit de la loi. J'aimerais avoir votre sentiment sur cette question.

J'en reviens à HSBC. Vous avez posé la question de savoir si la justice avait le droit de se servir de ces données : d'un point de vue judiciaire, non, apparemment, mais, d'un point de vue fiscal, oui, d'une certaine manière. C'est cela qui est terrible.

S'il existe une différence entre l'approche fiscale et l'approche judiciaire, comment le législateur peut-il intervenir pour supprimer celle-ci ? Ou la vraie difficulté ne réside-t-elle pas dans le fait que HSBC est une banque suisse, protégée par l'État suisse ? Cela m'amène à vous poser une autre question : comment se fait-il que cette banque suisse ait été à ce point protégée par l'Etat suisse ? Est-ce à dire que la justice de notre pays a été, à l'époque, suffisamment protégée par les politiques, sachant que HSBC a toujours pignon sur rue à Paris ? J'aimerais avoir votre sentiment sur cette question globale.

Enfin, à un moment de votre intervention, vous avez indiqué que la gendarmerie nationale est, semble-t-il, moins sujette à diverses pressions. Sans vouloir vous gêner, pouvez vous être plus précis ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Je ne sais pas si c'est une habitude au Sénat, mais les questions sont complexes !

Pour répondre à votre dernière question, les gendarmes restent, dirai-je, des militaires dans l'âme. Je ne dirai pas que l'ossature de leur corps leur permet de mieux résister, car je n'en suis pas sûr, mais elle incite, en tout cas, à moins leur demander d'illégal. Il m'est arrivé, il est vrai, de rencontrer des services de police de toute confiance. Ainsi, en matière économique et financière, j'ai travaillé, à Nice, avec un commissaire de police qui m'a permis de mettre au jour un certain nombre d'affaires, et ce en toute confiance. Mais, apparemment, sa hiérarchie avait beaucoup moins confiance en lui... Il l'a payé ! Après de nombreuses années de « stationnement » niçois - j'en conviens, il y a pire ! -, il a été mis au placard, et j'ai trouvé cela anormal. Dans la gendarmerie, cela se sent moins parce que le corps est davantage capable de résistance. Il y a, d'un côté, des militaires et, et l'autre, des civils, et je vois bien que la pression du pouvoir exécutif est plus forte sur la police nationale que sur la gendarmerie. Je ne vous dis pas qu'il n'y a pas eu d'exemples contraires : même dans l'affaire HSBC, je me suis posé des questions sur quelques étoiles qui naissaient au firmament !

D'une manière générale, même s'il existe bien sûr des exceptions, il est vrai que, dans les affaires délicates, j'ai souvent - pas toujours, mais souvent - préféré recourir aux services de la gendarmerie.

Même si ce n'est pas le sujet, pouvons-nous revenir un instant sur l'affaire d'Outreau ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Pas complètement !

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Il est vrai que c'est, pour nous, l'occasion d'obtenir des précisions !

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Vous avez dit, monsieur le sénateur, que le juge d'instruction aurait dû être sanctionné. Pour ma part, je ne suis pas certain que ce soit de bonne justice de tirer, comme cela, à vue. Je parle non pas de vous, mais de ce qui s'est passé. D'ailleurs, je vous le dis tout net, j'hésite à accepter l'idée d'une commission d'enquête sur une affaire judiciaire en cours. A cet égard, lorsque j'étais au ministère de la justice, je m'y suis opposé, au nom des gardes des Sceaux successifs, au motif que la justice était saisie et qu'il me semblait qu'il existait des règles en la matière. Le dossier d'Outreau n'était pas achevé. On peut aussi considérer que la commission d'enquête sur l'affaire d'Outreau a pesé sur la décision judiciaire, d'une manière réelle. Il était acquis que les mis en examen étaient innocents. On peut alors se poser la question de l'influence de la commission d'enquête sur ce qui s'est ensuite passé.

Je voudrais simplement revenir sur le résultat. Il est vrai que le magistrat ayant été chargé de l'instruction n'a pas fait preuve de l'humilité nécessaire à la conduite des opérations.

Disant cela, je n'ai pas tout dit.

