Intervention de Guillaume Daieff

Commission d'enquête Evasion des capitaux — Réunion du 23 mai 2012 : 1ère réunion
Audition de M. Guillaume daIeff juge d'instruction au pôle financier du tribunal de grande instance de paris

Guillaume Daieff, juge d'instruction au Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris :

Par exemple des téléphones, des cartouches d'imprimantes. L'objectif étant de faire tourner la marchandise, il vaut mieux qu'elle ne soit pas trop volumineuse. Il vaut mieux également qu'elle soit coûteuse, le montant de la TVA étant évidemment en rapport.

Dernièrement, ceux que l'on appelle les « carrousélistes » ont investi le domaine des produits immatériels. En interrogatoire, certains m'ont expliqué que ces biens étaient un vrai bonheur pour eux, car il n'y a besoin ni de les stocker, ni de les transporter. Il suffit d'un clic ! Typiquement, cela concerne les droits à polluer et les quotas de CO2.

Ces fraudes entraînent évidemment des mouvements financiers très importants sur des comptes bancaires, et c'est ce qui fait le lien avec l'évasion. En France, les banques sont assez vigilantes en matière de lutte contre le blanchiment. Les « carrousélistes » de TVA ne font donc pas leurs affaires sur les comptes bancaires français de ces sociétés, mais ils ouvrent des comptes dans des pays comme Hong Kong, Chypre ou certains pays baltes, au nom de ces sociétés françaises, lesquelles sont des entreprises françaises inscrites au registre du commerce et des sociétés, à Paris ou ailleurs en France. Ils utilisent ces comptes ouverts à l'étranger pour régler les marchandises qu'ils achètent et encaisser le produit de la revente.

L'entraide judiciaire avec ces pays est donc importante. Je reviendrai sur ce sujet tout à l'heure.

En deuxième lieu, le Pôle financier traite, de manière très classique, les abus de biens sociaux. Nous sommes là à l'intersection de la fiscalité des entreprises et de la fiscalité des particuliers.

L'abus de biens sociaux requiert en général de fausses écritures comptables afin de justifier les flux. Le principe est de créer des créanciers fictifs. Pour cela, il existe trois techniques : le créancier fictif, le faux prêt intragroupe, les avances fictives en compte courant d'associé.

La première technique consiste à demander à un fournisseur de vous adresser des fausses factures. Le plus simple toutefois est d'être vous-même votre propre faux fournisseur et de confectionner vous-même une fausse facture. Cette fausse facture est ensuite entrée en comptabilité. Elle vous permet de justifier un décaissement, qu'il ne vous reste plus qu'à empocher.

Évidemment, il vaut mieux avoir une société immatriculée aux Seychelles, à Hong Kong ou ailleurs ; c'est plus simple et c'est tellement facile ! Dans ces pays, un grand nombre de sociétés font du véritable commerce et les banquiers de ces États, qui ne sont d'ailleurs pas très vigilants, ne sont donc pas très étonnés de voir arriver beaucoup d'argent sur ces comptes. Le faux facturier est établi en France et se rend dans ces pays pour y retirer de l'argent en espèces ou utilise Internet - le e-banking- pour faire des virements ailleurs

La deuxième technique utilisée est celle des « groupes » de sociétés en général « bidons », gérées par des gérants de paille. Ces sociétés ne font pas du vrai business, si vous me permettez cet anglicisme. Elles réalisent de faux prêts intra-groupe pour justifier des sorties d'argent. Évidemment, si la soeur de la société victime de l'abus de bien social ou sa filiale est à l'étranger, c'est encore plus facile. La sortie d'argent est très simple à justifier auprès du banquier français : il suffit de produire le contrat de prêt intra-groupe. De tels contrats se trouvent facilement sur Internet ou auprès de certains avocats ou experts-comptables malhonnêtes. Ils sont peu nombreux, mais ils existent.

Enfin, la troisième et dernière technique consiste à créditer fictivement votre compte courant d'associé. En tant qu'associé de votre entreprise, vous avez le droit, comme n'importe quel associé, d'apporter de l'argent à votre entreprise. Ensuite, vous pouvez demander à l'entreprise de vous rembourser vos avances en compte courant. L'opération consiste donc à créditer fictivement votre compte courant - il s'agit juste d'une écriture comptable, qui n'a rien de compliqué -, puis à vous faire rembourser cette avance, que vous n'avez pas faite. Cette opération présente toutes les apparences de la légalité. Elle s'effectue depuis des comptes bancaires français et n'est pas difficile à réaliser.

