Mes chers collègues, nous accueillons M. Guillaume Daieff, juge d'instruction au Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris.
Je vous rappelle, monsieur le juge, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment, de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Guillaume Daieff prête serment.)
Je vous remercie.
Monsieur le juge, je vous propose de commencer cette audition par un exposé liminaire, avant de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, puis des membres de la commission.
Vous avez la parole.
Je vous remercie, monsieur le président, monsieur le rapporteur, de m'avoir invité aujourd'hui. C'est pour moi un plaisir et un honneur de venir répondre aux questions des membres de cette commission et de partager avec vous mon expérience professionnelle en matière de lutte contre la fraude fiscale.
Comme mon collègue Renaud Van Ruymbeke, je suis juge d'instruction au sein du Pôle financier du Tribunal de grande instance de Paris. Comme vous le savez, ce pôle comprend à la fois des juges d'instruction et des procureurs, qui sont également chargés des affaires économiques et financières. Nous sommes regroupés à Paris, rue des Italiens, dans une antenne, le Pôle financier.
Évidemment, je ne pourrai vous parler que de ce que je sais de mon cabinet et du fonctionnement du Pôle financier du TGI de Paris. La lutte contre la fraude fiscale, dans son aspect pénal, est évidemment également menée par des juridictions non parisiennes, en particulier par les juridictions interrégionales spécialisées, lesquelles sont en France au nombre de huit. Il s'agit de grandes juridictions.
Je commencerai par évoquer les trois types d'affaires que le Pôle financier est appelé à traiter.
En premier lieu, en matière de fiscalité indirecte, nous traitons essentiellement des fraudes à la TVA, qualifiées d'escroqueries à la TVA, qui s'appliquent aux entreprises et non aux particuliers. Il s'agit là d'une fraude ancienne, pérenne, qui, je l'imagine, continuera d'exister tant que l'on ne mettra pas en oeuvre les moyens nécessaires pour tenter de la réduire.
Je prends un exemple : soit une entreprise X qui achète à son fournisseur F des marchandises au prix de 100 euros hors taxes, puis les revend 119,6 euros TTC à son client C. Alors qu'elle devrait rendre à l'État la TVA qu'elle a ainsi collectée, elle la conserve et disparaît dans la nature. On parle alors de TVA éludée. La société X est fiscalement défaillante.
Lorsque le client C revend au fournisseur F la marchandise hors taxes, on parle alors d'un carrousel de TVA. Autrement dit, alors que C a payé à une société X les marchandises TTC, il les revend hors taxes. Devenu créditeur de TVA, il peut demander à l'État de lui rembourser la TVA qu'il a décaissée. Ce remboursement est évidemment fiscalement légal, mais, en réalité, C est complice : il se fait remettre une TVA par l'État, alors que le système n'a été créé que pour éluder le paiement de la TVA et l'empocher.
Ces fraudes à la TVA concernent en général des produits à forte valeur ajoutée, si possible de petit volume, et très chers.
Par exemple des téléphones, des cartouches d'imprimantes. L'objectif étant de faire tourner la marchandise, il vaut mieux qu'elle ne soit pas trop volumineuse. Il vaut mieux également qu'elle soit coûteuse, le montant de la TVA étant évidemment en rapport.
Dernièrement, ceux que l'on appelle les « carrousélistes » ont investi le domaine des produits immatériels. En interrogatoire, certains m'ont expliqué que ces biens étaient un vrai bonheur pour eux, car il n'y a besoin ni de les stocker, ni de les transporter. Il suffit d'un clic ! Typiquement, cela concerne les droits à polluer et les quotas de CO2.
Ces fraudes entraînent évidemment des mouvements financiers très importants sur des comptes bancaires, et c'est ce qui fait le lien avec l'évasion. En France, les banques sont assez vigilantes en matière de lutte contre le blanchiment. Les « carrousélistes » de TVA ne font donc pas leurs affaires sur les comptes bancaires français de ces sociétés, mais ils ouvrent des comptes dans des pays comme Hong Kong, Chypre ou certains pays baltes, au nom de ces sociétés françaises, lesquelles sont des entreprises françaises inscrites au registre du commerce et des sociétés, à Paris ou ailleurs en France. Ils utilisent ces comptes ouverts à l'étranger pour régler les marchandises qu'ils achètent et encaisser le produit de la revente.
L'entraide judiciaire avec ces pays est donc importante. Je reviendrai sur ce sujet tout à l'heure.
En deuxième lieu, le Pôle financier traite, de manière très classique, les abus de biens sociaux. Nous sommes là à l'intersection de la fiscalité des entreprises et de la fiscalité des particuliers.
L'abus de biens sociaux requiert en général de fausses écritures comptables afin de justifier les flux. Le principe est de créer des créanciers fictifs. Pour cela, il existe trois techniques : le créancier fictif, le faux prêt intragroupe, les avances fictives en compte courant d'associé.
La première technique consiste à demander à un fournisseur de vous adresser des fausses factures. Le plus simple toutefois est d'être vous-même votre propre faux fournisseur et de confectionner vous-même une fausse facture. Cette fausse facture est ensuite entrée en comptabilité. Elle vous permet de justifier un décaissement, qu'il ne vous reste plus qu'à empocher.
Évidemment, il vaut mieux avoir une société immatriculée aux Seychelles, à Hong Kong ou ailleurs ; c'est plus simple et c'est tellement facile ! Dans ces pays, un grand nombre de sociétés font du véritable commerce et les banquiers de ces États, qui ne sont d'ailleurs pas très vigilants, ne sont donc pas très étonnés de voir arriver beaucoup d'argent sur ces comptes. Le faux facturier est établi en France et se rend dans ces pays pour y retirer de l'argent en espèces ou utilise Internet - le e-banking- pour faire des virements ailleurs
La deuxième technique utilisée est celle des « groupes » de sociétés en général « bidons », gérées par des gérants de paille. Ces sociétés ne font pas du vrai business, si vous me permettez cet anglicisme. Elles réalisent de faux prêts intra-groupe pour justifier des sorties d'argent. Évidemment, si la soeur de la société victime de l'abus de bien social ou sa filiale est à l'étranger, c'est encore plus facile. La sortie d'argent est très simple à justifier auprès du banquier français : il suffit de produire le contrat de prêt intra-groupe. De tels contrats se trouvent facilement sur Internet ou auprès de certains avocats ou experts-comptables malhonnêtes. Ils sont peu nombreux, mais ils existent.
Enfin, la troisième et dernière technique consiste à créditer fictivement votre compte courant d'associé. En tant qu'associé de votre entreprise, vous avez le droit, comme n'importe quel associé, d'apporter de l'argent à votre entreprise. Ensuite, vous pouvez demander à l'entreprise de vous rembourser vos avances en compte courant. L'opération consiste donc à créditer fictivement votre compte courant - il s'agit juste d'une écriture comptable, qui n'a rien de compliqué -, puis à vous faire rembourser cette avance, que vous n'avez pas faite. Cette opération présente toutes les apparences de la légalité. Elle s'effectue depuis des comptes bancaires français et n'est pas difficile à réaliser.
En réalité, nous appréhendons les fraudes de ce type sous l'angle du faux et usage de faux - les fausses factures - et abus de biens sociaux, plutôt que sous l'angle de la fraude fiscale.
En dernier lieu, le Pôle financier a à connaître d'un troisième type de fraudes fiscales, même s'il y en a très peu. Ces fraudes portent sur la fiscalité directe - impôts sur les revenus ou impôts sur les successions.
Il y a des enquêtes préliminaires pour fraude fiscale au parquet. Toutefois, n'étant pas au parquet, je ne suis pas bien placé pour vous en parler. Très peu d'enquêtes de ce type arrivent à l'instruction. Je n'en connais qu'une, que j'ai à traiter et qui concerne des droits de succession. À part cela, il n'y en a aucune.
Quelles sont les raisons de cette absence ? Faut-il y voir un bon ou un mauvais signe ?
L'information judiciaire que j'ai pour ma part à traiter concerne des droits de succession : omission de déclaration de biens meubles, notamment des actions de société, omission de déclaration d'immeubles, lesquels ont tous été placés dans des trusts institués dans des paradis fiscaux tels les Bahamas, Guernesey ou Singapour.
Tout le reste de la fraude fiscale relevant du pénal est traité en enquête préliminaire et par citation directe.
Après ces propos préliminaires, j'articulerai mon exposé sur deux points.
Il existe, d'une part, une répression fiscale, administrative des infractions fiscales, celle dont s'occupe la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, et, d'autre part, une répression pénale, judiciaire, de ces infractions. Il me semble que la République française aurait un bon « retour sur investissement » si, premièrement, elle mettait les moyens nécessaires dans la répression judiciaire des infractions fiscales et si, deuxièmement, elle faisait sauter quelques verrous, nationaux ou internationaux.
Les moyens de la répression judiciaire - quand l'affaire est jugée par le tribunal correctionnel, donc par le juge pénal -ne sont pas là. Ainsi, les effectifs du TGI de Paris pour l'enquête dans ce secteur ont baissé d'un quart en quatre ans ! En 2009, à l'instruction, les services de l'instruction du Pôle financier comptaient douze magistrats (juges d'instruction) en charge de ce type de contentieux ; en 2012, ils n'en comptent plus que huit.
Certes, on pourrait considérer que c'est normal puisque le procureur ouvre moins d'informations judiciaires et qu'il traite plus d'affaires en enquête préliminaire. En outre, on pourra soutenir qu'il n'est pas souvent indispensable de demander à un juge d'instruction d'effectuer une enquête, le procureur pouvant la faire lui-même.
On devrait donc en déduire que les effectifs du parquet ont augmenté, en l'occurrence, ceux de la section F2 du parquet de Paris, section chargée de la fraude fiscale, mais également des abus de biens sociaux, des affaires de corruption, des délits boursiers, et autres. Or ils ont baissé, passant de douze en 2009 à huit en 2012 ! Les effectifs du parquet et de l'instruction sont donc identiques.
Le nombre d'assistants spécialisés, dont la création date de 2000, a lui aussi diminué ! Les assistants spécialisés sont des fonctionnaires de catégorie A, spécialisés dans leur domaine, que l'on a adjoints aux magistrats, procureurs ou juges d'instruction, afin de rendre les équipes pluridisciplinaires. Au départ, le Pôle financier devait en compter quinze. Il en a eu jusqu'à huit, mais n'en compte plus aujourd'hui que cinq. Ces assistants spécialisés peuvent venir de la DGFiP, des douanes ou du secteur privé. Nous avions ainsi un expert-comptable, mais il est parti. Alors que les assistants sont absolument essentiels, il n'y en a quasiment plus.
Les moyens « policiers » au sens large font également défaut.
Vous connaissez la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale, la BNRDF, placé sous la houlette, non pas d'un magistrat, comme les douanes judiciaires, mais d'un commissaire de police, M. Petit, que vous avez d'ailleurs reçu dans le cadre de vos auditions.
La création de cette brigade est une très bonne chose, mais à cette occasion, n'a-t-on pas déshabillé la brigade financière, laquelle traitait auparavant ces affaires fiscales, et les services vérificateurs de terrain, tels que la Direction nationale de vérification des situations fiscales, la DNVSF ? Il ne m'appartient pas de répondre à cette question. Cela étant dit, étant un peu habitué au fonctionnement d'une administration - j'ai été détaché pendant quelques années au ministère de la justice -, j'ai peur que, en habillant Paul, le nouveau-né, on ait déshabillé les autres.
Par ailleurs, je pense qu'il faut faire un effort de formation important à l'intention des officiers fiscaux judiciaires. Ces officiers, à qui la loi a conféré des pouvoirs de police judiciaire et qui sont issus des administrations fiscales, interviennent aux côtés des OPJ classiques qui, eux, viennent de la police ou de la gendarmerie. Il est notamment nécessaire de les former aux techniques d'interrogatoire, en particulier, dans le contexte de la garde à vue - car ces agents n'en faisaient pas dans leur administrations d'origine -, ou à la constitution d'un dossier pénal,
Quel est l'intérêt des enquêtes pénales sachant que l'État poursuit la fraude fiscale par les enquêtes administratives, conduites par la DGFiP et ses services déconcentrés ? Quel est l'intérêt de cette double poursuite ? N'est-ce pas une perte de moyens ? Pourquoi parfois recourir à l'enquête pénale judiciaire ?
En premier lieu, je pense que l'enquête pénale est plus exhaustive. Prenons l'exemple d'un fraudeur professionnel, bien cupide, disons un promoteur immobilier. En l'espace de cinq ans, il a géré ou fait gérer une dizaine de sociétés, qui, pour certaines, ont fait l'objet d'une liquidation judiciaire. Pour lui, ce n'est pas grave, car ces sociétés étant gérées par des gérants de paille, il ne sera pas fiché à la Banque de France. La liquidation judiciaire, c'est formidable : c'est comme l'ardoise magique, cela permet d'effacer toutes les dettes !
Certaines de ces sociétés ont fait l'objet, dans les dernières années, d'enquêtes fiscales séparées. Toutefois, une enquête de ce type, parce qu'elle porte sur une société en particulier, qui en est la cible, et qu'elle ne concerne pas les autres, aboutit à de maigres redressements.
C'est en fait l'enquête pénale, confiée à la BNRDF - d'abord une enquête « parquet », puis une enquête « instruction » - qui a permis d'avoir une vision globale du groupe, et de comprendre que les pratiques qui consistaient pour ce promoteur immobilier à consentir de faux prêts intragroupes, à établir de fausses factures et de faux crédits de comptes courants n'étaient pas isolées et ne relevaient pas de la négligence, comme on pouvait le croire en ne contrôlant qu'une seule société.
L'enquête pénale a permis de se rendre compte que de telles pratiques étaient au contraire généralisées et volontaires, bref d'avoir une vision complète de l'activité frauduleuse.
En deuxième lieu, l'enquête pénale permet, contrairement à l'enquête fiscale, d'aller chercher le gérant de fait, c'est-à-dire le véritable patron, celui qui s'est enrichi.
Prenons le cas des sociétés qui pratiquent la fraude à la TVA. De telles sociétés ne sont jamais dirigées par le bénéficiaire final, dont le nom ne figure jamais dans les statuts au registre du commerce. Il existe des gens dont la profession est d'être des gérants de paille, souvent domiciliés à l'étranger car ils finissent toujours par avoir des problèmes. Ce sont en effet les premiers à qui l'on pose des questions. Mais les gérants de paille n'ont en général aucun patrimoine. Ce sont des lampistes. Les poursuivre rapporte rarement à l'État. En revanche, poursuivre le gérant de fait peut lui rapporter plus.
L'administration fiscale, il me semble, se borne en général à poursuivre le gérant statutaire d'une société, rarement le gérant de fait. C'est sans doute parce que la démonstration de la gérance de paille, c'est-à-dire l'identification du véritable patron, suppose des moyens d'investigation qu'elle n'a pas. Ainsi, elle ne peut pas effectuer d'auditions sous le régime de la garde à vue. Or de telles auditions permettent souvent d'avancer un peu dans l'identification du véritable patron. De même, si l'administration fiscale peut procéder à des perquisitions et des saisies, ces méthodes relèvent plutôt des investigations judiciaires classiques grâce auxquelles on parvient à identifier les gérants de fait - et l'administration fiscale ne peut les mettre en oeuvre que si la fraude a lieu à l'occasion d'une activité commerciale (article L 16 B du livre des procédures fiscales).
C'est pourquoi, lorsque l'administration fiscale exerce son droit de communication dans mon cabinet au titre de l'article L.82 C du livre des procédures fiscales, elle est très intéressée par tous les procès-verbaux, tous les éléments de preuve contenus dans mon dossier, qui permettent d'identifier le gérant de fait.
En troisième et dernier lieu, il faut identifier le propriétaire effectif des biens financés par la fraude fiscale. Là encore, je pense que l'enquête pénale est celle qui permet le mieux d'y parvenir.
En effet, les vrais fraudeurs n'ont jamais rien à leur nom - ils sont pauvres comme Job - et s'entourent de prête-noms. Leurs biens immobiliers sont au nom de sociétés civiles immobilières. Les parts de ces SCI sont au nom de leur frère, de leur oncle, de leur soeur ou de prête-noms professionnels. Les voitures sont louées à des loueurs qui se font régler un an de loyer d'avance...
Je doute que l'administration fiscale parvienne à saisir des biens qui ne sont pas au nom du fraudeur. En général, elle ne peut pratiquer de saisies que sur des biens qui sont au nom des fraudeurs, soit en l'occurrence sur rien !
En revanche, en matière pénale, il y a eu des évolutions récentes, notamment la loi Warsmann du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, laquelle a permis la création de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, l'AGRASC. Cette loi a récemment été complétée par une autre loi, très utile, la loi du 27 mars 2012. Il est désormais plus aisé pour les magistrats - procureurs et juges d'instruction - de saisir des biens quand bien même ils ne seraient pas au nom de leur propriétaire effectif.
On peut désormais saisir les biens qui sont au nom du fraudeur, mais également ceux dont il « a la libre disposition », à condition de faire la démonstration que tel est bien le cas. Cela suppose d'avoir recours à des techniques d'enquête policière classiques - surveillances, écoutes téléphoniques, perquisitions -, soit les mêmes moyens d'investigation que ceux qui sont nécessaires pour identifier les gérants de fait.
J'évoquerai maintenant les verrous que j'ai mentionnés tout à l'heure - le mot est peut-être un peu exagéré -, à la fois nationaux et internationaux.
Je commencerai par évoquer l'échelon national, en limitant mon propos à la fraude fiscale à la fiscalité directe : impôt sur les successions, impôt sur le revenu.
Quelle est la procédure pour engager une poursuite pour fraude fiscale ? Le principe général est que l'action publique est engagée par le procureur, et par lui seul. Je n'ai pas besoin de vous rappeler qu'un tribunal correctionnel, juridiction de jugement, ne peut pas s'autosaisir d'infractions, pas plus qu'un juge d'instruction, juridiction d'investigation. Si je constate que mon voisin fraude le fisc de manière éhontée, je ne peux pas engager une enquête. Seul le procureur le peut. Dans le cas que je viens d'évoquer d'ailleurs, si l'enquête concerne mon voisin, ce n'est pas moi qui en serai chargé.
Il n'existe aucune exception à ce principe, sauf en matière de fraude fiscale. Dans ce domaine, une plainte du ministre du budget est nécessaire. Elle est une condition préalable - ce point est important - à l'action publique. Le procureur de la République ne peut pas - il n'en a pas le droit - engager une enquête pour fraude fiscale si elle ne lui a pas été demandée par le ministre du budget. C'est, je le répète, une condition préalable à l'action publique.
Ces deux mécanismes, c'est-à-dire plainte préalable du ministre du budget, puis décision du procureur d'engager les poursuites, méritent le vilain nom de « verrou » que je leur donne dans certains cas de fraudes fiscales commises par des particuliers.
En revanche, dans les cas d'escroquerie à la TVA par des « carrousélistes », tout le monde s'accorde sur le fait qu'il faut essayer de leur faire le plus de mal possible. Le procureur, le ministre du budget, tous partagent ce même objectif.
Imaginez toutefois qu'un ministre du budget soit aussi, par exemple, trésorier d'un parti politique. Imaginez, même si c'est absolument inimaginable, que cette personne dise à certains contribuables : « Si vous payez le parti, vous n'aurez pas à payer l'État ». On mesure dans ce cas que le verrou de la plainte préalable du ministre du budget est absolument essentiel.
Est-ce à dire que l'on pourrait prôner la suppression de la plainte préalable du ministre du budget (en réalité, le dépôt formel de la plainte est délégué aux directeurs des services fiscaux) ?
De fait, on peut s'interroger sur ce qui justifie cette plainte préalable, que l'on ne retrouve dans aucun autre contentieux, même spécialisé. Par exemple, en matière de droit pénal de la consommation, pourquoi le directeur général de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes ne maîtriserait-il pas l'action publique en ayant dans sa manche le même mécanisme ? Tel n'est pas le cas. En cas d'infraction au code monétaire et financier ou au code de la consommation, le procureur de la République peut engager des poursuites sans plainte préalable des ministres concernés.
Il est très clair que cette plainte préalable donne au ministre du budget le pouvoir de définir la politique pénale fiscale. En réalité, cette politique est fixée non par le procureur ou par le garde des sceaux, mais par le ministre du budget et ses services. C'est en effet le ministre du budget qui fait le premier tri. C'est lui qui décide, après un contrôle fiscal, s'il y a lieu ou non d'aller au pénal. Je pense, même si je suis moins bien placé pour le voir, que, le procureur, même si sa compétence n'est pas liée juridiquement, donne en général une suite pénale aux plaintes déposées par les directeurs des services fiscaux.
Évidemment, cette question est un enjeu de pouvoir institutionnel entre le ministre du budget, et ses directeurs des services fiscaux d'une part, et le ministre de la justice et ses procureurs, d'autre part.
Dans tous les cas, même si la plainte du ministre du budget n'était plus une condition préalable à l'action publique, il resterait ce que j'appelle méchamment le second « verrou », celui du procureur de la République, car le « court-circuit » de la constitution de partie civile n'existe pas en la matière.
Je rappelle que, certes, le procureur de la République a le monopole de l'action publique en France et que ni un juge d'instruction ni une juridiction de jugement ne peuvent s'autosaisir d'une enquête, mais qu'il existe dans le code de procédure pénale ce que j'appelle un « court-circuit », ou une compensation : la victime directe d'une infraction peut, si le procureur ne souhaite pas faire d'enquête, obtenir du juge d'instruction l'ouverture d'une information judiciaire. C'est la plainte avec constitution de partie civile, qui est entre les mains du doyen des juges d'instruction.
C'est ainsi que différentes affaires sont « sorties », qu'il s'agisse du sang contaminé ou des emplois fictifs de la Ville de Paris. Cela n'a pas tenu, au départ, à une décision du procureur ; ce sont des victimes qui ont saisi le juge d'instruction.
En matière de fraude fiscale, aucun citoyen contribuable, aucune association ne peut ainsi se substituer au procureur. Il n'y a pas non plus le mécanisme de l'autorisation préalable du tribunal administratif, qui permet à l'administré d'une collectivité territoriale de se substituer à cette collectivité, c'est-à-dire d'exercer l'action ut singuli pour une infraction qui a causé un préjudice à cette collectivité.
Par conséquent, en matière de fraude fiscale, le subtil équilibre de la procédure pénale française entre l'indépendance de l'enquête par le juge d'instruction et la dépendance de l'autorité de poursuite est rompu puisqu'il n'y a pas ce mécanisme de court-circuit.
J'en viens maintenant à mon second et dernier point sur les obstacles internationaux.
L'entraide judiciaire en matière fiscale n'existe pas avec les paradis fiscaux.
Il faut distinguer deux types d'entraide : l'entraide judiciaire, d'une part, l'entraide fiscale, d'autre part. L'entraide judiciaire s'exerce entre autorités judiciaires et l'entraide fiscale entre administrations fiscales.
Les conventions et les traités qui ont été signés récemment avec les Bahamas, par exemple, sont des traités d'entraide fiscale. Moi-même, en tant que juge d'instruction, et mon collègue, en tant que procureur, nous ne pouvons pas demander à ces États, sur la base de ces traités, des informations pour une enquête. Ces traités ne peuvent être mis en oeuvre que par l'administration fiscale française.
Il existe donc différents canaux pour l'échange d'informations, car l'entraide, c'est un échange d'informations : le canal judiciaire et le canal fiscal. Je ne peux pas quant à moi utiliser le canal fiscal et la Direction générale des finances publiques, la DGFiP, ne peut pas utiliser le canal judiciaire.
L'entraide judiciaire s'appuie sur des conventions ou des traités bilatéraux ou multilatéraux. Elle a pour objet l'échange d'informations, ou plus exactement en matière judiciaire, l'obtention de preuves : par exemple, des documents d'ouverture de compte bancaire, des relevés bancaires, des déclarations de témoins - aller interroger untel dans un pays - faire des perquisitions et des saisies d'éléments de preuve, - ce qui est très difficile - des écoutes téléphoniques...
Concrètement, cela consiste, pour un juge d'instruction, à faire travailler un collègue étranger, procureur ou juge d'instruction. Je le fais travailler pour moi, exactement comme un procureur ou un juge d'instruction fait travailler des policiers et des enquêteurs français.
Avec certains États, il n'existe pas de convention d'entraide judiciaire et c'est donc au titre de la réciprocité que les États peuvent s'entraider, mais ce n'est qu'une faculté. Si je m'adresse aux Îles Vierges britanniques, avec lesquelles nous n'avons pas de convention d'entraide judiciaire, il se pourrait qu'elles me répondent, mais elles n'ont aucune obligation sur ce point. L'intérêt de signer avec les Îles Vierges britanniques une convention d'entraide judiciaire, c'est qu'elles s'engagent à me répondre par le biais de cette convention. C'est un premier pas, qui n'est sans doute pas suffisant, mais c'est un pas nécessaire.