En effet, dans l'institution, il y avait à côté du juge, me semble-t-il, une cour d'appel chargée de vérifier ce qui s'était passé. Or je me souviens avoir entendu à la télévision, avec beaucoup d'étonnement, l'un des magistrats ayant composé la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Douai, aujourd'hui d'ailleurs à la Cour de cassation, indiquer : « On ne pouvait voir que ce que nous donnait le juge ». Mais, dans ce cas, on va faire de sérieuses économies : on va pouvoir supprimer les cours d'appel ! Si elles ne servent qu'à voir ce qu'on leur donne, franchement, elles risquent de ne pas voir grand-chose.

De plus, il y avait tous ceux qui étaient intervenus dans le processus, y compris le ministère de la justice. Pour avoir vécu assez longtemps, en direct, des affaires de cette nature, je puis vous jurer que la chancellerie, à moins que cela n'ait beaucoup changé, tient très précisément la main à ce qui se fait. Vous ne pouvez donc pas non plus gommer cet aspect des choses. Le garde des Sceaux en personne avait souhaité qu'il y ait des poursuites plus vigoureuses en matière d'atteintes sexuelles sur des mineurs. D'une manière générale, il y avait à cette époque une action tendant à la répression de ce que l'on a appelé la pédophilie ou la pédocriminalité, si vous voulez. Il y avait toute une ambiance particulière dans notre pays. Or quel est celui, le seul, auquel on demande des comptes ? C'est le malheureux clampin qui sort de l'école. Vous me direz qu'il l'a voulu, puisqu'il a voulu être magistrat. Mais alors, posez-vous une autre question, celle de notre formation.

Pour ma part, je considère que le système des grandes écoles de la République, qui avait une certaine valeur au sortir de la dernière guerre mondiale, est peut-être un modèle dépassé. Avec le temps - c'est le temps qui me permet de le dire -, je crois que l'expérience vaut mieux que les diplômes.

Pensez-vous que l'on puisse enseigner à quiconque, entre vingt-cinq et trente ans, l'art de juger les autres ? Certes, on a prévu aujourd'hui une épreuve d'approche psychologique, que j'avais souhaitée, même si j'avais alors plutôt préféré le recours à un psychiatre, mais il faut que l'on réfléchisse à ce système.

Vous vous plaignez de l'immaturité psychologique du juge d'instruction dans l'affaire d'Outreau ? Vous n'avez pas tort. Mais ne vous étonnez pas que l'institution tout entière ait été défaillante ou, plutôt, étonnez-vous-en !

Demandez-vous comment tant de jeunes gens, sans expérience, peuvent se retrouver solitaires dans une activité juridictionnelle. Les choix qui sont faits ne sont pas le fruit du hasard. Pourquoi tant de personnes veulent-elles devenir juges des enfants, une activité où l'on est seul ? Certes, il y a des gens qui gravitent autour d'eux, mais les juges des enfants sont seuls à décider. Pourquoi tant de personnes cherchent-elles à exercer la fonction de juge d'instruction, qui est également solitaire ? Or, parce qu'elle est solitaire, cette fonction est dangereuse. De mon point de vue, c'est là que se situe le problème.

Aujourd'hui, j'en suis à me poser la question suivante : et si tous ceux qui veulent devenir magistrats restaient pendant dix ans dans une structure collégiale ? Par exemple, dans un parquet, qui constitue une forme de collégialité ? Fusionnons au départ des professions de même nature: si vous voulez être magistrat, il faut commencer par être soit avocat, soit parquetier. C'est plus simple. Et, au bout de dix ans, on écrémera ; on trouvera bien une autorité indépendante pour désigner les meilleurs. Ceux-ci deviendront juges, et le resteront : ils ne reviendront pas au parquet parce que cela les arrange géographiquement, uniquement pour se rapprocher de leur vieille maman ou de je ne sais qui.

Pardonnez-moi, je vous le dis franchement, car vous m'en donnez l'occasion, vous êtes exigeants envers nous, mais vous êtes finalement assez pauvres dans vos exigences, que je trouve superficielles ; ce ne sont pas des exigences de fond.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Comme vous avez pu le constater, vous bénéficiez d'un droit de réponse assez vaste et vous en profitez.