En réalité, nous appréhendons les fraudes de ce type sous l'angle du faux et usage de faux - les fausses factures - et abus de biens sociaux, plutôt que sous l'angle de la fraude fiscale.

En dernier lieu, le Pôle financier a à connaître d'un troisième type de fraudes fiscales, même s'il y en a très peu. Ces fraudes portent sur la fiscalité directe - impôts sur les revenus ou impôts sur les successions.

Il y a des enquêtes préliminaires pour fraude fiscale au parquet. Toutefois, n'étant pas au parquet, je ne suis pas bien placé pour vous en parler. Très peu d'enquêtes de ce type arrivent à l'instruction. Je n'en connais qu'une, que j'ai à traiter et qui concerne des droits de succession. À part cela, il n'y en a aucune.

Quelles sont les raisons de cette absence ? Faut-il y voir un bon ou un mauvais signe ?

L'information judiciaire que j'ai pour ma part à traiter concerne des droits de succession : omission de déclaration de biens meubles, notamment des actions de société, omission de déclaration d'immeubles, lesquels ont tous été placés dans des trusts institués dans des paradis fiscaux tels les Bahamas, Guernesey ou Singapour.

Tout le reste de la fraude fiscale relevant du pénal est traité en enquête préliminaire et par citation directe.

Après ces propos préliminaires, j'articulerai mon exposé sur deux points.

Il existe, d'une part, une répression fiscale, administrative des infractions fiscales, celle dont s'occupe la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, et, d'autre part, une répression pénale, judiciaire, de ces infractions. Il me semble que la République française aurait un bon « retour sur investissement » si, premièrement, elle mettait les moyens nécessaires dans la répression judiciaire des infractions fiscales et si, deuxièmement, elle faisait sauter quelques verrous, nationaux ou internationaux.

Les moyens de la répression judiciaire - quand l'affaire est jugée par le tribunal correctionnel, donc par le juge pénal -ne sont pas là. Ainsi, les effectifs du TGI de Paris pour l'enquête dans ce secteur ont baissé d'un quart en quatre ans ! En 2009, à l'instruction, les services de l'instruction du Pôle financier comptaient douze magistrats (juges d'instruction) en charge de ce type de contentieux ; en 2012, ils n'en comptent plus que huit.

Certes, on pourrait considérer que c'est normal puisque le procureur ouvre moins d'informations judiciaires et qu'il traite plus d'affaires en enquête préliminaire. En outre, on pourra soutenir qu'il n'est pas souvent indispensable de demander à un juge d'instruction d'effectuer une enquête, le procureur pouvant la faire lui-même.

On devrait donc en déduire que les effectifs du parquet ont augmenté, en l'occurrence, ceux de la section F2 du parquet de Paris, section chargée de la fraude fiscale, mais également des abus de biens sociaux, des affaires de corruption, des délits boursiers, et autres. Or ils ont baissé, passant de douze en 2009 à huit en 2012 ! Les effectifs du parquet et de l'instruction sont donc identiques.

Le nombre d'assistants spécialisés, dont la création date de 2000, a lui aussi diminué ! Les assistants spécialisés sont des fonctionnaires de catégorie A, spécialisés dans leur domaine, que l'on a adjoints aux magistrats, procureurs ou juges d'instruction, afin de rendre les équipes pluridisciplinaires. Au départ, le Pôle financier devait en compter quinze. Il en a eu jusqu'à huit, mais n'en compte plus aujourd'hui que cinq. Ces assistants spécialisés peuvent venir de la DGFiP, des douanes ou du secteur privé. Nous avions ainsi un expert-comptable, mais il est parti. Alors que les assistants sont absolument essentiels, il n'y en a quasiment plus.

Les moyens « policiers » au sens large font également défaut.

Vous connaissez la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF, placé sous la houlette, non pas d'un magistrat, comme les douanes judiciaires, mais d'un commissaire de police, M. Petit, que vous avez d'ailleurs reçu dans le cadre de vos auditions.

La création de cette brigade est une très bonne chose, mais à cette occasion, n'a-t-on pas déshabillé la brigade financière, laquelle traitait auparavant ces affaires fiscales, et les services vérificateurs de terrain, tels que la Direction nationale de vérification des situations fiscales, la DNVSF ? Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. Cela étant dit, étant un peu habitué au fonctionnement d'une administration - j'ai été détaché pendant quelques années au ministère de la justice -, j'ai peur que, en habillant Paul, le nouveau-né, on ait déshabillé les autres.