Or, pour en revenir à la fraude fiscale, elle est le plus souvent exclue du champ des conventions d'entraide judiciaire. Les conventions excluent en général deux types d'infractions : les infractions militaires et les infractions fiscales. Si l'État requis, par exemple, la France, reçoit une demande d'un État étranger, l'Italie, par exemple, au sujet d'un déserteur qui s'est réfugié sur son territoire, la France répondra qu'elle n'accorde pas son entraide. Quand ces conventions d'entraide judiciaire ont été signées, l'idée était - et par un effet d'inertie, elle perdure- que nous n'allons pas aider un État avec lequel nous sommes potentiellement en guerre à poursuivre ses déserteurs.
C'était pour les infractions militaires, mais il en est de même pour les infractions fiscales.
Dans toutes ces conventions, en effet, il y a toujours un article 2 ou un article 3 qui dispose que « sont exclues du champ d'application de cette convention l'entraide militaire et l'entraide fiscale ».
Autrement dit, si j'adresse une demande d'entraide à la Suisse, par exemple, pour obtenir des documents bancaires relatifs à M. X pour les besoins d'une enquête pénale française pour fraude fiscale à l'impôt sur le revenu ou sur les successions, la Suisse ne répondra pas. De la même façon, si j'adresse une demande aux Bahamas, à Singapour, à Panama, au Qatar, à Israël ou aux Channel Islands - Guernesey - ou l'Île de Man - ils ne répondront pas.
Jersey représente une exception au sein des Channel Islands - comme on le voit, l'application des conventions judiciaires relève du pointillisme - , car Jersey s'est théoriquement engagée à répondre aux demandes d'entraide dans des enquêtes pour fraude fiscale, ou plus exactement à s'interdire de refuser l'entraide au motif que l'infraction poursuivie est fiscale. En revanche, ce n'est pas le cas de Guernesey.
J'ai cru comprendre que la commission d'enquête allait à Jersey, j'aurais préféré qu'elle aille à Guernesey...
En effet, il est sûr que Jersey vous dira qu'elle répondra à de telles demandes d'entraide, puisque le Royaume-Uni a déclaré que le premier protocole du 17 mars 1978 à la convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale de 1959 est applicable à Jersey (mais, je le répète, pas à Guernesey, ni à l'Île de Man), et que ce premier protocole dispose que les États ne pourront pas refuser d'accorder leur entraide au motif que l'infraction poursuivie relève de la fraude fiscale.
C'est ainsi que l'entraide avance petit à petit au fil des négociations, en retirant aux États des motifs de refus. Il est donc important que les négociations progressent avec le maximum d'États, mais cela ne suffit pas.
Le dernier point en effet que je souhaite aborder avec vous concerne l'importance des standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment.
En effet, la meilleure entraide du monde sert peu si l'environnement réglementaire dans l'État requis est favorable à l'opacité. Si les Bahamas coopèrent, ils m'ouvriront le coffre-fort, mais il n'y aura aucun document à l'intérieur et nous n'aurons pas avancé. Qui détermine le contenu du coffre-fort aux Bahamas ? C'est la réglementation interne applicable à ce pays : par exemple, quelles informations doivent figurer au registre du commerce ? Peut-il y avoir encore des actions au porteur ?
Ici, nous ne sommes plus dans une affaire d'entraide judiciaire, mais il s'agit de savoir quelle est la réglementation applicable là-bas. Ces réglementations sont sous la surveillance, par exemple, du groupe d'action financière, le GAFI, et il est absolument essentiel que des organisations comme celles-ci exercent une forte pression sur ces États afin que leur réglementation interne permette de remplir le « coffre-fort » des informations dont nous avons besoin.
Je prendrai l'exemple de la profession des nominee trustee, qui est une profession légale de prête-nom qui existe dans de nombreux pays anglo-saxons, e. Ce sont des personnes qui ont pignon sur rue et qui vous prêtent leur nom pour l'inscrire sur les actions des sociétés dont vous êtes propriétaire. Le contrat tient en une page, c'est très simple : le nominee trustee s'engage à porter les actions de telle société, à ne percevoir aucun revenu (par exemple ne prendre aucune décision de distribution de dividendes) sans votre accord, à suivre toutes vos instructions de vote lors des assemblées générales
Si je suis un flux financier qui arrive sur un compte bancaire ouvert au nom d'une société aux Bahamas dont les actions sont détenues par un nominees trustee, j'interroge l'Etat en question par le biais d'une demande d'entraide judiciaire. À la banque, on me dit que le compte appartient à telle société. Je demande à voir les registres de cette société et là, ces registres - si on me les fournit, je peux m'estimer déjà très bien servi par les autorités locales - indiquent que les actions sont détenues par M. X. Sauf que M. X est le nominee trustee de M. Y. Or c'est ce dernier que je veux identifier, mais il n'apparaît pas sur le registre des actions : seul figure le nom de M. X. Et il n'est même pas écrit que M. X figure en tant que nominee trustee.
Autre exemple, les actions au porteur, un procédé très classique dans notre pays il y a cinquante ans ou cent ans, me semble-t-il, et qui n'existe plus aujourd'hui. C'est formidable car, lorsque j'irai voir l'entreprise aux Bahamas - si l'État des Bahamas m'accorde cet accès - il n'y aura pas de nom sur le registre des actions. Je n'aurai pas avancé dans mon enquête, même si l'entraide est excellente.
Par ailleurs, la meilleure entraide du monde arrive toujours trop tard si les mécanismes de lutte anti-blanchiment ne fonctionnent pas.
Par exemple, dans les affaires de fraude à la TVA sur les quotas ou les crédits de carbone, qui ont généré en France, vous le savez, 1,5 milliard d'euros de TVA éludée, et dans les dossiers dont j'ai à traiter, par société fiscalement défaillante, 60 millions d'euros à 100 millions d'euros de bénéfice net tombés dans la poche de ces fraudeurs en l'espace de quatre à cinq mois, ces sociétés s encaissaient le produit de la revente de leurs quotas sur des comptes bancaires ouverts au préalable pour nombre d'entre eux à Hong Kong. Qui a ouvert ces comptes bancaires à Hong-Kong ? Des jeunes femmes ou des jeunes hommes âgés de vingt-quatre ans ou vingt-cinq ans, qui arrivent avec un Kbis d'une société française créée il y a six mois avec un euro de capital social, qui ouvrent un compte bancaire à Hong Kong et deux semaines après, vous avez 500 000 euros qui tombent et 500 000 euros qui repartent. Évidemment, il y a toutes les factures d'achat et de revente et cela n'a donc pas posé de problème au banquier de Hong Kong. Cela lui en a peut-être posé un au bout de trois mois - et il se félicitera d'avoir fait une déclaration de soupçon au TRACFIN local - sauf que la fraude était consommée et l'argent dans la poche...
Pour conclure, la France, me semble-t-il, doit être absolument présente dans les enceintes, notamment du GAFI.
J'ai lu l'intervention de Mme Marie-Christine Lepetit expliquant que l'État avait beaucoup fait. M. François d'Aubert a reçu mission de surveiller tout cela, mais je voudrais savoir de combien de « troupes » dispose M. d'Aubert, car cela suppose d'être présent, d'aller évaluer les autres États et d'avoir des évaluateurs. En avons-nous assez ? Sommes-nous suffisamment présents ? Le travail de lobbying nécessite beaucoup d'énergie et de moyens humains. C'est la Direction générale du Trésor, me semble-t-il, qui suit ce mécanisme du GAFI. Combien sont-ils ? Il faut trouver les évaluateurs, c'est un enjeu essentiel pour lutter contre l'évasion fiscale. Il faut mettre autant que possible la pression la plus forte sur ces États dont le fonds de commerce est l'évasion fiscale.
Monsieur Daieff, je vous poserai d'abord trois questions sur ce qui vient d'être dit et ensuite des questions un peu plus générales.
Première question, vous évoquez l'existence d'un verrou dans certains cas de fraude fiscale concernant des particuliers. S'agit-il d'un verrou théorique ou ce verrou est-il actionné dans certains cas dans la pratique ? Fonctionne-t-il et est-il effectivement utilisé ?
Dans le même ordre d'idées, vous évoquez un second verrou à l'échelon du procureur de la République. Pourriez-vous nous apporter des précisions sur ce point car je n'ai pas très bien compris comment cela fonctionne et quel peut être le lien avec ce qui a été dit précédemment ?
Ma deuxième question, un peu plus générale, concerne la fraude fiscale. Eu égard à votre expérience, considérez-vous que l'incrimination pour fraude fiscale recouvre, de manière satisfaisante et complète, les pratiques les plus dommageables en matière d'évasion fiscale ?
Ma troisième question est plutôt une réaction aux propos du juge Van Ruymbeke évoquant hier devant nous des contacts qu'il avait pu avoir avec ses homologues suisses. Il semblait dire qu'il bénéficiait relativement facilement de leur assistance sur les dossiers dont il avait la charge.
Avec la Suisse, l'entraide est excellente dès qu'il ne s'agit pas de fraude fiscale. Pour les affaires de droit commun, d'escroquerie classique, de blanchiment, par exemple de stupéfiants, on obtient de nos collègues suisses une entraide remarquable. Il m'est arrivé, dans certains dossiers, d'envoyer le lundi une demande d'entraide pour identifier dans une banque un compte bancaire dont je n'avais pas le numéro et pour en demander le blocage, et le mercredi le compte était bloqué...
En revanche, lorsqu'il s'agit de fraude fiscale, c'est beaucoup plus compliqué : la Suisse se réserve le droit de refuser son entraide. En fait, c'est un peu plus subtil : elle n'accorde son entraide que si la fraude fiscale se double d'une « tromperie astucieuse ». Elle nous dit : si votre contribuable a juste oublié de déclarer à l'administration fiscale le compte bancaire qu'il avait dans une banque suisse, alors là, débrouillez-vous sans nous ! Si, en revanche, nous montrons que cette évasion fiscale s'est doublée de fausses factures et donc de « tromperie astucieuse », là la Suisse peut accorder l'entraide. Mais, en général, quand c'est le cas, l'enquête française n'est pas seulement ouverte du chef de fraude fiscale, elle est aussi ouverte pour faux, usage de faux, abus de biens sociaux ou blanchiment...
Si vous prenez le critère du blanchiment, obtenez-vous facilement l'entraide de la Suisse ?
Nous avons facilement l'entraide de la Suisse, mais si ce n'est que du blanchiment de fraude fiscale, c'est peut-être un peu plus compliqué.
En revanche, pour tout ce qui relève du blanchiment d'autres infractions, l'entraide est excellente. Je ne parle que de mon expérience, car cela dépend aussi des cantons, et je ne les ai pas encore tous expérimentés.
Peut-il y avoir des réponses selon les cantons ? N'y a-t-il pas une réponse fédérale sur l'ensemble du territoire helvétique ?
Je réserve ma réponse sur ce point.
S'agissant du champ des incriminations actuelles en matière de fraude fiscale, il est, me semble-t-il, complet et permet de couvrir, en tout cas dans les affaires que j'ai à traiter, tous les faits qui me sont rapportés.
J'ai cru comprendre que la commission s'intéressait à la question des prix de transfert entre sociétés d'un même groupe à travers la pratique consistant à faire en sorte que la marge soit dégagée dans la filiale située dans un centre offshore et pas dans la filiale située en France. À ma connaissance - mais il faut le demander au parquet -, il n'y a pas d'enquête pénale sur ce point. Au demeurant, je ne suis pas certain que cela constitue une infraction pénale.
S'agissant de ces verrous, la plupart du temps, lorsque les faits poursuivis relèvent, par exemple, d'infractions de droit commun et mettent en cause des « voyous », il n'y a aucun verrou de quelque sorte que ce soit. En revanche, lorsque des infractions peuvent mettre en cause des personnes proches du pouvoir, ces mécanismes peuvent s'apparenter à des verrous. Le procureur de la République, je le rappelle, est dans une chaîne hiérarchique qui le conduit directement au ministre de la justice, lequel fait partie du pouvoir exécutif et, à ce titre, il peut recevoir des instructions écrites ou orales du ministre de la justice. C'est prévu par le code de procédure pénale, du moins pour les instructions écrites.
À mon sens, d'ailleurs, cela peut tout à fait se justifier par les pouvoirs importants que la loi reconnaît au procureur de la République, puisque c'est le pouvoir d'engager l'action publique et ensuite de porter une affaire devant une juridiction pénale. Il me paraît assez logique que le pouvoir exécutif soit responsable de l'action publique menée dans les juridictions en ayant dans sa main, en quelque sorte, les procureurs de la République.
L'intérêt du système français - je parle à titre personnel -, c'est cet équilibre, notamment au niveau de l'enquête, entre un procureur qui est dépendant hiérarchiquement et un juge d'instruction qui ne l'est pas. Cela permet de répondre à toutes sortes de situations. C'est un équilibre qu'il me paraît intéressant de conserver.
Quand ce pouvoir se transforme en verrou dans la pratique, comment pourrait-on le contourner ? Que faudrait-il modifier ?
En général, cela ne pose pas de problème puisque la possibilité d'une constitution de partie civile permet de saisir un juge d'instruction, mais il est vrai que, en matière de fraude fiscale, ce n'est pas le cas. Ce qui se comprend, car, dans les cas de fraude fiscale, tous les citoyens en subissent un préjudice. Or, on ne peut pas permettre à un seul citoyen - n'importe lequel- de se substituer au procureur pour déposer plainte et engager l'action publique pour fraude fiscale, me semble-t-il. Un citoyen de Perpignan subit autant de préjudice de la fraude fiscale d'un contribuable de Lille que son voisin de Lille.
Il s'agit typiquement d'une question qui relève de l'action publique. Je n'ai pas d'autres observations à formuler.
Je vous poserai une question plus concrète sur la pratique de l'évasion fiscale internationale.
Vous avez évoqué l'ouverture de comptes bancaires dans certains territoires, donc des paradis fiscaux. Ma question ne porte pas tellement sur ces coquilles, ces comptes dissimulés, mais sur la façon dont ils sont concrètement approvisionnés à partir de notre territoire pour aller ensuite à Hong Kong ou dans les pays baltes.
En matière de fraude fiscale, nous avons plus d'enquêtes pour escroquerie à la TVA commise dans le cadre de sociétés que d'affaires de fraude fiscale commise par des particuliers.
Je ne pourrai pas vous dire autre chose que ce que l'on imagine : les valises de billets qui passent la frontière, les faux achats de tableaux dans un pays étranger par l'intermédiaire d'une galerie qui vous envoie une facture que vous allez fournir à votre banquier, pour qu'il comprenne pourquoi vous envoyez 200 000 euros à Hong Kong.
J'imagine que cela passe nécessairement par des banques sur notre territoire.
Cela peut se faire de notre territoire, mais cela pose un problème pour le fraudeur, car il y aura un moment « traçable », malgré tout. Soit vous avez une activité occulte dont vous encaissez le produit en espèces et, dans ce cas-là, cela ne passe pas par des banques françaises, soit vous portez directement l'argent dans des banques à l'étranger. Tous les cas de figure peuvent être envisagés.
Monsieur le juge, votre audition est très intéressante parce qu'elle est très pragmatique, très illustrée et très technique.
Je vous poserai trois questions, la première étant la plus importante.
Premièrement, au début de votre propos, vous avez évoqué, en particulier pour la fraude à la TVA, les moyens nécessaires pour la réduire : les moyens humains, qui sont en diminution, et les moyens techniques. Vous avez également évoqué les moyens juridiques en rappelant les améliorations de vos « pouvoirs » par la loi de mars de 2012. Vous avez parlé des verrous qu'il faudrait faire sauter, on pourrait évoquer aussi le cas de la Commission des infractions fiscales, la CIF, qui est un verrou intermédiaire.
Sur le plan juridique, c'est-à-dire en droit fiscal pur, vous est-il arrivé, par exemple, de vous dire, lors d'une instruction, que la fraude aurait été beaucoup difficile à mettre en oeuvre si le texte fiscal avait été plus clair, plus précis, rédigé différemment ? Je parle du fond du droit, du code général des impôts. La complexité, la masse du CGI peut-elle nuire ? Avez-vous des exemples de législations sur le plan de la technique pure où vous vous dites que, si le législateur avait pris cette précaution-là, on aurait singulièrement compliqué la tâche des fraudeurs et de fait, facilité la mienne ?
La deuxième question m'est venue à l'esprit pendant votre exposé et concerne la qualité, la force des éléments qui vous sont fournis lorsque vous demandez un renseignement ou une entraide en vertu d'une convention d'entraide. Je parle non pas du cas où l'application de cette convention se heurte, comme vous l'avez d'ailleurs très bien décrit, à la réglementation du pays elle-même, mais je m'interroge sur la personne qui doit vous répondre sur le fondement de la convention. Quelle est la sanction du non-respect de la convention ? Comment avez-vous la conviction que l'on vous a bien répondu ? Et, lorsque vous avez la conviction que l'on vous a mal répondu, quelle action pouvez-vous mener ?
Enfin, ma troisième question porte sur un thème aussi vieux que le monde : l'exemplarité de la peine.
On en discute depuis toujours à propos des peines classiques dans toutes les infractions possibles et imaginables, elle a fait l'objet d'un grand débat lors de l'abolition de la peine de mort, par exemple. Quelle intensité donnez-vous à l'exemplarité de la peine en matière de fraude fiscale ? Peut-elle avoir de l'impact ? Derrière ma question, il n'y a évidemment aucune commisération pour les fraudeurs.
La réponse à votre première question, celle qui a le plus d'importance pour vous, sera sans doute la plus décevante, puisque les poursuites pénales pour fraude fiscale n'ont pas pour objet de fixer l'assiette de l'impôt et le montant du redressement. Lorsque l'affaire arrive devant le tribunal correctionnel, ce dernier ne doit répondre qu'à une seule question : y a-t-il eu fraude fiscale ? C'est cela qui est peut-être un peu compliqué à accepter. Le tribunal correctionnel n'a pas à fixer l'assiette de l'impôt, autrement dit il n'est pas le juge de l'impôt.
Lors de l'enquête qui est effectuée en amont, le juge d'instruction ou le procureur n'a pas non plus ce travail à faire et il n'a donc pas à se plonger dans le code général des impôts. Je ne connais pas le code général des impôts dans le détail, loin de là, et je connais quelques articles du livre des procédures fiscales.
La question que vous posez, à mon avis, s'adresse plus à des vérificateurs qui pourraient dire que si tel point avait été mieux rédigé et si le texte avait été plus clair, le contribuable aurait été bien en peine de procéder à cette optimisation qu'il prétend avoir faite dans les règles de l'art. Il aurait eu bien des difficultés à interpréter le CGI dans son sens.
Lorsque l'affaire vient au pénal, on est toujours au-delà, me semble-t-il, du débat sur la frontière entre l'optimisation fiscale et la fraude fiscale. On entre en général de plain-pied dans la fraude fiscale et le seul objet est de savoir combien a été caché et non pas si telle niche fiscale était régulière ou pas.
Pour rester dans ma question et pour revenir sur votre terrain, compte tenu de la complexité de ce type de dossiers, les mécanismes afférents à la prescription de l'action publique, par exemple, sont-ils un ennui ou un verrou pour vous ?
A priori non, je n'ai pas eu de souci lié à un problème de prescription.
J'en viens à votre deuxième question sur la sanction d'une absence de réponse par un État requis auquel nous sommes pourtant liés par une convention d'entraide judiciaire. C'est un sujet important qui m'amène à vous parler un peu du Royaume-Uni.
Le Royaume-Uni a signé toutes les conventions d'entraide judiciaire les plus « engageantes », et cela devrait être formidable, aussi formidable qu'avec les autres États de l'Union européenne. Mais il est extrêmement difficile d'obtenir l'entraide judiciaire du Royaume-Uni. Pour dire les choses simplement, si vous leur demandez quelque chose, ils ne le font pas. Ils ne le font que s'ils vous demandent quelque chose et que, dans ce cas-là, vous le faites. C'est très pragmatique, c'est tout simplement du donnant-donnant !
À ce sujet, il serait bon que le ministère de la justice et, en l'espèce, le Bureau de l'entraide pénale internationale, se dote des moyens nécessaires pour, à un certain moment, rassembler les demandes entrantes du Royaume-Uni, les demandes sortantes de la France et faire en sorte - ce sera leur job - de « secouer » un peu les autorités du Royaume-Uni.
Par exemple, un juge de Boulogne-sur-Mer a reçu une demande d'entraide du Royaume-Uni et l'a exécutée bien gentiment. C'est notre devoir. Mais les demandes d'entraide que j'adresse au Royaume-Uni, elles, reviennent soit sans être exécutées, soit en étant exécutées au bout d'un an. Le ministère de la justice devrait rassembler tout cela et dire au juge de Boulogne-sur-Mer : vous ne répondez pas tant que Guillaume Daieff n'a pas eu sa réponse.
Cela demande aussi beaucoup de moyens parce qu'il faut suivre l'exécution des demandes d'entraide. Et le dire, ce n'est pas le faire ; c'est difficile.
Là aussi, dans le cadre des conventions multilatérales, vous avez, en général, un mécanisme d'évaluation qui est mis en place par la convention elle-même. Ce sont des exercices très importants au cours desquels les États membres, les « pairs », s'évaluent les uns et les autres et essaient de montrer qu'eux-mêmes répondent bien, mais que les autres répondent mal et essaient de mettre la pression sur ces derniers. Cela demande aussi beaucoup de moyens en personnel, et c'est un sujet important.
Enfin, sur l'exemplarité de la peine, on pourra toujours reprocher à un juge d'instruction, quand il pense que la personne qu'il a renvoyée devant le tribunal est effectivement coupable, puisque son travail consiste à se poser la question de sa culpabilité, de vouloir qu'une peine plus forte soit prononcée. Quoi qu'il en soit, la peine a, me semble-t-il, un caractère d'exemplarité aussi important en matière de fraude fiscale que dans toute autre matière.
J'aimerais savoir quelles sont les peines prononcées aux États-Unis. On a coutume de voir là-bas, pour des infractions financières, des peines de plusieurs années d'emprisonnement alors qu'en France, quand on arrive à deux ou trois ans d'emprisonnement, on considère que le tribunal a été sévère. Aux États-Unis, les peines peuvent atteindre quinze ou vingt ans, quand ce n'est pas plus.
Monsieur le juge, je vous remercie de la précision de vos interventions.
Je souhaite revenir sur le sujet abordé par M. le rapporteur sur les fameux deux verrous : d'une part, le verrou du ministre du budget et, d'autre part, le verrou du procureur de la République.
Dans votre réponse, me semble-t-il, un citoyen lambda, quel qu'il soit, ne peut pas lui-même déposer plainte pour fraude fiscale. Il n'y a donc pas de solution au problème auquel nous sommes confrontés. Est-il possible, par l'intermédiaire d'associations ou même de représentants du suffrage universel, de contourner la problématique du citoyen quel qu'il soit, qui serait susceptible de déposer plainte ?
Dans cette hypothèse, y a-t-il éventuellement un risque d'inconstitutionnalité ? Je ne suis pas un spécialiste du droit, mais je me pose la question. Y a-t-il éventuellement le risque d'un recours devant la Cour de justice de l'Union européenne ?
Par ailleurs, pour être efficace, compte tenu des difficultés à trouver des aides au niveau international, le principe d'exemplarité est probablement le plus efficace, tout au moins à très court terme. Aujourd'hui, dans les textes législatifs, les peines proposées sont-elles suffisantes, selon vous, en termes d'exemplarité ?
S'agissant de fraude fiscale, je vais plus loin : l'hypothèse de peines planchers peut-elle être éventuellement considérée pour permettre d'aller encore vers plus d'exemplarité ?
Je vous confirme qu'il n'existe pas actuellement de mécanisme permettant à une personne privée - un contribuable ou une association - de faire engager l'action publique par le biais de la constitution de partie civile. En tout cas, je ne connais pas de cas ayant donné lieu à cela.
Je pense que ce ne serait pas souhaitable.
Il y a la question des particuliers et la question des représentants du suffrage universel. On peut tout imaginer, mais je ne connais pas de cas où, dans quelque champ infractionnel que ce soit, les représentants du suffrage universel puissent obtenir l'engagement de l'action publique comme une partie civile.
S'agissant du risque d'inconstitutionnalité, je ne suis pas spécialiste en droit constitutionnel, je ne pourrai donc pas vous répondre. Mais une telle réforme me paraîtrait tout de même aller assez haut dans la hiérarchie des normes.