Certes, il y a eu une commission d'enquête sur une affaire judiciaire en cours, mais nous ne pouvons pas toujours attendre quinze ou dix-sept ans que la justice ait fini son travail avant de commencer le nôtre. Nous sommes parfois obligés, comme pour le sujet qui nous occupe aujourd'hui, à savoir l'évasion fiscale, d'avancer en même temps qu'elle.

Il serait difficile à M. le rapporteur de ne pas évoquer certaines affaires concernant l'évasion fiscale ou les actifs hors de France. Je me permets ainsi d'exercer également mon droit de réponse pour souligner cette difficulté avant de passer la parole à M. Delattre.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

C'est quasiment un combat pour le principe. Je ne suis pas hostile aux commissions d'enquête, mais il faudrait qu'il en sorte quelque chose.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Cela n'a pas été le cas pour l'affaire d'Outreau.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

C'est justement la frustration qu'a exprimée notre collègue Yannick Vaugrenard, et qui est largement partagée par tous.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

J'ai bien compris que vous partagiez nos frustrations, monsieur le procureur général.

Revenons au sujet qui nous occupe aujourd'hui.

La parole est à M. Yannick Vaugrenard.

Debut de section - PermalienPhoto de Yannick Vaugrenard

M. de Montgolfier ne m'a pas répondu, sur HSBC, sur le fiscal et le judiciaire. Et quid de la voie législative ? Quel a été le rôle de la Suisse par rapport à HSBC et, éventuellement, quel a été celui de l'État français ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Je ne suis pas dans le secret des dieux. Je n'ai bénéficié d'aucune confidence et j'ignore ce qui s'est passé à la Chancellerie.

Mon rôle était également de me battre pour faire avancer le dossier. Je ne suis pas certain que cette volonté ait été partagée par tous. Voilà pourquoi nous en sommes parfois réduits à des suppositions.

La question n'est pas que les preuves soient fiscales ou judiciaires. Ce qui a été sanctionné, c'est finalement l'obtention d'une preuve douteuse dans un cadre fiscal. Dans l'affaire Bettencourt, les choses se sont passées autrement : l'obtention d'une preuve douteuse n'a pas été sanctionnée. On ne sait plus trop où l'on en est.

Il me semble que la loi devrait avoir la maîtrise. En l'occurrence, il suffirait que le Parlement inscrive dans le code de procédure pénale, au chapitre des preuves, ce qu'il ne veut pas...

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Ce n'est pas un problème de charge de la preuve. Je parle de la nature de la preuve : faut-il accepter les preuves douteuses ou obtenues par des voies illégitimes ? Et encore, cela ne dit pas tout. Il serait important de disposer d'un article complet et parfaitement rédigé sur ce point.

Il ne doit pas revenir aux juges de dicter la loi. D'ailleurs, la part que l'on fait aujourd'hui à la jurisprudence me paraît extrêmement dangereuse. Pourquoi ? Parce que, après dix ou douze ans de procédure, la Cour de cassation peut annuler une décision de justice, mais pendant dix ou quinze ans, quelqu'un aura subi l'opprobre attachée à la poursuite.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Dans le cas que vous avez cité tout à l'heure, la chambre criminelle n'a pas encore statué.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Dans l'affaire Bettencourt, si.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

La chambre criminelle a statué dans l'affaire Bettencourt. C'est la chambre civile qui a considéré que la façon dont les éléments sont parvenus à la connaissance des services fiscaux était douteuse et qui a refusé d'accepter la preuve.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

La loi ne pourrait-elle pas porter remède à tout cela ?

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

A-t-il des suggestions de formulation ? Évidemment, il n'est pas possible de faire figurer dans la loi que les preuves obtenues de manière douteuse sont légales. Néanmoins, il serait important d'expliciter les formes d'acquisition.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Madame le sénateur, lorsque je rédige mes décisions, je ne viens pas solliciter votre aide. La rédaction des lois est de votre ressort, pas du mien.

Debut de section - PermalienPhoto de Marie-Noëlle Lienemann

Oui, mais l'expérience de M. de Montgolfier est importante.

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Je ne peux pas vous répondre au débotté, mais je réfléchirai à votre suggestion, madame le sénateur.