Par ailleurs, je pense qu'il faut faire un effort de formation important à l'intention des officiers fiscaux judiciaires. Ces officiers, à qui la loi a conféré des pouvoirs de police judiciaire et qui sont issus des administrations fiscales, interviennent aux côtés des OPJ classiques qui, eux, viennent de la police ou de la gendarmerie. Il est notamment nécessaire de les former aux techniques d'interrogatoire, en particulier, dans le contexte de la garde à vue - car ces agents n'en faisaient pas dans leur administrations d'origine -, ou à la constitution d'un dossier pénal,

Quel est l'intérêt des enquêtes pénales sachant que l'État poursuit la fraude fiscale par les enquêtes administratives, conduites par la DGFiP et ses services déconcentrés ? Quel est l'intérêt de cette double poursuite ? N'est-ce pas une perte de moyens ? Pourquoi parfois recourir à l'enquête pénale judiciaire ?

En premier lieu, je pense que l'enquête pénale est plus exhaustive. Prenons l'exemple d'un fraudeur professionnel, bien cupide, disons un promoteur immobilier. En l'espace de cinq ans, il a géré ou fait gérer une dizaine de sociétés, qui, pour certaines, ont fait l'objet d'une liquidation judiciaire. Pour lui, ce n'est pas grave, car ces sociétés étant gérées par des gérants de paille, il ne sera pas fiché à la Banque de France. La liquidation judiciaire, c'est formidable : c'est comme l'ardoise magique, cela permet d'effacer toutes les dettes !

Certaines de ces sociétés ont fait l'objet, dans les dernières années, d'enquêtes fiscales séparées. Toutefois, une enquête de ce type, parce qu'elle porte sur une société en particulier, qui en est la cible, et qu'elle ne concerne pas les autres, aboutit à de maigres redressements.

C'est en fait l'enquête pénale, confiée à la BNRDF - d'abord une enquête « parquet », puis une enquête « instruction » - qui a permis d'avoir une vision globale du groupe, et de comprendre que les pratiques qui consistaient pour ce promoteur immobilier à consentir de faux prêts intragroupes, à établir de fausses factures et de faux crédits de comptes courants n'étaient pas isolées et ne relevaient pas de la négligence, comme on pouvait le croire en ne contrôlant qu'une seule société.

L'enquête pénale a permis de se rendre compte que de telles pratiques étaient au contraire généralisées et volontaires, bref d'avoir une vision complète de l'activité frauduleuse.

En deuxième lieu, l'enquête pénale permet, contrairement à l'enquête fiscale, d'aller chercher le gérant de fait, c'est-à-dire le véritable patron, celui qui s'est enrichi.

Prenons le cas des sociétés qui pratiquent la fraude à la TVA. De telles sociétés ne sont jamais dirigées par le bénéficiaire final, dont le nom ne figure jamais dans les statuts au registre du commerce. Il existe des gens dont la profession est d'être des gérants de paille, souvent domiciliés à l'étranger car ils finissent toujours par avoir des problèmes. Ce sont en effet les premiers à qui l'on pose des questions. Mais les gérants de paille n'ont en général aucun patrimoine. Ce sont des lampistes. Les poursuivre rapporte rarement à l'État. En revanche, poursuivre le gérant de fait peut lui rapporter plus.

L'administration fiscale, il me semble, se borne en général à poursuivre le gérant statutaire d'une société, rarement le gérant de fait. C'est sans doute parce que la démonstration de la gérance de paille, c'est-à-dire l'identification du véritable patron, suppose des moyens d'investigation qu'elle n'a pas. Ainsi, elle ne peut pas effectuer d'auditions sous le régime de la garde à vue. Or de telles auditions permettent souvent d'avancer un peu dans l'identification du véritable patron. De même, si l'administration fiscale peut procéder à des perquisitions et des saisies, ces méthodes relèvent plutôt des investigations judiciaires classiques grâce auxquelles on parvient à identifier les gérants de fait - et l'administration fiscale ne peut les mettre en oeuvre que si la fraude a lieu à l'occasion d'une activité commerciale (article L 16 B du livre des procédures fiscales).