Concernant l'exemplarité de la peine, la fraude fiscale est punie de cinq ans d'emprisonnement. Une circonstance aggravante a été introduite récemment, me semble-t-il, élevant le montant encouru de la peine plancher en cas de « tromperie astucieuse » - pour reprendre la terminologie suisse - avec un habillage permettant de cacher l'omission et pas seulement en cas de simple omission de déclarer. Une circonstance aggravante, qui permettrait de monter la peine de cinq ans à sept ans ou dix ans, me paraîtrait tout à fait opportune, mais il me semble que cela a été fait.
Quant à la peine plancher, il s'agit d'un débat qui déborde celui de la fraude fiscale. En effet, on pourrait trouver que la peine plancher serait en l'occurrence une bonne idée, mais par ailleurs être contre le principe même de la peine plancher, ce qui est plutôt mon cas, si je puis me permettre de donner un avis personnel.
Monsieur le juge, vous avez évoqué le particularisme de nos amis britanniques. Mais, sur un plan plus général, avez-vous le sentiment que l'entraide judiciaire est plus facile, plus aisée au sein de l'Union européenne ? En parallèle, faudrait-il imaginer la création de nouveaux outils juridiques, par exemple, des commissions rogatoires européennes, un parquet européen, pour traiter du sujet ?
Pour compléter la question de M. le rapporteur, je souhaiterais savoir si vous-même, dans l'organisation de votre travail, vous avez été interrogé par votre hiérarchie sur le fonctionnement de l'entraide internationale avec les pays où cela fonctionne bien ou a contrario avec ceux avec lesquels vous avez des difficultés ?
Vous nous avez fait part d'un certain nombre de difficultés, par exemple avec le Royaume-Uni. Cette information est-elle à un moment donné « remontée » ? Le ministère de la justice s'est-il préoccupé de savoir si ces conventions internationales fonctionnent bien ou n'avez-vous jamais été interrogé à ce sujet ?
Le ministère de la justice sait que cela fonctionne mal avec tel ou tel pays. Il voit passer les demandes d'entraide s'adressant à des pays hors Union européenne et il constate également l'absence de retour. Avec certains pays, notamment avec Israël, le bilan est bon d'un côté mais mauvais de l'autre.
Le ministère de la justice, singulièrement le BEPI, compétent en la matière, pourrait, me semble-t-il, jouer un rôle plus important. Actuellement, il ne joue pas le rôle qu'il pourrait jouer - mais cela relève aussi du ministère des affaires étrangères, et de nos ambassadeurs dans les pays concernés, qui malheureusement ne me semblent pas du tout impliqués sur la thématique de l'entraide judiciaire - consistant à réunir autour d'une table les représentants des acteurs judiciaires du pays requis avec les représentants français pour dire, à un moment, de manière un peu désagréable : nous n'exécuterons vos demandes que si vous exécutez les nôtres. C'est sûr qu'il ne le fait pas, et qu'il n'associe pas les ambassadeurs, et c'est dommage.
Au sein de l'Union européenne, l'entraide fonctionne très bien. Je mets à part la question de la fraude fiscale avec la Suisse, qui n'est d'ailleurs pas au sein de l'Union européenne. La convention du 29 mai 2000 entre les États membres de l'Union européenne, avec son protocole additionnel du 16 octobre 2001, est une bonne convention ; et nous avons par ailleurs le mandat d'arrêt européen. Tout cela fonctionne très bien.
Oui, pour tout ce qui ne relève pas de la fraude fiscale !
Par ailleurs, il n'y a pas de parquet européen, il n'y a donc pas d'autorité de poursuite européenne, mais nous avons Eurojust, qui est un très bon outil dont je me sers parfois - je ne suis pas le seul à l'utiliser - et qui permet de coordonner des opérations d'enquête dans différents pays au même moment. Par exemple, j'avais récemment des gérants de paille à interroger en Pologne et au Danemark. Après une réunion de coordination à Eurojust, nous avons pu faire, pour mon enquête, des interpellations coordonnées en Pologne et au Danemark. Il y a dix ans, c'était absolument impossible.
De très gros progrès ont été réalisés. Pour l'instant, je ne vois pas l'utilité d'un procureur européen parce que Eurojust permet par ailleurs, outre l'organisation, pour un État demandeur, d'opérations coordonnées dans plusieurs États comme je viens d'en donner un exemple, de coordonner les poursuites, c'est-à-dire de se mettre autour d'une même table à La Haye pour se répartir les poursuites, et de décider ainsi ensemble que tel pays fera juger telle partie du trafic et tel pays telle autre partie.
Je souhaite revenir sur le problème du prononcé des peines.
Vous avez indiqué précédemment que la fraude fiscale pouvait déjà conduire à cinq ans d'emprisonnement, notamment avec les peines complémentaires d'affichage et autres, mais ces peines ne sont jamais prononcées. Ne pensez-vous pas que, au sein de l'opinion publique certainement mais au sein même des tribunaux, on considère cette infraction comme faisant moins de dégâts à l'ordre public, par exemple, qu'une infraction contre les personnes ? Dans ces conditions, ne pensez-vous pas que notre code pénal, dans son ensemble, souffre du manque de révision de l'échelle des peines ?
Je suis un peu gêné pour vous répondre, parce que je sais que , si je vous dis « oui, bien sûr, c'est ce que je pense », demain les avocats des dossiers que je traite vont peut-être chercher à me récuser en disant que je suis un « fou furieux » et cela risque de me mettre en difficulté.
Je pense effectivement que frauder l'impôt, c'est voler tout le monde.
Il y a peut-être une deuxième raison à cela : les poursuites pour fraude fiscale devant le tribunal correctionnel de Paris concernent des petits fraudeurs et pas les plus gros.
Je ne sais pas, il faut demander aux procureurs.
Oui, bien sûr !
Pensez-vous que les oeuvres d'art et les objets précieux sont un vecteur pratique de l'évasion fiscale ?
Oui, c'est un outil pratique. D'ailleurs, on l'a vu voilà deux ou trois ans aux États-Unis concernant la banque UBS, affaire dans laquelle on voyait que des contribuables américains se servaient justement du commerce d'oeuvres d'art pour pratiquer l'évasion fiscale.
La commission a auditionné ici M. Carpentier, directeur de TRACFIN. Il a proposé de créer une infraction de dissimulation de fonds, à l'instar de ce qui existe pour la non-justification de ressources : la personne concernée devrait démontrer l'objet licite de tout montage opaque ; à défaut, elle serait considérée comme étant en infraction. Que pensez-vous d'une telle proposition ?
Il s'agit, si je comprends bien, d'un renversement de la charge de la preuve.
Pour ma part, je n'ai pas vu de trou dans le champ infractionnel. La non-justification de ressources va déjà dans ce sens puisque c'est le défaut de justification de ressources qui est punissable. Il faudrait que je voie un peu plus précisément la proposition de M. Carpentier pour pouvoir vous répondre, mais a priori je n'en vois pas l'intérêt.
En conclusion, quand je synthétise vos propos, je note avec satisfaction que vous semblez avoir tous les moyens juridiques, il n'y a pas de trou dans le champ infractionnel. En fait, a-t-on vraiment la volonté de poursuivre les fraudeurs ? Le fait-on ou ne le fait-on pas quand on le pourrait ? Tel est le problème. Apparemment, dès lors qu'on en déciderait, vous avez les moyens de poursuivre, hormis les problèmes d'exécution des conventions internationales et de toutes ces législations qui se sédimentent.
La difficulté, le gros problème, c'est que l'on ne poursuit pas.
Il y a ce problème de moyens humains que j'ai évoqué au début de mon audition- c'est très clair - car mener des enquêtes, cela suppose des moyens humains - j'enfonce une porte ouverte -, mais il y a aussi le problème de la réglementation commerciale applicable dans les paradis fiscaux.
Tant que vous aurez des États qui permettront les actions aux porteurs, le nominee trustee et tout ce qui permet l'opacité, vous ne pourrez pas lutter efficacement contre l'évasion fiscale. C'est un vrai combat pour l'État français, sans doute aussi pour l'Union européenne, un combat qui demande beaucoup de doigté, beaucoup de diplomatie, mais qui n'est pas perdu d'avance, me semble-t-il.
Sur certains points, par exemple sur le nominee trustee, les États-Unis n'étaient pas hostiles à l'idée de limiter ou d'interdire la pratique. Cela demande des moyens importants, notamment pour la Direction générale du Trésor, qui suit ce genre de négociations.
Par ailleurs, pour maintenir une pression sur les États en matière d'entraide, il faut aussi être présent dans les mécanismes d'évaluation et savoir inviter ces États en France, à notre table, ou aller chez eux quand il y a des problèmes d'exécution. C'est au niveau de l'État que cela joue - ministère de la Justice et ambassadeurs- et non pas au niveau d'un juge d'instruction isolé dans son tribunal.
C'est un match de tennis !
Si vous n'êtes pas trop tenu par le temps, je vous poserai deux dernières séries de questions.
On essaie, bien sûr - et c'est, me semble-t-il, indispensable -, de donner des responsabilités aux États en matière de coopération d'entraide judiciaire et fiscale. Pourrait-on imaginer que ces responsabilités s'étendent à des structures privées - par exemple, des banques - de la même manière qu'aux États pour garantir qu'il n'y ait pas de faille dans les dispositifs ? C'est ce que les États-Unis ont fait récemment.
Quel type de responsabilités ?
Par exemple, l'obligation d'information à l'administration fiscale sur les mouvements de fonds. C'est ce que les États-Unis ont apparemment décidé de faire.
Je n'ai pas d'avis, je n'ai pas réfléchi sur cette question.
Dernières questions, s'agissant des instructions en matière de fraude fiscale, considérez-vous qu'elles sont en nombre suffisant ou en faudrait-il davantage ? Pourquoi n'y en a-t-il pas davantage ? Quel est votre sentiment sur ce point ?
Assez souvent, il n'est pas utile de recourir à l'instruction. Le procureur, surtout depuis 2004, dispose désormais de pouvoirs plus importants qui lui permettent notamment, même en enquête préliminaire, de faire procéder à des perquisitions avec l'autorisation du juge des libertés et de la détention, ce qui n'était pas le cas auparavant.
Par conséquent, quand le seul acte d'enquête pour conclure une enquête administrative fiscale qui a abouti à un redressement, c'est une perquisition, il est effectivement inutile de recourir à un juge d'instruction, le procureur peut y faire procéder lui-même.
Dans les poursuites pour fraude fiscale concernant l'impôt sur le revenu, par exemple, jamais le procureur ne commence de zéro. Il reçoit la plainte de l'administration fiscale, qui a déjà fait elle-même son travail de vérification.
Je crois - mais c'est plutôt une question à poser au procureur - que, dans certains cas, il n'y a même aucun acte d'enquête à faire. Le procureur se contente de citer directement devant le tribunal et, en réalité, le tribunal ne reçoit que l'enquête de l'administration fiscale.
Donc, l'absence ou le défaut d'information judiciaire, en soi, n'est pas un mauvais signe.
Je reviens à ce que j'ai dit précédemment, il me semble que toute la plus-value de l'enquête pénale tient à ce que l'on fait vraiment le tour de toutes les sociétés d'une personne et, surtout, que l'on identifie les personnes qui sont derrière les fraudeurs. En effet, un vrai fraudeur n'est jamais celui dont le nom figure sur les papiers d'une entreprise. Vous êtes certain que, si vous vous limitez à la personne dont le nom figure, vous ne tapez pas sur la bonne !
Est-ce un domaine de délinquance dans lequel il y a beaucoup de récidive ? Voyez-vous toujours les mêmes personnes ?
Une des personnes que j'ai mise en examen m'avait dit : « Monsieur le juge, payer ses impôts, c'est voler sa famille ! » Je pense que celle-là recommencera.
Parvenez-vous toujours à débusquer le vrai patron d'une société ? Arrivez-vous toujours à vos fins ?
Non, pas toujours ; parfois, nous échouons.
Monsieur le juge, je vous remercie de cette contribution très pragmatique sur votre métier et les difficultés que vous rencontrez. Vous avez éclairé la commission sur un certain nombre de sujets.
Mes chers collègues, nous accueillons M. Jean Pujol, avocat, représentant des Français de l'étranger, conseiller du commerce extérieur de la France en Andorre.
Je vous rappelle que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(M. Jean Pujol prête serment)
Je vous remercie.
Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire de la problématique qui vous concerne puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission.
Vous avez la parole.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de vous remercier de votre invitation, en tant que Français expatrié et conseiller élu à l'Assemblée des Français de l'étranger, l'AFE, une invitation que j'ai ressentie à la fois comme un honneur et une grande responsabilité. Je m'efforcerai de rendre cette audition utile aux travaux de la commission d'enquête.
Français expatrié depuis près de quarante ans, je souhaiterais vous faire un bref exposé sur le profil et les obligations fiscales françaises de nos compatriotes installés à l'étranger.
Il me semble en effet utile aux travaux de la commission d'enquête de prendre en compte ces données pour mieux appréhender la situation des Français établis à hors de France.
S'agissant de leur profil, un seul qualificatif décrit vraiment ce groupe humain : la diversité.
Celle-ci est à la hauteur de l'extraordinaire disparité des régimes politiques des cent quatre-vingt-treize États membres de l'ONU dans lesquels résident nos compatriotes : républiques, monarchies ou dictatures, il y en a pour tous les goûts !
Historiquement, l'émigration française a toujours été faible au regard de celle d'autres pays européens équivalents, pour des raisons que les démographes expliquent non seulement par la précocité du déclin démographique, mais aussi et surtout par l'existence des terres coloniales, où les Français se sont établis massivement, notamment en Algérie, à partir du XIXe siècle. Or ces derniers n'étaient pas considérés comme des expatriés.
En outre, il faut dire que la mentalité française est réputée réticente à la mobilité et très attachée au terroir.
Il est généralement admis que seulement 2,4 millions de Français ont quitté l'Hexagone entre 1830 et 1917, ce qui est très peu en comparaison des presque 57 millions d'émigrés des pays d'Europe, Grande-Bretagne incluse, pour la même période.
Selon le dernier rapport du directeur des Français à l'étranger et de l'administration consulaire, M. Saint-Paul, publié en septembre 2011, 1 504 100 Français étaient inscrits au registre mondial des Français établis hors de France au 31 décembre 2010, soit une hausse de l'ordre de 2,3 % par rapport à l'année précédente. Il indiquait que cette augmentation s'inscrivait dans la tendance moyenne d'accroissement de la communauté française à l'étranger, proche de 4 % par an.
Ainsi, au cours des dix dernières années, le nombre de Français inscrits au registre mondial des Français établis à l'étranger a augmenté de près de 50 %, et cette tendance a vocation à s'accélérer, en raison des effets de la crise économique et financière sur la mobilité des chercheurs d'emploi, en particulier des jeunes.
L'observation des évolutions régionales met en évidence une progression régulière mais plus modérée des inscrits en Europe occidentale, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, ainsi qu'en Afrique, francophone et non francophone, ces dernières années.
En 2010, pour l'Europe occidentale, on constate les plus fortes hausses en Turquie, 5,9 %, aux Pays-Bas, 5,3 %, en Belgique, 4,8 % - ce dernier pays abrite la cinquième plus grande communauté française des inscrits au registre -, au Portugal, 5,1 %, en Grèce, 4,3 % - il est évident que ces chiffres ont dû évoluer à la baisse -, et en Espagne, qui représente la sixième communauté française des inscrits, 3,7 %.
En revanche, pour ce qui concerne les autres pays d'Europe, la tendance est à la stabilité.
En Amérique centrale et du Sud, les plus fortes hausses en 2010 sont constatées au Chili, 4,5 %, et au Mexique, 2,2 %.
Dans les autres pays de cette zone, la tendance est à la stabilité, sauf en ce qui concerne l'Argentine, pour des raisons évidentes, avec une baisse de 4,2 %.
En Afrique francophone, les plus fortes hausses sont constatées en Côte d'Ivoire, 7,7 %, à l'île Maurice, 5,9 %, au Congo, 5,3 %, et au Bénin, 4,3 %. Dans les autres pays, la tendance est à la stabilité.
En Afrique non francophone se dessine également une tendance à la stabilité, à l'exception du Kenya, où l'on constate une hausse de 5,2 %.
En 2010 toujours, il apparaît que la population expatriée est en pleine expansion en Asie-Océanie, au Proche-Orient et au Moyen-Orient, et en Europe de l'Est, où elle enregistre un taux de croissance annuel moyen supérieur à 5 % ces dix dernières années.
Parmi les zones à plus forte croissance, citons la ville de Jérusalem, 10,5 %, les Émirats arabes unis, 11,3 % et l'Arabie saoudite, 12,8 % - Israël restant le pays ayant la plus forte communauté française de la région -, la Chine, 9 % et Singapour, 10,8 %.
Les autres pays connaissent la stabilité, à l'exception du Japon, de l'Australie, et de l'Inde, où une baisse a été constatée.
En ce qui concerne l'Europe de l'Est, l'augmentation est modérée mais cependant notable en Russie, en Pologne, en Roumanie et en République tchèque.
Par ailleurs, en 2010, une certaine récession a pu être observée en Amérique du Nord et en Afrique du Nord.
Dans quels pays les ressortissants français inscrits au registre consulaire sont-ils les plus nombreux ?
Les cinq premiers pays représentent à eux seuls 40 % de tous les Français établis à l'étranger : la Suisse, 145 000 ; les États-Unis, 115 000 ; le Royaume-Uni, 113 000 ; l'Allemagne, 111 000 ; la Belgique, 101 000.
Les cinq suivants représentent 20 % de l'ensemble des Français établis à l'étranger : l'Espagne, 89 000 ; le Canada, 71 000 ; Israël, 59 000 ; l'Italie, 46 000 ; le Maroc, 41 000.
Ensemble, ces dix pays représentent donc 60 % de toute la population des expatriés français du monde.
Le rapport du directeur des Français à l'Étranger et de l'administration consulaire fait également d'autres constatations intéressantes sur les variations des communautés françaises. Ainsi, la Chine compte plus de ressortissants français que le Luxembourg. Par ailleurs, parmi les dix premiers pays en progression ne figurent que deux pays n'appartenant pas à l'Europe occidentale ou à l'Amérique du Nord : Israël et le Maroc.
Selon les estimations fournies par le rapport sur les Français expatriés non inscrits au registre consulaire - j'ai parlé jusque-là des Français inscrits -, la population française à l'étranger en 2010 était supérieure à 2 000 000 d'individus et le pays européen où résidaient le plus grand nombre de Français était la Belgique, avec près de 188 000 personnes - la différence de 87 000 représente le nombre de non-inscrits au consulat -, suivie de près par la Suisse, 171 000 - il y aurait donc 26 000 Français dans ce pays qui ne seraient pas inscrits au consulat -puis par l'Allemagne, 139 000, ce qui signifie que 28 000 personnes ne seraient pas inscrites, et, enfin, en cinquième position, par le Royaume-Uni.
Le rapport contient également de précieuses indications sur la structure de la population inscrite dans le registre des Français établis hors de France, en particulier les binationaux. À ce sujet, il convient plutôt de parler de multinationaux. Parmi les Français inscrits au registre au 31 décembre 2010, il y avait 44 % de binationaux ou multinationaux.
En Asie-Océanie, ils sont moins du quart, alors qu'ils représentent presque les trois quarts du total au Proche et Moyen-Orient. En Europe, un expatrié sur trois détient plusieurs nationalités, alors qu'ils ne sont qu'un sur deux en Amérique du Nord.
En 2010, la part des binationaux, soit 44,3 %, tend à augmenter parmi les Français de l'étranger inscrits.
La proportion de binationaux dépend en partie de la législation relative à la nationalité appliquée dans les différents pays. Si la Suisse, l'Italie ou la Belgique, qui reconnaissent sans difficulté la double nationalité, ont des taux proches de 60 %, il n'y a que 30 % de binationaux en Allemagne, dans la mesure où, jusqu'à une époque récente, l'acquisition de la nationalité allemande était relativement difficile.
Il est à noter que beaucoup de pays comme l'Andorre, que je connais bien, prohibent la multinationalité. Par conséquent, il y a très peu de binationaux franco-andorrans inscrits au registre consulaire, car cela pourrait constituer un motif de perte de la nationalité andorrane.
Les chiffres officiels sont donc bien inférieurs à la réalité. En 2012, les multinationaux expatriés dans le monde seraient près de 1 000 000.
C'est cette population qui devrait être très sensible à la modification de la loi fiscale française consistant en l'ajout du critère de la nationalité à celui de la territorialité en matière d'obligation fiscale. La perspective de renonciations massives à la nationalité française de Français de l'étranger, avec toutes les conséquences que cela emporterait en termes de rayonnement économique, financier et culturel, oblige les parlementaires que vous êtes à une réflexion approfondie sur cette question.
La tendance de 2010 met en évidence la stabilité de la population expatriée, laquelle reste relativement jeune, avec une légère décroissance des personnes âgées de plus de soixante ans. En effet, ils ne représentent que 13,5 % de nos compatriotes inscrits au registre, contre 20,2 % pour l'ensemble de la population française.
Le rapport du directeur des Français à l'étranger et de l'administration consulaire concluait ainsi : « Les variations de population sont différentes d'une région à l'autre. Certains pays ou zones connaissent une expansion plus importante de leur communauté - c'est le cas de l'Asie-Océanie et du Moyen-Orient. Cependant, il est important de rappeler [...] que la moitié des Français inscrits au registre reste établie en Europe, près de 20 % en Amérique et 15 % en Afrique... »
Arrêtons-nous maintenant sur les motivations de ces expatriés. La direction des Français à l'étranger et de l'administration consulaire n'a pas effectué d'étude sur ce sujet, mais, grâce à la dernière enquête de la Maison des Français de l'étranger, la MFE, réalisée en 2010, nous connaissons mieux les motivations des expatriés.
Dans l'ensemble, il ressort de cette enquête, dont le panel était, me semble-t-il, de 4 300 personnes, soit un effectif relativement important, que les Français établis à l'étranger forment une communauté active, bénéficiant de revenus élevés. En effet, 78 % des expatriés interrogés possèdent un emploi et près de 60 % d'entre eux déclarent gagner plus de 30 000 euros nets par an. Pour une très grande majorité des sondés, l'expatriation répond à une démarche volontaire, dont le bilan est jugé largement positif. Seul un cinquième de l'échantillon affirme ne pas ou mal maîtriser la langue du pays de résidence, tandis que les difficultés majeures d'intégration à la vie sociale ou professionnelle apparaissent résiduelles.
Les motivations exprimées de l'expatriation sont les suivantes : pour plus d'un expatrié sur deux, 54,8 % exactement, le séjour à l'étranger est motivé par des raisons professionnelles ; près d'un quart des expatriés consultés, 26,9 %, expliquent leur départ par des motifs familiaux ou personnels ; les étudiants représentent 6 % de l'échantillon des expatriés, devant les retraités, 5,4 %.
Bien que près d'un quart des sondés, 23 %, indiquent avoir voulu augmenter leurs revenus à l'étranger, l'intérêt économique ne détermine pourtant pas à lui seul le choix de s'expatrier. En effet, pour plus de sept Français sur dix, c'est avant tout le désir de découvrir un nouveau pays, une nouvelle culture, qui a joué un rôle décisif dans la décision de quitter la France. Derrière les motivations de nature professionnelle, invoquées par la moitié de l'échantillon, figurent les motivations familiales, 29 % des sondés indiquant s'être expatriés pour suivre leur conjoint.
Enfin, l'envie d'apprendre ou de perfectionner une langue étrangère est mise en avant par un peu plus de 19 % des expatriés, tandis que près de 10 % d'entre eux souhaitent partir étudier à l'étranger.
Par ailleurs, il ressort de l'analyse des commentaires libres émis par une fraction de l'échantillon qu'un nombre significatif de nos compatriotes ont cherché dans l'expatriation une alternative face à la persistance d'un niveau de chômage élevé en France et au risque de déclassement social.
Cette enquête, dont la fiabilité n'est pas contestable, a le mérite de bousculer bien des idées préconçues sur le profil réel de l'expatrié, en laissant notamment apparaître le caractère très marginal de l'exil fiscal.
J'en viens à la présentation de la fiscalité actuelle des Français établis hors de France. Pour ce faire, je me suis inspiré d'une note, toujours d'actualité, préparée par votre collègue, Mme Joëlle Garriaud-Maylam : « Au 31 décembre 2010, 1 504 000 de nos compatriotes étaient inscrits au registre mondial des Français établis hors de France, un chiffre auquel il faut ajouter environ un million de Français non-inscrits à ce registre. Ils sont assujettis à l'impôt dans leur pays de résidence. Un certain nombre d'entre eux font partie des 193 305 foyers fiscaux de non-résidents fiscaux », mais ce chiffre inclut également les non-résidents de nationalité étrangère.