Debut de section - PermalienPhoto de Francis Delattre

Monsieur le procureur général, ma question comporte trois volets, mais tourne essentiellement autour de la « porosité » entre la fraude fiscale, l'optimisation fiscale et le blanchiment.

Premièrement, vos fonctions dans les Alpes-Maritimes ont-elles été l'occasion pour vous de rencontrer le cas d'une société de droit panaméen, par exemple, immatriculée ou gérée par une institution des îles Caïmans et ayant investi dans l'immobilier dans ce merveilleux département ? Avez-vous connu des affaires relevant peu ou prou de ce type de montage ? Pour me répondre, vous pouvez changer le nom des sociétés.

Deuxièmement, je souhaite dire un mot du problème des preuves. Aujourd'hui, en matière de fraude fiscale, nous rencontrons deux cas de figure : soit nous sommes confrontés à de la fraude fiscale qui s'apparente à des activités extérieures licites, soit nous avons affaire à des mouvements de capitaux liés au monde de la drogue et autres trafics.

Dans l'affaire HSBC, vous avez trouvé de l'argent sur des comptes à l'étranger et vous avez dû démontrer que ces sommes provenaient de trafics illicites ou de fraudes fiscales. Ne serait-il pas astucieux de légiférer dans le sens d'un renversement de la charge de la preuve ? Ne serait-ce pas plutôt aux titulaires de ces comptes de justifier de l'origine de cet argent ? Cela nous aiderait à faire un tri. Une telle disposition vous paraît-elle envisageable ? Elle réglerait tous les problèmes et toutes les contradictions de la Cour de cassation.

Troisièmement, de plus en plus d'affaires font uniquement l'objet d'enquêtes préliminaires. D'ailleurs, les juges d'instruction se plaignent d'être chargés de moins en moins d'affaires : nous en avons encore eu l'exemple ce matin. Dans le cadre des enquêtes préliminaires, avez-vous connu beaucoup de délits à caractère fiscal ?

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Dans votre ancienne juridiction, le passage par des îles exotiques pour les investissements immobiliers est-il un schéma fréquent ou s'agit-il de simples racontars ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

De manière générale, on raconte bien des choses sur les Alpes-Maritimes !

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Sur Bourges, beaucoup moins. C'est autre chose, c'est la France !

En ce qui concerne les investissements immobiliers sur la Côte d'Azur, le problème est de savoir d'où vient l'argent. Lorsque la fille d'un Président russe, par exemple, achète une villa qui vaut des dizaines de millions d'euros, quand la villa Léopolda, qui appartenait à un financier tout-puissant, est mise en vente pour une somme colossale - on parle de 37 millions d'euros je crois-, il faut savoir si tout cet argent a été obtenu légalement ou illégalement.

D'ailleurs, la déclaration de soupçon, qui est de droit en matière de blanchiment, est faite systématiquement par l'administration fiscale au-delà d'une certaine somme, comme si le montant en rendait la provenance suspecte. Nous en arrivons à votre renversement de la charge de la preuve : l'administration fiscale, compte tenu des montants en jeu, considère qu'il y a fort à parier que l'origine des sommes est douteuse. Faut-il entrer dans cette logique ? Je m'y suis opposé : dépenser l'argent du crime, ce n'est pas nécessairement le blanchir. L'opération de blanchiment commence par une entrée et se termine par une sortie. C'est ce que j'ai expliqué pour la villa Léopolda, qui contient beaucoup de tableaux et de meubles. Si les sommes versées pour l'achat global incluent la valeur des meubles et des tableaux, une opération de blanchiment est possible en cas de revente de ceux-ci. Si seul le bien est acheté, il n'y a pas de blanchiment : c'est un investissement d'origine impure, mais c'est un investissement.

Par ailleurs, face à ce type d'investissement, le problème pour les magistrats est de savoir à qui demander d'où vient l'argent. Croyez-vous que j'obtiendrais une réponse si je demandais au Président russe, par voie de commission rogatoire, si celui de ses proches qui est concerné est un voyou ?...