C'est pourquoi, lorsque l'administration fiscale exerce son droit de communication dans mon cabinet au titre de l'article L.82 C du livre des procédures fiscales, elle est très intéressée par tous les procès-verbaux, tous les éléments de preuve contenus dans mon dossier, qui permettent d'identifier le gérant de fait.

En troisième et dernier lieu, il faut identifier le propriétaire effectif des biens financés par la fraude fiscale. Là encore, je pense que l'enquête pénale est celle qui permet le mieux d'y parvenir.

En effet, les vrais fraudeurs n'ont jamais rien à leur nom - ils sont pauvres comme Job - et s'entourent de prête-noms. Leurs biens immobiliers sont au nom de sociétés civiles immobilières. Les parts de ces SCI sont au nom de leur frère, de leur oncle, de leur soeur ou de prête-noms professionnels. Les voitures sont louées à des loueurs qui se font régler un an de loyer d'avance...

Je doute que l'administration fiscale parvienne à saisir des biens qui ne sont pas au nom du fraudeur. En général, elle ne peut pratiquer de saisies que sur des biens qui sont au nom des fraudeurs, soit en l'occurrence sur rien !

En revanche, en matière pénale, il y a eu des évolutions récentes, notamment la loi Warsmann du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, laquelle a permis la création de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l'AGRASC. Cette loi a récemment été complétée par une autre loi, très utile, la loi du 27 mars 2012. Il est désormais plus aisé pour les magistrats - procureurs et juges d'instruction - de saisir des biens quand bien même ils ne seraient pas au nom de leur propriétaire effectif.

On peut désormais saisir les biens qui sont au nom du fraudeur, mais également ceux dont il « a la libre disposition », à condition de faire la démonstration que tel est bien le cas. Cela suppose d'avoir recours à des techniques d'enquête policière classiques - surveillances, écoutes téléphoniques, perquisitions -, soit les mêmes moyens d'investigation que ceux qui sont nécessaires pour identifier les gérants de fait.

J'évoquerai maintenant les verrous que j'ai mentionnés tout à l'heure - le mot est peut-être un peu exagéré -, à la fois nationaux et internationaux.

Je commencerai par évoquer l'échelon national, en limitant mon propos à la fraude fiscale à la fiscalité directe : impôt sur les successions, impôt sur le revenu.

Quelle est la procédure pour engager une poursuite pour fraude fiscale ? Le principe général est que l'action publique est engagée par le procureur, et par lui seul. Je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'un tribunal correctionnel, juridiction de jugement, ne peut pas s'autosaisir d'infractions, pas plus qu'un juge d'instruction, juridiction d'investigation. Si je constate que mon voisin fraude le fisc de manière éhontée, je ne peux pas engager une enquête. Seul le procureur le peut. Dans le cas que je viens d'évoquer d'ailleurs, si l'enquête concerne mon voisin, ce n'est pas moi qui en serai chargé.

Il n'existe aucune exception à ce principe, sauf en matière de fraude fiscale. Dans ce domaine, une plainte du ministre du budget est nécessaire. Elle est une condition préalable - ce point est important - à l'action publique. Le procureur de la République ne peut pas - il n'en a pas le droit - engager une enquête pour fraude fiscale si elle ne lui a pas été demandée par le ministre du budget. C'est, je le répète, une condition préalable à l'action publique.

Ces deux mécanismes, c'est-à-dire plainte préalable du ministre du budget, puis décision du procureur d'engager les poursuites, méritent le vilain nom de « verrou » que je leur donne dans certains cas de fraudes fiscales commises par des particuliers.

En revanche, dans les cas d'escroquerie à la TVA par des « carrousélistes », tout le monde s'accorde sur le fait qu'il faut essayer de leur faire le plus de mal possible. Le procureur, le ministre du budget, tous partagent ce même objectif.

Imaginez toutefois qu'un ministre du budget soit aussi, par exemple, trésorier d'un parti politique. Imaginez, même si c'est absolument inimaginable, que cette personne dise à certains contribuables : « Si vous payez le parti, vous n'aurez pas à payer l'État ». On mesure dans ce cas que le verrou de la plainte préalable du ministre du budget est absolument essentiel.

Est-ce à dire que l'on pourrait prôner la suppression de la plainte préalable du ministre du budget (en réalité, le dépôt formel de la plainte est délégué aux directeurs des services fiscaux) ?

