Je commencerai par une question : connaissez-vous Mark A. Landis ? Sa vie, qualifiée de « hors du commun » outre-Atlantique, a été quasiment consacrée à une seule activité : réaliser de fausses œuvres d’art, en prenant appui sur les catalogues des musées américains. Mais là où l’histoire devient mordante, c’est qu’il n’agit pas ainsi dans le but de s’enrichir : il donne, gratuitement, ses faux aux musées qui, pendant plus de vingt ans, ne remarquent rien.
Finalement démasqué par un conservateur perspicace, il fera l’objet d’un documentaire, Le F aussaire, diffusé en 2015 au cinéma. Et, quand il est interrogé sur la tromperie à grande échelle qu’il a orchestrée, il a cette sentence déconcertante : « Je n’ai commis aucun crime ! » Il faut comprendre par là qu’il n’a pas bénéficié d’un enrichissement personnel.
Cette histoire romanesque témoigne de l’acuité de la présente proposition de loi et de la nécessité de mieux appréhender, culturellement et juridiquement, le faux en art. Car ce qui apparaît principal dans la défense de Mark A. Landis, en l’occurrence l’absence d’enrichissement personnel, n’est en réalité que secondaire ; ce qui est central, c’est la vaste duperie qui a abouti à ce que des institutions culturelles présentent au public pendant des années de fausses œuvres d’art.
En France, la loi Bardoux, accompagnée du décret Marcus du 3 mars 1981, semble désormais dépassée, obsolète pour traiter efficacement du faux. Il est évident qu’à la Belle Époque, et même il y a quarante ans, le faux en art ne revêtait pas les mêmes formes qu’aujourd’hui, devenues plus sophistiquées et plus étendues.
De manière analogue, le marché de l’art ne représentait pas autant qu’aujourd’hui un terrain de jeu pour la criminalité organisée et les divers trafics internationaux : le nombre de contrefaçons artistiques a été multiplié par deux entre 2017 et 2020. C’est pourquoi il est indispensable d’actualiser la loi pour mieux lutter contre les fraudes artistiques.
Mais par-delà la modernisation de notre arsenal législatif, la philosophie même de la proposition de loi est extrêmement contemporaine. Celle-ci ne se contente pas de viser les auteurs de l’infraction et la réparation des préjudices subis, elle tend surtout à protéger les œuvres d’art en tant que telles. Autrement dit, l’œuvre d’art, et la prévention des atteintes qui pourraient lui être portées, devient l’objet même de la proposition de loi. C’est un renversement de paradigme très intéressant et radicalement moderne dans son approche.
Ainsi, de nombreux questionnements se posent, de plus en plus, autour de l’œuvre et de sa vie. C’est particulièrement vrai dans la filière musicale, où l’une des conséquences du numérique – qui n’était pas la plus attendue – a été de redonner un élan, voire même parfois une existence, à des œuvres qui semblaient condamnées à l’oubli. En d’autres termes, il n’y a plus de parcours uniforme, linéaire pour une œuvre ; et, plus encore qu’auparavant, la vie d’une œuvre se trouve décorrélée de celle de son auteur – ce qui rend sa protection d’autant plus impérieuse.
D’autre part, le postulat de cette proposition de loi est aussi une déclinaison de l’exception culturelle, tant soutenue par la France : une œuvre d’art n’est aucunement un bien comme un autre et, à ce titre, elle doit disposer de protections spécifiques. C’est précisément ce raisonnement qui avait conduit la France et d’autres pays européens à créer un droit d’asile des œuvres en 2015 et 2016, lorsque les destructions et pillages d’œuvres et de monuments parfois plurimillénaires se multipliaient dans les territoires sous domination de l’État islamique.
Nous avions alors été nombreux, y compris sur ses travées, à nous émouvoir et nous révolter contre ce qui constituait un effacement méthodique de sociétés, de cultures, d’histoires, de croyances, d’imaginaires, en somme de vies et de faits qui sont constitutifs d’une certaine vérité historique et anthropologique.
La question de la vérité a été au cœur de nos riches échanges sur ce texte. S’il est aisé de s’accorder sur le principe que le faux est éminemment une altération de la vérité, il est beaucoup plus délicat d’apprécier cette altération en matière artistique. Non seulement, par essence, atteindre la vérité d’une œuvre, ou ne serait-ce qu’un pan de cette vérité, peut se révéler très compliqué, voire illusoire – ce que démontre magistralement Mohamed Mbougar Sarr dans son livre La plus secrète mémoire des hommes. Mais de plus, l’état des connaissances et des techniques nous oblige à l’humilité, notamment devant le développement des œuvres créées par l’intelligence artificielle. Des expériences ont déjà prouvé qu’avec le degré de technicité actuel de l’intelligence artificielle, les conservateurs et spécialistes de l’art peuvent se retrouver démunis pour distinguer une œuvre authentique et un faux façonné par une machine informatique.
Plutôt que de nous en remettre à la notion instable d’altération de la vérité, nous avons préféré caractériser précisément le faux et l’infraction qui s’y rattache, élargissant à cette occasion son spectre par rapport à la loi Bardoux, afin de renforcer l’effectivité et la portée du dispositif.
Enfin, j’aimerais évoquer une préoccupation majeure : la confiance. L’implication la plus dangereuse et déstabilisante du feuilleton Landis, et de tout faux qui circule de manière générale, c’est la défiance qui en résulte, aussi bien sur le marché de l’art que dans le rapport aux institutions culturelles.
Quoi qu’il en soit, madame la ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi constitue un premier pas important pour moderniser notre corpus législatif. Nous devrons impérativement rester très vigilants face aux développements de l’art numérique, où les défauts de preuve d’authenticité et les risques de falsification sont, par définition, accrus. À n’en pas douter, comme dans beaucoup de secteurs, le numérique et l’intelligence artificielle réinterrogeront – et réinterrogent déjà ! – le faux artistique et nous amèneront sûrement, en tant que législateurs, à intervenir de nouveau.
Merci à Bernard Fialaire et à son groupe d’avoir déposé cette proposition de loi. Les auditions auxquelles j’ai assisté m’ont ouvert des perspectives infinies sur toutes les questions qui se posent aujourd’hui en matière de création artistique. J’espère que ce texte continuera son parcours à l’Assemblée nationale, après réception des conclusions du rapport demandé par le CSPLA, et que nous pourrons en débattre de nouveau ensemble.