Nous sommes aujourd'hui confrontés à l'internationalisation des systèmes. Nous n'avons plus de prise sur nombre de crimes en raison de la diversité des droits. On a ouvert les frontières : il fallait les remplacer par des bibliothèques de droit, chaque pays conservant le sien. Nous ne sommes pas dans cette situation et il nous est demandé d'affronter le crime avec de moins en moins de moyens. La lutte est inégale.

Vous savez pertinemment que si je cherchais à interroger le Président de la Russie sur l'origine de la fortune de l'un de ses proches, il y aurait, comme on dit, des mouvements divers...

Debut de section - PermalienPhoto de Francis Delattre

Nous comprenons bien quelle est la difficulté.

En ce qui concerne les investissements courants, y a-t-il beaucoup d'opérations de blanchiment ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Le problème est surtout de savoir si ces opérations sont portées à notre connaissance.

Vous avez créé un magnifique dispositif dans le code de procédure pénale, à l'article 40. Vous qui sanctionnez tout, mesdames, messieurs les parlementaires, là, vous n'avez rien sanctionné du tout ! C'est curieux, car c'est l'une des rares dispositions qui ne connaissent pas d'accompagnement sur le plan pénal, ce qui pourtant lui donnerait de la force.

Si vous cherchez des idées, j'en ai quelques-unes. Il n'est pas normal d'obliger les autorités constituées à dénoncer au procureur de la République des faits qui paraissent de nature pénale sans prévoir aucune sanction si l'obligation n'est pas respectée. Car c'est cela qui se passe ! Dans les faits, j'ai vu assez rarement appliquer cet article 40. J'ai connu des recours à l'article 40 utilitaires : le préfet me prévient d'un fait ; je lui dis que ce n'est pas une infraction ; il me répond que M. Ciotti se plaint ; je lui réponds que ce n'est quand même pas une infraction. Le préfet sait donc que ce n'est pas une infraction, mais il pourra dire qu'il a alerté le procureur de la République, en application de l'article 40, ce qu'il fait et cela permettra au parlementaire de s'exclamer : « Quel est ce voyou qui ne veut pas agir ? ».

Cet article autorise un très vilain jeu. Je vous le dis tout net : soit vous le supprimez, soit vous lui donnez une véritable portée. Si, dans le cadre d'une procédure pénale, on se rend compte qu'une autorité connaissait l'infraction et a laissé faire, on pourra lui demander des comptes, car ce ne sera pas une erreur, ce sera une faute.

Cela étant, dans un bon système juridique, il est préférable d'apporter la preuve. Même si l'on inverse la charge de la preuve, il faudra de toute façon à un moment donné faire la preuve. Je pense au système italien ; si une personne dispose d'une fortune dont on ne connaît pas l'origine, on suppose qu'elle est d'origine criminelle, à charge pour la personne de démontrer le contraire. Cependant, il faudra bien vérifier les éléments qu'elle apporte et on se retrouvera une fois encore dans un système de preuve.

Le problème reste donc entier. En apparence, on se sera donné des armes, mais des armes qui en réalité ne serviront à rien, sinon à prolonger la procédure. Vous affirmez qu'il y a de moins en moins de saisines à l'instruction. Pardi ! C'est que la procédure pénale d'aujourd'hui n'est plus celle d'hier. Ne croyez pas que les procureurs soient si attentifs à la voix de l'exécutif, de quelque hauteur qu'elle vienne.

Personnellement, j'ai vraiment réduit la part des juges d'instruction. Pourquoi ? Parce que, dans nombre de cas, les juges instruction étaient saisis en vue d'obtenir un mandat de dépôt. Avec la création du juge des libertés et de la détention, avec toutes les procédures qui se sont développées, les besoins ne sont plus les mêmes. La comparution immédiate a changé la donne, puisque cette procédure ne nécessite pas que l'on fasse appel au juge d'instruction, dont la charge moyenne est passée de 180 dossiers, ce qui n'avait pas toujours beaucoup de sens, à 50. Aujourd'hui la matière est plus concentrée.

Le problème tient à ce que la procédure pénale s'est sensiblement alourdie. Il est très sympathique, par exemple, de prévoir que le procureur ayant pris ses réquisitions définitives, elles doivent être communiquées à l'avocat, qui va pouvoir formuler des observations. A chaque étape, les temps de procédure sont allongés. Or, plus la procédure est lourde, plus le temps s'écoule et plus vous nous le reprochez. C'est pourtant vous qui êtes à l'origine de cette lenteur, dans bien des cas, pas toujours je vous rassure, mais c'est encore trop souvent, je vous l'accorde. Ces lenteurs ne sont pas imputables uniquement aux juges.