De fait, on peut s'interroger sur ce qui justifie cette plainte préalable, que l'on ne retrouve dans aucun autre contentieux, même spécialisé. Par exemple, en matière de droit pénal de la consommation, pourquoi le directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ne maîtriserait-il pas l'action publique en ayant dans sa manche le même mécanisme ? Tel n'est pas le cas. En cas d'infraction au code monétaire et financier ou au code de la consommation, le procureur de la République peut engager des poursuites sans plainte préalable des ministres concernés.

Il est très clair que cette plainte préalable donne au ministre du budget le pouvoir de définir la politique pénale fiscale. En réalité, cette politique est fixée non par le procureur ou par le garde des sceaux, mais par le ministre du budget et ses services. C'est en effet le ministre du budget qui fait le premier tri. C'est lui qui décide, après un contrôle fiscal, s'il y a lieu ou non d'aller au pénal. Je pense, même si je suis moins bien placé pour le voir, que, le procureur, même si sa compétence n'est pas liée juridiquement, donne en général une suite pénale aux plaintes déposées par les directeurs des services fiscaux.

Évidemment, cette question est un enjeu de pouvoir institutionnel entre le ministre du budget, et ses directeurs des services fiscaux d'une part, et le ministre de la justice et ses procureurs, d'autre part.

Dans tous les cas, même si la plainte du ministre du budget n'était plus une condition préalable à l'action publique, il resterait ce que j'appelle méchamment le second « verrou », celui du procureur de la République, car le « court-circuit » de la constitution de partie civile n'existe pas en la matière.

Je rappelle que, certes, le procureur de la République a le monopole de l'action publique en France et que ni un juge d'instruction ni une juridiction de jugement ne peuvent s'autosaisir d'une enquête, mais qu'il existe dans le code de procédure pénale ce que j'appelle un « court-circuit », ou une compensation : la victime directe d'une infraction peut, si le procureur ne souhaite pas faire d'enquête, obtenir du juge d'instruction l'ouverture d'une information judiciaire. C'est la plainte avec constitution de partie civile, qui est entre les mains du doyen des juges d'instruction.

C'est ainsi que différentes affaires sont « sorties », qu'il s'agisse du sang contaminé ou des emplois fictifs de la Ville de Paris. Cela n'a pas tenu, au départ, à une décision du procureur ; ce sont des victimes qui ont saisi le juge d'instruction.

En matière de fraude fiscale, aucun citoyen contribuable, aucune association ne peut ainsi se substituer au procureur. Il n'y a pas non plus le mécanisme de l'autorisation préalable du tribunal administratif, qui permet à l'administré d'une collectivité territoriale de se substituer à cette collectivité, c'est-à-dire d'exercer l'action ut singuli pour une infraction qui a causé un préjudice à cette collectivité.

Par conséquent, en matière de fraude fiscale, le subtil équilibre de la procédure pénale française entre l'indépendance de l'enquête par le juge d'instruction et la dépendance de l'autorité de poursuite est rompu puisqu'il n'y a pas ce mécanisme de court-circuit.

J'en viens maintenant à mon second et dernier point sur les obstacles internationaux.

L'entraide judiciaire en matière fiscale n'existe pas avec les paradis fiscaux.

Il faut distinguer deux types d'entraide : l'entraide judiciaire, d'une part, l'entraide fiscale, d'autre part. L'entraide judiciaire s'exerce entre autorités judiciaires et l'entraide fiscale entre administrations fiscales.

Les conventions et les traités qui ont été signés récemment avec les Bahamas, par exemple, sont des traités d'entraide fiscale. Moi-même, en tant que juge d'instruction, et mon collègue, en tant que procureur, nous ne pouvons pas demander à ces États, sur la base de ces traités, des informations pour une enquête. Ces traités ne peuvent être mis en oeuvre que par l'administration fiscale française.

Il existe donc différents canaux pour l'échange d'informations, car l'entraide, c'est un échange d'informations : le canal judiciaire et le canal fiscal. Je ne peux pas quant à moi utiliser le canal fiscal et la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, ne peut pas utiliser le canal judiciaire.

L'entraide judiciaire s'appuie sur des conventions ou des traités bilatéraux ou multilatéraux. Elle a pour objet l'échange d'informations, ou plus exactement en matière judiciaire, l'obtention de preuves : par exemple, des documents d'ouverture de compte bancaire, des relevés bancaires, des déclarations de témoins - aller interroger untel dans un pays - faire des perquisitions et des saisies d'éléments de preuve, - ce qui est très difficile - des écoutes téléphoniques...