À ce sujet, lorsque j'étais à la commission des finances et des affaires économiques de l'Assemblée des Français de l'étranger, nous avions interrogé les représentants de l'inspection des non-résidents pour savoir s'ils pouvaient nous donner une évaluation comparée du nombre de foyers fiscaux des Français non-résidents et des foyers fiscaux des étrangers non-résidents. Malheureusement, ils ne disposaient pas de ces chiffres. Il semblerait tout de même que le nombre de foyers fiscaux de Français non-résidents soit bien supérieur à celui des étrangers non-résidents ayant des intérêts en France et y payant des impôts.
Je reviens à la note : « Ce chiffre est en baisse comparativement à 2008, 197 226 foyers fiscaux, et 2007, 205 688. ». Cela veut dire non pas qu'il y ait moins de Français à l'étranger, mais simplement qu'ils ont moins de revenus « fiscalisables » en France.
« Les principaux pays de résidence en nombre de contribuables » - ce chiffre est très intéressant, même s'il inclut Français de l'étranger et étrangers ayant des intérêts en France - « sont la Belgique, le Royaume-Uni, l'Allemagne, les États-Unis et le Maroc. Ces foyers fiscaux non-résidents contribuent pour un montant de près de 541 millions d'euros » - nous sommes en 2010, et la somme est loin d'être négligeable -, « soit une moyenne d'environ 2 700 euros par foyer fiscal [...]. Les Français établis hors de France, outre les impôts et taxes acquittés dans leur pays de résidence, peuvent rester assujettis à différentes impositions françaises : l'impôt sur les revenus de source française, l'impôt sur les successions, l'impôt sur la fortune, l'ISF, et l'impôt sur les plus-values immobilières réalisées en France. »
En ce qui concerne les caractéristiques de l'imposition des Français de l'étranger, citons tout d'abord l'impôt sur le revenu. Concernant celui-ci, vous le savez, le domicile fiscal détermine l'imposition sur le revenu.
« En France, c'est le critère du domicile fiscal », soit le principe de territorialité de l'impôt, « qui détermine l'assujettissement à l'impôt sur le revenu. Selon l'article 4 A du code général des impôts, les personnes qui ont en France leur domicile fiscal sont passibles de l'impôt sur le revenu en raison de l'ensemble de leurs revenus. Celles dont le domicile fiscal est situé hors de France sont passibles de cet impôt en raison de leurs seuls revenus de source française . ». Il s'agit là de la grande différence.
« Pour déterminer le domicile fiscal, la France a signé avec 118 États » - le chiffre est de 2010 et je pense que nous devons être aujourd'hui autour de 120 - « des conventions fiscales bilatérales relatives à la double imposition. Ces conventions fiscales permettent d'établir dans chaque cas le domicile fiscal.
Si une personne réside dans un État n'ayant pas signé de convention fiscale avec la France, - c'est le cas aujourd'hui de la principauté d'Andorre - « c'est l'article 4 B du code général des Impôts qui détermine ce domicile fiscal selon plusieurs critères indépendants » : les personnes qui ont en France leur foyer ou le lieu de séjour principal, au moins 183 jours par an ; celles qui exercent en France une activité professionnelle, salariée ou non, à moins qu'elles ne justifient que cette activité y est exercée à titre accessoire - nous sommes ici en présence d'une présomption de domicile fiscal, sous réserve de la preuve du contraire ; celles qui ont en France le centre de leurs intérêts économiques. À ce sujet, Mme Garriaud-Maylam a été un peu trop synthétique, car la loi fait référence à la notion de « centre principal de leur intérêt », que la jurisprudence retient au sens non seulement économique, comme en Espagne, mais également familial, etc.
En ce qui concerne l'imposition des non-résidents, une particularité a fait réagir beaucoup de nos compatriotes, je veux parler de la prise en compte de l'habitation en France pour l'impôt sur le revenu.
« Les Français établis hors de France disposant d'une habitation sur le territoire français », donc, par définition, une résidence secondaire, « sont assujettis à l'impôt sur le revenu, sur une base forfaitaire qui représente trois fois la valeur locative réelle de cette habitation, sauf s'ils ont des revenus de source française d'un montant supérieur à cette base forfaitaire. »
Qu'est-ce que cela signifie ? Tout bonnement que, si vous avez une résidence secondaire en France, que vous l'ayez acquise ou reçu en héritage, que vous l'occupiez ou non, vous êtes imposable sur un loyer virtuel correspondant à trois fois la valeur locative. Lorsque j'explique à des confrères andorrans, espagnols et autres, que, en France, on est imposable sur des revenus virtuels, ils me regardent comme si j'étais un extraterrestre ! Ils se demandent comment le pays de l'État de droit peut appliquer un tel système ! Je leur rétorque que la fiscalité française est d'un autre monde ! (Sourires.) Je ferme la parenthèse sur l'État de droit.
Cette règle ne concerne pas tout le monde, mais s'applique seulement aux personnes résidant dans des pays, soit qui ne sont pas dans l'Union européenne ou dans l'Espace économique européen - à cet égard, je vous signale une curiosité « succulente », à savoir que le Liechtenstein étant dans l'Union européenne, les Français ou les nationaux du Liechtenstein qui ont en France une résidence secondaire ne sont pas soumis à cet impôt virtuel - soit qui n'ont pas signé de convention fiscale avec la France.
En définitive, ce système légèrement exorbitant du droit commun concernerait tout de même les résidents français de 70 pays... Évidemment, cette règle n'incite pas vraiment à investir dans une résidence secondaire en France.
S'agissant de l'imposition sur les plus-values immobilières, l'article 244 bis A du code général des impôts prévoit une fiscalisation des plus-values en cas de revente, à hauteur de 19 % si le non-résident est domicilié fiscalement dans un État membre de l'Union européenne ou de l'Espace Économique Européen, de 33 1/3 % si le non-résident est domicilié fiscalement dans un autre État, qui serait néanmoins coopératif, c'est le cas de l'Andorre, et de 50 % si le non-résident est domicilié ou établi dans un État non coopératif.
Vous me répondrez que la plus-value entraînant un bénéfice, il n'est pas illogique de le « partager ». Aujourd'hui, il n'y a plus de plus-values, donc le problème est réglé !
En revanche, « l'article 91 de la loi de finances pour 2011 supprime l'exonération des plus-values réalisées lors de la seconde cession de l'habitation en France des non-résidents sous certaines conditions », des conditions dans le détail desquelles je n'entrerai pas.
Les Français vivant à l'étranger sont exonérés de certains impôts. Je pense aux prélèvements sociaux, tels que la CSG et la CRDS, en application de l'article L 136-6 du code de la sécurité sociale, même si, en ce qui les concerne, le terme d'impôt est inexact.
S'agissant de l'impôt de solidarité sur la fortune, les Français de l'étranger sont susceptibles d'y être assujettis pour leurs seuls biens situés sur le territoire national.
Par ailleurs, vous n'êtes pas sans savoir que certains placements financiers sont également exonérés, sous réserve qu'ils ne concernent pas des sociétés à vocation immobilière en France.
Depuis cette note de Mme Garriaud-Maylam, une nouveauté est apparue : la fameuse exit tax, entrée en application le 6 avril 2012. C'est donc tout récent.
Je pense que vous connaissez le dispositif, puisque vous avez eu à en débattre. L'idée est de fiscaliser les plus-values latentes des valeurs mobilières des Français résidents devenant non-résidents, en cas de réalisation desdites valeurs dans les huit ans de leur départ, dans la mesure où l'objet de la réalisation de ces valeurs mobilières ne concernerait pas le développement d'un projet immobilier dans le nouvel État de résidence.
Dans un premier temps, il sera intéressant de voir si cette loi sera contestée devant la Cour de justice de l'Union européenne. Peut-être sera-t-elle alors sanctionnée, comme ce fut le cas en 2003 pour d'autres dispositions. Évidemment, il est trop tôt pour savoir quelle sera son efficacité, le décret venant juste d'être publié. Nous verrons bien.
En conclusion, je souhaite dire que le Français expatrié se considère injustement stigmatisé par l'amalgame fait dans les récents discours électoraux populistes entre leur situation et celle des exilés fiscaux, qui ne sont qu'une infime minorité de profiteurs, nationaux ou étrangers.
À mon sens, l'arsenal législatif dont s'est dotée la France au fil des années - abus de droit, lutte contre le blanchiment d'argent issu de délits fiscaux, sur lequel il me semble que le directeur du TRACFIN n'a pas beaucoup insisté -, mais qu'elle exploite peu ou mal, devrait être amplement suffisant pour lutter contre ces délinquants.
Tout changement apporté aux principes fondamentaux qui régissent la fiscalité française dans le but de lier la nationalité à l'obligation fiscale peut avoir des effets contreproductifs incontrôlables, sans apports financiers à court et à moyen terme.
En tout état de cause, s'il se révélait nécessaire de changer la philosophie de la fiscalité française et d'ajouter la nationalité à la territorialité comme critères d'application de la loi fiscale française, il faudrait parvenir à un consensus avec, au minimum, les membres de la zone euro, pour une harmonisation fiscale multilatérale en cohérence avec la gouvernance économique qui semble se mettre en place.
Monsieur Pujol, je vous remercie d'avoir apporté un éclairage intéressant sur un sujet dont, personnellement, j'ignorais tout.
Vos informations devraient nous permettre, après passage au crible, d'extraire de la masse des expatriés ceux de nos compatriotes qui pourraient être concernés par des pratiques d'évasion fiscale, ce qui est l'objet de notre commission d'enquête.
Ma première question portera sur la fin de votre propos, où vous stigmatisez l'infime minorité de profiteurs, Français comme étrangers. Avez-vous une estimation du nombre de nos compatriotes qui pourraient être animés par ces motivations d'évasion fiscale dans leur décision de se délocaliser ?
Évidemment, je ne peux que me référer aux chiffres qui circulent, lesquels sont d'ailleurs extrêmement disparates.
Comme je l'ai rappelé dans mon exposé, le Français a une nature très étrange, caractérisée par un manque de mobilité et un goût du terroir, qu'on lui a souvent reprochés.
Je crois que ce qui caractérise l'exilé fiscal, au sens où la vindicte publique l'entend, c'est qu'il voudrait mettre à l'abri patrimoine et revenus, tout en continuant à habiter en France. C'est ma définition de l'exilé fiscal.
En réalité, il s'agit donc d'un faux exil. C'est pourquoi je disais tout à l'heure que l'arsenal législatif français, s'il est bien utilisé, voire tout simplement utilisé, ce qui n'est pas le cas, est à même de détecter ce genre de situation.
Il en va de l'évasion fiscale comme de l'évasion de prison : il n'est pas d'endroit d'où les gens ne peuvent pas s'évader. Bien sûr, tout cela aura un prix pour le candidat au départ.
Mais, à mon sens, l'« exilé fiscal » est celui qui refuse les inconvénients de l'expatriation, lesquels sont nombreux.
Le chiffrage est très difficile à faire, d'autant que la catégorie regroupe non seulement les Français, mais également les domiciliés fiscaux qui ne sont pas français. Mais, à mon avis, si l'on parle de personnes qui véritablement quittent le confort de leurs habitudes, le pourcentage doit difficilement arriver à 1 %, d'après les chiffres qui circulent.
À la lecture du rapport que j'ai cité au début de mon intervention, il est frappant de constater que l'expatriation des personnes susceptibles d'avoir ce profil, c'est-à-dire les plus de soixante ans, est en diminution. Je le répète, le chiffrage est difficile, mais je ne pense pas que le nombre soit vraiment supérieur à celui que j'ai cité.
S'agissant de la personne qui s'en va vraiment, non pas pour s'installer sous les cocotiers, à Tahiti - l'exemple serait mal choisi, puisque, si ce territoire fait bénéficier ses habitants d'importants avantages fiscaux, sous les auspices de la mère patrie, l'installation en question ne constituerait pas un exil fiscal - disons plutôt aux Marquises ou, pas très loin, aux îles Fidji, je peux dire avec certitude que la personne qui utiliserait des conventions de non-imposition pour aller se mettre à l'abri dans un pays doit absolument y séjourner plus de 183 jours et être susceptible, à tout moment, de démontrer au fisc français que le centre principal de ses intérêts a été déplacé à cet endroit.
Cela nous renvoie à la théorie de l'abus de droit que j'ai évoquée tout à l'heure : la requalification, instrument extraordinaire à la disposition du fisc, est tout à fait dissuasive. Si vous entendez des fiscalistes français, ils vous confirmeront que c'est un obstacle majeur, non seulement pour les personnes souhaitant s'expatrier en toute légalité, mais surtout pour le candidat à l'exil qui souhaite « le beurre et l'argent du beurre ».
Vous nous avez également indiqué que l'arsenal législatif existant en France serait mal ou peu exploité, selon vos propres termes.
Comment expliquez-vous cet état de fait ? Selon vous, quelles en sont les causes ?
J'ai évoqué tout à l'heure le problème de l'abus de droit que constitue la requalification de la situation de non-résidence fiscale d'une personne en fonction des critères prévus par la loi. Vous connaissez bien ce sujet.
Je dois dire que j'ai été frappé par l'audition du représentant de TRACFIN. Bien sûr, cet organisme dispose d'effectifs insuffisants pour un travail considérable, qui recouvre les grands trafics de drogue, le terrorisme, etc. Mais c'est vous, législateurs, qui avez élargi le spectre de la lutte contre le blanchiment d'argent. En l'occurrence, je pense aux notions d'auto-blanchiment et de délit pénal à caractère fiscal. Autant que je sache, même si je ne suis pas expert en droit français, toute personne qui, en France, serait reconnue coupable d'utiliser de l'argent provenant d'un délit susceptible d'être puni d'une peine de six mois d'emprisonnement - à titre d'exemple caricatural mais emblématique, sachez que ce pourrait être le non-paiement d'une pension alimentaire - pour investir dans quelque activité que ce soit, commet un délit d'auto-blanchiment d'argent, puni de peines extrêmement graves par la loi contre le blanchiment, que vous avez votée.
Appliquée à l'extrême, cette règle implique que toute personne faisant l'acquisition en France de n'importe quel bien - un véhicule, par exemple - est susceptible de devoir apporter la preuve au commerçant que la somme dépensée ne vient pas d'une opération de blanchiment d'argent provenant de la commission d'un délit passible d'une peine d'au moins six mois d'emprisonnement. C'est hallucinant ! Cette règle peut engendrer la paralysie complète du commerce français, mais c'est pourtant celle que vous avez votée ! Mais cette loi ne s'applique pas, car elle n'est à l'évidence pas applicable.
Si vous le permettez, je voudrais ouvrir une parenthèse en ma qualité de conseiller des Français de l'étranger et d'ex-président de la commission des lois et règlements de l'AFE, qui observe ce que font les parlementaires français.
À mon avis, vous avez une tendance trop maximaliste dans la rédaction des lois. J'ai le sentiment que les parlementaires en rajoutent, et le phénomène n'est pas propre à la France, car, comme ils ont le sentiment que ce qu'ils votent ne sera pas totalement appliqué, ils sont tentés d'aller plus loin pour, passez-moi l'expression, « ramasser ce qu'ils peuvent ».
Or, en matière de blanchiment d'argent, je puis vous assurer que vous allez « halluciner », si vous avez la curiosité de relire les textes français. Appliqués à la lettre, ils conduiraient à la paralysie de toutes les transactions, même les plus simples, puisqu'elles impliqueraient, de la part de celui qui se porterait acquéreur d'un bien, de justifier de l'origine de ses fonds.
Vous comprendrez bien que ce n'est pas possible, à l'heure où les fonctionnaires chargés de cette surveillance, je veux parler des agents de TRACFIN, sont déjà débordés avec le grand banditisme, les réseaux de trafiquants, notamment.
Permettez-moi de vous donner mon avis : à mon sens, c'est la conjonction d'un manque de moyens de ceux qui sont chargés du contrôle de l'application de cette législation et d'un spectre trop large de ladite législation qui pose problème.
Je vous remercie.
Je souhaite maintenant vous interroger plus précisément sur la Principauté d'Andorre, que vous connaissez, j'imagine, mieux que quiconque. Il me semble qu'une réforme fiscale était en cours en Andorre voilà deux ans, vous nous le confirmerez sans doute. Deux projets de loi étaient alors examinés au Conseil général, c'est ainsi que s'appelle le parlement andorran. L'un portait sur la création d'une TVA à 4,5 %, l'autre sur la mise en place d'un impôt sur le revenu à hauteur de 10 % environ.
Pourriez-vous nous présenter brièvement le régime fiscal des sociétés et des particuliers en Principauté d'Andorre ?
Les réformes que je viens d'évoquer ont-elles été mises en oeuvre ? Ont-elles eu une incidence sur l'attractivité fiscale de ce territoire ? En quoi consiste aujourd'hui l'atout majeur de la Principauté en termes de fiscalité ? Enfin, combien de filiales d'entreprises françaises y sont-elles implantées et pour quelles raisons ?
Vaste sujet ! Je vais néanmoins essayer d'être bref.
Sur l'initiative du Coprince français, en 2008, l'Andorre a été mise en demeure d'assurer immédiatement la transparence en matière fiscale et de secret bancaire. Sur ce second point, l'injonction n'était pas vraiment nécessaire, car il n'y avait justement plus de secret bancaire en matière de blanchiment, à la suite d'une loi votée en 2000 et développée en 2008.
Oui, M. François Hollande aujourd'hui.
Il n'est pas seul, puisqu'il partage cette lourde charge avec l'évêque de La Seu d'Urgell.
Oui, exactement. Il est évident que c'est purement protocolaire. On peut difficilement imaginer, même en poussant la schizophrénie à son comble, que le Coprince français puisse être en conflit d'intérêts avec le Président de la République française !
Mais un cas assez proche s'est présenté en 2008 : lorsque M. Sarkozy, alors Coprince d'Andorre, a dénoncé, en tant que président de l'Union européenne pour six mois, les paradis fiscaux, notamment le Luxembourg, Monaco et l'Andorre : il a été tancé par ses collègues de l'Union européenne, lesquels lui ont rappelé qu'il était lui-même co-chef d'État d'un pays qu'il dénonçait ! Tout cela était tout de même assez savoureux !
Notre fougueux Coprince a donc réagi dans les quarante-huit heures pour réclamer la transformation du système andorran, menaçant d'abdiquer si rien n'était fait. La situation a été extrêmement tendue.
Or il s'est trouvé que l'Andorre, qui faisait effectivement partie des trois pays au monde, avec Monaco et le Lichtenstein, me semble-t-il, à ne pas avoir signé une lettre d'engagement auprès de l'OCDE, très « light » dois-je dire, aux fins d'assurer la transparence à long terme, avait tenu informés de manière exhaustive - c'est du moins ainsi que le ministre des finances andorran de l'époque me l'avait vendu - les services du Coprince, notamment son directeur de cabinet, de la raison pour laquelle la Principauté ne l'avait pas fait. Le gouvernement andorran faisait valoir que son processus de transformation fiscale était déjà très engagé, mais qu'il était en butte à des difficultés politiques internes, qui en retardaient un peu l'achèvement.
En l'espèce, il y a donc eu conflit d'intérêts. Le chef du gouvernement andorran, lequel était finalement sans pouvoirs car la Principauté se trouvait alors en période électorale, a dû signer un engagement, sur la légalité duquel on n'a pas trop glosé, par lequel il obligeait l'État andorran à opérer une transformation profonde de sa législation, au travers notamment de la signature dans les meilleurs délais des fameuses douze conventions d'assistance administrative mutuelle en matière fiscale requises par l'OCDE, à la suite du G20 de Londres, pour sortir de la liste des paradis ou enfers fiscaux, selon l'endroit où l'on se place.
Des élections ont eu lieu, et quelques problèmes politiques sont apparus, mais, finalement, cette transformation s'est opérée. Aujourd'hui l'Andorre est liée par une vingtaine de conventions d'assistance administrative et de coopération en matière fiscale, avec des pays aussi importants que l'Australie, l'Allemagne, la France, le Portugal, notamment. D'autres conventions sont en cours de négociation, sans aucune difficulté.
En revanche, rien n'est prévu avec les États-Unis, et ce pour une raison très simple : ce n'est pas nécessaire. En effet, l'administration américaine avait imposé depuis belle lurette aux banques andorranes de lui divulguer les titulaires de comptes résidents fiscaux américains ou de nationalité américaine, sous la menace, brutale, de ne plus pouvoir accéder au stock exchange market de New York. Je puis vous dire que la dissuasion a été efficace. Il n'y a et n'y aura donc pas besoin de convention avec les États-Unis. Mais tous les pays n'ont pas la puissance des États-Unis ...
Dès que la situation politique a été stabilisée dans la Principauté, ce qui a malheureusement pris du temps en raison de l'influence de l'Église, qui fait que tout est toujours plus long qu'ailleurs, une réforme fiscale de fond a été entreprise.
L'Andorre avait des taxes indirectes très complexes, lesquelles ont vocation à être réunies dans une TVA. J'ai appris hier que le texte avait fait l'objet d'un consensus à la commission des finances du Conseil général des Vallées d'Andorre, et l'on peut raisonnablement penser que, d'ici l'été, le texte sur la TVA, laquelle aura d'ailleurs une autre appellation, pour se démarquer de l'IVA espagnole et de la TVA française, sera voté.
Je pense que le taux moyen retenu sera de l'ordre de 4,5 %, correspondant grosso modo au niveau de l'imposition indirecte existant actuellement, sauf dans des secteurs particuliers, notamment la banque et l'assurance.
Cette réforme apportera par ailleurs une extraordinaire nouveauté : pour la première fois depuis que l'Andorre a été mentionnée dans des documents officiels, c'est-à-dire en 879, époque postcarolingienne, la Principauté va se doter d'un régime de fiscalité directe. Celui-ci s'appliquera à trois types de contribuables : les sociétés, à hauteur de 10 %, les entrepreneurs individuels, à hauteur de 10 %, et les entreprises non résidentes qui prêtent des services en l'Andorre, lesquelles se voient appliquer une retenue à la source de 10 %.
J'ouvre ici une parenthèse pour rappeler l'intérêt de signer rapidement des conventions de non-double imposition, en particulier à la demande des entreprises françaises et espagnoles, qui prêtent des services en Andorre.
Pour l'instant, l'impôt sur le revenu des personnes physiques est prévu pour 2013, mais nous n'avons pas encore son contour. La raison d'une telle mesure ne vous aura pas échappé : il s'agit de prévoir une imposition des sociétés ou des entreprises dans lesquelles on peut passer des salaires en charges d'exploitation et où les salaires ne sont pas imposables. Inutile de vous dire qu'elles ne sont pas appelées à faire beaucoup de bénéfices... Il est évident que l'impôt sur le revenu des personnes physiques devait suivre, et il suivra.
Là aussi, le besoin de convention de non-double imposition se fera ressentir, en particulier pour régler le cas des étrangers qui touchent des retraites ou d'autres revenus de l'extérieur de l'Andorre et qui pourraient se trouver en situation de double imposition.
Voilà où nous en sommes.
Pour conclure, je souhaite évoquer une visite de Mme Nicole Bricq, qui, malheureusement, ne siégera plus parmi vous pendant un certain temps ...
Certainement ! Elle était venue nous présenter un exposé à la commission des finances et des affaires économiques de l'AFE, en compagnie de M. le président Marini, au nom de la commission des finances du Sénat, sur l'état de la fiscalité actuelle et les problèmes qui se posaient.
Une partie très judicieuse de leur intervention m'avait frappé. Selon eux, les questions de concurrence fiscale au sein de l'Union européenne et dans le monde en général, doivent être appréhendées en tenant compte non seulement du taux d'imposition, mais également de l'assiette.
Avec beaucoup de sagesse, ils considéraient que les États de l'Union européenne devaient d'abord opérer un rapprochement de leurs assiettes, avant de se pencher sur les taux. Ce dernier, pris isolément, ne veut pas dire grand-chose.
Ne me demandez pas quelle est l'assiette andorrane en matière de sociétés. Nous sommes dans la première année d'application et je ne suis pas moi-même un expert-comptable agréé. Néanmoins, je crois qu'elle n'est pas très loin de l'assiette espagnole. Nous sommes donc dans la normalité.
Quelle influence cette réforme a-t-elle eu sur l'attractivité de l'Andorre ? Elle est très faible pour l'instant, notamment pour les entreprises françaises, et ce pour la raison suivante : depuis la Seconde Guerre mondiale, la législation andorrane est restrictive en matière d'investissements étrangers.
Pour vous en donner une idée, sachez qu'un résident de l'Union européenne, un Belge, par exemple, qui devient aujourd'hui résident en Andorre, doit attendre vingt ans pour acheter plus de deux maisons individuelles. Il ne sera considéré comme résident doté de tous les droits économiques qu'au bout de vingt ans. Pour les Français, les Espagnols et les Portugais, la durée est de dix ans. Je ne vous cache pas que nous attendons avec une certaine impatience qu'une loi, qui devrait, je pense, intervenir dans deux mois, change cette situation, car l'Andorre est le seul pays au monde où les gens qui travaillent et épargnent sont incités à investir à l'extérieur du territoire. C'est quand même original !