Quoi qu'il en soit, ne nous imputez pas à charge et de mauvaise foi le fait d'avoir réduit le nombre d'informations. Pour ce qui me concerne, je l'ai volontairement réduit, car c'était du temps perdu sans profit.

Néanmoins, vous devriez vous interroger sur les pratiques de correctionnalisation des affaires criminelles. Vous avez voté des lois qui prévoient que tel fait, de nature criminelle, doit être jugé par la cour d'assises. J'ai été nommé dans une heureuse région où des faits peuvent être qualifiés crimes sans que cela surcharge gravement les stocks. C'est une terre bénie, j'en conviens, mais qu'en est-il ailleurs ?

À Nice, la cour d'assises comporte deux chambres et les stocks sont importants. Si je n'avais pas correctionnalisé à tour de bras, à l'instigation même de la cour d'appel, nous ne nous en serions pas sortis. Le problème est qu'il faut expliquer aux victimes qu'il s'agit bien d'un crime, mais que nous n'avons pas suffisamment de place pour en renvoyer les auteurs devant la cour d'assises ! Tout le monde accepte implicitement cet état de fait. Je ne suis pourtant pas certain que ce soit là de bonne justice...

Vous avez tiré un fil, mesdames, messieurs les sénateurs, vous m'obligez à le suivre. L'idée que l'on se fait de la justice dans ce pays ne peut pas être fragmentaire : telle erreur est commise ici ; là, il y a l'affaire d'Outreau... Non, c'est un tout qui se tient ! Les juges voient malice dans la diminution des affaires d'instruction. Ils ont peut-être parfois raison ; il existe des différences entre nous. Quoi qu'il en soit, je le fais et je le dis, car ce la me semble être dans l'intérêt de la justice.

En revanche, il n'est pas dans l'intérêt de la justice, selon moi, de disqualifier acrobatiquement une infraction criminelle afin de la faire juger par le tribunal correctionnel et ainsi gagner du temps. Le Parlement ne peut pas rester indifférent à ce problème.

Debut de section - PermalienPhoto de Éric Bocquet

Monsieur le procureur général, j'aimerais vous poser une dernière question : au vu de votre expérience, considérez-vous que l'incrimination de fraude fiscale recouvre correctement et complètement les faits d'évasion fiscale les plus dommageables et les plus abusifs ?

Debut de section - Permalien
Eric de Montgolfier

Je comprends, maintenant, le sens de la question, entre cela et l'abus de droit.

Effectivement, on constate que, dans certaines situations, la morale ne trouve pas son compte, d'où l'expression que j'utilise : « Le cercle de la morale est beaucoup plus large que celui de la loi ». La loi dans le droit, ce n'est pas tout. Certaines situations sont manifestement immorales, ce qui est parfaitement inéquitable, car les moyens existent d'y mettre un terme.

Je vous ai signalé que des personnes faisaient profession de placer les fonds et je vous ai indiqué dans quelles conditions il fallait s'y intéresser. Ceux qui s'adressent à ces personnes disposent déjà de quelques moyens. Les individus qui souhaitent sinon violer la loi, du moins la contourner ont des facilités de ce point de vue. Cependant, les magistrats ne peuvent qu'être spectateurs. Vous n'allez pas nous demander d'élargir le cercle de la loi que vous avez tracé au motif que la morale n'y trouverait pas son compte ! C'est vous qui passez de la morale au droit ; ne nous demandez pas de passer du droit à la morale.

Debut de section - PermalienPhoto de Philippe Dominati

Vous allez avoir du travail, monsieur le rapporteur, pour établir votre rapport dans quelques semaines !

Personne ne demande plus la parole ?...

Monsieur le procureur général, je vous remercie de cette audition. Même si nous avons exploré parfois d'autres voies que celles que nous avions envisagées au départ, vos observations nous ont paru tellement intéressantes que nous sommes prêts à creuser le sujet.