Concrètement, cela consiste, pour un juge d'instruction, à faire travailler un collègue étranger, procureur ou juge d'instruction. Je le fais travailler pour moi, exactement comme un procureur ou un juge d'instruction fait travailler des policiers et des enquêteurs français.

Avec certains États, il n'existe pas de convention d'entraide judiciaire et c'est donc au titre de la réciprocité que les États peuvent s'entraider, mais ce n'est qu'une faculté. Si je m'adresse aux Îles Vierges britanniques, avec lesquelles nous n'avons pas de convention d'entraide judiciaire, il se pourrait qu'elles me répondent, mais elles n'ont aucune obligation sur ce point. L'intérêt de signer avec les Îles Vierges britanniques une convention d'entraide judiciaire, c'est qu'elles s'engagent à me répondre par le biais de cette convention. C'est un premier pas, qui n'est sans doute pas suffisant, mais c'est un pas nécessaire.

Or, pour en revenir à la fraude fiscale, elle est le plus souvent exclue du champ des conventions d'entraide judiciaire. Les conventions excluent en général deux types d'infractions : les infractions militaires et les infractions fiscales. Si l'État requis, par exemple, la France, reçoit une demande d'un État étranger, l'Italie, par exemple, au sujet d'un déserteur qui s'est réfugié sur son territoire, la France répondra qu'elle n'accorde pas son entraide. Quand ces conventions d'entraide judiciaire ont été signées, l'idée était - et par un effet d'inertie, elle perdure- que nous n'allons pas aider un État avec lequel nous sommes potentiellement en guerre à poursuivre ses déserteurs.

C'était pour les infractions militaires, mais il en est de même pour les infractions fiscales.

Dans toutes ces conventions, en effet, il y a toujours un article 2 ou un article 3 qui dispose que « sont exclues du champ d'application de cette convention l'entraide militaire et l'entraide fiscale ».

Autrement dit, si j'adresse une demande d'entraide à la Suisse, par exemple, pour obtenir des documents bancaires relatifs à M. X pour les besoins d'une enquête pénale française pour fraude fiscale à l'impôt sur le revenu ou sur les successions, la Suisse ne répondra pas. De la même façon, si j'adresse une demande aux Bahamas, à Singapour, à Panama, au Qatar, à Israël ou aux Channel Islands - Guernesey - ou l'Île de Man - ils ne répondront pas.

Jersey représente une exception au sein des Channel Islands - comme on le voit, l'application des conventions judiciaires relève du pointillisme - , car Jersey s'est théoriquement engagée à répondre aux demandes d'entraide dans des enquêtes pour fraude fiscale, ou plus exactement à s'interdire de refuser l'entraide au motif que l'infraction poursuivie est fiscale. En revanche, ce n'est pas le cas de Guernesey.

J'ai cru comprendre que la commission d'enquête allait à Jersey, j'aurais préféré qu'elle aille à Guernesey...

En effet, il est sûr que Jersey vous dira qu'elle répondra à de telles demandes d'entraide, puisque le Royaume-Uni a déclaré que le premier protocole du 17 mars 1978 à la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale de 1959 est applicable à Jersey (mais, je le répète, pas à Guernesey, ni à l'Île de Man), et que ce premier protocole dispose que les États ne pourront pas refuser d'accorder leur entraide au motif que l'infraction poursuivie relève de la fraude fiscale.

C'est ainsi que l'entraide avance petit à petit au fil des négociations, en retirant aux États des motifs de refus. Il est donc important que les négociations progressent avec le maximum d'États, mais cela ne suffit pas.

Le dernier point en effet que je souhaite aborder avec vous concerne l'importance des standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment.

En effet, la meilleure entraide du monde sert peu si l'environnement réglementaire dans l'État requis est favorable à l'opacité. Si les Bahamas coopèrent, ils m'ouvriront le coffre-fort, mais il n'y aura aucun document à l'intérieur et nous n'aurons pas avancé. Qui détermine le contenu du coffre-fort aux Bahamas ? C'est la réglementation interne applicable à ce pays : par exemple, quelles informations doivent figurer au registre du commerce ? Peut-il y avoir encore des actions au porteur ?