En ce qui concerne les sociétés, pendant très longtemps - sauf erreur de ma part, jusqu'en 2007 -, les personnes physiques ou juridiques étrangères ne pouvaient détenir que 33 % des parts des sociétés andorranes. Cela a bien sûr donné lieu à un peu de gymnastique, au moyen de prête-noms, dans des conditions d'insécurité totale et très dangereuses - des pratiques, entre parenthèses, qui ont été complètement gommées par la mise en oeuvre de la législation contre le blanchiment d'argent, puisqu'elles sont frappées de suspicion.
Depuis 2007, ce taux est passé à 49 %. Certes, depuis 2008, une loi sur l'investissement étranger a quelque peu ouvert les possibilités, pour une personne physique ou une société étrangère, de détenir 100 % des parts d'une société andorrane. Toutefois, les dossiers sont systématiquement transmis à l'équivalent andorran du TRACFIN, qui est extrêmement sourcilleux sur ces questions. Cela m'a d'ailleurs fait dire, à un séminaire du TRACFIN andorran auquel j'ai assisté, que les agents immobiliers d'Andorre - l'ordre fait partie des clients de mon cabinet - seront obligés de se délocaliser, en Espagne, à La Seu d'Urgell et, en France, à L'Hospitalet-près-l'Andorre, pour pouvoir opérer en Andorre tellement les services du TRACFIN andorran sont exigeants sur l'application de la loi. En effet, si cette dernière n'est pas aussi sévère qu'en France, elle est beaucoup plus appliquée et constitue un véritable obstacle.
En ma qualité de conseiller du commerce extérieur de la France, je peux témoigner que le commerce extérieur de la France vers l'Andorre n'est pas très favorable, les entreprises françaises préférant tout simplement travailler en Andorre à travers leurs filiales espagnoles. Certes, des raisons culturelles entrent également en ligne de compte. Mais cette situation contribue à s'inscrire statistiquement comme un moins dans notre commerce extérieur.
Cela dit, y a-t-il tout de même des filiales d'entreprises françaises implantées sur le territoire d'Andorre ?
À ma connaissance, non. Je ne crois pas. En revanche, il est permis que des entreprises s'associent dans le cadre de marchés publics. Une telle association a d'ailleurs eu lieu pour la construction d'une espèce de four de traitement des ordures, qui, au demeurant, fonctionne très bien.
Un incinérateur assez sophistiqué.
Tout à fait. Il ne peut de toute façon y avoir de treaty shopping.
Par ailleurs, je ne vous le cache pas, l'on espère que la loi sur l'investissement étranger élargira le spectre des possibilités d'établissement, que le TRACFIN andorran sera un peu plus souple et que l'on pourra véritablement travailler en synergie en Andorre et hors d'Andorre : il y va bien sûr de la création d'emplois.
J'ai oublié de vous dire que, malheureusement, Andorre, qui, économiquement, est extrêmement liée à l'Espagne, est naturellement en train d'en subir les déboires.
Autre point : depuis des années, je travaille à l'implantation d'un établissement financier français en Andorre. Il est très dommage que ce projet ait jusqu'à présent échoué parce que sa concrétisation aurait été extrêmement positive pour l'influence de l'économie française, même si l'établissement fictif, virtuel ou « alégal » qu'est La Banque postale « travaille » à travers une agence postale andorrane existant depuis des temps immémoriaux - dans des conditions qui, du point de vue français comme du point de vue andorran, tardent toutefois à être régularisées.
Par parallélisme et par mimétisme, la Caja de Ahorros espagnole se trouve dans la même situation.
Certains territoires se sont fait une spécialité de l'hébergement de trusts : en existe-t-il en Andorre ?
En Andorre, on désigne le trust par un joli nom : le fidéicommis. Il s'agit d'un dispositif de droit romain auquel je n'ai, personnellement, jamais rien compris !
Non, les trusts n'existent absolument pas dans la Principauté. Je dois dire que nous avons eu la chance, y compris en termes de succession d'Anglo-saxons, de ne pas avoir de conflit sur la notion de trust parce que je ne sais pas du tout comment cela aurait été reçu par les juridictions andorranes. En effet, nous sommes vraiment à dix mille lieues des concepts de droit anglo-saxon.
Vous avez évoqué une levée du secret bancaire, qui est effective dans la Principauté. Cette levée a-t-elle eu des incidences sur les dépôts bancaires ?
Franchement, non. À ma connaissance du moins : je n'ai pas le privilège d'avoir des banquiers parmi mes clients ! D'ailleurs, si j'en avais, je ne pourrais rien vous dire...
En revanche, ce qui, d'une certaine manière, a eu des incidences sur les dépôts des clients, c'est la grave situation économique espagnole : les dépositaires, qui, dans une immense majorité, sont espagnols, rapatrient les fonds selon un flux constant. Ce constat est d'autant plus vrai depuis que M. Rajoy a fait voter une loi d'amnistie qui, moyennant le paiement d'une taxe de 10 %, exonère totalement ce capital dont l'Espagne a bien besoin.
Bizarrement, malgré ce phénomène, les banques andorranes sont, en termes de dépôts, plutôt en bonne santé financière, pour une autre raison - d'autres banques, d'ailleurs, en profitent -: le fait que les grosses entreprises espagnoles, avec, bien sûr, l'autorisation du ministère des finances espagnol, ont transféré et gèrent toute leur trésorerie dans des banques non espagnoles, hors de l'Espagne, pour se prémunir contre une éventuelle implosion de la « peseta euro ».
De grosses multinationales espagnoles ont donc désormais, avec l'autorisation du ministère des finances, leur trésorerie en Andorre, en Suisse et, j'imagine, en France.
Les banques andorranes sont donc assez prospères, en termes de dépôts, grâce aux risques qui pèsent sur la zone euro. C'est tout de même extraordinaire !
J'avais entendu parler d'un projet de convention fiscale entre la France et Andorre. Quels en sont les termes ? Quel est votre avis à son sujet ? Où en sommes-nous ?
Il s'agit d'un texte rubriqué - je ne sais pas exactement par qui d'ailleurs, parce qu'il est tenu « top secret » en Andorre.
Pour ma part, j'ai eu la chance et l'heur d'en recevoir une copie de la part des services du Coprince français. Je ne vous cache pas que la lecture d'un article de ce projet m'a absolument scandalisé. D'ailleurs, pour l'avoir manifesté, j'ai été pratiquement injurié publiquement par l'ancien ambassadeur, ce qui est quand même extrêmement désagréable, puisque je n'avais fait qu'exprimer une opinion. Si les élus de la République ne peuvent pas donner une opinion sur un texte concernant les résidents français qui les ont élus, notre République va très mal !
De quoi s'agit-il ?
Cette convention contient une clause extravagante, qui n'existe dans aucune des conventions ratifiées par les parlementaires jusqu'à aujourd'hui. Aux termes de cette clause, l'État français peut considérer que la convention tendant à éviter la double imposition n'existe pas pour les Français résidant en Andorre.
Inutile de vous dire que les résidents français se sont sentis absolument stigmatisés par cette clause signée par les gouvernements andorran et français. Les Français expatriés en Andorre se sentent abandonnés par les autorités françaises, ce qui n'est d'ailleurs pas un vrai scoop : moi qui les représente depuis quinze ans, j'ai malheureusement eu de multiples occasions de constater qu'il en était ainsi, sous l'effet pervers, d'ailleurs, de la duplicité de fonction institutionnelle entre le Président de la République et le Coprince français. En effet, pour les questions touchant aux Français de l'étranger, le ministère des affaires étrangères vous renvoie au Coprince français, lequel décline sa compétence en tant qu'andorran et vous renvoie au ministère des affaires étrangères... Au final, on n'obtient rien ! Mais, de cela, on a l'habitude !
En revanche, le fait que les Andorrans souscrivent à cette clause nous a absolument choqués, d'autant plus que la situation d'Andorre est complètement régularisée en matière de transparence fiscale et de secret bancaire. D'ailleurs, on n'en parle plus, ce qui est une excellente chose.
Nous nous sommes vraiment sentis injustement stigmatisés. On m'a répondu que la clause avait pour origine les excès de la campagne électorale, la surenchère qu'il y a eu entre nos candidats sur la possibilité d' « attraper » nos exilés fiscaux - lesquels, s'ils existent, sont aussi, bien évidemment, des expatriés.
Parmi les écueils dénoncés figure un sujet sur lequel les candidats ont été assez mal à l'aise, en raison de sa difficulté technique : le fait que l'adoption de tout texte tendant à réprimer l'exil fiscal impliquerait une modification des cent vingt conventions de non-double imposition existantes, ce qui représente, pour les ministères des affaires étrangères et des finances, entre dix et vingt ans de travail...
Chez le représentant du Coprince, on m'a expliqué que cette clause avait été imaginée par nos bons fonctionnaires - probablement ceux de Bercy parce que je ne crois pas que les affaires étrangères puissent « pondre » un pareil dispositif -pour permettre à la convention de vivre et, en cas de modification de la législation, de demeurer directement applicable sans avoir à être renégociée.
Pour ma part, j'ai tout de suite vu dans ce texte quelque chose qui m'a beaucoup choqué. Il est évident que notre fierté de Français de l'étranger repose sur la démocratie française, sur l'esprit de la Révolution, sur l'État de droit : telle est, nous semble-t-il, notre marque de fabrique.
N'oubliez pas que, si elle est ratifiée par les parlements andorran et français, cette convention aura une valeur juridique certes limitée à l'Andorre, mais supérieure à la loi interne !
Entre parenthèses, on sait très bien que vous examinez toujours les conventions en catimini, à des heures indécentes et dans un package sans que personne ne regarde rien puisque l'on vous fait confiance, à juste titre, d'ailleurs. On a donc toute raison de penser que cette convention pourrait être examinée dans les mêmes conditions...
Par conséquent, j'y ai vu quelque malice de la part de nos hauts fonctionnaires pour essayer d'instrumentaliser le législatif. De la part de ces gens-là, c'est tout de même faire peu de cas de la compétence et du travail de nos parlementaires ! En définitive, ils profitent de cette manière de procéder, de cette routine logique, pour enfermer les parlementaires dans un cadre déjà préétabli au moment où viendra le temps de la loi, puisqu'il faudra bien alors se conformer à une convention, même si elle ne concerne qu'un pays.
C'est la raison pour laquelle j'ai déclaré publiquement - je dois le confesser - que, du point de vue de la France comme État de droit, cette clause était une aberration juridique, d'autant plus que, j'en suis convaincu, passée au filtre de l'analyse des excellents juristes locaux, la convention devra sans doute être renégociée, puisqu'il est prévu que les modalités de son application devront en tout état d'espèce être fixées par une commission franco-andorrane qui, elle-même, modulera le dispositif.
Mais nous, citoyens, nous, Français de l'étranger, cette manière de procéder nous inquiète. Quant à vous, parlementaires, vous êtes trop intelligents ou trop lents ou les deux. Et je crois que l'exécutif, au sens large, quand il a à faire face à des urgences, trouve bien lent le rythme de la souveraineté populaire. Je vous exhorte à être très attentifs à cette considération, car ce genre de pratiques affaiblit notre discours sur la France, terre de liberté et État de droit.
Or, croyez-moi, à l'extérieur de nos frontières, nombreux sont ceux qui, français ou non, veulent entendre ce discours de liberté, car ils en ont besoin.
Monsieur Pujol, comme notre rapporteur, je voudrais tout d'abord saluer l'intérêt et l'importance de votre description des communautés françaises expatriées, à la fois singulières et originales. On le voit bien avec l'exemple précis et concret de la convention fiscale bilatérale qui vient d'être signée, le 4 avril dernier me semble-t-il.
Permettez-moi de revenir sur ce sujet.
Vous avez fort bien expliqué le problème. Je souscris à votre constat puisque, étant allé en Andorre dernièrement dans le cadre d'une mission parlementaire, j'ai rencontré les autorités du Conseil général des Vallées et nous avons abordé cette question au cours de nos entretiens.
Je suis évidemment revenu à Paris intrigué. Or je n'ai pu obtenir connaissance de la première convention paraphée par les autorités andorranes et françaises qu'avec beaucoup de difficultés, comme si cette convention relevait d'un secret quelconque.
J'ai finalement pu prendre connaissance de cette convention.
La réponse que vous avez apportée concerne précisément l'article 25, que j'aimerais lire à la commission d'enquête parce qu'il est très explicite. Il tient en quatre lignes : « La France peut imposer les personnes physiques de nationalité française résidentes d'Andorre comme si la présente convention n'existait pas. Lorsque la législation fiscale française permet l'application de la présente disposition, les autorités compétentes des États contractants règlent d'un commun accord la mise en oeuvre de cette dernière. »
Autrement dit, on signe une convention tout en en déniant la signature ! J'ai rarement vu un contrat entre deux pays signataires qui, dans son texte, énonce ainsi tout et son contraire !
Je partage le point de vue qui a été exprimé par la personne auditionnée. Je considère, moi aussi, qu'un tel article relève probablement du contexte politique national qui a été le nôtre et qui perdurera probablement au cours des prochaines semaines : sans vouloir entrer dans un discours partisan, je fais bien sûr référence à la concordance de vues existant sur ces questions entre les deux principaux candidats à l'élection présidentielle. Il faut dire la vérité !
Je voudrais apporter un éclairage supplémentaire. Toute convention fiscale a pour finalité d'éviter la double imposition : c'est le principe de base des conventions fiscales. Manifestement, on introduit là une nouvelle donne qui aura des incidences non seulement en Andorre, mais aussi sur toute nouvelle législation ou convention fiscale avec d'autres pays ou, le cas échéant, tout nouvel avenant concernant l'évolution de la convention fiscale existante.
En clair, l'ajout de la clause que je vous ai lue - et donc on peut penser qu'elle fera nécessairement jurisprudence -permet de contourner très rapidement la contrainte que représente pour les États la modification des conventions fiscales existantes. En d'autres termes, on préempte toute action législative à venir en l'orientant dans le sens des intérêts de l'État.
Cette question me paraît extrêmement grave. Il s'agit en définitive d'un déni du Parlement et de son rôle premier, qui est d'exercer un contrôle sur l'action de l'exécutif.
Mes chers collègues, je tenais à vous apporter cette précision, qui va dans le sens de ce qui a été dit, et à vous faire part des difficultés que j'ai rencontrées pour obtenir copie de la convention.
Maître Pujol, je vous remercie tout d'abord pour la clarté de votre exposé.
Je veux ensuite vous remercier pour la distinction que vous faites entre expatriés et exilés fiscaux fraudeurs ; nous veillerons à son respect. Nous devrons trouver des termes génériques permettant véritablement d'éviter tout amalgame fâcheux.
J'ai bien entendu le bilan somme toute assez sévère que vous dressez de notre travail législatif. Sans aucune volonté polémique, j'ai noté que vous jugiez les textes relatifs au blanchiment inappropriés, voire, si j'ai bien entendu, déraisonnables.
En ce cas, très excessifs !
J'ai également bien noté que vous considériez, à tort ou à raison, que nous travaillons de manière trop lente et trop peu réactive sur certains dossiers. À cet égard, on pensera ce que l'on voudra de l'expression « trop intelligents » que vous avez utilisée pour nous qualifier !
Mais j'ai bien entendu aussi les propos que vous avez tenus sur la convention du 4 avril dernier.
Il se trouve que j'ai un peu travaillé sur le sujet d'Andorre parce que nous avons la chance, en Maine-et-Loire, d'avoir un sous-préfet extrêmement dynamique, très compétent en matière de développement des entreprises et de fiscalité française et étrangère, dont, sauf erreur de ma part, l'épouse est ministre en Andorre. Il a donc une connaissance extrêmement intéressante, intelligente et précieuse de la compétitivité du territoire d'Andorre et de ses liens économiques avec la France.
Maître Pujol, tout cela étant posé, et dans la mesure où vous avez laissé entendre que l'arsenal juridique, bien qu'imparfait, existe, ma question est simple : que pensez-vous de l'idée de créer un haut-commissariat un peu énergique qui serait dédié à la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales avec une volonté politique forte ? Ce haut-commissariat centraliserait les nombreux services - une douzaine d'administrations et de services différents, nous l'avons vu - qui travaillent de façon enchevêtrée sur la fraude et l'évasion fiscales.
Permettez-moi de vous poser deux questions subsidiaires : que pensez-vous des délais de prescription américains concernant la fraude et l'évasion fiscales ? Vous qui avez bien distingué les expatriés, attachés à la France, des fraudeurs, que pensez-vous de la proposition de déchoir les tricheurs de la nationalité française, plutôt que de les condamner à des peines irréalistes, qui, comme vous l'avez bien noté, ne sont pas appliquées ?
Je vais essayer d'être très bref.
Je pense d'abord qu'il y a un malentendu : je n'ai pas critiqué les travaux du Sénat. Vous m'avez mal compris.
Ce que j'ai voulu dire, c'est que les textes n'étaient pas appliqués parce qu'ils allaient trop loin dans la répression, entraînant, au final, une certaine inefficacité.
Pour notre part, nous avons en Andorre des textes qui ne vont peut-être pas aussi loin mais qui sont davantage appliqués, si bien que l'absence de blanchiment d'argent est en définitive aujourd'hui davantage garantie en Andorre qu'en France.
Tel était le sens de mes propos. Je me garderais bien de vous juger !
Quant à la lenteur et à l'intelligence, madame la sénatrice, j'ai également voulu indiquer que l'exécutif, regrettant souvent que vous meniez un travail à la fois lent et, sans l'ombre d'un doute, intelligent - cette commission en est un véritable exemple - a peut-être tendance à trouver des systèmes pour contourner cet obstacle, moyennant des artifices comme celui que contient la clause.
Qu'il n'y ait donc pas de malentendu : je n'ai rien contre le Sénat, bien au contraire !
En ce qui concerne le haut-commissariat, je ne vous dirai pas que je ne suis pas opposé aux structures et aux superstructures. Toutefois, si j'ai lu aujourd'hui dans la presse que la France fait partie des quatre pays européens ayant la charge fiscale la plus lourde - elle en prend même la tête si l'on prend en compte la CSG -, ce n'est pas le seul pays à se heurter au problème de l'exil fiscal.
À cet égard, avant de créer une structure comme le haut-commissariat, je considère qu'il faut d'abord procéder à une analyse relativement exhaustive de ce que font les pays européens confrontés aux mêmes problèmes.
Je crois ensuite que la lutte contre ce phénomène doit être menée au niveau européen : l'époque des politiques franco-françaises est révolue. C'est d'autant plus vrai aujourd'hui que, du moins je l'espère, nous allons vers une gouvernance économique au niveau européen. Par conséquent, un tel organisme, s'il existe un jour, devra comporter une telle dimension.
Le haut-commissariat n'est donc pas en soi une mauvaise idée pour des questions interministérielles et de recoupement de services. Il est vrai que le nombre de services qui s'occupent de la même chose - avec diverses conséquences, comme, évidemment, la création de chapelles - est assez hallucinant : vous avez pu le constater en auditionnant les uns et les autres. À cet égard, le compte rendu de vos auditions, disponible sur Internet, est assez impressionnant...
Mais, pour bien connaître la France, je crains que la création d'un haut-commissariat pour mener une réforme de l'administration et réaliser des fusions de services ne revienne à créer une structure supplémentaire qui viendra s'ajouter à celles qui existent déjà.
Je ne sais si vous pensez à un organisme « oecuménique » - ce qui serait une très bonne option. En tout état de cause, il faudra assurer son efficacité.
Je suis profondément européen et je suis de ceux qui pensent que, dans un avenir proche - d'ici à la fin du mois de juin - nous saurons s'il y a véritablement eu ou pas une impulsion vers une gouvernance économique européenne. Si tel n'est pas le cas, il faudra peut-être revenir à une solution franco-française, en mettant toutefois en place toutes les coopérations possibles et inimaginables.
Madame Bouchoux, pour revenir au système américain, sur lequel vous m'avez interrogé, pouvez-vous m'indiquer la durée des nouveaux délais de prescription ?
Je ne suis pas opposé à un tel allongement.
De toute façon, la notion de prescription est liée à celle de délit continu. Cela pourrait donc être l'objet d'une réflexion qui dépasse largement ce cadre pour entrer dans celui des prescriptions en général.
Mais pourquoi pas un délai de dix ans, de trente ans, voire un délai imprescriptible ?
Quand je suis arrivé en Andorre, il n'y avait pas de prescription. Grâce à l'Église, un délai de prescription a été fixé à cent ans, avant d'être ramené à trente ans grâce à l'influence des magistrats français dans les juridictions andorranes. Je suis donc très ouvert en matière de prescription.
À la déchéance de la nationalité s'oppose un principe de droit fondamental international que vous connaissez aussi bien que moi : on ne peut retirer la nationalité qu'à quelqu'un qui en possède une autre. Ce principe a, me semble-t-il, été posé par la convention sur la réduction des cas d'apatridie, signée à New York en 1954.
Permettez-moi une plaisanterie : puisque le président de la République est Coprince d'Andorre, pourquoi ne pas « donner » la nationalité andorrane à ceux à qui l'on aurait retiré la nationalité française ?
Plus sérieusement, la France n'ayant pas la capacité d'attribuer une autre nationalité, je ne vois pas très bien comment la déchéance pourrait être instituée tout en respectant le principe général posé par la convention de New York. En outre, si la philosophie fiscale française évoluait et si l'on rattachait la fiscalité, non plus seulement à la territorialité, mais aussi à la nationalité, vous n'auriez pas besoin d'instituer la déchéance.
Dans le cas contraire, les personnes ayant la chance d'être binationaux ou multinationaux partiront, non pour ne pas payer d'impôts, mais parce qu'elles y verront un rejet de leur mère patrie, une fustigation. Mais, comme je vous l'ai dit, cela concernera très peu de personnes.
J'ai déjà entendu des réactions en Andorre, dont il est très difficile d'acquérir la nationalité : il faut vingt ans de résidence pour devenir andorran. Quelques personnes de ma connaissance qui satisfont cette condition m'ont dit qu'elles prendraient la nationalité andorrane cette année et qu'elles désinvestiraient tout si la France ne voulait pas d'eux. Les réflexions sur l'institution d'une déchéance de nationalité passent très mal, car la relation avec le pays d'origine revêt un caractère émotionnel.
La déchéance est donc selon moi une très mauvaise piste.
En effet, imaginez que cette loi soit votée et qu'elle n'ait aucun effet : cela signifierait que la nationalité française n'a aucune attractivité ! Ce serait encore pire ! Si les gens se moquent d'être déchus de la nationalité française, s'ils considèrent que ne plus payer d'impôts vaut la peine d'être déchu de sa nationalité, on aura prouvé non pas que la France rejette les gens, mais bien que les gens rejettent la France !
Or la France doit être attractive ! La France, c'est le pays des droits de l'homme, c'est le pays de la liberté ; elle a un message à passer. À cet égard, le nombre de ses nationaux doit évoluer à la hausse, et non à la baisse.
Dernier point, cette histoire de France dont on parle a commencé il y a longtemps - nous avons, par chez moi, des grottes préhistoriques qui remontent à 20 000 ans avant Jésus-Christ - et continuera, je l'espère, encore bien longtemps.
Certes, la conjoncture actuelle est marquée par des difficultés importantes, mais, d'une manière ou d'une autre, nous les surmonterons, tous ensemble. Il ne faut donc pas se focaliser sur des mesures aussi brutales et aussi lourdes de sens - et, de surcroît, inefficaces.
En guise de conclusion, je reviens sur la proposition que vous avez appelée de vos voeux : la nécessaire harmonisation fiscale internationale. Je crois que, sur ce point, nous retrouverons la belle diversité que nous avons identifiée à plusieurs reprises.
Pour votre part, quels obstacles à cette nécessaire harmonisation internationale identifiez-vous ?
Ma réponse sera extrêmement brève : il s'agit de la différence culturelle entre les pays de droit romain et ceux de droit anglo-saxon.
Maître, il me reste à vous remercier pour votre participation et pour toutes les précisions que vous nous avez apportées sur la spécificité de la relation de la France avec Andorre et avec la communauté des Français de l'étranger d'une manière générale.
Si je me réfère aux chiffres que la commission a eu à connaître par ailleurs, je note que 1 %, cela représente quand même 15 000 personnes. C'est donc un nombre relativement important.
Dans le cadre de leurs travaux, les membres de la commission ont souhaité s'intéresser à l'aspect du sujet qui touche les sportifs comme les artistes. Il était naturel que nous nous orientions d'abord vers le sport le plus populaire, à rayonnement mondial. Plusieurs approches étaient envisageables, mais, finalement, le bureau de la commission a décidé d'élargir son spectre en décidant d'entendre d'autres acteurs de l'activité sportive que vous représentez.
Il a donc été décidé d'auditionner la personnalité la plus emblématique concernant les professionnels, puisque c'est ce qui intéresse les membres de la commission, avant, peut-être, d'entendre des membres de la fédération et d'autres acteurs.
En tout cas, monsieur Thiriez, vous êtes le premier acteur du monde du football à être entendu et je tenais à vous en remercier, puisque, parfois, nous avons un peu de mal à établir des contacts avec certaines fédérations, ce dont les élus, toutes tendances confondues, se plaignent.
Je vous rappelle, messieurs, que, conformément aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, votre audition doit se tenir sous serment et que tout faux témoignage est passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vais vous demander de prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
Levez la main droite et dites : « Je le jure ».
(MM Frédéric Thiriez, Jacques Saurel et Yann Poac prêtent serment.)
Je vous remercie.
Je vous propose de commencer l'audition par un exposé liminaire puis de répondre aux questions de notre rapporteur, M. Éric Bocquet, et des membres de la commission. Monsieur Thiriez, vous avez la parole.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi d'abord de vous remercier de votre accueil. Je dois vous dire que c'est toujours un plaisir pour moi de venir au Sénat.
Je me souviens avoir participé, il n'y a pas si longtemps, aux travaux sur le sport animés par M. le sénateur Collin. Cet échange fut particulièrement intéressant. Dans le cadre des travaux législatifs, j'ai toujours beaucoup apprécié l'apport de la Haute Assemblée, et Dieu sait s'il y a eu énormément de chantiers législatifs ces dernières années !
Je suis donc honoré d'être entendu par votre commission. En même temps, je vous avoue que j'éprouve un peu d'appréhension, car je ne suis pas sûr de pouvoir vous apporter tout ce que vous attendez, si je lis bien la résolution ayant conduit à la création de cette commission d'enquête. J'espère ne pas faire preuve de trop d'incompétence. En tout cas, je viens avec beaucoup d'humilité.
En préambule, je dirais que mon job, si je puis parler familièrement, n'est pas de faire partir les capitaux, mais de les faire venir, ainsi que des revenus.
Je souhaite dire quelques mots sur le football professionnel et la Ligue de football professionnel en cinq points très rapides. J'espère ne pas trop vous ennuyer.
Le premier point est un rappel de ce qu'est la Ligue. Ce n'est pas une entreprise, bien sûr, mais une association loi de 1901, donc évidemment à but non lucratif. Elle est surtout délégataire de la puissance publique, c'est-à-dire de l'État, pour l'organisation des championnats professionnels. Il s'agit d'une spécificité de la ligue française, par rapport à ses homologues européens. En effet, à ma connaissance, nous sommes les seuls en Europe à avoir ces prérogatives de puissance publique, les autres ligues européennes étant généralement des organismes de nature commerciale. J'y insiste, nous sommes en charge de l'organisation des championnats professionnels et, à ce titre, nous sommes dotés de pouvoirs règlementaire, disciplinaire et tout ce qui va avec. Les seuls domaines qui nous échappent - ce ne sont pas les moins importants, malheureusement - sont l'équipe de France, gérée par la Fédération française de football, les agents de joueurs, lesquels relèvent également de la fédération, heureusement ou malheureusement, et l'arbitrage, aussi de la compétence de la Fédération. Pour le reste, la Ligue est compétente. Telle est la première mission, régalienne, de la Ligue.
La deuxième mission, peut-être la plus apparente, à défaut d'être la plus importante, est de nature commerciale. Je rappelle que nous organisons chaque année à peu près huit cents matchs de football professionnel, lesquels attirent à peu près dix millions de personnes dans nos stades, ce qui fait du football professionnel la première industrie de spectacle vivant en France, sans parler des quelque cent millions de téléspectateurs qui regardent nos championnats chaque année. Ce métier d'organisateur de spectacles est une réalité. Par ailleurs, notre rôle, conféré par la loi, est de centraliser les négociations pour les droits audiovisuels, qui représentent, comme vous le savez, l'essentiel des ressources de nos clubs, très précisément 57 % aujourd'hui. Nous sommes donc chargés de négocier de manière centralisée avec les chaînes de télévision et de répartir le fruit de ces négociations entre tous les clubs professionnels et le football amateur. Ce n'est pas la moindre des missions de la Ligue que d'assurer une répartition solidaire de ce que l'on appelle « la manne des droits télévisés » entre tous les acteurs du football.
En deuxième point, permettez-moi de vous citer quelques chiffres clés sur l'économie du football, simplement pour vous donner un ordre de grandeur. Le chiffre d'affaires du football professionnel, première division et deuxième division confondues, y compris les « ventes » de joueurs - pardonnez-moi cette terminologie journalistique, il faudrait plutôt parler de transferts -, est de 1,5 milliard d'euros. À titre de comparaison, c'est à peu près le chiffre d'affaires de l'industrie du cinéma. Pour autant, nous sommes nettement derrière nos concurrents européens. À cet égard, pour bien comparer les éléments, il faut prendre en compte non pas le chiffre d'affaires complet, « vente » de joueurs incluse, mais le chiffre d'affaires sans cette dernière activité puisque c'est ainsi que raisonnent les autres pays. Si l'on compare les championnats de première division, nous sommes en gros à 1 milliard d'euros de chiffre d'affaires - je vous laisserai un tableau très précis sur ce point -, c'est-à-dire cinquième et, malheureusement, bon dernier des cinq grands championnats européens, puisque le chiffre d'affaires de l'Espagne et de l'Italie se situe aux alentours de 1,6 milliard d'euros, celui de l'Allemagne s'établit à 1,7 milliard d'euros, et celui de la Premier League anglaise, très loin devant, atteint 2,5 milliards d'euros.
J'aimerais dire un mot également sur ce que peut apporter le football professionnel aux finances publiques en général. Je cite souvent un chiffre éloquent, ce qui m'est parfois reproché : ce qu'apportent la Ligue, les clubs de football et les footballeurs professionnels à l'État et aux organismes sociaux en termes d'impôts et de charges sociales représente environ 620 millions d'euros par an. Je tiens à votre disposition la décomposition plus précise de cette somme, laquelle équivaut à peu près au montant des droits télévisés.
Non, les droits télévisés sont dans les 1,5 milliard d'euros du chiffre d'affaires global. La somme de 620 millions représente la contribution fiscale et sociale du football professionnel dans son ensemble.
Si l'on élargit un peu le périmètre économique du football au-delà des clubs, en incluant les partenariats avec des entreprises locales, les fournisseurs des clubs, les chaînes de télévision, les fabricants d'équipements sportifs, la filière économique du football dans son ensemble produit un chiffre d'affaires de 4,5 milliards d'euros et représente 25 000 emplois. Je fournirai à la commission une étude très intéressante réalisée par l'Union des clubs professionnels de football sur ce sujet.
Le troisième point concerne les contrôles qui portent sur les clubs. Vous savez que l'un des sujets de fierté de la France, par rapport à ses concurrents, réside dans le contrôle financier des clubs. Voilà plus de vingt ans, nous avons créé un organisme appelé la Direction nationale du contrôle de gestion, la DNCG, qui est une commission indépendante, consacrée par la loi, ayant pour but d'examiner de manière très serrée, chaque année, les comptes des clubs et leurs comptes prévisionnels pour les trois années qui suivent. Lorsque des éléments lui paraissent anormaux ou mauvais, elle dispose d'un pouvoir de sanction assez étendu, pouvant consister en une simple amende infligée au club, un encadrement de la masse salariale ou une interdiction de recruter de nouveaux joueurs, mais pouvant éventuellement aller jusqu'à la sanction suprême qu'est la rétrogradation en division inférieure. Je dis que nous en sommes fiers parce que nous étions les seuls, jusqu'à récemment, à avoir ce type d'organisme en Europe. L'Allemagne, la Belgique et, un peu, la Suisse s'y sont mis, mais, surtout, à la demande de la France, il faut le dire, Michel Platini s'est inspiré de notre système pour créer au niveau européen un système équivalent, qu'il a appelé « le fair play financier » - une jolie appellation -, qui est en fait une sorte de copie de notre système français de DNCG. J'ajoute, cela peut intéresser la commission, que nous sommes en lien assez étroit avec deux organismes d'État : d'une part, TRACFIN et, d'autre part, le service central de prévention de la corruption du ministère de la justice. Nous avons passé avec ce dernier une convention de coopération pour échanger des informations. Par ailleurs, nous sommes amenés à saisir TRACFIN dès que des capitaux qui nous semblent douteux essaient de s'introduire dans les clubs français, ce qui s'est produit à trois ou quatre reprises, à Nice, Monaco et Marseille. J'en ai d'ailleurs un souvenir personnel assez fort. Grâce à un bon travail avec TRACFIN, nous avons réussi à éviter que des investisseurs douteux ne viennent prendre pied dans le football français, qui doit rester propre.
Le quatrième et avant-dernier point, j'en ai presque fini, monsieur le président, m'amène à évoquer le problème majeur de compétitivité par rapport à nos concurrents, pas tant sur le plan fiscal - je me garderai bien de réclamer, nous ne l'avons d'ailleurs jamais fait, un régime fiscal de faveur pour les footballeurs, lesquels doivent payer leurs impôts comme tout le monde ! - que sur le plan des charges sociales patronales. À cet égard, je me permettrai de vous remettre une étude importante réalisée par l'Union des clubs professionnels de football, qui montre à quel point le football français est défavorisé par le poids des charges sociales. Je vous livre un seul exemple extrait de cette note : prenons un joueur bien payé, à hauteur de 600 000 euros bruts par an - c'est un bon niveau de salaire en ligue 1 française -, son coût total, charges sociales patronales incluses, est de 786 000 euros pour un club français, 676 000 euros pour un club anglais, 630 000 euros pour un club italien, 612 000 euros pour un club espagnol et 611 000 euros pour un club allemand. J'insiste sur ce dernier cas, parce que les Français aiment bien se comparer aux Allemands en général. Voilà un exemple où le même joueur, du fait du poids différencié des charges sociales, va coûter 611 000 euros au club allemand, contre 786 000 euros au club français. Il y a là un véritable problème.
Monsieur le président, vous allez penser que je suis pessimiste, mais le dernier point que je souhaite aborder me conduit à vous alerter sur les dangers qui pèsent sur l'avenir économique des clubs français, du fait de la négociation des droits télévisés pour la période 2012-2016, qui se passe mal, en raison du désinvestissement, soit total, soit partiel, des deux opérateurs français, je veux parler de Canal+, d'un côté, et de Orange, de l'autre.
Orange, qui avait investi 200 millions d'euros dans le football au cours du précédent contrat, s'est totalement désengagé, en tout cas de la télévision. Heureusement, à force de beaucoup de travail, nous avons réussi à attirer un nouveau compétiteur, le groupe qatari Al-Jazeera, qui a permis de pallier, en partie seulement, la défection d'Orange. De son côté, Canal+ poursuit sa stratégie de désinvestissement du football. En effet, ce groupe, qui investissait 600 millions d'euros par an dans le football voilà quelques années, est ensuite passé à 465 millions d'euros il y a quatre ans, pour arriver à 420 millions d'euros aujourd'hui.
L'arrivée d'Al Jazeera est loin de compenser ce désinvestissement des opérateurs français. Il nous manque aujourd'hui 80 millions d'euros par an, simplement pour maintenir les ressources des clubs. À l'heure actuelle, je l'avoue, je ne sais pas comment je vais faire. Je poursuis des discussions avec les opérateurs « mobile », puisqu'il nous reste à vendre les droits pour mobile. La négociation est extrêmement difficile. Pour vous donner un ordre de grandeur, sans trop vous inquiéter, la somme de 80 millions d'euros par an représente à peu près ce que verse la première division à l'ensemble des clubs de deuxième division. Je ne veux pas menacer qui que ce soit, mais vous imaginez bien que les clubs de ligue 1, dont les ressources provenant des droits télé sont en baisse de 80 millions d'euros, et qui, actuellement, versent exactement 90 millions d'euros par an à la ligue 2, ne seront plus aussi attentifs à cette solidarité entre les deux ligues. Derrière se profile le risque d'une explosion, tout simplement, du système français de solidarité entre tous les acteurs du football. On se dirigerait alors vers un système à l'espagnol, où chaque club négocie pour son compte, sans aucune centralisation.
Voilà, monsieur le président, les thèmes sur lesquels je souhaitais insister. Je vous remets les documents que j'ai cités au long de mon intervention, ainsi que le rapport d'activité de la Ligue et les comptes des clubs, puisque le football français est le seul en Europe, aujourd'hui, à publier intégralement les comptes de tous les clubs.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'avoir invité aux travaux de votre commission. Naturellement, j'ai bien noté qu'il s'agissait de l'évasion des capitaux et des actifs hors de France, ce qu'on appelle communément « l'évasion fiscale », puisque les incidences fiscales sont la priorité.
Je vais essayer de brosser en quelques minutes l'étendue du sujet selon deux angles : les clubs sportifs et les sportifs eux-mêmes. Contrairement à mon voisin, je ne me limiterai pas au football. Je parlerai pour l'ensemble des sports, étant entendu que le football professionnel tient la part principale du « gâteau ».
Je commencerai par les clubs.
Nous le savons, en général, ce sont avant tout des sociétés anonymes sportives professionnelles, des SASP, qui gèrent le sport professionnel, en l'occurrence à hauteur de 95 %. On parle donc de sociétés commerciales. On pourrait imaginer que des sociétés commerciales de cette nature puissent « pratiquer » l'évasion fiscale.
Or, contrairement aux autres secteurs socio-économiques, le sport professionnel est en difficulté ; on vient de vous l'expliquer. Mais il a surtout une particularité, qui tient à certains éléments.
D'abord, il est interdit à certaines personnes, à des individus de tenir des participations dans plusieurs sociétés pour la même activité sportive. Et il n'y a pas, à ma connaissance, de sociétés qui dépendent de grands groupes internationaux. Les clubs sportifs, notamment les clubs de football, sont relativement indépendants.
Par conséquent, nous n'avons pas la même relation économique que celle qui peut exister dans le secteur industriel entre une société filiale en France et une société mère au Luxembourg, aux Pays-Bas, voire en Pologne.
De ce fait, vous avez déjà entendu parler des prix de transfert, qui sont l'un des éléments de l'évasion fiscale. Ces prix de transfert ne sont pas connus du monde sportif. Fort heureusement, les joueurs ne sont pas une marchandise. On ne peut pas non plus décréter que le prix d'un joueur venant d'Allemagne est de tel montant plutôt que de tel autre.
Nous n'avons donc pas de groupe de sociétés société mère/société filiale. Nous n'avons pas de prix de transfert. Ce sont des clubs qui sont généralement déficitaires. Si l'on reprend le football professionnel, le rapport sur la dernière saison de ligue 1 montrait que le déficit atteignait tout de même 63 millions d'euros, contre 130 millions d'euros la saison précédente.
Ainsi, l'évasion qui consisterait à transférer un bénéfice réalisé en France par une société française vers une société étrangère, au surplus mère ou filiale, ne peut pas être réalisée à défaut de résultat positif.
Je passe sur le carrousel TVA, qui est également une méthode pour pratiquer de l'évasion fiscale.
Vous allez me dire qu'il n'y a pas d'évasion fiscale dans le sport professionnel aujourd'hui en France... Je ne voudrais pas arriver à cette conclusion. Il existe tout de même un risque ; ce risque, c'est la fraude aux cotisations sociales.
J'entends bien que le sujet est « l'évasion fiscale ». J'étends cela aux prélèvements obligatoires. En effet, comme vous allez le voir, les prélèvements obligatoires, qui comprennent à la fois l'ensemble de la fiscalité pure et les cotisations sociales, constituent un phénomène très important.
Pourquoi les « cotisations sociales » ? Ainsi qu'on vient de vous l'expliquer, les clubs français paient des cotisations sociales d'un montant très élevé. Il y a donc une tendance à vouloir éviter de payer des cotisations sur les rémunérations versées aux joueurs. La tentation est par conséquent de trouver un moyen de rémunérer ces joueurs par des sociétés écran via ce qu'on appelle communément, trop communément à mon avis, « le droit à l'image ».
Récemment, à l'occasion de l'annonce par le candidat François Hollande d'un taux d'imposition de 75 %, un journaliste d'une radio d'informations, qui demandait l'avis de ses auditeurs, disait : « De toute façon, on sait très bien » - il n'en apportait pas la preuve ! - « que les clubs versent une partie des rémunérations sur des comptes offshore. »
J'étais en voiture ; j'ai été un peu surpris d'entendre pareille affirmation. D'abord, il n'y avait aucune démonstration, aucune explication, aucune justification. Je passe sur ce phénomène...
Il n'y a pas de compte offshore, sauf dans certaines situations que la justice a eu à connaître. Il y a eu quelques cas, des procès assez retentissants. J'ai eu l'occasion, puisque je suis basé à Aix-Marseille, de suivre intégralement en 2005 le procès de l'Olympique de Marseille, pendant les quinze jours de débat. J'ai pu mesurer combien certaines pratiques existaient. C'est vrai. Mais plus on met en exergue une pratique, moins elle est généralisée par ailleurs en quelque sorte. C'est parce qu'elle existe en petit nombre qu'on essaie de la monter en épingle. Il est vrai que deux joueurs ont été recrutés à cette occasion par l'Olympique de Marseille. L'un a eu un destin national par la suite, en tant que joueur dans l'équipe de France de 1998. Ils ont été recrutés, et une partie de la rémunération a été payée par le club de Barcelone, qui vendait le joueur à l'Olympique de Marseille, et ce afin d'éviter les charges sociales du nouveau club employeur.
Ce sont donc des pratiques qui peuvent exister, mais qui ne sont pas fréquentes. Elles sont difficiles à mettre en oeuvre. Aujourd'hui, en raison de la DNCG et de contrôles importants, les pratiques de cette nature ne sont pas trop fréquentes.
Voilà pour les clubs. J'en viens à présent aux sportifs.
Je distingue deux types de sportifs : les sportifs qui jouent en équipe, donc dans des sports collectifs, et les sportifs individuels.
Pour les sportifs individuels, le droit à l'image existe aussi, comme, on le verra, pour les sportifs collectifs. Le sportif individuel cherchera à se faire rémunérer pour le droit d'exploitation de son image sur une société qu'il aura créée dans un autre pays, même en Belgique, sans aller chercher un paradis fiscal quelconque.
Quoi qu'il en soit, la France détient un article, l'article 155 A, communément appelé « dispositif anti-abus ». Cette disposition consiste à considérer que la rétribution du droit à l'image versé à la société constituée a en réalité été attribuée au sportif exerçant son activité en France, auquel cas il sera taxé en France.
Pour le sportif individuel, il y a également une échappatoire à l'impôt, que l'on confond avec « évasion » et « fraude » : c'est l'expatriation fiscale. L'expatriation fiscale, c'est la possibilité qu'a tout citoyen de transférer son domicile fiscal à l'étranger. Il y a tout ce qui a été dit sur les citoyens qui partent en Belgique, mais il y a également les sportifs qui vont s'installer en Suisse. Ce n'est pas illégal ; c'est tout à fait légal.
Ils se rendent en Suisse et doivent répondre à certaines conditions. Ils doivent négocier un forfait avec l'administration fiscale helvétique, payer un impôt en Suisse en fonction, bien sûr, du montant des dépenses réalisées dans ce pays, et ils y sont normalement imposés. Cela n'empêche pas tout sportif français ou étranger exerçant une activité en France de payer ses impôts en France sur la rémunération des prestations sportives accomplies en France. Si Jo-Wilfried Tsonga, résident suisse, paie un impôt en Suisse, il paiera un impôt en France en tant que non-résident s'il se produit à Roland-Garros, nonobstant - je vous passe les détails - la retenue à la source qui sera effectuée par l'organisateur du tournoi.
Les joueurs de football, de basket et de rugby ne peuvent pas bénéficier d'un tel régime. Non pas que cela ait été interdit, mais comme ils exercent leur activité principale en France, ils répondent aux conditions de l'article 4 B du code général des impôts. Par conséquent, ils sont résidents fiscaux en France et paieront leurs impôts en France sur leur activité sportive.
Reste bien sûr la possibilité pour ces joueurs d'être rémunérés pour l'exploitation du droit à l'image qu'ils ont concédé, là aussi, à une société qui aura été établie à l'étranger. Encore une fois, le dispositif de l'article 155 A les contraindra à payer un impôt en France sur cette rémunération.
Il n'y a pas que les sportifs. Il y a également d'autres personnes. Je pense à des agents de joueurs, puisque la jurisprudence a défrayé la chronique à ce sujet. De nombreux agents de joueurs se font rémunérer à l'étranger de cette manière ; ils sont imposés en France.
Voilà le cadre fiscal des sportifs professionnels.
Je prie M. Poac de bien vouloir m'excuser de prendre la parole maintenant, mais j'ai un engagement qui m'oblige à quitter cette audition à dix-sept heures dix.
Je vais donc vous interroger, mais ne vous étonnez pas si je pars avant d'avoir entendu toutes vos réponses. Je pourrai en prendre connaissance en lisant le compte rendu de l'audition. Et mes collègues pourront également vous poser d'autres questions.
Monsieur Thiriez, vous avez insisté sur le lien entre la ligue que vous présidez et la puissance publique. Pensez-vous qu'il s'agit d'un avantage ou d'un inconvénient, notamment dans le cadre de la concurrence européenne que vous avez évoquée ?
Vous avez également mentionné vos relations avec TRACFIN. Êtes-vous également soumis, comme les établissements bancaires notamment, à l'obligation de signalement quand vous avez un doute sur l'origine de capitaux que vous voyez apparaître dans les budgets de certains clubs ?
Ensuite, M. Saurel a évoqué les territoires offshore. Je suis moi-même lecteur d'un grand hebdomadaire français réputé consacré à la discipline sportive que vous représentez et j'ai lu un article sur une société appelée Sevco 1270 - cela concerne un club anglais, Arsenal, pour ne pas le nommer -, qui serait une société offshore montée par le club en question pour payer des joueurs ainsi que d'autres personnels du club. En avez-vous entendu parler ?
J'aimerais aussi que vous puissiez nous présenter la loi Beckham, une loi espagnole. Il existe, m'a-t-on dit, des projets de réforme. Est-ce en cours ? Avez-vous des éléments d'information sur ce point ?
À propos des sociétés offshore, vous semblez indiquer que cela ne concernerait pas les clubs français. Toutefois, s'il en existe, sont-elles nombreuses ? Sont-elles installées dans des territoires offshore, c'est-à-dire des paradis fiscaux, pour gérer notamment - vous avez évoqué ce point - certains éléments de la rémunération de joueurs dans des clubs ?
Pour ma part, je suis très fier que la ligue française soit délégataire de l'État, en l'occurrence du ministère des sports, pour l'organisation des championnats.
Je vous assure que c'est une lourde responsabilité. Il s'agit d'organiser 800 matchs par an dans le climat que vous voyez à la télévision, un climat qui peut malheureusement être parfois épouvantable. Chaque samedi soir, je suis auprès de mon téléphone en me demandant si nous aurons des blessés, voire un mort. C'est une responsabilité extrêmement lourde, mais je la prends très au sérieux.
En outre, l'avantage que nous avons aussi en France - encore une fois, c'est un exemple unique par rapport aux autres ligues européennes, que je connais bien, puisque je suis vice-président délégué des trente ligues européennes -, c'est que nous associons les acteurs du jeu aux organes de décision.
Dans toutes les ligues européennes, ce sont les clubs qui dirigent la ligue. Chez nous, les clubs sont même minoritaires au conseil d'administration de la ligue, qui comprend les organisations syndicales de joueurs, d'entraîneurs, d'arbitres, d'employés administratifs des clubs, ainsi que des personnalités dites « qualifiées » ou indépendantes. Celles-ci ont la majorité. Ainsi, les clubs n'ont en réalité pas la majorité au conseil d'administration de la ligue.
À mon sens, c'est un gage d'indépendance et de recul par rapport parfois au point de vue des clubs, qui sont tout de même quelquefois très obsédés par leur intérêt particulier.
J'en viens à la deuxième question. Oui, monsieur le sénateur, je suis soumis à l'obligation de signalement ! Il m'arrive régulièrement de faire des signalements.
La société Sevco 1270 a été constituée en 2005 par Arsenal pour rémunérer une partie des joueurs de ce club. Elle utilisait deux comptes bancaires offshore dans les îles anglo-normandes.
Il faut le savoir, de nombreux joueurs étrangers ne sont pas domiciliés fiscalement en Grande-Bretagne ; ce sont ce qu'on appelle des « résidents ordinaires ». Or ils bénéficient en quelque sorte de l'avantage de la remittance basis : ils ne seront soumis à l'impôt en Grande-Bretagne que sur la rémunération perçue dans ce pays pour l'activité qu'ils y ont exercée. En revanche, ils ne seront pas soumis à l'impôt en Grande-Bretagne pour toutes les sommes pour lesquelles ils ont été rétribués à l'étranger, à la seule condition qu'ils ne rapatrient pas lesdites sommes en Grande-Bretagne de manière directe ou indirecte. Si un joueur utilisait en Grande-Bretagne la carte du compte bancaire qu'il détient à l'étranger, ne serait-ce que pour payer un restaurant, il serait alors taxable. Voilà pour Sevco 1270.
Je souhaite avoir une précision. Si je comprends bien ce que vous nous indiquez, le système fonctionne avec l'accord de l'autorité de tutelle, c'est-à-dire du gouvernement britannique. Il y a donc une tolérance.
Vous nous dites que ce sont les plus compétitifs, mais il y a une concurrence déloyale. C'est bien cela ?
Il s'agit donc non pas d'une fraude, mais d'une incitation. Le dispositif ne procède pas de la seule volonté du club ; il a été accepté par les autorités politiques. Nous sommes bien d'accord ?
Tout à fait. D'autant qu'il y a trois types de résidents domiciliés en Grande-Bretagne.
Vous avez évoqué la loi Beckham. C'est une loi qui s'appliquait - j'emploie l'imparfait - uniquement en Espagne. Lorsque David Beckham a été recruté pour intégrer le Real Madrid en 2004 ou en 2005, ses avocats, qui étaient assez nombreux, sont arrivés à Madrid et ont demandé l'institution d'une loi de faveur pour lui. C'est pour cela que cette loi a ensuite été appelée « la loi Beckham ». David Beckham et tous les joueurs étrangers bénéficient d'un abattement sur la base imposable à l'impôt sur le revenu en Espagne. Soit dit en passant, cela a fait bondir un des grands joueurs du Real Madrid, Raul, un espagnol, qui n'a pas du tout apprécié. Cette loi a perduré à peu près quatre ans. C'est le précédent président du Conseil qui a été amené à la faire supprimer voilà environ deux ans.
En revanche, en France, nous avons ce dispositif. C'est, depuis 2008, l'article 155 B du code général des impôts. La loi adoptée en 2006 valait uniquement pour les techniciens étrangers. Pouvaient en bénéficier, par exemple, les Allemands venant travailler à Airbus à Toulouse ou les Japonais venant travailler à ITER à Cadarache. À partir de 2008, on en a étendu le champ d'application. Et les joueurs peuvent en profiter.
En effet, sous certaines conditions, ils peuvent bénéficier d'un abattement de 30 % sur leur revenu perçu du club, nonobstant le fait qu'ils peuvent également y ajouter - ce n'est pas « ou », c'est « et » - le lissage de leur revenu tiré de l'activité sportive. Ce lissage va consister, articles 84 A et 100 bis du code général des impôts, à lisser sur trois ans ou cinq ans, en général cinq ans, le revenu perçu.
Si un joueur étranger vient en France - le cas auquel je fais référence se remarque davantage dans le monde du rugby que dans celui du football - et est recruté pour un salaire de 600 000 euros, avec le lissage sur cinq ans, on va d'abord pratiquer l'abattement de 30 %. Nous ôtons donc 180 000 euros ; cela fait 420 000 euros. Sur cinq ans, on va diviser le revenu par cinq - comme le joueur n'a pas été fiscalisé en France sur les années n-1, n-2, n-3, n-4, c'est zéro -, et c'est évidemment reporté ensuite...
Je souhaite apporter une précision.
C'est le régime des impatriés. Il ne faut tout de même pas considérer que c'est une niche fiscale propre au football. Je me permets de le rappeler. Il n'y a aucun régime particulier pour les footballeurs dans notre pays, et heureusement ! Le régime des impatriés est valable pour tout le monde. Il concerne actuellement, si mes connaissances sont exactes, 60 footballeurs sur 1 200 joueurs professionnels.
Je voudrais poser une dernière question avant de partir.
Certains propriétaires de club, certains présidents, participent au budget de leur club, par exemple via des abandons de créances ou des versements directs. Cela ne peut-il pas être parfois, notamment à l'occasion de transferts de joueurs, un vecteur d'évasion fiscale ? N'a-t-on pas eu dans l'histoire récente des expériences de ce genre dans certains clubs français ?
Un conseiller fiscal de la Ligue de football professionnel. Si je peux me permettre d'intervenir, je peux vous apporter quelques éléments de réponse.
Si une personne physique qui est à la fois président et associé d'un club consent un abandon de créances, elle aura a priori plutôt tendance à s'appauvrir au profit de son club. En consentant un prêt, elle prend un risque financier.
Je ne vois pas, sauf si vous avez des précisions sur ce point, comment cela pourrait être une source d'évasion fiscale.
Nous vous poserons la question par écrit, de manière plus détaillée.
Je remercie nos interlocuteurs, qui ont répondu par avance à un certain nombre de questions.
Je remercie en particulier le président Thiriez d'avoir fait référence au rapport que j'avais consacré à l'économie du football professionnel. Je constate qu'il s'en souvient parfaitement.
Je voudrais rappeler un élément. À l'occasion, justement, de la rédaction de ce rapport, j'ai eu un bref entretien avec le président d'un grand club de football de l'époque ; c'est toujours un grand club, mais le président a changé. Je lui ai demandé des comptes certifiés de son club, il m'a répondu ne pas en disposer. Il m'a même dit « préférer payer l'amende. » C'était en 2004.
Pouvez-vous nous dire si les choses ont évolué depuis ? D'après vos propos, il semble que ce soit le cas, mais j'aimerais que vous reveniez sur ce point.
Par ailleurs, je me souviens d'un acteur du football de l'époque qui avait refusé de contribuer à nos travaux, en m'indiquant craindre de finir au fond de la Seine, les pieds coulés dans une dalle de béton. Je précise que cette personne est toujours dans le milieu du football ; j'ignore si elle est toujours active dans le marché des transferts.
Et je voudrais évoquer les transferts, qui - vous l'avez rappelé - occupent une place importante dans l'économie du football. Pouvez-vous m'indiquer quels contrôles des transferts sont effectués ? Considérez-vous qu'ils doivent être mis à niveau ? Les choses vous paraissent-elles parfaitement satisfaisantes à cet égard ?
Enfin, et toujours en référence à ce rapport de 2004, j'avais proposé de réfléchir à la mise en place d'un salary cap, sans grand succès, je l'avoue. Cette proposition avait été formulée auprès des instances du football, et même de tous les sports professionnels. Pensez-vous pour votre part qu'une telle mesure permettrait de réguler les salaires dans le football ? Ou serait-elle contournée par un dispositif ad hoc ?
Sur les comptes non certifiés, j'avoue que je suis tout de même très surpris, parce que je ne vois pas comment aujourd'hui une société anonyme peut échapper à l'obligation de faire certifier ses comptes par son commissaire aux comptes.
Dans le football, c'est particulièrement rigoureux. Non seulement il faut faire certifier ses comptes par les commissaires aux comptes, comme pour toute société, mais, en plus, il faut ensuite aller en justifier et « discutailler » le bout de gras devant la Direction nationale du contrôle de gestion. C'est donc en fait une « double peine ».
D'ailleurs, les présidents de club s'en plaignent. Ce à quoi je leur réponds que c'est comme cela et que c'est justement la fierté de la France d'avoir une régulation très forte sur les finances des clubs.
En tout cas, le système est rigoureux, et les présidents de club s'en plaignent.
Sur le salary cap, je vous répondrai : « Oui, mais... ».
En pratique, une mesure comme le salary cap, au sens où vous l'entendez, c'est-à-dire la fixation d'une limite absolue, je suppose, en valeur monétaire - il s'agit par exemple de dire : « aucun salaire ne pourra dépasser 1 million d'euros -, n'est possible qu'à l'échelle européenne, voire mondiale. Si on crée un salary cap au niveau national, vous imaginez bien que cela va considérablement handicaper le football français.
Donc, oui, c'est imaginable au niveau européen, voire mondial.
En revanche, ce qui est très possible, et qui existe d'ailleurs en pratique en France, c'est une sorte de salary cap, mais en pourcentage : la masse salariale ne doit pas dépasser x %, en gros 70 %, du chiffre d'affaires du club.
C'est le cas aujourd'hui. La DNCG regarde cela de très près. Si, dans un club, la masse salariale dépasse 70 % du chiffre d'affaires, on passe en contrôle de masse salariale, avec interdiction de recrutement, etc.
Il y a beaucoup de clubs italiens ou espagnols dans lesquels la masse salariale représente 120 % ou 130 % du chiffre d'affaires ; 130 % du chiffre d'affaires !
Et comme on a parlé de concurrence déloyale, je voulais en profiter pour rappeler que l'Espagne nous pose un énorme problème. Il n'y a pas que l'histoire anglaise.
Vous avez vu, et c'est la vérité, que les clubs espagnols sont extrêmement endettés par rapport au fisc espagnol. Ils doivent, me semble-t-il, 750 millions d'euros au fisc espagnol, qui, dans sa grande générosité, leur a accordé un délai jusqu'en 2020, je crois, pour apurer leurs dettes.
Je dois vous dire que je réfléchis très sérieusement avec mes clubs à porter plainte devant la Commission européenne pour aides d'État. Car, malheureusement, je ne pense pas que « le fair play financier » de Michel Platini permette d'appréhender ce type de comportements. Je crains que cela ne lui échappe. En revanche, porter plainte pour aides d'État me paraît tout à fait envisageable.
Enfin, le contrôle des transferts est aujourd'hui très régulé. Les transferts internationaux passent tous par la FIFA avec ce qu'on appelle le transfer matching system, ou TMS. Tous les chiffres sont sur la place publique. Aujourd'hui, aucun transfert ne peut être occulte. Les montants sont connus. C'est aussi le cas au niveau français.
J'avoue que je ne vois pas ce que l'on peut faire de plus... Si ! Ce que l'on pourrait faire, c'est arrêter enfin de payer des commissions d'agent en pourcentage du montant des transferts. C'est cela le vrai scandale ! Il n'est pas normal que les agents soient rémunérés au pourcentage sur le montant des transferts. Il faut une loi. Je souhaiterais qu'il y en ait une pour interdire une telle pratique. Les agents gagnent beaucoup trop d'argent, au détriment des clubs et des joueurs.
Je voulais juste faire une remarque de pure forme.
J'aimerais bien que toutes les personnes qui s'expriment prêtent serment, quelle que soit leur qualité.
Vous avez raison, ma chère collègue. Veuillez donc considérer que la prise de parole du conseiller fiscal de la Ligue de football professionnel provenait de M. Thiriez.
Mais, sur la forme, vous avez raison. D'ailleurs, les propos qui ont été tenus n'étaient en rien « révolutionnaires » ; ils étaient simplement de nature à éclairer nos travaux.
Il n'y a aucun souci. D'ailleurs, j'ai beaucoup apprécié les interventions.
La question que je voulais poser paraîtra peut-être connexe. J'entends bien ce qui a été dit sur le poids des agents et sur la moralisation que vous prônez, monsieur Thiriez. J'aurais voulu connaître votre avis sur tout ce qui se développe s'agissant des paris en ligne et des paris en parallèle.
N'y voyez-vous pas également une niche à fraude et évasion fiscales ? D'ailleurs, vous-même, comme beaucoup de monde, pourriez en pâtir, en plus des contribuables. Quelle est votre analyse sur la vogue des paris divers, notamment sur Internet, qui se propagent assez rapidement et dont les conséquences sur l'économie de votre secteur sont sans doute importantes ?
Madame la sénatrice, je suis très heureux que vous me posiez la question des paris en ligne, parce que je vous assure que nous avons beaucoup travaillé sur ce point et que la législation adoptée par la France est enviée dans tous les pays d'Europe.
Je dis bien : dans tous les pays d'Europe. À chaque réunion européenne où je vais, chacun nous dit : « Comment avez-vous fait en France pour faire passer cela ? Nous voudrions faire pareil chez nous, mais nous n'y arrivons pas, car c'est difficile. Aidez-nous ! »
D'abord, nous, et moi en particulier, n'avons jamais demandé la libéralisation des paris en ligne. Nous ne sommes pas demandeurs. Cela ne nous rapporte rien, et je m'en méfie. Dès l'instant où le poison du soupçon peut peser sur un match, l'éthique du football est atteinte et la crédibilité même de la compétition peut être menacée.
Nous avons subi la libéralisation des paris en ligne. Nous ne l'avons pas demandée, et nous n'en avons tiré aucun bénéfice. Au contraire. Cela nous a créé beaucoup de soucis.
Vous avez vu que, par exemple, récemment, il y a eu une alerte sur un match. Je vais vous dire ce que nous avons fait, d'ailleurs avec l'aide du Parlement, et notamment du Sénat. Nous avons fait admettre, pour la première fois en Europe, que le droit d'exploiter les paris en ligne appartenait aux organisateurs des compétitions. Outre l'agrément officiel délivré au nom de l'État par l'Autorité de régulation des jeux en ligne, l'ARJEL, l'organisateur de la compétition, c'est-à-dire la Fédération ou la Ligue, doit autoriser tel opérateur à intervenir sur ces compétitions. Ce droit de propriété s'accompagne d'une redevance de 1 % d montant des mises, qui nous sert à financer la surveillance et le dispositif d'alerte des paris en ligne.
C'est ce que nous faisons. Honnêtement, cela marche très bien, pour ce que nous pouvons voir. Notre prestataire, qui est d'ailleurs le même que celui de l'UEFA, s'appelle Sport-Radar.
Depuis la libéralisation, nous avons eu deux alertes - ce n'est pas beaucoup -, chaque fois sur des matchs que je qualifierais de « secondaires », de deuxième division : une fois sur un match Tours-Grenoble, et l'autre, tout récemment, sur un match Istres-Lens.
Comment cela fonctionne-t-il ? Nous sommes alertés soit par l'ARJEL, soit par notre opérateur, Sport-Radar. Dans ce cas, d'une part, les opérateurs de paris en ligne suspendent la cote et arrêtent les opérations de paris et, d'autre part, nous donnons des consignes très spécifiques aux officiels sur le match, c'est-à-dire arbitres, délégués, pour qu'ils regardent s'il y a des choses anormales dans le déroulement du match.
Ensuite, généralement, l'ARJEL saisit le parquet. Nous nous mettons à disposition du service des courses et jeux, qui est notre partenaire dans ce domaine. Nous l'avons fait encore tout récemment pour l'affaire Istres-Lens. L'enquête se poursuit, et on a le résultat.
Pour tout vous dire, dans l'affaire Tours-Grenoble, le service des courses et jeux n'a finalement rien trouvé. L'affaire a donc été classée. Pour l'affaire Istres-Lens, qui ressemble tout à fait à l'affaire Tours-Grenoble - il s'agit de montants anormaux de mise, d'ailleurs très localisés géographiquement -, nous attendons les résultats de l'enquête. Mais si ça se trouve, l'affaire sera aussi classée.
Je ne réponds donc pas complètement à votre question, parce que j'avoue mon incompétence sur l'aspect « évasion fiscale ». Ce que je peux vous dire, c'est que, pour nous, c'est un souci, et pas du tout un bénéfice. Nous essayons de faire notre travail du mieux que nous pouvons. En Europe, tous les pays aimeraient bien avoir une législation sur le modèle de la loi française.
Mon intervention globale, qui n'a rien à voir avec la fraude, concerne le monopole de Canal+, ainsi que son désengagement.
En fait, ce n'est pas fini. Canal+ a saturé le football avec les championnats anglais, espagnol, italien et maintenant allemand. Dès lors qu'il y a saturation avec un produit concurrent, le public compare.
Par exemple, si on a le lundi soir un match de deuxième division - cela arrive - sur une des chaînes et un grand match anglais sur Canal+ Sport, le match de deuxième division n'a aucune de chance de faire un succès d'audience !
À mon sens, votre délégation de l'État doit vous permettre d'intervenir sur cette saturation. Car le processus n'est pas terminé. Certes, cette fois-ci, ils y sont allés à reculons. Mais, en réalité, ils ont les droits anglais ou espagnols pour des « queues de cerise », par comparaison avec ce que paient les vrais opérateurs en Angleterre ou en Espagne.
Cette saturation est donc une politique complètement délibérée. Ils ont tout fait pour que la chaîne généraliste se retire et se contente de l'équipe de France ; elle a quand même des matchs, mais seulement ceux de l'équipe de France.
Dans le même temps, vous avez les grands championnats étrangers.
À mon avis, et il est partagé par tous les braves gens qui vont regarder des matchs, à terme, ce sont les quatre, cinq ou six grands clubs français ayant un potentiel de télévision qui prendront le match et qui négocieront directement.
Sur ce qui nous intéresse, je pense que le vrai problème, ce sont les agents et les sociétés d'agent. Ils sont parfaitement organisés. Un certain nombre de questions se posent. Qui paie les agents ? J'avais cru comprendre qu'ils devaient recevoir du joueur, et pas du club. Finalement, ils reçoivent des deux. On ne sait jamais trop d'où cela vient.
Par exemple, les agents sont très présents pour la moitié des joueurs de l'équipe de France, avec des problèmes d'influence qui sont incontestables. Je crois donc qu'il faudrait clarifier leur mode de paiement. Il faudrait qu'ils aient un statut un peu plus adapté au contexte européen.
J'en viens au problème de Michel Platini, celui du « fair play financier » par rapport aux grands clubs espagnols. Je doute qu'il parvienne vraiment à faire évoluer les choses dans le bon sens.
Il y a la question de la fiscalité. Voilà quelques années, le Real Madrid devait à la ville de Madrid. Celle-ci a racheté les terrains pour faire de l'immobilier, et cela a permis de renflouer le club. Le dispositif s'est tellement institutionnalisé que je ne vois pas ces grands clubs renoncer à leur standing actuel.
À mon sens, s'agissant de la question du fair play financier, nous allons avoir beaucoup de difficultés si nous n'arrivons pas à trouver des solutions sur les droits télévisés, et notre problème actuel de compétitivité ne pourra que s'aggraver.
Aujourd'hui, grâce à notre système de solidarité entre les clubs, le treizième peut devenir champion de France. Mais le jour où seuls les quatre ou cinq grands clubs pourront véritablement commercialiser leurs droits, la situation risque d'être fort différente. Ce serait dommage.
Que pouvons-nous faire en tant que parlementaires ? De mon point de vue, Canal+, qui est un véritable hérisson de chaînes diverses et qui peut tout diffuser à tout moment, pose un vrai problème de monopole. Tout va être saturé. Vous aurez beaucoup de mal à trouver des moyens financiers.
Ma dernière question concerne les Qataris, qui investissent beaucoup ici. Savez-vous, monsieur Thiriez, si tous les salaires et avantages sont vraiment versés sur le territoire français - j'ai du mal à le croire -, ou si une partie est versée en d'autres lieux ? Dès lors qu'une partie des salaires sont versés au Qatar ou ailleurs, je pense qu'il y a là une évasion quasiment inhérente à ce genre d'investissements.
Ce sont des sujets tellement passionnants qu'on a vraiment envie d'en parler pendant des heures.
Qui, et c'est une vraie question, paie les agents ? Dans toute l'Europe, ce sont les clubs. D'ailleurs, c'est pareil pour les agents d'artistes ; c'est le producteur, et non l'artiste, qui paie l'agent.
En 2004, nous avions demandé et obtenu du législateur la reconnaissance - il y avait une ambiguïté dans la loi - de la possibilité pour les clubs de payer l'agent, à condition que ce soit totalement transparent et que le joueur soit d'accord. Tout allait donc bien, tout était transparent, jusqu'au jour où ce système est tombé à l'eau. En effet, il a été décidé - je crois que c'est un amendement fiscal à un projet de loi de finances - que cela ne pouvait plus marcher et que la commission d'agent versée par le club devait être considérée comme un avantage en nature pour le joueur, donc imposée au nom du joueur.
Résultat : aujourd'hui, c'est, je l'avoue, la cacophonie la plus totale et les clubs eux-mêmes ne savent plus comment faire. Une intervention urgente du législateur s'impose donc. Ce qui m'ennuie, c'est que je ne suis pas responsable du problème des agents ; cela relève de la Fédération. J'aimerais bien m'en occuper. Il faut vraiment une intervention du législateur pour clarifier définitivement ce point.
À mon avis, le système qu'on avait mis au point avec le législateur en 2004 était parfait et irréprochable du point de vue de la transparence. Maintenant, c'est catastrophique !
À propos de Canal+, vous avez évoqué le spectre de l'éclatement de la centralisation des droits et de la négociation individuelle. Ce serait une catastrophe terrible ! Je suppose que nous sommes tous d'accord sur ce point.
La centralisation des droits par les ligues, c'est le sens de l'Histoire. Même les Italiens, après avoir été des partisans de la négociation individuelle club par club pendant des années, sont enfin venus à la centralisation. Et, d'ailleurs, ils ont augmenté leurs droits télé de 30 % avec la centralisation. En Espagne, c'est - pardonnez-moi l'expression - un « foutoir » innommable ; on ne sait même pas officiellement quel est le montant des droits télé.
Par conséquent, tous mes efforts seront faits pour maintenir cette centralisation. Sans centralisation, il n'y aura plus de solidarité, non seulement entre les clubs de première division, mais aussi au profit du football amateur. Je rappelle tout de même que nous versons 17 millions d'euros à la Fédération sur les droits télé, 35 millions d'euros au titre de la taxe Buffet pour l'ensemble des sports autres que le football et 90 millions d'euros à la deuxième division sur les droits de la première division.
Quant à Canal+, vous avez prononcé le mot décisif : « monopole ». Je crois savoir que l'Autorité de la concurrence s'en occupe enfin aujourd'hui. Leur stratégie - je le dis sans agressivité, c'est mon partenaire - est très simple : c'est à chaque fois d'éliminer la concurrence. Il y avait TPS qui leur faisait concurrence ; ils ont réussi à tuer TPS. Ensuite, le groupe Orange est apparu sur le marché, et nous l'avions aidé à venir ; ils ont réussi à dégoûter Orange, qui s'est retiré de la télévision.
On a alors sollicité d'autres concurrents étrangers, puisqu'il n'y en avait plus en France. Ce fut le cas du groupe américain ISPN et du groupe qatari Al-Jazeera. Heureusement que l'un des deux est venu ! Sinon, nous serions morts aujourd'hui ; nous pourrions déposer le bilan des quarante clubs de football français.
Enfin, concernant le Qatar, je voudrais vous rassurer sur la manière dont cela fonctionne. Les salaires ne sont pas versés au Qatar. Tout est parisien. D'ailleurs, j'ai beaucoup apprécié ce qu'a fait le président du Paris Saint-Germain, M. Nasser Al-Khelaïfi. Sa première démarche après m'avoir rencontré voilà quelques mois a été de demander à être entendu par la DNCG.
Je vous assure que ce sont des gens - cela fait un an et demi que je négocie avec eux des choses compliquées - extrêmement rigoureux.
En vous entendant, on a un peu l'impression que le modèle économique du football français est en train de changer, et très rapidement. Non seulement il change rapidement, mais en plus il nous échappe jusqu'à un certain point.
Je reviens sur ce que vous avez dit à propos de la « solidarité », terme que vous avez utilisé deux fois, dans la réglementation qui est la nôtre sur le territoire national. La solidarité, c'est quand même une vertu.
Vous avez reconnu, et je crois partager votre avis sur ce point, que notre cadre juridique de fonctionnement était plutôt satisfaisant par rapport à d'autres pays, même s'il pouvait être imparfait.
Vous avez évoqué la solidarité entre la première division et la deuxième division.
À mon sens, l'évolution actuelle est largement incontrôlable. Il s'agit de puissances d'argent qui ne fonctionnent pas forcément sur les mêmes bases. Vous avez fait référence au cas espagnol, dont le mode de fonctionnement semble le plus erratique.
Il n'en demeure pas moins que Canal+ est effectivement un monopole - Le Figaro a publié aujourd'hui un grand article qui n'a pas dû vous échapper - et est devant l'Autorité de la concurrence. Si vous me permettez l'expression, Canal+ devra être un jour désossé pour être plus conforme aux règles de la concurrence, du moins telles que nous les concevons sur le territoire national.
Comme le groupe Orange est déjà évincé, on voit monter en puissance des forces étrangères, le Qatar, pour ne pas le citer. Pas plus tard que ce matin, ce pays a annoncé être prêt à investir - vous rectifierez si j'ai mal compris - plusieurs centaines de millions d'euros pour agrandir le Parc des princes.
Il s'agit de sommes colossales. Peut-être que je ne comprends pas très bien les règles du jeu - en m'adressant à vous, j'essaye justement d'avoir un point de vue un peu plus éclairé sur les questions que nous nous posons -, mais je m'interroge tout de même sur les conséquences possibles à terme.
Ce matin, j'ai entendu le président du Paris Saint-Germain déclarer en anglais : « Nous voulons faire du Paris Saint-Germain un club d'envergure internationale au même titre que les grands clubs comme le Barça ou le Bayern de Munich. » C'est tout à son honneur, mais cela peut avoir des conséquences.
En effet, si cette démarche peut dans un premier temps flatter notre fierté, quid à terme des autres ? Lorsque Canal+ sera placé en situation de respecter la concurrence - cela va prendre peut-être un certain temps, mais cela viendra tôt ou tard -, nous aurons un mode de diffusion éclaté.
On pourrait alors se retrouver avec deux ou trois clubs véritablement intéressants. Quant aux autres, ils seront du niveau de la deuxième division, avec tout le respect qu'on peut avoir pour la deuxième division, ou, pire, de la division d'honneur. Tout cela parce qu'on n'arrivera plus à suivre dans le modèle vertueux que nous nous sommes donné et que vous avez souligné à plusieurs reprises.
Mon propos n'est pas du tout ironique, ni calculé, ni stratégique. Je crois que la situation est dangereuse pour nous. Le président du Paris Saint-Germain est non seulement en mesure d'investir, et très rapidement, 400 millions d'euros dans la construction du stade, mais il dispose en plus de toute une armada audiovisuelle étrangère, sur laquelle il va naturellement s'appuyer - si j'étais à sa place, c'est ce que je ferais - pour évincer nos organes de diffusion audiovisuelle nationaux.
C'est sur cela que je voulais vous interroger.
Le sujet est tellement intéressant qu'il mériterait en réalité des heures d'échanges.
Je comprends parfaitement vos craintes. Je les partage, mais en partie seulement.
Oui, le modèle économique du football en France doit changer. Mais dans quel sens ? Le retard considérable que nous avons en France n'est plus sur les droits télévisés, puisque nous avons réussi depuis quelques années à nous mettre à peu près au niveau des droits de nos concurrents en Europe.
Le retard considérable que nous avons, c'est sur les stades. La vétusté de nos stades est indigne d'un pays qui se prétend une grande nation de football.
Et c'est d'ailleurs précisément pour cela que j'ai été à l'origine, avec d'autres, de l'idée d'organiser en France l'Euro 2016. C'est afin de refaire nos stades. Nous avons aujourd'hui dans les cartons neuf à dix projets de stades neufs ou complètement rénovés. Vous avez été impressionnés par les 400 millions d'euros que le Qatar est prêt à mettre sur le Parc des princes pour le Paris Saint-Germain, mais vous savez comme moi que le stade de Lille coûte encore plus que cela. Le stade de Lyon, qui est entièrement financé par le privé, coûte plus de 400 millions. Marseille va investir des sommes considérables dans son stade, tout comme Bordeaux. Et, quelque part, tant mieux ! Cela permettra de nous rapprocher du modèle allemand, où les recettes de stade sont à un niveau quand même convenable, alors qu'elles sont très faibles en France.
Reste la question de la solidarité. La solidarité, c'est la Ligue qui en est le garant, à travers les droits télévisés. En l'occurrence, et j'espère que j'aurai votre soutien, il faudra que cela demeure toujours comme cela.
Les droits télévisés centralisés assurent aujourd'hui 57 % ou 58 % des ressources des clubs. Ce sera sans doute un peu moins dans l'avenir si les recettes de billetterie augmentent avec les stades, mais ce sera toujours environ la moitié des recettes des clubs. C'est là-dessus que l'on pourra jouer pour assurer une répartition équitable et solidaire permettant à chacun, comme vous le dites très justement, de tenter sa chance dans un championnat à vingt, et non un championnat à deux, comme c'est le cas en Espagne. En Espagne, il y a deux clubs ; nous, nous avons un championnat à vingt.
D'ailleurs, la victoire de Montpellier, même si les techniciens et les spécialistes font la fine bouche, me ravit personnellement. En effet, vous avez observé qu'en cinq ans nous avons eu cinq champions différents. C'est unique en Europe. Ailleurs, ce sont toujours les mêmes qui gagnent : Manchester, le Real Madrid... Chez nous, on a eu Montpellier, Lille, Marseille, Bordeaux et Lyon sur les cinq dernières années : cinq champions différents ! C'est cela que nous aimons. Ce ne sont pas toujours les mêmes qui doivent gagner.
Notre débat montre la nécessité d'une harmonisation des règles en Europe. Il est temps.
Ma question s'adresse à M. Yann Poac. Je voudrais lui demander en quels termes se posent les questions d'optimisation fiscale pour les sportifs professionnels.
Je classerai les sportifs professionnels dans une catégorie plus globale, celle des particuliers à hauts revenus.
Comme M. Saurel le soulignait, d'un point de vue corporate, il n'y a pas d'évasion fiscale au niveau des clubs. Il y a un encadrement d'un point de vue juridique et comptable, et il y a l'organe interne à la Fédération qui contrôle les clubs.
Inversement, je n'imagine pas qu'une partie des rémunérations soient au Qatar. Et quand bien même ce serait le cas, le problème est non pas de sortir l'argent, mais de pouvoir l'utiliser un jour.
Ce sont des articles de presse qui laissent supposer certaines situations...
Dans les faits, le système est tout de même très contraignant, et il est difficile de passer outre, de surcroît pour un résultat dont l'efficacité est loin d'avoir fait ses preuves.
Par conséquent, qu'il s'agisse de sportifs, d'acteurs ou de particuliers à très hauts revenus, nous ne sommes pas dans le cadre des niches fiscales ou du plafond des niches fiscales. Par rapport au montant des revenus, cela ne rapporterait rien.
Ces particuliers vont se concentrer sur leur revenu global imposable, c'est-à-dire essayer de minorer ce revenu global imposable par des dispositifs légaux, comme la loi Malraux ancien régime ou les monuments historiques, qui permettent aussi de maintenir un certain patrimoine en l'état.
Ils vont donc attaquer ce revenu global dans des proportions qui peuvent être très importantes pour le commun des salariés en France, mais qui nécessitent aussi beaucoup de liquidités.
Le dispositif est tout à fait légal. En fonction de leur choix et de la rentabilité de l'investissement, ils vont s'orienter là-dessus, et pas sur des montages avec des sociétés offshore ou autres.
En fait, je ne vois pas comment des clubs pourraient avoir recours à de telles pratiques. Du point de vue des écritures, cela me paraît très compliqué. Ou alors il s'agit vraiment de dispositifs très particuliers.
J'ai trouvé très intéressant le débat sur l'économie du football professionnel et les difficultés rencontrées, ainsi que les comparaisons européennes. Simplement, on est largement sorti du cadre de la commission d'enquête sur l'évasion fiscale. Je souhaite donc y revenir.
Vous considérez, je le comprends, qu'il n'y a ni système ni filière organisés d'évasion fiscale dans le football professionnel.
Peut-être des joueurs très bien payés utilisent-ils des dispositifs d'évasion fiscale, mais comme des cadres d'entreprise très bien payés ou des personnes avec un patrimoine très important qui chercheraient à optimiser leur fiscalité via les dispositifs que nous avons déjà beaucoup évoqués ici.
En revanche, à votre connaissance, il n'y a pas de système d'évasion fiscale dans les clubs.
Si j'ai bien compris, mais je n'ai pas forcément bien tout entendu, il y a la question des droits à l'image qui pourraient être reversés dans d'autres pays.
Vous vous inquiétez sur la possibilité de faire rentrer de l'argent versé dans d'autres pays. Mais, si ce n'était pas le cas, il n'y aurait pas d'évasion fiscale ! Il y a évidemment des systèmes qui permettent à des revenus versés dans des paradis fiscaux de revenir en France ; personne n'a envie de passer sa vie au Liechtenstein. Il est donc certain que le système fonctionne dans les deux sens.
Mais, pour le football, considérez-vous vraiment que, hormis sur le droit à l'image, il n'y a ni système de versement à l'étranger ni possibilité d'en organiser ?
J'ai aussi une question annexe, puisque je découvre le problème des agents. Quel est, en pourcentage, la rémunération d'un agent qui opère le transfert d'un joueur ?
Généralement, c'est 10 %. C'est beaucoup trop.
En effet. Si 10 % de 100 000 euros, ça va, 10 % de 1 million d'euros ou de 10 millions d'euros, c'est insupportable et totalement injustifié !
Pour être agent en France, il faut être licencié par la Fédération et passer un examen. Et lorsque vous êtes un agent étranger, vous devez prendre un correspondant en France.
Même si ces montants sont importants, ils sont quand même fiscalisés en France ?
Sur le droit à l'image, je voudrais tout de même être très clair.
Le droit à l'image, ça ne peut être que s'il y a des contrats individuels entre un joueur de football et une marque, par exemple Gilette. Dans ce cas, évidemment, la Ligue ne le voit pas ; cela ne la regarde pas. C'est un contrat individuel entre M. Dupont et un annonceur publicitaire.
En revanche, il n'y a pas de droit à l'image du côté des clubs. Les joueurs sont payés par des salaires, point final. Et ces salaires « point final », avec primes bien sûr, sont soumis à des charges sociales et à l'impôt sur le revenu de la personne.
Il y a l'optimisation fiscale légale que font les professionnels, mais il n'y a pas de fraude. Plus exactement, il peut y avoir des fraudes, mais comme pour tout Français...
Non, c'est fini. Dans sa sagesse, le Parlement - pour une fois, je regrette sa décision - a supprimé le système du droit à l'image que nous avions réclamé et obtenu en 2004.
Oui, mais, malheureusement, en France, alors que nous avions précisément obtenu la reconnaissance officielle du droit à l'image collective - cela permettait de diminuer un petit peu le poids excessif des charges sociales patronales, que je dénonçais voilà quelques instants -, le dispositif a fonctionné deux ans, puis le Gouvernement y a mis fin. Du coup, il n'y a plus de droit à l'image.
Dans les clubs étrangers, il y a souvent un partage cinquante-cinquante !
Dans les clubs étrangers, oui. Mais, malheureusement, je ne m'occupe que de la France.
Je voulais vraiment vous remercier de la spontanéité de toutes vos réponses, ainsi que de leur exhaustivité.
J'aurais juste voulu - je me doute de votre réponse, mais je souhaite l'entendre, ne serait-ce que pour qu'elle figure au compte rendu - que vous me rassuriez : à votre connaissance, les pratiques d'enveloppe en liquide dans le monde des agents ont-elles complètement disparu ?
Permettez-moi de vous faire part d'une anecdote qui avait fait l'objet d'un entrefilet dans un quotidien dont le nom commence par P, voilà une quinzaine d'années.
Dans la commune de la Varenne-Saint-Hilaire, il semblait y avoir un tropisme, puisque trois agents bien connus du monde du football y vivaient ; je pense d'ailleurs que vous en connaissez au moins un.
Or un agent, que je ne nommerai évidemment pas, est venu inscrire son enfant dans l'établissement dont j'occupais modestement les fonctions d'adjointe au chef d'établissement avec une enveloppe en papier kraft remplie de billets ! Je n'avais jamais vu autant de billets. Il a fallu que le proviseur et moi-même lui courions après pour lui rapporter cette enveloppe, et il m'a dit cette phrase touchante : « Madame Bouchoux, c'est une bricole ; vous n'imaginez pas. Vous avez pris mon fils. » Je lui ai répondu : « Monsieur, c'est la loi. Vous êtes du secteur et vous habitez ici. Vous n'aviez pas à me remercier. » On m'avait expliqué à l'époque qu'il y avait quand même certains usages... Cela dépassait l'entendement. Certes, c'était il y a quinze ans.
Mais pouvez-vous nous rassurer sur le fait que toutes ces pratiques ont disparu et que nous sommes à présent complètement « dans les clous » dans le monde des agents, pour ce que vous en savez ?
J'aimerais bien pouvoir vous dire qu'il n'y a plus aucun délit, plus aucune fraude dans notre pays. Malheureusement, je ne le peux pas.
Tout ce que je peux vous dire, c'est que je suis soumis non seulement à l'obligation de signalement à TRACFIN, mais aussi à l'article 40 du code de procédure pénale. Dès que j'ai connaissance de faits délictueux, je dénonce au parquet. Et, croyez-moi, je le fais, certes pas tous les jours, mais plusieurs fois par an.
Je ne peux pas vous garantir que ces pratiques n'ont plus lieu. Si ça se trouve, un scandale éclatera demain.
Mais, très franchement, je ne vois pas comment les agents que je connais se livreraient aujourd'hui à de telles pratiques. Malheureusement, encore une fois, c'est sans garantie.
Ainsi, des progrès ont été réalisés - on me l'avait déjà expliqué - dans la formation à l'éthique des agents. Il y a donc une amélioration de la prise en compte de la situation.
Monsieur le président de la Ligue de football professionnel, comme vous le voyez, il ne devait pas y avoir d'appréhension à apporter un éclairage aux membres de la commission d'enquête.
Dans quelques semaines, il va y avoir l'Euro de football.
Je poserai plutôt la question au président de la Fédération française de football lorsqu'il viendra. Nous avons une équipe nationale. Nous avons des voisins importants : l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne...
Des équipes nationales, la seule équipe qui sera composée de joueurs contribuables à l'étranger ou exilés fiscaux, selon les termes de la commission d'enquête, sera notre équipe nationale, l'équipe de France.
Vous avez bien montré la difficulté dans laquelle se trouve le football français à l'égard de ces pays. Et on peut s'interroger. Pourquoi un jeune sportif, dont la vocation et la passion sont de jouer au football - ce n'est pas de faire de la fiscalité ! -, est-il amené à quitter son pays ? Pourquoi juge-t-il certains clubs allemands, anglais, espagnols ou italiens plus attractifs ? Bref, pourquoi décide-t-il de faire partie des exilés fiscaux ?
Notre jeunesse s'exile, comme nos artistes et nos acteurs de cinéma. Ce n'est donc pas un problème lié aux sportifs, et votre témoignage est important.
Nous pourrions penser que tout va bien et qu'il y a en réalité une certaine opulence dans votre sport, un sport populaire.
Et lorsque vous nous donnez les chiffres, vous parlez de difficultés sur les droits audiovisuels. J'ai senti comme un parfum de libéralisme dans les interventions. Moi qui n'ai pas voté la loi sur l'audiovisuel, je dois dire que cela mérite une vraie réflexion.
Mais, au-delà du problème de l'audiovisuel, nous allons bientôt étudier une loi de finances. Vous avez dit qu'en matière de fiscalité vous parliez seulement des prélèvements obligatoires avec les charges sociales. Mais peut-on encore les alourdir ? Peut-on encore augmenter les charges ? Compte tenu des projets fiscaux actuels, j'aimerais savoir si vous avez les marges nécessaires pour qu'on puisse aller plus loin, notamment sur les hauts salaires. Vous savez très bien que cette question a été évoquée ; elle est sous-jacente, et elle viendra bientôt.
Les Français ont voté en toute connaissance de cause, monsieur le président.
Ce qui concerne le football concerne les chefs d'entreprise, les artistes. J'aimerais bien connaître votre sentiment sur ce sujet.
J'ai écouté avec intérêt ce que vous avez dit sur la compétitivité. Je suis parisien et, tout comme mon collègue Louis Duvernois, j'ai lu ce matin les propos d'un investisseur qui vit en France. Votre souci, vous nous l'avez indiqué tout à l'heure, est d'avoir des capitaux.
Dans les compétitions étrangères, on voit qu'ailleurs il s'agit d'une activité, presque d'une industrie qui gagne de l'argent. J'ai lu voilà quelques jours un article dans Les Échos sur les compétitions européennes.
Et vous, vous nous dites : « On est un peu en difficulté. On est à la traîne des cinq pays. » Les chiffres que vous nous donnez sont ceux-là.
Le seul grand club européen qui tienne économiquement la route, c'est le Bayern de Munich ! Même les clubs anglais ont des dettes !
Je vous demande donc une vue générale.
Si un joueur de football âgé de vingt ans à vingt-cinq ans, qui a la passion de son sport, veut aller à l'extérieur, c'est un peu dommage !
Je voudrais donc savoir si les conditions d'accueil en France sont suffisantes.
Il y a beaucoup de choses à dire là-dessus.
Noël Le Graët vous répondra sur l'éthique nationale, mais je n'ai pas bien compris votre inquiétude.
Aujourd'hui, et c'est une de mes satisfactions, plus de la moitié, presque les deux tiers des joueurs sélectionnés par Laurent Blanc pour faire partie de l'équipe de France jouent dans des clubs français. Je rappelle qu'en 1998 tous les joueurs sauf un étaient « étrangers », comme nous disons, c'est-à-dire jouaient à l'étranger. Là, ce sont les deux tiers des membres de l'équipe de France qui jouent en France.
Cela fait plaisir, à la fois pour les finances publiques de notre pays, et pour moi, en tant que patron de la ligue professionnel, puisque cela démontre que le niveau de mon championnat s'est relevé. Auparavant, on allait toujours les chercher ailleurs.
L'affirmation selon laquelle le football va mal en France et bien à l'étranger ne correspond pas du tout à la réalité. Aujourd'hui, les chiffres de l'UEFA montrent que le déficit de l'ensemble des clubs de première division en Europe est de 1,5 milliard d'euros. Nous, ce n'est rien ; le déficit en France, c'est 60 millions d'euros. Certes, c'est trop pour moi. Mais 60 millions d'euros, ce n'est rien par rapport à 1,5 milliard d'euros. Vous avez des grands clubs européens qui ont chaque année un déficit de 200 millions d'euros. Le football européen va donc très mal. C'est d'ailleurs pour cela que Michel Platini essaie ce système de contrôle financier à l'échelle européenne.
L'imposition est un sujet très délicat, parce que les footballeurs sont des bons citoyens.
Je me suis exprimé en tant que président de la Ligue pour m'opposer au projet de taxation marginale à 75 % ; je pense que c'est mon rôle. En revanche, les footballeurs sont des gens bien élevés et des citoyens. S'ils doivent payer 75 % de leurs revenus, ils paieront 75 % de leurs revenus, comme tout le monde. C'est d'ailleurs ce que la plupart ont dit dans la presse.
Simplement, mon devoir est d'alerter la représentation nationale sur le fait que nous avons déjà aujourd'hui le taux marginal d'imposition sur le revenu le plus élevé d'Europe. Avec la contribution exceptionnelle, nous sommes à 50,70 %, contre 45,6 % en Italie, 50 % en Angleterre, 45 % en Espagne et 47,5 % en Allemagne.
On a déjà un taux marginal d'impôt sur le revenu très élevé. Que veut-on ? Que ces jeunes gens continuent à partir dans d'autres pays ? Non ! Moi, je voudrais que nos talents, si c'est possible, restent en France.
Mais, encore une fois, la loi sera la loi, et tout le monde s'y pliera.
Combien de footballeurs professionnels gagnent plus de 1 million d'euros par an en France ?
J'avais donné le chiffre dans une interview ; c'est significatif. J'avais dit 130 joueurs. Mais ces 130 joueurs, ce sont les meilleurs.
Et les footballeurs, je les connais un peu maintenant. Ce sont des jeunes gens très souvent célibataires et européens dans l'âme. Pour eux, Paris, Madrid, Londres, c'est le même pays ! Et il n'y a pas besoin de parler la langue du pays pour jouer au football. Ce sont donc des gens très mobiles.
Par conséquent, pardon de le dire, il est vrai que si nous allons dans cette voie d'imposition encore supplémentaire, nos meilleurs talents vont partir. Est-ce cela que l'on veut ? Évidemment, c'est la représentation nationale qui décidera.
Il y a un autre paramètre à prendre en compte : la taxation à 75 %, ce n'est pas que 75 %.
Prenons un footballeur qui gagne bien sa vie en termes de revenus. Si, à côté de ses revenus, il a des revenus patrimoniaux, des revenus fonciers, des dividendes ou autres, il paie 75 % plus 15,5 % de prélèvements sociaux. En effet, la France a la particularité d'avoir des prélèvements sociaux qui financent un système excellent, mais qui sont très élevés.
On arrive donc à un taux de 90,5 %. Certes, c'est seulement sur une partie, et qui est déjà très élevée, au-dessus de 1 million d'euros. Mais je ne sais pas quelle est la sensibilité des sportifs à certains seuils d'imposition, par rapport à d'autres clubs.
Si on ajoute à cela les charges patronales de clubs qui peuvent mettre plus d'argent parce que cela leur coûte moins cher d'avoir les joueurs... Et il y a aussi l'aspect personnel.
Combien avez-vous de joueurs communautaires espagnols, italiens, qui jouent et qui viennent finir leur carrière dans le championnat de France, en ligue 1 ou en ligue 2 ? Y en a-t-il beaucoup ?
En général, lorsqu'il y en a un, on le signale. Mais pourquoi ne reste-t-il pas très longtemps sur le territoire français ? À ma connaissance, un jeune espoir belge, Eden Hazard, est venu. Voilà quelques années à Marseille, il y avait aussi un Italien qui avait plus de la trentaine. Mais pourquoi n'avons-nous pas de joueurs communautaires ? Pourquoi des Espagnols, des Italiens, des Allemands, des Anglais ne viennent-ils pas dans notre championnat ? Et je ne parle même pas forcément des bons joueurs : ce pourrait être des joueurs moyens.
Tout simplement parce que les salaires - à la limite, ce n'est même pas un problème de fiscalité - sont deux fois et demie plus élevés en Angleterre qu'en France, et deux fois plus importants en Italie, en Allemagne ou en Espagne qu'en France.
C'est donc un problème de compétitivité, de force de frappe économique. On est encore en retard en France par rapport à nos concurrents.
Accessoirement, il y a l'argument sportif. Beaucoup de jeunes footballeurs brillants pensent qu'aller jouer en Angleterre est « un plus » pour leur carrière, pour leur parcours.
Mais l'argument de la rémunération est tout de même frappant. Quand on vous propose deux fois et demie ce que vous gagnez aujourd'hui, c'est difficile de refuser.
Là, on sort complètement du débat, mais j'imagine que les clubs seraient prêts à augmenter les salaires pour attirer de meilleurs joueurs. S'ils ne le font pas, c'est parce que leurs recettes ne sont pas suffisantes. Les recettes, ce sont les droits télévisuels et les recettes liées à l'activité autour du stade. C'est sur ces deux possibilités de recettes que les clubs doivent travailler.
Ce n'est pas à l'État de payer les joueurs. C'est aux clubs d'assurer leurs recettes en faisant en sorte qu'il y ait une vraie concurrence sur les droits de retransmission et que les stades soient aussi des lieux qui permettent aux clubs de faire rentrer de l'argent, comme en Allemagne.
C'est sur ces modèles économiques-là que les clubs doivent travailler.
Mais ce n'est pas l'État qui a la solution. C'est principalement les clubs qui doivent gagner plus d'argent pour rémunérer plus les joueurs et attirer les meilleurs. Je ne vois pas comment il peut en être autrement. L'État ne va tout de même pas se substituer aux clubs.
Je ne demande pas que l'État paie les joueurs. Je demande juste qu'on n'augmente pas trop le poids des prélèvements fiscaux et sociaux, qui sont déjà en France exorbitants par rapport à nos concurrents.
Je profite juste honteusement de la présence de nos dignes invités pour évoquer les salaires du football féminin.
Quand on voit maintenant la qualité de certains matchs - je pense à des clubs comme Lyon - et la qualité des joueuses, on a sans doute du souci à se faire en termes d'offre.
Peut-être se passera-t-il dans quelques années au football ce qui se passe au tennis, c'est-à-dire une certaine saturation, pour de nombreuses raisons, des spectateurs. Ils se retourneront alors vers le football féminin, qui est tout de même moins contaminé par l'argent et qui, quelque part, est plus sain.
Au tennis, les dotations du tournoi féminin sont égales aux dotations du tournoi masculin !
Je suis tout à fait d'accord avec vous, madame la sénatrice. Je suis un supporter du football féminin. Dans ce domaine, comme dans d'autres, on peut dire que la femme est l'avenir de l'homme.
D'ailleurs, Aimé Jacquet a mis en avant trois raisons - peut-être n'apprécierez-vous pas l'une d'elles - qui m'ont convaincu d'être un supporter du football féminin.
Premièrement, c'est une manière d'accroître notre public. Aujourd'hui, il n'y a que 28 % de femmes dans les stades ; ce n'est pas normal. Il faudrait arriver à 50 % de femmes dans les stades.
Deuxièmement, c'est un sport à part entière, qui est beau en soi. C'est sans doute un peu différent du football masculin, mais c'est plus technique et souvent plus agréable à voir, plus fluide.
Troisièmement, et c'est peut-être l'argument qui vous plaira le moins - pourtant, il est juste d'un point de vue éducatif -, pour un petit garçon de huit ans, neuf ans ou dix ans qui commence le football, il n'y a pas de meilleur éducateur qu'une femme.
Pour ces trois raisons, le football féminin me semble être un vrai chantier d'avenir. Mais je pense que le président de la Fédération vous dira des choses plus intelligentes que moi sur ce sujet.