Ici, nous ne sommes plus dans une affaire d'entraide judiciaire, mais il s'agit de savoir quelle est la réglementation applicable là-bas. Ces réglementations sont sous la surveillance, par exemple, du groupe d'action financière, le GAFI, et il est absolument essentiel que des organisations comme celles-ci exercent une forte pression sur ces États afin que leur réglementation interne permette de remplir le « coffre-fort » des informations dont nous avons besoin.

Je prendrai l'exemple de la profession des nominee trustee, qui est une profession légale de prête-nom qui existe dans de nombreux pays anglo-saxons, e. Ce sont des personnes qui ont pignon sur rue et qui vous prêtent leur nom pour l'inscrire sur les actions des sociétés dont vous êtes propriétaire. Le contrat tient en une page, c'est très simple : le nominee trustee s'engage à porter les actions de telle société, à ne percevoir aucun revenu (par exemple ne prendre aucune décision de distribution de dividendes) sans votre accord, à suivre toutes vos instructions de vote lors des assemblées générales

Si je suis un flux financier qui arrive sur un compte bancaire ouvert au nom d'une société aux Bahamas dont les actions sont détenues par un nominees trustee, j'interroge l'Etat en question par le biais d'une demande d'entraide judiciaire. À la banque, on me dit que le compte appartient à telle société. Je demande à voir les registres de cette société et là, ces registres - si on me les fournit, je peux m'estimer déjà très bien servi par les autorités locales - indiquent que les actions sont détenues par M. X. Sauf que M. X est le nominee trustee de M. Y. Or c'est ce dernier que je veux identifier, mais il n'apparaît pas sur le registre des actions : seul figure le nom de M. X. Et il n'est même pas écrit que M. X figure en tant que nominee trustee.

Autre exemple, les actions au porteur, un procédé très classique dans notre pays il y a cinquante ans ou cent ans, me semble-t-il, et qui n'existe plus aujourd'hui. C'est formidable car, lorsque j'irai voir l'entreprise aux Bahamas - si l'État des Bahamas m'accorde cet accès - il n'y aura pas de nom sur le registre des actions. Je n'aurai pas avancé dans mon enquête, même si l'entraide est excellente.

Par ailleurs, la meilleure entraide du monde arrive toujours trop tard si les mécanismes de lutte anti-blanchiment ne fonctionnent pas.

Par exemple, dans les affaires de fraude à la TVA sur les quotas ou les crédits de carbone, qui ont généré en France, vous le savez, 1,5 milliard d'euros de TVA éludée, et dans les dossiers dont j'ai à traiter, par société fiscalement défaillante, 60 millions d'euros à 100 millions d'euros de bénéfice net tombés dans la poche de ces fraudeurs en l'espace de quatre à cinq mois, ces sociétés s encaissaient le produit de la revente de leurs quotas sur des comptes bancaires ouverts au préalable pour nombre d'entre eux à Hong Kong. Qui a ouvert ces comptes bancaires à Hong-Kong ? Des jeunes femmes ou des jeunes hommes âgés de vingt-quatre ans ou vingt-cinq ans, qui arrivent avec un Kbis d'une société française créée il y a six mois avec un euro de capital social, qui ouvrent un compte bancaire à Hong Kong et deux semaines après, vous avez 500 000 euros qui tombent et 500 000 euros qui repartent. Évidemment, il y a toutes les factures d'achat et de revente et cela n'a donc pas posé de problème au banquier de Hong Kong. Cela lui en a peut-être posé un au bout de trois mois - et il se félicitera d'avoir fait une déclaration de soupçon au TRACFIN local - sauf que la fraude était consommée et l'argent dans la poche...

Pour conclure, la France, me semble-t-il, doit être absolument présente dans les enceintes, notamment du GAFI.

J'ai lu l'intervention de Mme Marie-Christine Lepetit expliquant que l'État avait beaucoup fait. M. François d'Aubert a reçu mission de surveiller tout cela, mais je voudrais savoir de combien de « troupes » dispose M. d'Aubert, car cela suppose d'être présent, d'aller évaluer les autres États et d'avoir des évaluateurs. En avons-nous assez ? Sommes-nous suffisamment présents ? Le travail de lobbying nécessite beaucoup d'énergie et de moyens humains. C'est la Direction générale du Trésor, me semble-t-il, qui suit ce mécanisme du GAFI. Combien sont-ils ? Il faut trouver les évaluateurs, c'est un enjeu essentiel pour lutter contre l'évasion fiscale. Il faut mettre autant que possible la pression la plus forte sur ces États dont le fonds de commerce est l'évasion fiscale.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion